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Henri VI. 2

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SCÈNE II

Londres. – Jardins du duc d'York
Entrent YORK, SALISBURY ET WARWICK

YORK. – Maintenant, mes chers lords de Salisbury et de Warwick, souffrez qu'après notre modeste souper, et dans cette promenade solitaire, je me donne la satisfaction de chercher à vous prouver mon titre incontestable à la couronne d'Angleterre.

SALISBURY. – J'attends avec impatience, milord, que vous nous l'exposiez pleinement.

WARWICK. – Parle, cher York; et si ta réclamation est fondée, les Nevil n'attendent plus que tes ordres.

YORK. – Écoutez donc. – Édouard III, milords, eut sept fils. Le premier fut Édouard, le prince Noir, prince de Galles; le second, William de Hatfield, et le troisième, Lionel, duc de Clarence, que suivait immédiatement Jean de Gaunt, duc de Lancastre; le cinquième fut Edmond Langley, duc d'York; le sixième fut Thomas de Woodstock, duc de Glocester; Guillaume de Windsor fut le septième et le dernier. Édouard, le prince Noir, mourut avant son père, et laissa pour lignée Richard, son fils unique, qui, après la mort d'Édouard III, régna en qualité de roi, jusqu'au jour où Henri Bolingbroke, duc de Lancastre, fils aîné et héritier de Jean de Gaunt, couronné sous le nom d'Henri IV, s'empara du royaume, déposa le roi légitime, envoya la pauvre reine en France, sa patrie, et le roi au château de Pomfret, où, comme vous le savez tous, l'inoffensif Richard fut traîtreusement assassiné.

WARWICK. – Mon père, c'est la vérité que le duc vient de nous dire: ce fut ainsi que la maison de Lancastre obtint la couronne.

YORK. – Qu'aujourd'hui elle retient par force, et non par son droit: car après la mort de Richard, héritier de l'aîné, la postérité de son cadet immédiat devait succéder au trône.

SALISBURY. – Mais ce cadet William Hatfield mourut, comme vous en convenez, sans laisser d'héritier.

YORK. – Le duc de Clarence, troisième des fils et de qui je tiens mes prétentions au trône, laissa une fille, Philippe, qui épousa Edmond Mortimer, comte des Marches; Edmond eut un fils, Roger, comte des Marches; Roger eut des enfants, Edmond, Anne et Éléonor.

SALISBURY. – Cet Edmond, sous le règne de Bolingbroke, fit valoir, ainsi que je l'ai lu, ses prétentions à la couronne, et eût été roi sans Owen Glendower, qui le tint prisonnier jusqu'à sa mort 10. – Mais voyons le reste.

YORK. – Anne, sa soeur aînée et ma mère, héritière de la couronne, épousa Richard, comte de Cambridge, fils d'Edmond Langley, cinquième fils d'Édouard III; et c'est de son chef que je réclame la couronne, car elle était héritière de Roger, comte des Marches, et d'Edmond Mortimer, qui avait épousé Philippe, fille unique de Lionel, duc de Clarence. Ainsi, si la postérité de l'aîné doit succéder avant celle du cadet, c'est moi qui suis roi.

WARWICK. – Quelle filiation directe est plus simple que celle-ci? Henri tire ses prétentions au trône de Jean de Gaunt, quatrième fils d'Édouard: York tire les siennes du troisième. Jusqu'à ce que la branche de Lionel s'éteigne, l'autre ne doit point régner, et cette branche n'a point encore manqué: elle fleurit en vous et dans vos fils, dignes rejetons d'une telle souche. Ainsi, Salisbury, fléchissons tous deux le genou devant lui, et dans ce pacte formé en secret, soyons les premiers à rendre à notre roi légitime les honneurs souverains qui appartiennent à son droit héréditaire!

TOUS DEUX. – Longue vie à notre souverain Richard, roi d'Angleterre!

YORK. – Nous vous remercions, milords; mais je ne suis point votre roi tant que je ne serai pas couronné, que mon épée ne sera pas rougie du sang sorti du coeur de la maison de Lancastre; et cela ne peut s'exécuter par une entreprise soudaine, mais par la prudence et un profond secret; sachez comme moi, dans ces temps dangereux, fermer les yeux sur l'insolence de Suffolk, sur l'orgueil de Beaufort, sur l'ambition de Somerset, sur Buckingham, et sur toute la bande jusqu'à ce qu'ils aient enveloppé dans leurs pièges le gardien du troupeau, ce prince vertueux, le bon duc Humphroy: c'est à cela qu'ils travaillent, et en y travaillant, ils trouveront la mort si York a l'art de prédire.

SALISBURY. – C'en est assez, milord; nous voilà parfaitement instruits de vos intentions.

WARWICK. – Mon coeur m'assure que le comte de Warwick fera un jour du duc d'York un roi.

YORK. – Et moi, je m'assure, Nevil, que Richard vivra pour faire du comte de Warwick le plus grand personnage de l'Angleterre après le roi.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Londres. – Salle du tribunal
Les trompettes sonnent. Entrent LE ROI HENRI, LA REINE MARGUERITE, GLOCESTER, YORK, SUFFOLK, SALISBURY; LA DUCHESSE DE GLOCESTER, MARGERY JOURDAIN, SOUTHWELL, HUME ET BOLINGBROOK, gardés

LE ROI. – Avancez, dame Éléonor Cobham, femme de Glocester. Aux yeux de Dieu et aux nôtres, votre crime est grand. Recevez la sentence de la loi, pour des offenses que le livre de Dieu a condamnées à la mort. (A Margery.) Vous allez tous les quatre retourner en prison, et de là au lieu de l'exécution. La sorcière sera brûlée et réduite en cendres à Smithfield, et les trois autres étranglés sur un gibet. (A la duchesse.) Vous, madame, en considération de votre naissance, dépouillée d'honneurs pendant votre vie, après trois jours d'une pénitence publique, vous vivrez dans votre pays, mais dans un bannissement perpétuel à l'île de Man, sous la garde de sir John Stanley.

LA DUCHESSE. – J'accepte volontiers l'exil: j'eusse de même accepté la mort 11.

GLOCESTER. – Tu le vois, Éléonor, la loi t'a jugée; je ne saurais justifier celle que la loi condamne. (La duchesse et les autres prisonniers sortent environnés de gardes.) Mes yeux sont pleins de larmes, et mon coeur de douleur. Ah! Humphroy, cet opprobre de ta vieillesse va incliner vers la tombe ta tête chargée de douleur. Je demande à Votre Majesté la liberté de me retirer, ma douleur a besoin de soulagement, et mon âge de repos.

LE ROI. – Demeure un instant, Humphroy, duc de Glocester. Avant de te retirer, remets-moi ton bâton de commandement: Henri veut être son protecteur à lui-même, et Dieu sera mon espoir, mon appui, mon guide, et le flambeau de mes pas; et toi, va en paix, Humphroy, non moins chéri de ton roi que lorsque tu étais son protecteur.

MARGUERITE. – En effet, je ne vois pas pourquoi un roi en âge de régner aurait, comme un enfant, besoin d'un protecteur. Que Dieu et le roi Henri tiennent le gouvernail de l'Angleterre. Remettez ici votre bâton, monsieur, et au roi son royaume.

GLOCESTER. – Mon bâton? Le voilà, noble Henri, mon bâton de commandement; je vous le remets d'aussi bon coeur que me le confia Henri votre père: je le dépose à vos pieds avec autant de satisfaction que l'ambition de quelques autres en auraient à le recevoir. Adieu, bon roi: quand je serai mort et disparu de ce monde, puissent l'honneur et la paix environner ton trône!

(Il sort.)

MARGUERITE. – Enfin Henri est roi, et Marguerite est reine, et Humphroy, duc de Glocester, si rudement mutilé qu'il demeure à peine lui-même. Deux secousses à la fois: sa femme bannie, et un de ses membres enlevé, ce bâton de commandement ressaisi. Qu'il reste où il est, où il lui convient d'être, dans la main d'Henri.

SUFFOLK. – Ainsi ce pin orgueilleux laisse tomber sa tête et pendre ses branches flétries, ainsi meurt l'orgueil naissant d'Éléonor.

YORK. – N'en parlons plus, milords. – Avec la permission de Votre Majesté, voici le jour désigné pour le combat. Déjà l'appelant et le défendant, l'armurier et son apprenti, sont prêts à entrer dans la lice; que Vos Majestés veuillent donc bien venir assister à cette lutte.

MARGUERITE. – Oui, certainement, mon cher lord, car j'ai quitté la cour exprès pour être témoin de cette épreuve.

LE ROI. – Au nom de Dieu, ayez soin que toutes choses soient bien ordonnées selon les règles; qu'ils décident ici leur différend, et Dieu garde le droit!

YORK. – Je n'ai jamais vu, milord, un drôle de plus mauvaise mine, ni plus effrayé de combattre que l'appelant, le valet de cet armurier.

(Entrent d'un côté Horner et ses voisins qui boivent à sa santé, et de telle sorte qu'il est ivre. Il s'avance, précédé d'un tambour, avec son bâton auquel est attaché un sac plein de sable 12; de l'autre côté Pierre, aussi avec un tambour et un bâton pareil, accompagné d'apprentis qui boivent à sa santé.)

PREMIER VOISIN, à Horner. – Allons, voisin Horner, je bois à votre santé un verre de vin d'Espagne: n'ayez pas peur, voisin, vous irez bien.

 

SECOND VOISIN. – Et voilà, voisin, un verre de malvoisie.

TROISIÈME VOISIN. – Et voilà un pot de bonne double bière; voisin, buvez, et n'ayez pas peur de votre apprenti.

HORNER. – Tout comme on voudra, par ma foi; je vous fais raison à tous, et je me moque de Pierre.

PREMIER APPRENTI. – Allons, Pierre, je bois à toi; n'aie pas peur.

SECOND APPRENTI. – Allons, ami Pierre, ne crains pas ton maître; combats pour l'honneur des apprentis.

PIERRE. – Je vous remercie tous: buvez, et priez pour moi, je vous en prie; car je crois bien que j'ai bu mon dernier coup en ce monde. – Tiens, Robin, si je meurs, je te donne mon tablier. – Et toi, William, tu auras mon marteau. – Et toi, Tom, tiens, prends tout l'argent que j'ai. O Seigneur! assistez-moi, mon Dieu, je vous en prie, car je ne serai jamais en état de tenir tête à mon maître, lui qui apprend l'escrime depuis si longtemps.

SALISBURY. – Allons, cessez de boire et venez aux coups. Toi, quel est ton nom?

PIERRE. – Pierre, vraiment.

SALISBURY. – Pierre! Et encore?

PIERRE. – Tap 13.

SALISBURY. – Tap! Songe donc à bien taper ton maître.

HORNER. – Messieurs, je suis venu ici comme qui dirait à l'instigation de mon apprenti, pour prouver qu'il est un coquin et moi un honnête homme. – Et quant au duc d'York, je jurerai sur ma mort que jamais je ne lui ai voulu aucun mal, ni au roi, ni à la reine. En conséquence, Pierre, prends garde à ce coup que je t'assène avec la fureur dont Bevis de Southampton tomba sur Ascapart 14.

YORK. – Allons, dépêchez. – La langue de ce drôle commence à bégayer. Sonnez, trompettes, donnez le signal aux combattants.

(Signal. Ils se battent: Pierre, d'un coup, renverse son maître sur le sable.)

HORNER. – Assez, Pierre, assez; je confesse, je confesse… ma trahison.

(Il meurt.)

YORK. – Emporte son arme. Ami, remercie Dieu, et le bon vin qui s'est trouvé dans le chemin de ton maître.

PIERRE. – O Dieu! j'ai triomphé de mes ennemis en présence de cette assemblée! O Pierre! tu as triomphé dans la bonne cause!

LE ROI. – Allons, qu'on emporte d'ici le corps de ce traître, car sa mort nous a manifesté son crime; et Dieu, dans sa justice, nous a révélé l'innocence et la sincérité de ce pauvre garçon, qu'il espérait faire périr injustement. Viens, suis-nous, pour recevoir ta récompense.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Toujours à Londres. – Une rue
Entrent GLOCESTER ET SES DOMESTIQUES, tous vêtus de deuil

GLOCESTER. – Ainsi quelquefois le jour le plus brillant se couvre de nuages; et, après l'été, suit invariablement le stérile hiver, avec les rigueurs de son amère froidure; comme les saisons se succèdent, ainsi se précipitent les joies et les peines. Quelle heure est-il, messieurs?

UN SERVITEUR. – Dix heures, milord.

GLOCESTER. – C'est l'heure qui m'a été marquée pour attendre le passage de la duchesse subissant sa punition. On la traîne sans pitié dans les rues: ses pieds délicats ne posent qu'avec une douleur presque insupportable sur le pavé de ces rues. Chère Nell, ton âme noble a peine à supporter l'aspect de ce vil peuple, les yeux fixés sur ton visage, et du rire de l'envie insultant à ta honte; lui qui naguère suivait les roues orgueilleuses de ta voiture, lorsque tu passais en triomphe à travers les rues!.. Mais paix, je crois qu'elle approche, et je veux préparer mes yeux troublés de larmes à voir ses misères.

(Entrent la duchesse de Glocester, couverte d'une pièce de toile blanche, plusieurs papiers attachés derrière elle, les pieds nus et un flambeau allumé à la main; sir John Stanley, un shérif et des officiers de justice.)

UN DES DOMESTIQUES. – Si Votre Grâce le permet, nous allons l'enlever au shérif.

GLOCESTER. – Non; tenez-vous tranquilles; sous peine de la vie, laissez-la passer.

LA DUCHESSE. – Venez-vous, milord, pour être témoin de ma honte publique? En ce moment, tu fais aussi pénitence. Vois comme ils nous contemplent, comme cette folle multitude te montre au doigt, comme ils balancent leurs têtes et tournent les yeux sur toi. Ah! Glocester, cache-toi à leurs regards odieux, et, enfermé dans ton cabinet, vas-y pleurer ma honte, et maudire tes ennemis, à la fois les miens et les tiens!

GLOCESTER. – Prends patience, chère Nell: cesse de te rappeler tes douleurs.

LA DUCHESSE. – Ah! Glocester, fais donc que je ne me rappelle plus qui je suis. Car quand je pense que je suis ta femme par mariage, et toi un prince, le protecteur de ce royaume, il me semble que je ne devrais pas être ainsi conduite à travers les rues, revêtue d'infamie, des écriteaux sur mon dos, et suivie par une vile populace qui se réjouit de voir mes pleurs et d'entendre mes profonds gémissements. La pierre impitoyable déchire mes pieds sensibles; et quand je tressaille de douleur, ce peuple envieux rit de ma peine et m'avertit de prendre garde où je marche. Ah! Humphroy, puis-je supporter ce poids accablant de honte? Crois-tu que je veuille jamais jeter un regard sur ce monde, ou nommer heureux ceux qui jouissent de la lumière du soleil? Non: les ténèbres seront ma lumière, et la nuit sera pour moi le jour; le souvenir de ma grandeur passée sera mon enfer. Quelquefois je me dirai que je suis la femme du duc Humphroy, et lui un prince tout-puissant, maître dans ce pays: et que cependant tel a été l'exercice de sa puissance, telle a été sa dignité de prince, qu'il était là tandis que je passais, moi sa femme, abandonnée, livrée en spectacle à leur curiosité, et montrée au doigt par cette canaille fainéante rassemblée à ma suite. Mais continue à te montrer patient, ne rougis pas de ma honte, demeure inactif jusqu'à ce que la hache de la mort se lève sur ta tête, comme, sois-en assuré, elle se lèvera bientôt; car Suffolk, lui qui peut tout obtenir, sur tous les points, de celle qui te hait et qui nous hait tous, et York, et l'impie Beaufort, ce prêtre sans foi, ont englué le buisson où doivent se prendre tes ailes; et, de quelque côté que tu diriges ton vol, ils t'envelopperont dans leurs trames; mais continue de ne rien craindre, et ne prends aucune précaution contre tes ennemis, jusqu'à ce que ton pied soit retenu dans le piége.

GLOCESTER. – Ah! cesse, Nell, tes conjectures t'égarent. Il faut que je sois coupable avant de pouvoir être condamné. Eussé-je vingt fois autant d'ennemis, et chacun d'eux eût-il vingt fois leur pouvoir, tous ensemble seraient hors d'état de me causer le moindre mal aussi longtemps que je serai loyal, fidèle et exempt de reproche. Voudrais-tu donc que je t'eusse enlevée de force à l'humiliation que tu subis? Crois-moi, ta honte n'eût point été lavée par là, et je me serais mis en danger par l'infraction de la loi. C'est du calme, chère Nell, que tu pourras recevoir le plus de secours. Je t'en prie, forme ton âme à la patience; ces quelques jours de confusion seront bientôt passés.

(Entre un héraut.)

LE HÉRAUT. – Je somme Votre Grâce de se rendre au parlement de Sa Majesté, qui sera tenu le premier du mois prochain.

GLOCESTER. – Jamais ma présence n'y a été requise jusqu'à ce jour. Il y a quelque chose de caché là-dessous. – Il suffit, je m'y rendrai. (Le héraut sort.) Mon Éléonor… il faut nous séparer. Maître shérif, n'ajoutez point à la peine à laquelle le roi l'a condamnée.

LE SHÉRIF. – Avec la permission de Votre Grâce, mes fonctions ne vont pas plus loin, et sir John Stanley est chargé maintenant de l'emmener avec lui dans l'île de Man.

GLOCESTER. – Me promettez-vous, Stanley, de protéger mon épouse dans son exil?

STANLEY. – Ce sont là mes ordres, avec le bon plaisir de Votre Grâce.

GLOCESTER. – Ne la traitez pas plus mal parce que je vous sollicite en sa faveur. Le monde peut me montrer encore un visage riant, et je puis vivre assez pour vous bien traiter si vous en usez bien avec elle. Sur ce, adieu, sir John.

LA DUCHESSE. – Quoi! partir, milord, et sans me dire adieu!

GLOCESTER. – Mes pleurs te disent que je ne puis m'arrêter à parler.

(Sortent Glocester et ses domestiques.)

LA DUCHESSE. – Es-tu donc parti, et toute consolation avec toi, car aucune ne m'accompagne? Ma joie est la mort, la mort dont le nom seul m'a fait frémir tant de fois, parce que je souhaitais l'éternité de ce monde. Stanley, je t'en prie, allons, emmène-moi d'ici; peu m'importe où tu me mèneras, car je ne te demande point d'autre faveur que de me conduire où on te l'a ordonné.

STANLEY. – Vous le savez, madame; c'est à l'île de Man, pour y être traitée selon votre condition.

LA DUCHESSE. – Je le serai donc bien mal, car ma condition, c'est la honte. Serai-je donc traitée honteusement?

STANLEY. – Vous le serez comme une duchesse, comme la femme du duc Humphroy; tel est le traitement qui vous attend.

LA DUCHESSE. – Shérif, sois heureux, et plus que je ne le suis, quoique tu aies dirigé les opprobres que je viens de subir.

LE SHÉRIF. – C'était mon office, madame, et je vous en demande pardon.

LA DUCHESSE. – Oui, oui, adieu, ton office est rempli. Allons, Stanley, partons-nous?

STANLEY. – Madame, votre pénitence est finie; quittez cette toile qui vous couvre, et venez vous habiller pour notre voyage.

LA DUCHESSE. – Je ne dépouillerai point ma honte avec cette toile: non, elle couvrira mes plus riches vêtements, et se montrera, quelque parure que je prenne. Allons, conduisez-moi, je languis de voir ma prison.

(Ils sortent.)

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I

L'abbaye de Bury
Entrent au parlement LE ROI HENRI, LA REINE MARGUERITE, SUFFOLK, LE CARDINAL, YORK, BUCKINGHAM, et d'autres personnages

LE ROI. – Je m'étonne que milord de Glocester ne soit pas arrivé encore; je ne sais quelle raison peut le retenir aujourd'hui; mais il n'a pas coutume de venir le dernier.

MARGUERITE. – Ne pouvez-vous donc voir, ou ne voulez-vous pas observer l'étrange changement qui s'est fait dans toutes ses manières, quel air de majesté il affecte, comme il est devenu depuis peu insolent, impérieux, différent de lui-même? Nous avons vu le temps où il était doux et affable. Si de loin seulement nous jetions un regard sur lui, aussitôt son genou fléchi faisait admirer à toute la cour sa soumission. Mais aujourd'hui si nous venons à le rencontrer, et que ce soit le matin, au moment où chacun attache un souhait à l'heure du jour, il fronce le sourcil et, montrant un oeil de colère, il passe fièrement avec un genou inflexible, dédaignant de nous rendre le respect qui nous appartient. Un petit roquet peut grogner sans qu'on y fasse attention; mais les hommes puissants tremblent lorsque le lion rugit; et Humphroy n'est pas en Angleterre un homme de peu de chose. Considérez d'abord qu'il est après vous le premier dans l'ordre de la naissance, et que si vous tombiez, c'est à lui de monter le premier. Il me semble donc que, considérant le ressentiment qu'il nourrit dans son coeur et les avantages qu'aurait pour lui votre mort, il serait contraire à la politique de le laisser approcher de trop près votre royale personne ou de l'admettre plus longtemps dans les conseils de Votre Majesté. Il a gagné par ses flatteries le coeur du peuple, et lorsqu'il lui plaira de le soulever, il est à craindre que tous ne le suivent. Le printemps commence; les mauvaises herbes ne sont pas encore profondément enracinées: si nous les laissons maintenant sur pied, elles envahiront le jardin tout entier et étoufferont les plantes utiles, privées de la culture dont elles ont besoin. Ma religieuse sollicitude pour mon seigneur m'a conduite à recueillir tous les sujets de crainte qui nous viennent de la part du duc. Si elle m'a rendue trop pusillanime, nommez ma frayeur une vaine frayeur de femme. Cédant à de meilleures raisons, je souscrirai moi-même à ce jugement, et je dirai: j'ai fait injure au duc. Milords de Suffolk, de Buckingham et d'York, repoussez, si vous le pouvez, mes allégations, ou concluez que mes paroles sont un fait.

 

SUFFOLK. – Votre Grandeur a très-bien pénétré le duc, et si j'avais été le premier appelé à exprimer mon opinion, je crois que j'aurais dit absolument la même chose que Votre Grâce. C'est, j'en jurerais sur ma vie, à son instigation que la duchesse s'est livrée à ses pratiques diaboliques, ou, s'il n'a pas pris part à ce forfait, du moins son affectation à rappeler sa haute origine (étant en effet, comme le plus proche parent du roi, son successeur immédiat), toutes ses orgueilleuses vanteries sur sa noblesse auront excité l'esprit malade de la folle duchesse à tramer, par des moyens maudits, la chute de notre souverain. L'eau coule paisiblement là où son lit est profond; sous un extérieur simple il recèle la trahison. Le renard se tait quand il médite de surprendre l'agneau. Non, non, mon souverain; Glocester est un homme qu'on n'a point encore pénétré, et il est rempli d'une profonde dissimulation.

LE CARDINAL. – N'a-t-il pas, contre toutes les formes de la loi, inventé des genres de mort cruels pour de légères offenses?

YORK. – Et n'a-t-il pas, durant le cours de son protectorat, levé dans le royaume de grosses sommes d'argent pour la solde de l'armée de France, sans jamais les envoyer, d'où il arrivait que les villes se révoltaient chaque jour?

BUCKINGHAM. – Bon, ce ne sont là que de bien petits délits auprès de ceux que le temps dévoilera dans la conduite du doucereux duc Humphroy.

LE ROI. – Pour vous répondre à tous, milords, le soin que vous prenez d'arracher les épines qui pourraient offenser mes pieds, est digne de louange. Mais vous parlerai-je selon ma conscience? Notre cousin Glocester est aussi innocent de toute intention de trahison contre notre royale personne, que l'agneau qui tette ou l'innocente colombe. Le duc est né vertueux, et il est trop adonné au bien pour songer au mal, et travailler à ma ruine.

MARGUERITE. – Ah! qu'y a-t-il de plus dangereux que cette aimable confiance? S'il ressemble à la colombe, son plumage est emprunté, car ses sentiments sont ceux de l'odieux corbeau. Le prenez-vous pour un agneau? c'est qu'on lui aura prêté une peau qui n'est pas la sienne, car ses inclinations sont celles des loups dévorants. Quel est celui qui, pour tromper, ne sait pas revêtir une forme traîtresse? Prenez-y garde, seigneur; il y va de notre sûreté à tous si l'on ne coupe court aux projets de cet homme artificieux.

(Entre Somerset.)

SOMERSET. – Santé à mon gracieux souverain!

LE ROI. – Vous êtes le bienvenu, lord Somerset. Quelles nouvelles de France?

SOMERSET. – Que toutes vos possessions dans ce royaume vous sont entièrement enlevées: tout est perdu.

LE ROI. – Tristes nouvelles, lord Somerset; mais que la volonté de Dieu soit faite.

YORK, à part. – Tristes nouvelles pour moi, car j'espérais la France aussi fermement que j'espère la fertile Angleterre. Ainsi la fleur de mes espérances périt dans son bouton, et les chenilles en dévorent les feuilles. Mais avant peu je remédierai à tout cela, ou je vendrai mon titre pour un glorieux tombeau.

(Entre Glocester.)

GLOCESTER. – Toutes sortes de bonheur à mon seigneur et roi; pardon, mon souverain, d'avoir tant tardé.

SUFFOLK. – Non, Glocester, apprends que tu es venu encore trop tôt pour un déloyal tel que toi. Je t'arrête ici pour haute trahison.

GLOCESTER. – Comme tu voudras, Suffolk, tu ne me verras point rougir ni changer de contenance à cet arrêt. Un coeur irréprochable n'est pas facile à intimider. La source la plus pure n'est pas si exempte de limon que je suis innocent de trahison envers mon souverain. Qui peut m'accuser? de quoi suis-je coupable?

YORK. – On croit, milord, que vous vous êtes laissé payer par la France, et que durant votre protectorat vous avez retenu la solde des troupes, ce qui fait que Sa Majesté a perdu la France.

GLOCESTER. – On ne fait que le croire? Qui sont ceux qui le croient? je n'ai jamais dérobé aux soldats leur paye; je n'ai jamais reçu le moindre argent de la France. Que Dieu me protége, comme j'ai veillé la nuit, oui, une nuit après l'autre, occupé de faire le bien de l'Angleterre. Puisse l'obole, dont j'ai jamais fait tort au roi, la pièce de monnaie que j'ai détournée à mon profit, être produite contre moi au jour de mon jugement! bien plus, pour ne pas taxer les communes, j'ai déboursé sur mon propre bien, pour payer les garnisons, plus d'une somme dont je n'ai jamais demandé restitution.

LE CARDINAL. – Cela vous est très-bon à dire, milord.

GLOCESTER. – Je ne dis que la vérité, Dieu me soit en aide.

YORK. – Durant votre protectorat, vous avez inventé, pour les coupables, des supplices cruels et inouïs jusqu'alors, et vous avez déshonoré l'Angleterre par votre tyrannie.

GLOCESTER. – Eh quoi! l'on sait bien que tant que j'ai été protecteur, l'indulgence a été mon seul tort, car je me laissais attendrir par les larmes des coupables. Un aveu et quelques mots d'humilité suffisaient pour le rachat de leurs fautes. A l'exception du meurtrier sanguinaire, et du brigand félon qui dépouillait les pauvres voyageurs, jamais je n'ai mesuré la punition à l'offense. Le meurtre, à la vérité, ce crime sanglant, je l'ai puni par des tourments plus cruels que la félonie ou tout autre crime.

SUFFOLK. – Milord, il est bientôt fait de répondre à ces accusations; mais vous avez à votre charge des crimes d'une plus haute importance et dont il ne sera pas si facile de vous disculper. Je vous arrête au nom de Sa Majesté, et je vous remets entre les mains de milord cardinal, pour vous tenir en sa garde jusqu'au jour de votre procès.

LE ROI. – Milord de Glocester, j'ai, quant à moi, l'espérance que vous vous laverez de tout soupçon: ma conscience me dit que vous êtes innocent.

GLOCESTER. – Ah! mon gracieux seigneur, ces jours sont des jours de danger! la vertu est étouffée par la criminelle ambition, la charité chassée de cette cour par la main de la rancune. L'odieuse subornation est en possession du pouvoir, et l'équité est exilée de la terre où règne Votre Majesté. Je sais que l'objet de leur complot est d'avoir ma vie; et si ma mort pouvait ramener le bonheur dans cette île, et devenir le terme de leur tyrannie, je la recevrais en toute satisfaction. Mais ma mort n'est que le prologue de la pièce; et mille autres qui sont bien loin de soupçonner le péril, ne cloront pas encore la sanglante tragédie qu'ils méditent. Les yeux rouges et étincelants de Beaufort racontent le fiel de son coeur; et le front chargé de nuages de Suffolk présage les tempêtes de sa haine. Buckingham, par l'âpreté de ses discours se soulage du poids de l'envie dont son sein est surchargé; et le sombre York, qui voudrait atteindre la lune, et dont j'ai retenu le bras présomptueux, dirige contre ma vie de fausses accusations; et vous, ma souveraine dame, ainsi que les autres, vous avez, sans que je vous en aie donné sujet, appelé les disgrâces sur ma tête, et employé tout ce que vous avez de moyens pour exciter contre moi l'inimitié de mon cher seigneur. Que dis-je! vous avez tous tenu conseil ensemble; j'ai su vos secrètes assemblées, et tout a été convenu pour vous délivrer de mon innocente vie. Je ne manquerai point de faux témoins qui déposeront contre moi, ni de trahisons accumulées pour grossir la liste de mes crimes, et l'ancien proverbe sera justifié: On a bientôt trouvé un bâton pour battre un chien.

LE CARDINAL. – Seigneur, ses invectives sont intolérables. Si ceux qui veillent pour garantir vos jours du poignard caché de la trahison et de la rage des traîtres sont ainsi en butte aux personnalités, aux reproches et à l'injure, et que toute liberté de parole soit ainsi accordée au coupable, cela refroidira leur zèle pour Votre Grâce.

SUFFOLK. – N'a-t-il pas insulté notre souveraine dame par des paroles ignominieuses, bien que savamment tournées, comme si elle eût suborné des gens pour porter contre lui, avec serment, de faux témoignages et causer ainsi sa ruine?

MARGUERITE. – Je puis permettre les reproches à celui qui perd.

GLOCESTER. – Vous parlez beaucoup plus juste que vous n'en aviez l'intention. Je perds en effet, et malheur à ceux qui gagnent, car ils ont été envers moi des joueurs infidèles, et qui perd ainsi a bien le droit de parler.

BUCKINGHAM. – Il détournera le sens de nos paroles, et il nous tiendra ici tout le jour. Lord cardinal, il est votre prisonnier.

LE CARDINAL, à sa suite. – Vous, emmenez le duc, et gardez-le avec soin.

GLOCESTER. – Ainsi, le roi Henri rejette sa béquille avant que ses jambes soient assez fermes pour soutenir son corps. Ainsi est chassé à grands coups le berger qui veillait à tes côtés, tandis qu'autour de toi hurlent déjà les loups, qui te dévorent le premier. Ah! que ne peuvent mes craintes être vaines! Plût à Dieu! car, mon bon roi Henri, je crains ta chute.

(Des gens de la suite emmènent Glocester.)

LE ROI. – Milords, agissez selon que dans votre sagesse vous le jugerez le plus convenable; faites ou défaites comme si nous étions présent.

MARGUERITE. – Quoi, Votre Majesté veut-elle quitter le parlement?

LE ROI. – Oui, Marguerite, mon coeur est inondé d'une douleur dont les flots commencent à couler dans mes yeux. Mon corps est tout entouré de misère; car quel homme plus misérable que celui qui a perdu le contentement? Ah! mon oncle Humphroy, je vois sur ton visage tous les traits de la fidélité, de l'honneur, de la loyauté; et l'heure est encore à venir, bon Humphroy, où j'aie jamais éprouvé de toi une perfidie, où j'aie rien eu à craindre de ta foi. Quelle étoile contraire à ta fortune, lui jetant un regard d'envie, a donc pu engager ces nobles lords et Marguerite, mon épouse, à s'armer ainsi contre ta vie inoffensive? Tu ne leur as jamais fait aucun tort, tu n'as fait tort à personne. Comme le boucher emmène le jeune veau, lie le malheureux, et le bat s'il s'écarte du chemin qui le conduit à la sanglante maison du meurtre, de même, et sans remords, ils t'ont amené en ce lieu; et moi, comme la mère qui court çà et là en mugissant, et regardant le chemin par où lui a été emmenée son innocente progéniture, et ne pouvant rien pour lui, que gémir sur la perte de son enfant chéri, je déplore le sort du bon Glocester, avec d'amères et d'inutiles larmes. Mes yeux obscurcis de pleurs suivent sa trace et ne peuvent le secourir, tant sont puissants ses ennemis conjurés! Je pleurerai ses malheurs, et entre chaque gémissement je répéterai: Qui que ce soit qui puisse être un traître, ce n'est pas Glocester.

10Jusqu'à sa mort. Le poëte entend probablement la mort d'Owen Glendower, car on a vu dans la pièce précédente mourir Edmond Mortimer à la Tour de Londres, où cependant il paraît qu'il ne fut jamais renfermé.
11Le procès et la condamnation de la duchesse de Glocester eurent lieu en 1441, trois ans avant le mariage du roi; ainsi le personnage d'Éléonor est un pur anachronisme.
12Dans ces sortes d'épreuves, les chevaliers combattaient avec la lance et l'épée, les gens du commun avec un bâton noirci au bout duquel était attaché un sac rempli de sable très-pressé.
13Dans l'original, Thump, qui signifie coup pesant. Il a fallu y substituer un nom qui permît de conserver dans la traduction la plaisanterie de Salisbury. – Cet homme se nommait en réalité John Davy, et son maître William Calour. La chose se passa comme elle est représentée ici, à cela près que l'armurier ne fut pas tué dans le combat, mais seulement vaincu, et pendu ensuite; il ne s'était cependant pas déclaré coupable, et, selon Hollinshed, l'accusation était fausse.
14Ascapart, nom d'un géant fameux dans les récits populaires.