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Read the book: «Hernani», page 6

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ACTE TROISIÈME – LE VIEILLARD

LE CHATEAU DE SILVA DANS LES MONTAGNES D'ARAGON

La galerie des portraits de la famille de Silva; grande salle, dont ces portraits, entourés de riches bordures, et surmontés de couronnes ducales et d'écussons dorés, font la décoration. Au fond une haute porte gothique. Entre chaque portrait une panoplie complète; toutes ces armures des siècles différents.

SCÈNE PREMIÈRE

DOÑA SOL, blanche, et debout près d'une table; DON RUY GOMEZ DE

SILVA, assis dans son grand fauteuil ducal en bois de chêne.

DON RUY GOMEZ.

 
    Enfin! c'est aujourd'hui! dans une heure on sera
    Ma duchesse! plus d'oncle[1]! et l'on m'embrassera!
    Mais m'as-tu pardonné? J'avais tort, je l'avoue.
    J'ai fait rougir ton front, j'ai fait pâlir ta joue.
    J'ai soupçonné trop vite, et je n'aurais point dû
    Te condamner ainsi sans avoir entendu.
    Que l'apparence a tort! Injustes que nous sommes!
    Certe[2], ils étaient bien là, les deux beaux jeunes hommes.
    C'est égal. Je devais n'en pas croire mes yeux.
    Mais que veux-tu, ma pauvre enfant? quand on est vieux!
 

DOÑA SOL (immobile et grave).

 
    Vous reparlez toujours de cela. Qui vous blâme?
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Moi! J'eus tort. Je devais savoir qu'avec ton âme
    On n'a point de galants lorsqu'on est doña Sol,
    Et qu'on a dans le coeur de bon sang espagnol.
 

DOÑA SOL.

 
    Certe, il est bon et pur, monseigneur, et peut-être
    On le verra bientôt[3].
 

DON RUY GOMEZ (se levant et allant à elle).

 
    Écoute, on n'est pas maître
    De soi-même, amoureux comme je suis de toi,
    Et vieux. On est jaloux, on est méchant, pourquoi?
    Parce que l'on est vieux. Parce que beauté, grâce,
    Jeunesse, dans autrui, tout fait peur, tout menace.
    Parce qu'on est jaloux des autres, et honteux
    De soi. Dérision! que cet amour boiteux,
    Qui nous remet au coeur tant d'ivresse et de flamme,
    Ait oublié[4] le corps en rajeunissant l'âme!
    – Quand passe un jeune pâtre – oui, c'en est là[5]! – souvent,
    Tandis que nous allons, lui chantant, moi rêvant,
    Lui dans son pré vert, moi dans mes noires allées,
    Souvent je dis tout bas: – O mes tours crénelées,
    Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais,
    Oh! que je donnerais mes blés et mes forêts,
    Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines,
    Mon vieux nom, mon vieux titre, et toutes mes ruines,
    Et tous mes vieux aïeux qui bientôt m'attendront,
    Pour sa chaumière neuve et pour son jeune front!
    Car ses cheveux sont noirs, car son oeil reluit comme
    Le tien[6], tu peux le voir, et dire: Ce jeune homme!
    Et puis penser à moi qui suis vieux. Je le sais!
    Pourtant j'ai nom Silva[7], mais ce n'est plus assez!
    Oui, je me dis cela. Vois à quel point je t'aime!
    Le tout, pour être[8] jeune et beau comme toi-même!
    Mais à quoi vais-je ici rêver? Moi, jeune et beau!
    Qui te dois de si loin devancer au tombeau!
 

DOÑA SOL.

 
    Qui sait?
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Mais va, crois-moi, ces cavaliers frivoles
    N'ont pas d'amour si grand qu'il ne s'use en paroles[9].
    Qu'une fille aime et croie un de ces jouvenceaux,
    Elle en meurt, il en rit. Tous ces jeunes oiseaux,
    A l'aile vive et peinte[10], au langoureux ramage,
    Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.
    Les vieux, dont l'âge éteint la voix et les couleurs,
    Ont l'aile plus fidèle, et, moins beaux, sont meilleurs.
    Nous aimons bien. Nos pas sont lourds? nos yeux arides?
    Nos fronts ridés? Au coeur on n'a jamais de rides[11].
    Hélas! quand un vieillard aime, il faut l'épargner.
    Le coeur est toujours jeune et peut toujours saigner.
    Oh! mon amour n'est point comme un jouet de verre
    Qui brille et tremble; oh! non, c'est un amour sévère,
    Profond, solide, sûr, paternel, amical,
    De bois de chêne, ainsi que mon fauteuil ducal!
    Voilà comme je t'aime, et puis je t'aime encore
    De cent autres façons, comme on aime l'aurore,
    Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux!
    De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
    Ton front pur, le beau feu de ta fière prunelle[12],
    je ris, et j'ai dans l'âme une fête éternelle!
 

DOÑA SOL.

 
    Hélas!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Et puis, vois-tu, le monde trouve beau,
    Lorsqu'un homme s'éteint, et lambeau par lambeau
    S'en va, lorsqu'il trébuche au marbre de la tombe,
    Qu'une femme, ange pur, innocente colombe,
    Veille sur lui, l'abrite, et daigne encor[13] souffrir
    L'inutile vieillard qui n'est bon qu'à mourir.
    C'est une oeuvre sacrée et qu'à bon droit on loue
    Que[14] ce suprême effort d'un coeur qui se dévoue,
    Qui console un mourant jusqu'à la fin du jour,
    Et, sans aimer peut-être, a des semblants d'amour!
    Ah! tu seras pour moi cet ange au coeur de femme
    Qui du pauvre vieillard réjouit encor[15] l'âme,
    Et de ses derniers ans[16] lui porte la moitié,
    Fille par le respect et soeur par la pitié.
 

DOÑA SOL.

 
    Loin de me précéder, vous pourrez bien me suivre,
    Monseigneur. Ce n'est pas une raison pour vivre
    Que[17] d'être jeune. Hélas! je vous le dis, souvent
    Les vieillards sont tardifs, les jeunes vont devant,
    Et leurs yeux brusquement referment leur paupière,
    Comme un sépulcre ouvert dont retombe la pierre.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Oh! les sombres discours! Mais je vous gronderai,
    Enfant! un pareil jour est joyeux et sacré.
    Comment, à ce propos[18], quand l'heure nous appelle,
    N'êtes-vous pas encor prête pour la chapelle?
    Mais, vite! habillez-vous. Je compte les instants.
    La parure de noce!
 

DOÑA SOL.

 
    Il sera toujours temps.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Non pas.
 

Entre un page.

 
    Que veut Iaquez!
 

LE PAGE.

 
    Monseigneur, à la porte
    Un homme, un pèlerin, un mendiant, n'importe,
    Est là qui vous demande asile.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Quel qu'il soit,
    Le bonheur entre avec l'étranger qu'on reçoit.
    Qu'il vienne. – Du dehors a-t-on quelques nouvelles?
    Que dit-on de ce chef de bandits infidèles
    Qui remplit nos forêts de sa rébellion?
 

LE PAGE.

 
    C'en est fait d'Hernani[19], c'en est fait du lion
    De la montagne.
 

DOÑA SOL (à part).

 
    Dieu!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Quoi!
 

LE PAGE.

 
    La bande est détruite.
    Le roi, dit-on, s'est mis lui-même à leur poursuite.
    La tête d'Hernani vaut mille écus du roi[20]
    Pour l'instant[21]; mais on dit qu'il est mort.
 

DOÑA SOL (à part).

 
    Quoi! sans moi,
    Hernani!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Grâce au ciel! il est mort, le rebelle!
    On peut se réjouir maintenant, chère belle.
    Allez donc vous parer, mon amour, mon orgueil!
    Aujourd'hui, double fête!
 

DOÑA SOL (à part).

 
    Oh! des habits de deuil!
 

Elle sort.

DON RUY GOMEZ (au page).

 
    Fais-lui vite porter l'écrin que je lui donne.
 

Il se rassied dans son fauteuil.

 
    Je veux la voir parée ainsi qu'une madone,
    Et, grâce à ses doux yeux, et grâce à mon écrin,
    Belle à faire à genoux tomber un pèlerin.
    A propos, et celui qui nous demande un gîte?
    Dis-lui d'entrer, fais-lui nos excuses, cours vite.
 

Le page salue et sort.

 
    Laisser son hôte attendre! ah! c'est mal!
 

La porte du fond s'ouvre. Parait Hernani déguisé en pèlerin. Le duc se lève et va à sa rencontre.

SCÈNE II

DON RUY GOMEZ, HERNANI.

Hernani s'arrête sur le seuil de la porte.

HERNANI.

 
    Monseigneur,
    Paix et bonheur à vous[22]!
 

DON RUY GOMEZ (le saluant de la main).

 
    A toi paix et bonheur,
    Mon hôte!
 

Hernani entre. Le duc se rassied.

 
    N'es-tu pas pèlerin?
 

HERNANI (s'inclinant).

 
    Oui.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Sans doute
    Tu viens d'Armillas[23]?
 

HERNANI.

 
    Non. J'ai pris une autre route;
    On se battait par là.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    La troupe du banni,
    N'est-ce pas?
 

HERNANI.

 
    Je ne sais.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Le chef, le Hernani,
    Que devient-il? sais-tu?
 

HERNANI.

 
    Seigneur, quel est cet homme?
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Tu ne le connais pas? tant pis! la grosse somme
    Ne sera point pour toi. Vois-tu, ce Hernani.
    C'est un rebelle au roi, trop longtemps impuni.
    Si tu vas à Madrid, tu le pourras voir pendre[24].
 

HERNANI.

 
    je n'y vais pas.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Sa tête est à qui veut la prendre.
 

HERNANI (à part).

 
    Qu'on y vienne!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Où vas-tu, bon pèlerin?
 

HERNANI.

 
    Seigneur,
    Je vais à Saragosse.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Un voeu fait en l'honneur
    D'un saint? de Notre-Dame?
 

HERNANI.

 
    Oui, duc, de Notre-Dame.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Del Pilar?
 

HERNANI.

 
    Del Pilar[25].
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Il faut n'avoir point d'âme
    Pour ne point acquitter les voeux qu'on fait aux saints.
    Mais, le tien accompli, n'as-tu d'autres desseins?
    Voir le Pilier, c'est là tout ce que tu désires?
 

HERNANI.

 
    Oui, je veux voir brûler les flambeaux et les cires,
    Voir Notre-Dame, au fond du sombre corridor[26],
    Luire en sa châsse ardente[27] avec sa chape[28] d'or,
    Et puis m'en retourner.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Fort bien. – Ton nom, mon frère?
    Je suis Ruy de Silva.
 

HERNANI (hésitant).

 
    Mon nom?..
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Tu peux le taire
    Si tu veux. Nul n'a droit de le savoir ici.
    Viens-tu pas demander asile?
 

HERNANI.

 
    Oui, duc.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Merci!
    Sois le bienvenu. Reste, ami, ne te fais faute
    De rien[29]. Quant à ton nom, tu te nommes mon hôte.
    Qui que tu sois, c'est bien! et, sans être inquiet,
    J'accueillerais Satan, si Dieu me l'envoyait.
 

La porte du fond s'ouvre à deux battants. Entre doña Sol, en parure de mariée. Derrière elle, pages, valets, et deux femmes portant sur un coussin de velours un coffret d'argent ciselé, qu'elles vont déposer sur une table, et qui renferme un riche écrin, couronne de duchesse, bracelets, colliers, perles et brillants pêle-mêle. – Hernani, haletant et effaré, considère doña Sol avec des yeux ardents, sans écouter le duc.

SCÈNE III

LES MÊMES, DOÑA SOL, PAGES, VALETS, FEMMES.

DON RUY GOMEZ (continuant).

 
    Voici ma Notre-Dame à moi. L'avoir priée
    Te portera bonheur[30].
 

Il va présenter la main à doña Sol, toujours pâle et grave.

 
    Ma belle mariée,
    Venez. – Quoi! pas d'anneau! pas de couronne encor!
 

HERNANI (d'une voix tonnante).

 
    Qui veut gagner ici mille carolus d'or[31]?
 

Tous se retournent étonnés. Il déchire sa robe de pèlerin, la foule aux pieds, et en sort dans son costume de montagnard. Je suis Hernani.

DOÑA SOL (à part, avec joie).

 
    Ciel! vivant!
 

HERNANI (aux valets).

 
    Je suis cet homme
    Qu'on cherche.
 

Au duc.

 
    Vous vouliez savoir si je me nomme
    Perez ou Diego[32]? – Non, je me nomme Hernani.
    C'est un bien plus beau nom, c'est un nom de banni,
    C'est un nom de proscrit! Vous voyez cette tête?
    Elle vaut assez d'or pour payer votre fête.
 

Aux valets.

 
    Je vous la donne à tous. Vous serez bien payés!
    Prenez! liez mes mains, liez mes pieds, liez!
    Mais non, c'est inutile, une chaîne me lie
    Que je ne romprai point?
 

DOÑA SOL (à part).

 
    Malheureuse!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Folie!
    Çà, mon hôte est un fou!
 

HERNANI.

 
    Votre hôte est un bandit.
 

DOÑA SOL.

 
    Oh! ne l'écoutez pas.
 

HERNANI.

 
    J'ai dit ce que j'ai dit.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Mille carolus d'or! monsieur, la somme est forte,
    Et je ne suis pas sûr de tous mes gens.
 

HERNANI.

 
    Qu'importe!
    Tant mieux si dans le nombre il s'en trouve un qui veut.
 

Aux valets.

 
    Livrez-moi! vendez-moi!
 

DON RUY GOMEZ (s'efforçant de le faire taire).

 
    Taisez-vous donc! on peut
    Vous prendre au mot.
 

HERNANI.

 
    Amis, l'occasion est belle!
    Je vous dis que je suis le proscrit, le rebelle,
    Hernani!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Taisez-vous!
 

HERNANI.

 
    Hernani!
 

DOÑA SOL (d'une voix éteinte, à son oreille).

 
    Ho! tais-toi!
 

HERNANI (se détournant à demi vers doña Sol).

 
    On se marie ici! Je veux en être, moi!
    Mon épousée aussi m'attend.
 

Au duc.

 
    Elle est moins belle
    Que la vôtre, seigneur, mais n'est pas moins fidèle.
    C'est la mort!
 

Aux valets.

 
    Nul de vous ne fait un pas encor?
 

DOÑA SOL (bas).

 
    Par pitié!
 

HERNANI (aux valets).

 
    Hernani! mille carolus d'or!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    C'est le démon!
 

HERNANI (à un jeune valet).

 
    Viens, toi; tu gagneras la somme.
    Riche alors, de valet tu redeviendras homme.
 

Aux valets gui restent immobiles.

 
    Vous aussi, vous tremblez! Ai-je assez de malheur!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Frère, à toucher ta tête, ils risqueraient la leur.
    Fusses-tu Hernani, fusses-tu cent fois pire,
    Pour ta vie au lieu d'or offrît-on un empire,
    Mon hôte, je te dois protéger en ce lieu,
    Même contre le roi, car je te tiens de Dieu.
    S'il tombe un seul cheveu de ton front, que je meure!
 

A doña Sol.

 
    Ma nièce, vous serez ma femme dans une heure;
    Rentrez chez vous. Je vais faire armer le château[33],
    J'en vais fermer la porte.
 

Il sort. Les valets le suivent.

HERNANI (regardant avec désespoir sa ceinture dégarnie et désarmée).

 
    Oh! pas même un couteau!
 

Doña Sol, après que le duc a disparu, fait quelques pas comme pour suivre ses femmes, puis s'arrête, et, dès qu'elles sont sorties, revient vers Hernani avec anxiété.

SCÈNE IV

HERNANI, DOÑA SOL.

Hernani considère avec un regard froid et comme inattentif l'écrin nuptial placé sur la table; puis il hoche la tête, et ses yeux s'allument.

HERNANI.

 
    Je vous fais compliment! Plus que je ne puis dire
    La parure me charme et m'enchante, et j'admire!
 

Il s'approche de l'écrin.

 
    La bague est de bon goût, – la couronne me plaît,
    Le collier est d'un beau travail, – le bracelet
    Est rare, – mais cent fois, cent fois moins[34] que la femme
    Qui sous un front si pur cache ce coeur infâme!
 

Examinant de nouveau le coffret.

 
    Et qu'avez-vous donné pour tout cela? – Fort bien!
    Un peu de votre amour? mais, vraiment, c'est pour rien!
    Grand Dieu! trahir ainsi! n'avoir pas honte, et vivre!
 

Examinant l'écrin.

 
    Mais peut-être après tout c'est perle fausse et cuivre
    Au lieu d'or, verre et plomb, diamants déloyaux,
    Faux saphirs, faux bijoux, faux brillants, faux joyaux!
    Ah! s'il en est ainsi, comme cette parure,
    Ton coeur est faux, duchesse, et tu n'es que dorure!
 

Il revient au coffret.

 
    – Mais non, non. Tout est vrai, tout est bon, tout est beau!
    Il n'oserait tromper, lui qui touche au tombeau.
    Rien n'y manque.
 

Il prend l'une après l'autre toutes les pièces de l'écrin.

 
    Colliers, brillants, pendants d'oreille
    Couronne de duchesse, anneau d'or… – A merveille!
    Grand merci de l'amour sûr, fidèle et profond[35]!
    Le précieux écrin!
 

DOÑA SOL (Elle va au coffret, y fouille, et en tire un poignard).

 
    Vous n'allez pas au fond!
    – C'est le poignard qu'avec l'aide de ma patronne[36]
    Je pris au roi Carlos, lorsqu'il m'offrit un trône,
    Et que je refusai, pour vous qui m'outragez[37]!
 

HERNANI (tombant à ses pieds).

 
    Oh! laisse qu'à genoux dans tes yeux affligés
    J'efface tous ces pleurs amers et pleins de charmes,
    Et tu prendras après tout mon sang pour tes larmes!
 

DOÑA SOL (attendrie).

 
    Hernani! je vous aime et vous pardonne, et n'ai
    Que de l'amour pour vous.
 

HERNANI.

 
    Elle m'a pardonné,
    Et m'aime! Qui pourra faire aussi que moi-même,
    Après ce que j'ai dit, je me pardonne et m'aime?
    Oh! je voudrais savoir, ange au ciel réservé,
    Où vous avez marché, pour baiser le pavé!
 

DOÑA SOL.

 
    Ami!
 

HERNANI.

 
    Non, je dois t'être odieux! Mais, écoute,
    Dis-moi: Je t'aime! Hélas! rassure un coeur qui doute,
    Dis-le-moi! car souvent avec ce peu de mots
    La bouche d'une femme a guéri bien des maux.
 

DOÑA SOL (absorbée et sans l'entendre).

 
    Croire que mon amour[38] eût si peu de mémoire!
    Que jamais ils pourraient, tous ces hommes sans gloire
    Jusqu'à d'autres amours, plus nobles à leur gré,
    Rapetisser un coeur où son nom est entré!
 

HERNANI.

 
    Hélas! j'ai blasphémé! Si j'étais à ta place,
    Doña Sol, j'en aurais assez, je serais lasse
    De ce fou furieux, de ce sombre insensé[39]
    Qui ne sait caresser qu'après qu'il a blessé,
    Je lui dirais: Va-t'en! – Repousse-moi! repousse!
    Et je te bénirai, car tu fus bonne et douce,
    Car tu m'as supporté trop longtemps, car je suis
    Mauvais, je noircirais tes jours avec mes nuits,
    Car c'en est trop enfin, ton âme est belle et haute
    Et pure, et si je suis méchant, est-ce ta faute?
    Epouse le vieux duc! il est bon, noble, il a
    Par sa mère Olmedo[40], par son père Alcala[41].
    Encore un coup[42], sois riche avec lui, sois heureuse!
    Moi, sais-tu ce que peut cette main généreuse
    T'offrir de magnifique? une dot de douleurs.
    Tu pourras y choisir ou du sang ou des pleurs.
    L'exil, les fers, la mort, l'effroi qui m'environne,
    C'est là ton collier d'or, c'est ta belle couronne,
    Et jamais à l'épouse un époux plein d'orgueil
    N'offrit plus riche écrin de misère et de deuil.
    Epouse le vieillard, te dis-je; il te mérite!
    Eh! qui jamais croira que ma tête proscrite
    Aille avec ton front pur? qui, nous voyant tous deux,
    Toi calme et belle, moi violent, hasardeux,
    Toi paisible et croissant comme une fleur à l'ombre,
    Moi heurté dans l'orage à des écueils sans nombre,
    Qui dira que nos sorts suivent la même loi?
    Non. Dieu qui fait tout bien ne te fit pas pour moi.
    Je n'ai nul droit d'en haut sur toi, je me résigne.
    J'ai ton coeur, c'est un vol! je le rends au plus digne.
    Jamais à nos amours le ciel n'a consenti.
    Si j'ai dit que c'était ton destin, j'ai menti.
    D'ailleurs, vengeance, amour, adieu! mon jour s'achève.
    Je m'en vais, inutile, avec mon double rêve,
    Honteux de n'avoir pu ni punir ni charmer,
    Qu'on m'ait fait pour haïr[43], moi qui n'ai su qu'aimer!
    Pardonne-moi! fuis-moi! ce sont mes deux prières;
    Ne les rejette pas, car ce sont les dernières.
    Tu vis et je suis mort. Je ne vois pas pourquoi
    Tu te ferais murer dans ma tombe avec moi.
 

DOÑA SOL.

 
    Ingrat!
 

HERNANI.

 
    Monts d'Aragon! Galice! Estramadoure[44]!
    – Oh! je porte malheur à tout ce qui m'entoure!
    J'ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits sans remords
    Je les ai fait combattre, et voilà qu'ils sont morts!
    C'étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne.
    Ils sont morts! ils sont tous tombés dans la montagne,
    Tous sur le dos couchés, en braves, devant Dieu,
    Et, si leurs yeux s'ouvraient, ils verraient le ciel bleu!
    Voilà ce que je fais de tout ce qui m'épouse!
    Est-ce une destinée à te rendre jalouse?
    Doña Sol, prends le duc, prends l'enfer, prends le roi!
    C'est bien. Tout ce qui n'est pas moi vaut mieux que moi!
    Je n'ai plus un ami qui de moi se souvienne,
    Tout me quitte, il est temps qu'à la fin ton tour vienne,
    Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
    Ne te fais pas d'aimer une religion[45]!
    Ah! par pitié pour toi, fuis! – Tu me crois peut-être
    Un homme comme sont tous les autres, un être
    Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.
    Détrompe-toi. Je suis une force qui va!
    Agent aveugle et sourd de mystères funèbres!
    Une âme de malheur faite avec des ténèbres!
    Où vais-je? Je ne sais. Mais je me sens poussé
    D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.
    Je descends, je descends, et jamais ne m'arrête.
    Si parfois, haletant, j'ose tourner la tête,
    Une voix me dit: Marche! et l'abîme est profond,
    Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond!
    Cependant, à l'entour de ma course farouche,
    Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche!
    Oh! fuis! détourne-toi de mon chemin fatal,
    Hélas! sans le vouloir, je te ferais du mal!
 

DOÑA SOL.

 
    Grand Dieu!
 

HERNANI.

 
    C'est un démon redoutable, te dis-je,
    Que le mien[46]. Mon bonheur, voilà le seul prodige
    Qui lui soit impossible. Et toi, c'est le bonheur!
    Tu n'es donc pas pour moi, cherche un autre seigneur!
    Va, si jamais le ciel à mon sort qu'il renie
    Souriait… n'y crois pas! ce serait ironie!
    Epouse le duc!
 

DOÑA SOL.

 
    Donc, ce n'était pas assez!
    Vous aviez déchiré mon coeur, vous le brisez!
    Ah! vous ne m'aimez plus!
 

HERNANI.

 
    Oh! mon coeur et mon âme,
    C'est toi, l'ardent foyer d'où me vient toute flamme,
    C'est toi! Ne m'en veux pas de fuir[47], être adoré!
 

DOÑA SOL.

 
    Je ne vous en veux pas. Seulement j'en mourrai.
 

HERNANI.

 
    Mourir! pour qui? pour moi? Se peut-il que tu meures
    Pour si peu?
 

DOÑA SOL (laissant éclater ses larmes).

 
    Voilà tout.
 

Elle tombe sur un fauteuil.

HERNANI (s'asseyant près d'elle).

 
    Oh! tu pleures! tu pleures!
    Et c'est encor ma faute! et qui me punira?
    Car tu pardonneras encor! Qui te dira
    Ce que je souffre au moins, lorsqu'une larme noie
    La flamme de tes yeux dont l'éclair est ma joie!
    Oh! mes amis sont morts[48]! Oh! je suis insensé!
    Pardonne. Je voudrais aimer, je ne le sai.
    Hélas! j'aime pourtant d'une amour[49] bien profonde!
    – Ne pleure pas! mourons plutôt! – Que n'ai-je un monde?
    Je te le donnerais! Je suis bien malheureux!
 

DOÑA SOL (se jetant à son cou).

 
    Vous êtes mon lion superbe et généreux!
    Je vous aime.
 

HERNANI.

 
    Oh! l'amour serait un bien suprême
    Si l'on pouvait mourir de trop aimer!
 

DOÑA SOL.

 
    Je t'aime!
    Monseigneur! je vous aime et je suis toute à vous.
 

HERNANI (laissant tomber sa tête sur son épaule).

 
    Oh! qu'un coup de poignard de toi me serait doux!
 

DOÑA SOL (suppliante).

 
    Ah! ne craignez vous pas que Dieu ne vous punisse
    De parler de la sorte?
 

HERNANI (toujours appuyé sur son sein).

 
    Eh bien! qu'il nous unisse!
    Tu le veux. Qu'il en soit ainsi[50]! – J'ai résisté.
 

Tous deux, dans les bras l'un de l'autre, se regardent avec extase, sans voir, sans entendre, et comme absorbés dans leur regard. Entre don Ruy Gomez par la porte du fond. Il regarde et s'arrête comme pétrifié sur le seuil.