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Actes et Paroles, Volume 1

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A DROITE. – Oui! oui!

M. TH. BAC. – C'est l'excommunication qui revient. Vos peres jetaient les comediens hors de l'eglise, vous faites mieux, vous les jetez hors de la societe. (Tres bien! a gauche.)

A DROITE. – Oui! oui!

M. VICTOR HUGO. – Passons. Je continue l'examen de votre loi. Elle assimile, elle identifie l'homme condamne pour delit commun et l'ecrivain frappe pour delit de presse. (A droite: Elle fait bien!) Elle les confond dans la meme indignite et dans la meme exclusion. (A droite: Elle a raison!) De telle sorte que si Voltaire vivait, comme le present systeme, qui cache sous un masque d'austerite transparente son intolerance religieuse et son intolerance politique (mouvement), ferait certainement condamner Voltaire pour offense a la morale publique et religieuse… (A droite: Oui! oui! et l'on ferait tres bien!.. – M. Thiers et M. de Montalembert s'agitent sur leur banc.)

M. TH. BAC. – Et Beranger! il serait indigne!

AUTRES voix. – Et M. Michel Chevalier!

M. VICTOR HUGO. – Je n'ai voulu citer aucun vivant. J'ai pris un des plus grands et des plus illustres noms qui soient parmi les peuples, un nom qui est une gloire de la France, et je vous dis: Voltaire tomberait sous votre loi, et vous auriez sur la liste des exclusions et des indignites le repris de justice Voltaire. (Long mouvement.)

A DROITE. – Et ce serait tres bien! (Inexprimable agitation sur tous les bancs.)

M. VICTOR HUGO reprend: – Ce serait tres bien, n'est-ce pas? Oui, vous auriez sur vos listes d'exclus et d'indignes le repris de justice Voltaire (nouveau mouvement), ce qui ferait grand plaisir a Loyola! (Applaudissements a gauche et longs eclats de rire.)

Que vous dirai-je? Cette loi construit, avec une adresse funeste, tout un systeme de formalites et de delais qui entrainent des decheances. Elle est pleine de pieges et de trappes ou se perdra le droit de trois millions d'hommes! (Vive sensation.) Messieurs, cette loi viole, ceci resume tout, ce qui est anterieur et superieur a la constitution, la souverainete de la nation. (Oui! oui!)

Contrairement au texte formel de l'article premier de cette constitution, elle attribue a une fraction du peuple l'exercice de la souverainete qui n'appartient qu'a l'universalite des citoyens, et elle fait gouverner feodalement trois millions d'exclus par six millions de privilegies. Elle institue des ilotes (mouvement), fait monstrueux! Enfin, par une hypocrisie qui est en meme temps une supreme ironie, et qui, du reste, complete admirablement l'ensemble des sincerites regnantes, lesquelles appellent les proscriptions romaines amnisties, et la servitude de l'enseignement liberte (Bravo!), cette loi continue de donner a ce suffrage restreint, a ce suffrage mutile, a ce suffrage privilegie, a ce suffrage des domicilies, le nom de suffrage universel! Ainsi, ce que nous discutons en ce moment, ce que je discute, moi, a cette tribune, c'est la loi du suffrage universel! Messieurs, cette loi, je ne dirai pas, a Dieu ne plaise! que c'est Tartuffe qui l'a faite, mais j'affirme que c'est Escobar qui l'a baptisee. (Vifs applaudissements et hilarite sur tous les bancs.)

Eh bien! j'y insiste, avec toute cette complication de finesses, avec tout cet enchevetrement de pieges, avec tout cet entassement de ruses, avec tout cet echafaudage de combinaisons et d'expedients, savez-vous si, par impossible, elle est jamais appliquee, quel sera le resultat de cette loi? Neant. (Sensation.)

Neant pour vous qui la faites. (A droite: C'est notre affaire!)

C'est que, comme je vous le disais tout a l'heure, votre projet de loi est temeraire, violent, monstrueux, mais il est chetif. Rien n'egale son audace, si ce n'est son impuissance. (Oui! c'est vrai!) Ah! s'il ne faisait pas courir a la paix publique l'immense risque que je viens de signaler a cette grande assemblee, je vous dirais: Mon Dieu! qu'on le vote! il ne pourra rien et il ne fera rien. Les electeurs maintenus vengeront les electeurs supprimes. La reaction aura recrute pour l'opposition. Comptez-y. Le souverain mutile sera un souverain indigne. (Vive approbation a gauche.)

Allez, faites! retranchez trois millions d'electeurs, retranchez-en quatre, retranchez-en huit millions sur neuf. Fort bien! Le resultat sera le meme pour vous, sinon pire. (Oui! oui!) Ce que vous ne retrancherez pas, ce sont vos fautes (mouvement); ce sont tous les contre-sens de votre politique de compression; c'est votre incapacite fatale (rires au banc des ministres); c'est votre ignorance du pays actuel; c'est l'antipathie qu'il vous inspire et l'antipathie que vous lui inspirez. (Nouveau mouvement.) Ce que vous ne retrancherez pas, c'est le temps qui marche, c'est l'heure qui sonne, c'est la terre qui tourne, c'est le mouvement ascendant des idees, c'est la progression decroissante des prejuges, c'est l'ecartement de plus en plus profond entre le siecle et vous, entre les jeunes generations et vous, entre l'esprit de liberte et vous, entre l'esprit de philosophie et vous. (Tres bien! tres bien!)

Ce que vous ne retrancherez pas, c'est ce fait invincible, que, pendant que vous allez d'un cote, la nation va de l'autre, que ce qui est pour vous l'orient est pour elle le couchant, et que vous tournez le dos a l'avenir, tandis que ce grand peuple de France, la face tout inondee de lumiere par l'aube de l'humanite nouvelle qui se leve, tourne le dos au passe! (Explosion de bravos a gauche.)

Tenez, faites-en votre sacrifice! que cela vous plaise ou non, le passe est le passe. (Bravos.) Essayez de raccommoder ses vieux essieux et ses vieilles roues, attelez-y dix-sept hommes d'etat si vous voulez. (Rire universel.) Dix-sept hommes d'etat de renfort! (Nouveaux rires prolonges.) Trainez-le au grand jour du temps present, eh bien! quoi! ce sera toujours le passe! On verra mieux sa decrepitude, voila tout. (Rires et applaudissements a gauche. – Murmures a droite.)

Je me resume et je finis.

Messieurs, cette loi est invalide, cette loi est nulle, cette loi est morte meme avant d'etre nee. Et savez-vous ce qui la tue? C'est qu'elle ment! (Profonde sensation.) C'est qu'elle est hypocrite dans le pays de la franchise, c'est qu'elle est deloyale dans le pays de l'honnetete! C'est qu'elle n'est pas juste, c'est qu'elle n'est pas vraie, c'est qu'elle cherche en vain a creer une fausse justice et une fausse verite sociales! Il n'y a pas deux justices et deux verites. Il n'y a qu'une justice, celle qui sort de la conscience, et il n'y a qu'une verite, celle qui vient de Dieu! Hommes qui nous gouvernez, savez-vous ce qui tue votre loi? C'est qu'au moment ou elle vient furtivement derober le bulletin, voler la souverainete dans la poche du faible et du pauvre, elle rencontre le regard severe, le regard terrible de la probite nationale! lumiere foudroyante sous laquelle votre oeuvre de tenebres s'evanouit. (Mouvement prolonge.)

Tenez, prenez-en votre parti. Au fond de la conscience de tout citoyen, du plus humble comme du plus grand, au fond de l'ame – j'accepte vos expressions – du dernier mendiant, du dernier vagabond, il y a un sentiment sublime, sacre, indestructible, incorruptible, eternel, le droit! (sensation) ce sentiment, qui est l'element de la raison de l'homme; ce sentiment, qui est le granit de la conscience humaine; le droit, voila le rocher sur lequel viennent echouer et se briser les iniquites, les hypocrisies, les mauvais desseins, les mauvaises lois, les mauvais gouvernements! Voila l'obstacle cache, invisible, obscurement perdu au plus profond des esprits, mais incessamment present et debout, auquel vous vous heurterez toujours, et que vous n'userez jamais, quoi que vous fassiez! (Non! non!) Je vous le dis, vous perdez vos peines. Vous ne le deracinerez pas! vous ne l'ebranlerez pas! Vous arracheriez plutot l'ecueil du fond de la mer que le droit du coeur du peuple! (Acclamations a gauche.)

Je vote contre le projet de loi. (La seance est suspendue au milieu d'une inexprimable agitation.)

VII
REPLIQUE A M. DE MONTALEMBERT

23 mai 1850.

M. VICTOR HUGO. – Je demande la parole pour un fait personnel. (Mouvement.)

M. LE PRESIDENT. – M. Victor Hugo a la parole.

M. VICTOR HUGO, a la tribune. (Profond silence.)

– Messieurs, dans des circonstances graves comme celles que nous traversons, les questions personnelles ne sont bonnes, selon moi, qu'a faire perdre du temps aux assemblees, et si trois honorables orateurs, M. Jules de Lasteyrie, un deuxieme dont le nom m'echappe (on rit a gauche, tous les regards se portent sur M. Bechard), et M. de Montalembert, n'avaient pas tous les trois, l'un apres l'autre, dirige contre moi, avec une persistance singuliere, la meme etrange allegation, je ne serais certes pas monte a cette tribune.

J'y monte en ce moment pour n'y dire qu'un mot. Je laisse de cote les attaques passionnees qui m'ont fait sourire. L'honorable general Cavaignac a dit noblement hier qu'il dedaignait de certains eloges; je dedaigne, moi, de certaines injures (sensation), et je vais purement et simplement au fait.

L'honorable M. de Lasteyrie a dit, et les deux honorables orateurs ont repete apres lui, avec des formes variees, que j'avais glorifie plus d'un pouvoir, et que par consequent mes opinions etaient mobiles, et que j'etais aujourd'hui en contradiction avec moi-meme.

Si mes honorables adversaires entendent faire allusion par la aux vers royalistes, inspires du reste par le sentiment le plus candide et le plus pur, que j'ai faits dans mon adolescence, dans mon enfance meme, quelques-uns avant l'age de quinze ans, ce n'est qu'une puerilite, et je n'y reponds pas. (Mouvement.) Mais si c'est aux opinions de l'homme qu'ils s'adressent, et non a celles de l'enfant (Tres bien! a gauche. – Rires a droite), voici ma reponse (Ecoutez! ecoutez!):

 

Je vous livre a tous, a tous mes adversaires, soit dans cette assemblee, soit hors de cette assemblee, je vous livre, depuis l'annee 1827, epoque ou j'ai eu age d'homme, je vous livre tout ce que j'ai ecrit, vers ou prose; je vous livre tout ce que j'ai dit a toutes les tribunes, non seulement a l'assemblee legislative, mais a l'assemblee constituante, mais aux reunions electorales, mais a la tribune de l'institut, mais a la tribune de la chambre des pairs. (Mouvement.)

Je vous livre, depuis cette epoque, tout ce que j'ai ecrit partout ou j'ai ecrit, tout ce que j'ai dit partout ou j'ai parle, je vous livre tout, sans rien retenir, sans rien reserver, et je vous porte a tous, du haut de cette tribune, le defi de trouver dans tout cela, dans ces vingt-trois annees de l'ame, de la vie et de la conscience d'un homme, toutes grandes ouvertes devant vous, une page, une ligne, un mot, qui, sur quelque question de principes que ce soit, me mette en contradiction avec ce que je dis et avec ce que je suis aujourd'hui! (Bravo! bravo! – Mouvement prolonge.)

Explorez, fouillez, cherchez, je vous ouvre tout, je vous livre tout; imprimez mes anciennes opinions en regard de mes nouvelles, je vous en defie. (Nouveau mouvement.)

Si ce defi n'est pas releve, si vous reculez devant ce defi, je le dis et je le declare une fois pour toutes, je ne repondrai plus a cette nature d'attaques que par un profond dedain, et je les livrerai a la conscience publique, qui est mon juge et le votre! (Acclamations a gauche.)

M. de Montalembert a dit, – en verite j'eprouve quelque pudeur a repeter de telles paroles, – il a dit que j'avais flatte toutes les causes et que je les avais toutes reniees. Je le somme de venir dire ici quelles sont les causes que j'ai flattees et quelles sont les causes que j'ai reniees.

Est-ce Charles X dont j'ai honore l'exil au moment de sa chute, en 1830, et dont j'ai honore la tombe apres sa mort, en 1836? (Sensation.)

VOIX A DROITE. – Antithese!

M. VICTOR HUGO. – Est-ce madame la duchesse de Berry, dont j'ai fletri le vendeur et condamne l'acheteur? (Tous les yeux se tournent vers M. Thiers.)

M. LE PRESIDENT, s'adressant a la gauche. – Maintenant, vous etes satisfaits; faites silence. (Exclamations a gauche.)

M. VICTOR HUGO. – Monsieur Dupin, vous n'avez pas dit cela a la droite hier, quand elle applaudissait.

M. LE PRESIDENT. – Vous trouvez mauvais quand on rit, mais vous trouvez bon quand on applaudit. L'un et l'autre sont contraires au reglement. (Les applaudissements de la gauche redoublent.)

M. DE LA MOSKOWA. – Monsieur le president, rappelez-vous le principe de la libre defense des accuses.

M. VICTOR HUGO. – Je continue l'examen des causes que j'ai flattees et que j'ai reniees.

Est-ce Napoleon, pour la famille duquel j'ai demande la rentree sur le sol de la patrie, au sein de la chambre des pairs, contre des amis actuels de M. de Montalembert, que je ne veux pas nommer, et qui, tout couverts des bienfaits de l'empereur, levaient la main contre le nom de l'empereur? (Tous les regards cherchent M. de Montebello.)

Est-ce, enfin, madame la duchesse d'Orleans dont j'ai, l'un des derniers, le dernier peut-etre, sur la place de la Bastille, le 24 fevrier, a deux heures de l'apres-midi, en presence de trente mille hommes du peuple armes, proclame la regence, parce que je me souvenais de mon serment de pair de France? (Mouvement.) Messieurs, je suis en effet un homme etrange, je n'ai prete dans ma vie qu'un serment, et je l'ai tenu! (Tres bien! tres bien!)

Il est vrai que depuis que la republique est etablie, je n'ai pas conspire contre la republique; est-ce la ce qu'on me reproche? (Applaudissements a gauche.) Messieurs, je dirai a l'honorable M. de Montalembert: Dites donc quelles sont les causes que j'ai reniees; et, quant a vous, je ne dirai pas quelles sont les causes que vous avez flattees et que vous avez reniees, parce que je ne me sers pas legerement de ces mots-la. Mais je vous dirai quels sont les drapeaux que vous avez, tristement pour vous, abandonnes. Il y en a deux: le drapeau de la Pologne et le drapeau de la liberte. (A gauche: Tres bien! tres bien!)

M. JULES DE LASTEYRIE. – Le drapeau de la Pologne, nous l'avons abandonne le 15 mai.

M. VICTOR HUGO. – Un dernier mot.

L'honorable M. de Montalembert m'a reproche hier amerement le crime d'absence. Je lui reponds: – Oui, quand je serai epuise de fatigue par une heure et demie de luttes contre MM. les interrupteurs ordinaires de la majorite (cris a droite), qui recommencent, comme vous voyez! (Rires a gauche.)

Quand j'aurai la voix eteinte et brisee, quand je ne pourrai plus prononcer une parole, et vous voyez que c'est a peine si je puis parler aujourd'hui (la voix de l'orateur est, en effet, visiblement alteree); quand je jugerai que ma presence muette n'est pas necessaire a l'assemblee; surtout quand il ne s'agira que de luttes personnelles, quand il ne s'agira que de vous et de moi, oui, monsieur de Montalembert, je pourrai vous laisser la satisfaction de me foudroyer a votre aise, moi absent, et je me reposerai pendant ce temps-la.

(Longs eclats de rire a gauche et applaudissements.) Oui, je pourrai n'etre pas present! Mais attaquez, par votre politique, vous et le parti clerical (mouvement), attaquez les nationalites opprimees, la Hongrie suppliciee, l'Italie garrottee, Rome crucifiee (profonde sensation); attaquez le genie de la France par votre loi d'enseignement; attaquez le progres humain par votre loi de deportation; attaquez le suffrage universel par votre loi de mutilation; attaquez la souverainete du peuple, attaquez la democratie, attaquez la liberte, et vous verrez, ces jours-la, si je suis absent!

(Explosion de bravos. – L'orateur, en descendant de la tribune, est entoure d'une foule de membres qui le felicitent, et regagne sa place, suivi par les applaudissements de toute la gauche. – La seance est un moment suspendue.)

VIII
LA LIBERTE DE LA PRESSE

[Note: Depuis le 24 fevrier 1848, les journaux etaient affranchis de l'impot du timbre.

Dans l'espoir de tuer, sous une loi d'impot, la presse republicaine, M. Louis Bonaparte fit presenter a l'assemblee une loi fiscale, qui retablissait le timbre sur les feuilles periodiques.

Une entente cordiale, scellee par la loi du 31 mai, regnait alors entre le president de la republique et la majorite de la legislative. La commission nommee par la droite donna un assentiment complet a la loi proposee.

Sous l'apparence d'une simple disposition fiscale, le projet soulevait la grande question de la liberte de la presse.

C'est l'epoque ou M. Rouher disait: la catastrophe de Fevrier. (Note de l'editeur.)]

9 juillet 1850.

Messieurs, quoique les verites fondamentales, qui sont la base de toute democratie, et en particulier de la grande democratie francaise, aient recu le 31 mai dernier une grave atteinte, comme l'avenir n'est jamais ferme, il est toujours temps de les rappeler a une assemblee legislative. Ces verites, selon moi, les voici:

La souverainete du peuple, le suffrage universel, la liberte de la presse, sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c'est la meme chose sous trois noms differents. A elles trois, elles constituent notre droit public tout entier; la premiere en est le principe, la seconde en est le mode, la troisieme en est le verbe. La souverainete du peuple, c'est la nation a l'etat abstrait, c'est l'ame du pays. Elle se manifeste sous deux formes; d'une main, elle ecrit, c'est la liberte de la presse; de l'autre, elle vote, c'est le suffrage universel.

Ces trois choses, ces trois faits, ces trois principes, lies d'une solidarite essentielle, faisant chacun leur fonction, la souverainete du peuple vivifiant, le suffrage universel gouvernant, la presse eclairant, se confondent dans une etroite et indissoluble unite, et cette unite, c'est la republique.

Et voyez comme toutes les verites se retrouvent et se rencontrent, parce qu'ayant le meme point de depart elles ont necessairement le meme point d'arrivee! La souverainete du peuple cree la liberte, le suffrage universel cree l'egalite, la presse, qui l'ait le jour dans les esprits, cree la fraternite. Partout ou ces trois principes, souverainete du peuple, suffrage universel, liberte de la presse, existent dans leur puissance et dans leur plenitude, la republique existe, meme sous le mot monarchie. La, ou ces trois principes sont amoindris dans leur developpement, opprimes dans leur action, meconnus dans leur solidarite, contestes dans leur majeste, il y a monarchie ou oligarchie, meme sous le mot republique.

Et c'est alors, comme rien n'est plus dans l'ordre, qu'on peut voir ce phenomene monstrueux d'un gouvernement renie par ses propres fonctionnaires. Or, d'etre renie a etre trahi il n'y a qu'un pas.

Et c'est alors que les plus fermes coeurs se prennent a douter des revolutions, ces grands evenements maladroits qui font sortir de l'ombre en meme temps de si hautes idees et de si petits hommes (applaudissements) des revolutions, que nous proclamons des bienfaits quand nous voyons leurs principes, mais qu'on peut, certes, appeler des catastrophes quand on voit leurs ministres! (Acclamations.)

Je reviens, messieurs, a ce que je disais.

Prenons-y garde et ne l'oublions jamais, nous legislateurs, ces trois principes, peuple souverain, suffrage universel, presse libre, vivent d'une vie commune. Aussi voyez comme ils se defendent reciproquement! La Liberte de la presse est-elle en peril, le suffrage universel se leve et la protege. Le suffrage universel est-il menace, la presse accourt et le defend. Messieurs, toute atteinte a la liberte de la presse, toute atteinte au suffrage universel est un attentat contre la souverainete nationale. La liberte mutilee, c'est la souverainete paralysee. La souverainete du peuple n'est pas, si elle ne peut agir et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c'est lui oter l'action; entraver la liberte de la presse, c'est lui oter la parole.

Eh bien, messieurs, la premiere moitie de cette entreprise redoutable (mouvement) a ete faite le 31 mai dernier. On veut aujourd'hui faire la seconde. Tel est le but de la loi proposee. C'est le proces de la souverainete du peuple qui s'instruit, qui se poursuit et qu'on veut mener a fin. (Oui! oui! c'est cela!) Il m'est impossible, pour ma part, de ne pas avertir l'assemblee.

Messieurs, je l'avouerai, j'ai cru un moment que le cabinet renoncerait a cette loi.

Il me semblait, en effet, que la liberte de la presse etait deja toute livree au gouvernement. La jurisprudence aidant, on avait contre la pensee tout un arsenal d'armes parfaitement inconstitutionnelles, c'est vrai, mais parfaitement legales. Que pouvait-on desirer de plus et de mieux? La liberte de la presse n'etait-elle pas saisie au collet par des sergents de ville dans la personne du colporteur? traquee dans la personne du crieur et de l'afficheur? mise a l'amende dans la personne du vendeur? persecutee dans la personne du libraire? destituee dans la personne de l'imprimeur? emprisonnee dans la personne du gerant? Il ne lui manquait qu'une chose, malheureusement notre siecle incroyant se refuse a ce genre de spectacles utiles, c'etait d'etre brulee vive en place publique, sur un bon bucher orthodoxe, dans la personne de l'ecrivain. (Mouvement.)

Mais cela pouvait venir. (Rire approbatif a gauche.)

Voyez, messieurs, ou nous en etions, et comme c'etait bien arrange! De la loi des brevets d'imprimerie, sainement comprise, on faisait une muraille entre le journaliste et l'imprimeur. Ecrivez votre journal, soit; on ne l'imprimera pas. De la loi sur le colportage, dument interpretee, on faisait une murailleentre le journal et le public. Imprimez votre journal, soit; on ne le distribuera pas. (Tres bien!)

Entre ces deux murailles, double enceinte construite autour de la pensee, on disait a la presse: Tu es libre! (On rit.) Ce qui ajoutait aux satisfactions de l'arbitraire les joies de l'ironie. (Nouveaux rires.)

Quelle admirable loi en particulier que cette loi des brevets d'imprimeur! Les hommes opiniatres qui veulent absolument que les constitutions aient un sens, qu'elles portent un fruit, et qu'elles contiennent une logique quelconque, ces hommes-la se figuraient que cette loi de 1814 etait virtuellement abolie par l'article 8 de la constitution, qui proclame ou qui a l'air de proclamer la liberte de la presse. Ils se disaient, avec Benjamin Constant, avec M. Eusebe Salverte, avec M. Firmin Didot, avec l'honorable M. de Tracy, que cette loi des brevets etait desormais un non-sens; que la liberte d'ecrire, c'etait la liberte d'imprimer ou ce n'etait rien; qu'en affranchissant la pensee, l'esprit de progres avait necessairement affranchi du meme coup tous les procedes materiels dont elle se sert, l'encrier dans le cabinet de l'ecrivain, la mecanique dans l'atelier de l'imprimeur; que, sans cela, ce pretendu affranchissement de la pensee serait une derision. Ils se disaient que toutes les manieres de mettre l'encre en contact avec le papier appartiennent a la liberte; que l'ecritoire et la presse, c'est la meme chose; que la presse, apres tout, n'est que l'ecritoire elevee a sa plus haute puissance; ils se disaient que la pensee a ete creee par Dieu pour s'envoler en sortant du cerveau de l'homme, et que les presses ne font que lui donner ce million d'ailes dont parle l'Ecriture. Dieu l'a faite aigle, et Gutenberg l'a faite legion. (Applaudissements.) Que si cela est un malheur, il faut s'y resigner; car, au dix-neuvieme siecle, il n'y a plus pour les societes humaines d'autre air respirable que la liberte. Ils se disaient enfin, ces hommes obstines, que, dans un temps qui doit etre une epoque d'enseignement universel, que, pour le citoyen d'un pays vraiment libre, – a la seule condition de mettre a son oeuvre la marque d'origine, avoir une idee dans son cerveau, avoir une ecritoire sur sa table, avoir une presse dans sa maison, c'etaient la trois droits identiques; que nier l'un, c'etait nier les deux autres; que sans doute tous les droits s'exercent sous la reserve de se conformer aux lois, mais que les lois doivent etre les tutrices et non les geolieres de la liberte. (Vive approbation a gauche.)

 

Voila ce que se disaient les hommes qui ont cette infirmite de s'enteter aux principes, et qui exigent que les institutions d'un pays soient logiques et vraies. Mais, si j'en crois les lois que vous votez, j'ai bien peur que la verite ne soit une demagogue, que la logique ne soit une rouge (rires), et que ce ne soient la des opinions et un langage d'anarchistes et de factieux.

Voyez eu regard le systeme contraire! Comme tout s'y enchaine et s'y tient! Quelle bonne loi, j'y insiste, que cette loi des brevets d'imprimeur, entendue comme on l'entend, et pratiquee comme on la pratique! Quelle excellente chose que de proclamer en meme temps la liberte de l'ouvrier et la servitude de l'outil, de dire: La plume est a l'ecrivain, mais l'ecritoire est a la police; la presse est libre, mais l'imprimerie est esclave!

Et, dans l'application, quels beaux resultats! quels phenomenes d'equite! Jugez-en. Voici un exemple:

Il y a un an, le 13 juin, une imprimerie est saccagee. (Mouvement d'attention.) Par qui? Je ne l'examine pas en ce moment, je cherche plutot a attenuer le fait qu'a l'aggraver; il y a eu deux imprimeries visitees de cette facon, mais pour l'instant je me borne a une seule. Une imprimerie donc est mise a sac, devastee, ravagee de fond en comble.

Une commission, nommee par le gouvernement, commission dont l'homme qui vous parle etait membre, verifie les faits, entend des rapports d'experts, declare qu'il y a lieu a indemnite, et propose, si je ne me trompe, pour cette imprimerie specialement, un chiffre de 75,000 francs. La decision reparatrice se fait attendre. Au bout d'un an, l'imprimeur victime du desastre recoit enfin une lettre du ministre. Que lui apporte cette lettre? L'allocation de son indemnite? Non, le retrait de son brevet. (Sensation.)

Admirez ceci, messieurs! Des furieux devastent une imprimerie. Compensation: le gouvernement ruine l'imprimeur. (Nouveau mouvement. – En ce moment l'orateur s'interrompt. Il est tres pale et semble souffrant. On lui crie de toutes parts: Reposez-vous! M. de Larochejaquelein lui passe un flacon. Il le respire, et reprend au bout de quelques instants.)

Est-ce que tout cela n'etait pas merveilleux? Est-ce qu'il ne se degageait pas, de l'ensemble de tous ces moyens d'action places dans la main du pouvoir, toute l'intimidation possible? Est-ce que tout n'etait pas epuise la en fait d'arbitraire et de tyrannie, et y avait-il quelque chose au dela?

Oui, il y avait cette loi.

Messieurs, je l'avoue, il m'est difficile de parler avec sang-froid de ce projet de loi. Je ne suis rien, moi, qu'un homme accoutume, depuis qu'il existe, a tout devoir a cette sainte et laborieuse liberte de la pensee, et, quand je lis cet inqualifiable projet de loi, il me semble que je vois frapper ma mere. (Mouvement.)

Je vais essayer pourtant d'analyser cette loi froidement.

Ce projet, messieurs, c'est la son caractere, cherche a faire obstacle de toute part a la pensee. Il fait peser sur la presse politique, outre le cautionnement ordinaire, un cautionnement d'un nouveau genre, le cautionnement eventuel, le cautionnement discretionnaire, le cautionnement de bon plaisir (rires et bravos), lequel, a la fantaisie du ministere public, pourra brusquement s'elever a des sommes monstrueuses, exigibles dans les trois jours. Au rebours de toutes les regles du droit criminel, qui presume toujours l'innocence, ce projet presume la culpabilite, et il condamne d'avance a la ruine un journal qui n'est pas encore juge. Au moment ou la feuille incriminee franchit le passage de la chambre d'accusation a la salle des assises, le cautionnement eventuel est la comme une sorte de muet aposte qui l'etrangle entre les deux portes. (Sensation profonde.) Puis, quand le journal est mort, il le jette aux jures, et leur dit: Jugez-le! (Tres bien!)

Ce projet favorise une presse aux depens de l'autre, et met cyniquement deux poids et deux mesures dans la main de la loi.

En dehors de la politique, ce projet fait ce qu'il peut pour diminuer la gloire et la lumiere de la France. Il ajoute des impossibilites materielles, des impossibilites d'argent, aux difficultes innombrables deja qui genent en France la production et l'avenement des talents. Si Pascal, si La Fontaine, si Montesquieu, si Voltaire, si Diderot, si Jean-Jacques, sont vivants, il les assujettit au timbre. Il n'est pas une page illustre qu'il ne fasse salir par le timbre. Messieurs, ce projet, quelle honte! pose la griffe malpropre du fisc sur la litterature! sur les beaux livres! sur les chefs-d'oeuvre! Ah! ces beaux livres, au siecle dernier, le bourreau les brulait, mais il ne les tachait pas. Ce n'etait plus que de la cendre; mais cette cendre immortelle, le vent venait la chercher sur les marches du palais de justice, et il l'emportait, et il la jetait dans toutes les ames, comme une semence de vie et de liberte! (Mouvement prolonge.)

Desormais les livres ne seront plus brules, mais marques. Passons.

Sous peine d'amendes folles, d'amendes dont le chiffre, calcule par le Journal des Debats lui-meme, peut varier de 2,500,000 francs a 10 millions pour une seule contravention (violentes denegations au banc de la commission et au banc des ministres); je vous repete que ce sont les calculs memes du Journal des Debats, que vous pouvez les retrouver dans la petition des libraires, et que ces calculs, les voici. (L'orateur montre un papier qu'il tient a la main.) Cela n'est pas croyable, mais cela est! – Sous la menace de ces amendes extravagantes (nouvelles denegations au banc de la commission: – Vous calomniez la loi), ce projet condamne au timbre toute edition publiee par livraisons, quelle qu'elle soit, de quelque ouvrage que ce soit, de quelque auteur que ce soit, mort ou vivant; en d'autres termes, il tue la librairie. Entendons-nous, ce n'est que la librairie francaise qu'il tue, car, du contrecoup, il enrichit la librairie belge. Il met sur le pave notre imprimerie, notre librairie, notre fonderie, notre papeterie, il detruit nos ateliers, nos manufactures, nos usines; mais il fait les affaires de la contre-facon; il ote a nos ouvriers leur pain et il le jette aux ouvriers etrangers. (Sensation profonde.)