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Actes et Paroles, Volume 1

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Oui, j'y insiste, vous ne savez pas vous-memes ce qu'a un jour donne, ce que, dans des circonstances possibles, votre propre loi fera de vous! (Agitation inexprimable. Les interruptions se croisent.)

Vous vous recriez de ce cote, vous ne croyez pas a mes paroles. (A droite: Non! non!) Voyons. Vous pouvez fermer les yeux a l'avenir; mais les fermerez-vous au passe? L'avenir se conteste, le passe ne se recuse pas. Eh bien! tournez la tete, regardez a quelques annees en arriere. Supposez que les deux revolutions survenues depuis vingt ans aient ete vaincues par la royaute, supposez que votre loi de deportation eut existe alors, Charles X aurait pu l'appliquer a M. Thiers, et Louis-Philippe a M. Odilon Barrot. (Applaudissements a gauche.)

M. ODILON BARROT, se levant. – Je demande a l'orateur la permission de l'interrompre.

M. VICTOR HUGO. – Volontiers.

M. ODILON BARROT. – Je n'ai jamais conspire; j'ai soutenu le dernier la monarchie; je ne conspirerai jamais, et aucune justice ne pourra pas plus m'atteindre dans l'avenir qu'elle n'aurait pu m'atteindre dans le passe. (Tres bien! a droite.)

M. VICTOR HUGO. – M. Odilon Barrot, dont j'honore le noble caractere, s'est mepris sur le sens de mes paroles. Il a oublie qu'au moment ou je parlais, je ne parlais pas de la justice juste, mais de la justice injuste, de la justice politique, de la justice des partis. Or la justice injuste frappe l'homme juste, et pouvait et peut encore frapper M. Odilon Barrot. C'est ce que j'ai dit, et c'est ce que je maintiens. (Reclamations a droite.)

Quand je vous parle des revanches de la destinee et de tout ce qu'une pareille loi peut contenir de contrecoups, vous murmurez. Eh bien! j'insiste encore! et je vous previens seulement que, si vous murmurez maintenant, vous murmurerez contre l'histoire. (Le silence se retablit. – Ecoutez!)

De tous les hommes qui ont dirige le gouvernement ou domine l'opinion depuis soixante ans, il n'en est pas un, pas un, entendez-vous bien? qui n'ait ete precipite, soit avant, soit apres. Tous les noms qui rappellent des triomphes rappellent aussi des catastrophes; l'histoire les designe par des synonymes ou sont empreintes leurs disgraces, tous, depuis le captif d'Olmutz, qui avait ete La Fayette, jusqu'au deporte de Sainte-Helene, qui avait ete Napoleon. (Mouvement.)

Voyez et reflechissez. Qui a repris le trone de France en 1814? L'exile de Hartwell. Qui a regne apres 1830? Le proscrit de Reichenau, redevenu aujourd'hui le banni de Claremont. Qui gouverne en ce moment? Le prisonnier de Ham. (Profonde sensation.) Faites des lois de proscription maintenant! (Bravo! a gauche.)

Ah! que ceci vous instruise! Que la lecon des uns ne soit pas perdue pour l'orgueil des autres!

L'avenir est un edifice mysterieux que nous batissons nous-memes de nos propres mains dans l'obscurite, et qui doit plus tard nous servir a tous de demeure. Un jour vient ou il se referme sur ceux qui l'ont bati. Ah! puisque nous le construisons aujourd'hui pour l'habiter demain, puisqu'il nous attend, puisqu'il nous saisira sans nul doute, composons-le donc, cet avenir, avec ce que nous avons de meilleur dans l'ame, et non avec ce que nous avons de pire; avec l'amour, et non avec la colere!

Faisons-le rayonnant et non tenebreux! faisons-en un palais et non une prison!

Messieurs, la loi qu'on vous propose est mauvaise, barbare, inique. Vous la repousserez. J'ai foi dans votre sagesse et dans votre humanite. Songez-y au moment du vote. Quand les hommes mettent dans une loi l'injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l'ont faite. (Mouvement general et prolonge.)

Un dernier mot, ou, pour mieux dire, une derniere priere, une derniere supplication.

Ah! croyez-moi, je m'adresse a vous tous, hommes de tous les partis qui siegez dans cette enceinte, et parmi lesquels il y a sur tous ces bancs tant de coeurs eleves et tant d'intelligences genereuses, croyez-moi, je vous parle avec une profonde conviction et une profonde douleur, ce n'est pas un bon emploi de notre temps que de faire des lois comme celle-ci! (Tres bien! c'est vrai!) Ce n'est pas un bon emploi de notre temps que de nous tendre les uns aux autres des embuches dans une penalite terrible et obscure, et de creuser pour nos adversaires des abimes de misere et de souffrance ou nous tomberons peut-etre nous-memes! (Agitation.)

Mon Dieu! quand donc cesserons-nous de nous menacer et de nous dechirer? Nous avons pourtant autre chose a faire! Nous avons autour de nous les travailleurs qui demandent des ateliers, les enfants qui demandent des ecoles, les vieillards qui demandent des asiles, le peuple qui demande du pain, la France qui demande de la gloire! (Bravo! a gauche. – On rit a droite.)

Nous avons une societe nouvelle a faire sortir des entrailles de la societe ancienne, et, quant a moi, je suis de ceux qui ne veulent sacrifier ni l'enfant ni la mere. (Mouvement.) Ah! nous n'avons pas le temps de nous hair! (Nouveau mouvement.)

La haine depense de la force, et, de toutes les manieres de depenser de la force, c'est la plus mauvaise. (Tres bien! bravo!) Reunissons fraternellement tous nos efforts, au contraire, dans un but commun, le bien du pays. Au lieu d'echafauder peniblement des lois d'irritation et d'animosite, des lois qui calomnient ceux qui les font (mouvement), cherchons ensemble, et cordialement, la solution du redoutable probleme de civilisation qui nous est pose, et qui contient, selon ce que nous en saurons faire, les catastrophes les plus fatales ou le plus magnifique avenir. (Bravo! a gauche.)

Nous sommes une generation predestinee, nous touchons a une crise decisive, et nous avons de bien plus grands et de bien plus effrayants devoirs que nos peres. Nos peres n'avaient que la France a servir; nous, nous avons la France a sauver. Non, nous n'avons pas le temps de nous hair! (Mouvement prolonge.) Je vote contre le projet de loi! (Acclamations a gauche et longs applaudissements. – La seance est suspendue, pendant que tout le cote gauche en masse descend et vient feliciter l'orateur au pied de la tribune.)

VI
LE SUFFRAGE UNIVERSEL

[Note: Ce discours fut prononce durant la discussion du projet qui devint la funeste loi du 31 mai 1850. Ce projet avait ete prepare, de complicite avec M. Louis Bonaparte, par une commission speciale de dix-sept membres. (Note de l'editeur.)]

20 mai 1850.

Messieurs, la revolution de fevrier, et, pour ma part, puisqu'elle semble vaincue, puisqu'elle est calomniee, je chercherai toutes les occasions de la glorifier dans ce qu'elle a fait de magnanime et de beau (Tres bien! tres bien!), la revolution de fevrier avait eu deux magnifiques pensees. La premiere, je vous la rappelais l'autre jour, ce fut de monter jusqu'aux sommets de l'ordre politique et d'en arracher la peine de mort; la seconde, ce fut d'elever subitement les plus humbles regions de l'ordre social au niveau des plus hautes et d'y installer la souverainete.

Double et pacifique victoire du progres qui, d'une part, relevait l'humanite, qui, d'autre part, constituait le peuple, qui emplissait de lumiere en meme temps le monde politique et le monde social, et qui les regenerait et les consolidait tous deux a la fois, l'un par la clemence, l'autre par l'egalite. (Bravo! a gauche.)

Messieurs, le grand acte, tout ensemble politique et chretien, par lequel la revolution de fevrier fit penetrer son principe jusque dans les racines memes de l'ordre social, fut l'etablissement du suffrage universel, fait capital, fait immense, evenement considerable qui introduisit dans l'etat un element nouveau, irrevocable, definitif. Remarquez-en, messieurs, toute la portee. Certes, ce fut une grande chose de reconnaitre le droit de tous, de composer l'autorite universelle de la somme des libertes individuelles, de dissoudre ce qui restait des castes dans l'unite auguste d'une souverainete commune, et d'emplir du meme peuple tous les compartiments du vieux monde social; certes, cela fut grand. Mais, messieurs, c'est surtout dans son action sur les classes qualifiees jusqu'alors classes inferieures qu'eclate la beaute du suffrage universel. (Rires ironiques a droite.)

Messieurs, vos rires me contraignent d'y insister. Oui, le merveilleux cote du suffrage universel, le cote efficace, le cote politique, le cote profond, ce ne fut pas de lever le bizarre interdit electoral qui pesait, sans qu'on put deviner pourquoi, – mais c'etait la sagesse des grands hommes d'etat de ce temps-la (on rit a gauche), – qui sont les memes que ceux de ce temps-ci… – (nouveaux rires approba a gauche); ce ne fut pas, dis-je, de lever le bizarre interdit electoral qui pesait sur une partie de ce qu'on nommait la classe moyenne, et meme de ce qu'on nommait la classe elevee; ce ne fut pas de restituer son droit a l'homme qui etait avocat, medecin, lettre, administrateur, officier, professeur, pretre, magistrat, et qui n'etait pas electeur; a l'homme qui etait jure, et qui n'etait pas electeur; a l'homme qui etait membre de l'institut, et qui n'etait pas electeur; a l'homme qui etait pair de France, et qui n'etait pas electeur; non, le cote merveilleux, je le repete, le cote profond, efficace, politique du suffrage universel, ce fut d'aller chercher dans les regions douloureuses de la societe, dans les bas-fonds, comme vous dites, l'etre courbe sous le poids des negations sociales, l'etre froisse qui, jusqu'alors, n'avait eu d'autre espoir que la revolte, et de lui apporter l'esperance sous une autre forme (Tres bien!), et de lui dire: Vote! ne te bats plus! (Mouvement.) Ce fut de rendre sa part de souverainete a celui qui jusque-la n'avait eu que sa part de souffrance! Ce fut d'aborder dans ses tenebres materielles et morales l'infortune qui, dans les extremites de sa detresse, n'avait d'autre arme, d'autre defense, d'autre ressource que la violence, et de lui retirer la violence, et de lui remettre dans les mains, a la place de la violence, le droit! (Bravos prolonges.)

 

Oui, la grande sagesse de cette revolution de fevrier qui, prenant pour base de la politique l'evangile (a droite: Quelle impiete!), institua le suffrage universel, sa grande sagesse, et en meme temps sa grande justice, ce ne fut pas seulement de confondre et de dignifier dans l'exercice du meme pouvoir souverain le bourgeois et le proletaire; ce fut d'aller chercher dans l'accablement, dans le delaissement, dans l'abandon, dans cet abaissement qui conseille si mal, l'homme de desespoir, et de lui dire: Espere! l'homme de colere, et de lui dire: Raisonne! le mendiant, comme on l'appelle, le vagabond, comme on l'appelle, le pauvre, l'indigent, le desherite, le malheureux, le miserable, comme on l'appelle, et de le sacrer citoyen! (Acclamation a gauche.)

Voyez, messieurs, comme ce qui est profondement juste est toujours en meme temps profondement politique. Le suffrage universel, en donnant un bulletin a ceux qui souffrent, leur ote le fusil. En leur donnant la puissance, il leur donne le calme. Tout ce qui grandit l'homme l'apaise. (Mouvement.)

Le suffrage universel dit a tous, et je ne connais pas de plus admirable formule de la paix publique: Soyez tranquilles, vous etes souverains. (Sensation.)

Il ajoute: Vous souffrez? eh bien! n'aggravez pas vos souffrances, n'aggravez pas les detresses publiques par la revolte. Vous souffrez? eh bien! vous allez travailler vous-memes, des a present, au grand oeuvre de la destruction de la misere, par des hommes qui seront a vous, par des hommes en qui vous mettrez votre ame, et qui seront, en quelque sorte, votre main. Soyez tranquilles.

Puis, pour ceux qui seraient tentes d'etre recalcitrants, il dit:

– Avez-vous vote? Oui. Vous avez epuise votre droit, tout est dit. Quand le vote a parle, la souverainete a prononce. Il n'appartient pas a une fraction de defaire ni de refaire l'oeuvre collective. Vous etes citoyens, vous etes libres, votre heure reviendra, sachez l'attendre. En attendant, parlez, ecrivez, discutez, enseignez, eclairez; eclairez-vous, eclairez les autres. Vous avez a vous, aujourd'hui, la verite, demain la souverainete, vous etes forts. Quoi! deux modes d'action sont a votre disposition, le droit du souverain et le role du rebelle, vous choisiriez le role du rebelle! ce serait une sottise et ce serait un crime. (Applaudissements a gauche.)

Voila les conseils que donne aux classes souffrantes le suffrage universel. (Oui! oui! a gauche – Rires a droite.) Messieurs, dissoudre les animosites, desarmer les haines, faire tomber la cartouche des mains de la misere, relever l'homme injustement abaisse et assainir l'esprit malade par ce qu'il y a de plus pur au monde, le sentiment du droit librement exerce, reprendre a chacun le droit de force, qui est le fait naturel, et lui rendre en echange la part de souverainete, qui est le fait social, montrer aux souffrances une issue vers la lumiere et le bien-etre, eloigner les echeances revolutionnaires et donner a la societe, avertie, le temps de s'y preparer, inspirer aux masses cette patience forte qui fait les grands peuples, voila l'oeuvre du suffrage universel (sensation profonde), oeuvre eminemment sociale au point de vue de l'etat, eminemment morale au point de vue de l'individu.

Meditez ceci, en effet: sur cette terre d'egalite et de liberte, tous les hommes respirent le meme air et le meme droit. (Mouvement.) Il y a dans l'annee un jour ou celui qui vous obeit se voit votre pareil, ou celui qui vous sert se voit votre egal, ou chaque citoyen, entrant dans la balance universelle, sent et constate la pesanteur specifique du droit de cite, et ou le plus petit fait equilibre au plus grand. (Bravo! a gauche. – On rit a droite.) Il y a un jour dans l'annee ou le gagne-pain, le journalier, le manoeuvre, l'homme qui traine des fardeaux, l'homme qui casse des pierres au bord des routes, juge le senat, prend dans sa main, durcie par le travail, les ministres, les representants, le president de la republique, et dit: La puissance, c'est moi! Il y a un jour dans l'annee ou le plus imperceptible citoyen, ou l'atome social participe a la vie immense du pays tout entier, ou la plus etroite poitrine se dilate a l'air vaste des affaires publiques; un jour ou le plus faible sent en lui la grandeur de la souverainete nationale, ou le plus humble sent en lui l'ame de la patrie! (Applaudissements a gauche. – Rires et bruit a droite.) Quel accroissement de dignite pour l'individu, et par consequent de moralite! Quelle satisfaction, et par consequent quel apaisement! Regardez l'ouvrier qui va au scrutin. Il y entre, avec le front triste du proletaire accable, il en sort avec le regard d'un souverain. (Acclamations a gauche. – Murmures a droite.)

Or qu'est-ce que tout cela, messieurs? C'est la fin de la violence, c'est la fin de la force brutale, c'est la fin de l'emeute, c'est la fin du fait materiel, et c'est le commencement du fait moral. (Mouvement) C'est, si vous permettez que je rappelle mes propres paroles, le droit d'insurrection aboli par le droit de suffrage. (Sensation.)

Eh bien! vous, legislateurs charges par la providence de fermer les abimes et non de les ouvrir, vous qui etes venus pour consolider et non pour ebranler, vous, representants de ce grand peuple de l'initiative et du progres, vous, hommes de sagesse et de raison, qui comprenez toute la saintete de votre mission, et qui, certes, n'y faillirez pas, savez-vous ce que vient faire aujourd'hui cette loi fatale, cette loi aveugle qu'on ose si imprudemment vous presenter? (Profond silence.)

Elle vient, je le dis avec un fremissement d'angoisse, je le dis avec l'anxiete douloureuse du bon citoyen epouvante des aventures ou l'on precipite la patrie, elle vient proposer a l'assemblee l'abolition du droit de suffrage pour les classes souffrantes, et, par consequent, je ne sais quel retablissement abominable et impie du droit d'insurrection. (Mouvement prolonge.)

Voila toute la situation en deux mots. (Nouveau mouvement.)

Oui, messieurs, ce projet, qui est toute une politique, fait deux choses, il fait une loi, et il cree une situation.

Une situation grave, inattendue, nouvelle, menacante, compliquee, terrible.

Allons au plus presse. Le tour de la loi, consideree en elle-meme, viendra. Examinons d'abord la situation.

Quoi! apres deux annees d'agitation et d'epreuves, inseparables, il faut bien le dire, de toute grande commotion sociale, le but etait atteint!

Quoi! la paix etait faite! Quoi! le plus difficile de la solution, le procede, etait trouve, et, avec le procede, la certitude. Quoi! le mode de creation pacifique du progres etait substitue au mode violent; les impatiences et les coleres avaient desarme; l'echange du droit de revolte contre le droit de suffrage etait consomme; l'homme des classes souffrantes avait accepte, il avait doucement et noblement accepte. Nulle agitation, nulle turbulence. Le malheureux s'etait senti rehausse par la confiance sociale. Ce nouveau citoyen, ce souverain restaure, etait entre dans la cite avec une dignite sereine. (Applaudissements a gauche. – Depuis quelques instants, un bruit presque continuel, venant de certains bancs de la droite, se mele a la voix de l'orateur. M. Victor Hugo s'interrompt et se tourne vers la droite.)

Messieurs, je sais bien que ces interruptions calculees et systematiques (denegations a droite. – Oui! oui! a gauche) ont pour but de deconcerter la pensee de l'orateur (C'est vrai!) et de lui oter la liberte d'esprit, ce qui est une maniere de lui oter la liberte de la parole. (Tres bien!) Mais c'est la vraiment un triste jeu, et peu digne d'une grande assemblee. (Denegations a droite.) Quant a moi, je mets le droit de l'orateur sous la sauvegarde de la majorite vraie, c'est-a-dire de tous les esprits genereux et justes qui siegent sur tous les bancs et qui sont toujours les plus nombreux parmi les elus d'un grand peuple. (Tres bien! a gauche. – Silence a droite.)

Je reprends. La vie publique avait saisi le proletaire sans l'etonner ni l'enivrer. Les jours d'election etaient pour le pays mieux que des jours de fete, c'etaient des jours de calme. (C'est vrai!) En presence de ce calme, le mouvement des affaires, des transactions, du commerce, de l'industrie, du luxe, des arts, avait repris; les pulsations de la vie reguliere revenaient. Un admirable resultat etait obtenu. Un imposant traite de paix etait signe entre ce qu'on appelle encore le haut et le bas de la societe. (Oui! oui!)

Et c'est la le moment que vous choisissez pour tout remettre en question! Et ce traite signe, vous le dechirez! (Mouvement.) Et c'est precisement cet homme, le dernier sur l'echelle de vie, qui, maintenant, esperait remonter, peu a peu et tranquillement, c'est ce pauvre, c'est ce malheureux, naguere redoutable, maintenant reconcilie, apaise, confiant, fraternel, c'est lui que votre loi va chercher! Pourquoi? Pour faire une chose insensee, indigne, odieuse, anarchique, abominable! pour lui reprendre son droit de suffrage! pour l'arracher aux idees de paix, de conciliation, d'esperance, de justice, de concorde, et, par consequent, pour le rendre aux idees de violence! Mais quels hommes de desordre etes-vous donc? (Nouveau mouvement.)

Quoi! le port etait trouve, et c'est vous qui recommencez les aventures! Quoi! le pacte etait conclu, et c'est vous qui le violez!

Et pourquoi cette violation du pacte? pourquoi cette agression en pleine paix? pourquoi ces emportements? pourquoi cet attentat? pourquoi cette folie? Pourquoi? je vais vous le dire. C'est parce qu'il a plu au peuple, apres avoir nomme qui vous vouliez, ce que vous avez trouve fort bon, de nommer qui vous ne vouliez pas, ce que vous trouvez mauvais. C'est parce qu'il a juge dignes de son choix des hommes que vous jugiez dignes de vos insultes. C'est parce qu'il est presumable qu'il a la hardiesse de changer d'avis sur votre compte depuis que vous etes le pouvoir, et qu'il peut comparer les actes aux programmes, et ce qu'on avait promis avec ce qu'on a tenu. (C'est cela!) C'est parce qu'il est probable qu'il ne trouve pas votre gouvernement completement sublime. (Tres bien! – On rit.) C'est parce qu'il semble se permettre de ne pas vous admirer comme il convient. (Tres bien! tres bien! – Mouvement.) C'est parce qu'il ose user de son vote a sa fantaisie, ce peuple, parce qu'il parait avoir cette audace inouie de s'imaginer qu'il est libre, et que, selon toute apparence, il lui passe par la tete cette autre idee etrange qu'il est souverain. (Tres bien!) C'est, enfin, parce qu'il a l'insolence de vous donner un avis sous cette forme pacifique du scrutin et de ne pas se prosterner purement et simplement a vos pieds. (Mouvement.) Alors vous vous indignez, vous vous mettez en colere, vous declarez la societe en danger, vous vous ecriez: Nous allons te chatier, peuple! Nous allons te punir, peuple! Tu vas avoir affaire a nous, peuple! – Et comme ce maniaque de l'histoire, vous battez de verges l'ocean! (Acclamation a gauche.)

Que l'assemblee me permette ici une observation qui, selon moi, eclaire jusqu'au fond, et d'un jour vrai et rassurant, cette grande question du suffrage universel.

Quoi! le gouvernement veut restreindre, amoindrir, emonder, mutiler le suffrage universel! Mais y a-t-il bien reflechi? Mais voyons, vous, ministres, hommes serieux, hommes politiques, vous rendez-vous bien compte de ce que c'est que le suffrage universel? le suffrage universel vrai, le suffrage universel sans restrictions, sans exclusions, sans defiances, comme la revolution de fevrier l'a etabli, comme le comprennent et le veulent les hommes de progres? (Au banc des ministres: C'est de l'anarchie. Nous ne voulons pas de ca!)

Je vous entends, vous me repondez: – Nous n'en voulons pas! c'est le mode de creation de l'anarchie! – (Oui! oui! a droite.) Eh bien! c'est precisement tout le contraire. C'est le mode de creation du pouvoir. (Bravo! a gauche.) Oui, il faut le dire et le dire bien haut, et j'y insiste, ceci, selon moi, devrait eclairer toute cette discussion: ce qui sort du suffrage universel, c'est la liberte, sans nul doute, mais c'est encore plus le pouvoir que la liberte!

Le suffrage universel, au milieu de toutes nos oscillations orageuses, cree un point fixe. Ce point fixe, c'est la volonte nationale legalement manifestee; la volonte nationale, robuste amarre de l'etat, ancre d'airain qui ne casse pas et que viennent battre vainement tour a tour le flux des revolutions et le reflux des reactions! (Profonde sensation.)

 

Et, pour que le suffrage universel puisse creer ce point fixe, pour qu'il puisse degager la volonte nationale dans toute sa plenitude souveraine, il faut qu'il n'ait rien de contestable (C'est vrai! c'est cela!); il faut qu'il soit bien reellement le suffrage universel, c'est-a-dire qu'il ne laisse personne, absolument personne en dehors du vote; qu'il fasse de la cite la chose de tous, sans exception; car, en pareille matiere, faire une exception, c'est commettre une usurpation (Bravo! a gauche); il faut, en un mot, qu'il ne laisse a qui que ce soit le droit redoutable de dire a la societe: Je ne te connais pas! (Mouvement prolonge.)

A ces conditions, le suffrage universel produit le pouvoir, un pouvoir colossal, un pouvoir superieur a tous les assauts, meme les plus terribles; un pouvoir qui pourra etre attaque, mais qui ne pourra etre renverse, temoin le 15 mai, temoin le 23 juin (C'est vrai! c'est vrai!); un pouvoir invincible parce qu'il pose sur le peuple, comme Antee parce qu'il pose sur la terre! (Applaudissements a gauche.) Oui, grace au suffrage universel, vous creez et vous mettez au service de l'ordre un pouvoir ou se condense toute la force de la nation; un pouvoir pour lequel il n'y a qu'une chose qui soit impossible, c'est de detruire son principe, c'est de tuer ce qui l'a engendre. (Nouveaux applaudissements a gauche.)

Grace au suffrage universel, dans notre epoque ou flottent et s'ecroulent toutes les fictions, vous trouvez le fond solide de la societe. Ah! vous etes embarrasses du suffrage universel, hommes d'etat! ah! vous ne savez que faire du suffrage universel! Grand Dieu! c'est le point d'appui, l'inebranlable point d'appui qui suffirait a un Archimede politique pour soulever le monde! (Longue acclamation a gauche.)

Ministres, hommes qui nous gouvernez, en detruisant le caractere integral du suffrage universel, vous attentez au principe meme du pouvoir, du seul pouvoir possible aujourd'hui! Comment ne voyez-vous pas cela?

Tenez, voulez-vous que je vous le dise? Vous ne savez pas vous-memes ce que vous etes ni ce que vous faites. Je n'accuse pas vos intentions, j'accuse votre aveuglement. Vous vous croyez, de bonne foi, des conservateurs, des reconstructeurs de la societe, des organisateurs? Eh bien! je suis fache de detruire votre illusion; a votre insu, candidement, innocemment, vous etes des revolutionnaires! (Longue et universelle sensation.)

Oui! et des revolutionnaires de la plus dangereuse espece, des revolutionnaires de l'espece naive! (Hilarite generale.) Vous avez, et plusieurs d'entre vous l'ont deja prouve, ce talent merveilleux de faire des revolutions sans le voir, sans le vouloir et sans le savoir (nouvelle hilarite), en voulant faire autre chose! (On rit. – Tres bien! tres bien!) Vous nous dites: Soyez tranquilles! Vous saisissez dans vos mains, sans vous douter de ce que cela pese, la France, la societe, le present, l'avenir, la civilisation, et vous les laissez tomber sur le pave par maladresse! Vous faites la guerre a l'abime en vous y jetant tete baissee! (Long mouvement. – M. d'Hautpoul rit.)

Eh bien! l'abime ne s'ouvrira pas! (Sensation.) Le peuple ne sortira pas de son calme! Le peuple calme, c'est l'avenir sauve. (Applaudissements a gauche. – Rumeurs a droite.)

L'intelligente et genereuse population parisienne sait cela, voyez-vous, et, je le dis sans comprendre que de telles paroles puissent eveiller des murmures, Paris offrira ce grand et instructif spectacle que si le gouvernement est revolutionnaire, le peuple sera conservateur. (Bravo! bravo! – Rires a droite.)

Il a a conserver, en effet, ce peuple, non-seulement l'avenir de la France, mais l'avenir de toutes les nations! Il a a conserver le progres humain dont la France est l'ame, la democratie dont la France est le foyer, et ce travail magnifique que la France fait et qui, des hauteurs de la France, se repand sur le monde, la civilisation par la liberte! (Explosion de bravos.) Oui, le peuple sait cela, et quoi qu'on fasse, je le repete, il ne remuera pas. Lui qui a la souverainete, il saura aussi avoir la majeste. (Mouvement.) Il attendra, impassible, que son jour, que le jour infaillible, que le jour legal se leve! Comme il le fait deja depuis huit mois, aux provocations quelles qu'elles soient, aux agressions quelles qu'elles soient, il opposera la formidable tranquillite de la force, et il regardera, avec le sourire indigne et froid du dedain, vos pauvres petites lois, si furieuses et si faibles, defier l'esprit du siecle, defier le bon sens public, defier la democratie, et enfoncer leurs malheureux petits ongles dans le granit du suffrage universel! (Acclamation prolongee a gauche.)

Messieurs, un dernier mot. J'ai essaye de caracteriser la situation. Avant de descendre de cette tribune, permettez-moi de caracteriser la loi.

Cette loi, comme brandon revolutionnaire, les hommes du progres pourraient la redouter; comme moyen electoral, ils la dedaignent.

Ce n'est pas qu'elle soit mal faite, au contraire. Tout inefficace qu'elle est et qu'elle sera, c'est une loi savante, c'est une loi construite dans toutes les regles de l'art. Je lui rends justice. (On rit.)

Tenez, voyez, chaque detail est une habilete. Passons, s'il vous plait, cette revue instructive. (Nouveaux rires. – Tres bien!)

A la simple residence decretee par la constituante, elle substitue sournoisement le domicile. Au lieu de six mois, elle ecrit trois ans, et elle dit: C'est la meme chose. (Denegations a droite.) A la place du principe de la permanence des listes, necessaire a la sincerite de l'election, elle met, sans avoir l'air d'y toucher (on rit), le principe de la permanence du domicile, attentatoire au droit de l'electeur. Sans en dire un mot, elle biffe l'article 104 du code civil, qui n'exige pour la constatation du domicile qu'une simple declaration, et elle remplace cet article 104 par le cens indirectement retabli, et, a defaut du cens, par une sorte d'assujettissement electoral mal deguise de l'ouvrier au patron, du serviteur au maitre, du fils au pere. Elle cree ainsi, imprudence melee a tant d'habiletes, une sourde guerre entre le patron et l'ouvrier, entre le domestique et le maitre, et, chose coupable, entre le pere et le fils. (Mouvement. – C'est vrai!)

Ce droit de suffrage, qui, je crois l'avoir demontre, fait partie de l'entite du citoyen, ce droit de suffrage sans lequel le citoyen n'est pas, ce droit qui fait plus que le suivre, qui s'incorpore a lui, qui respire dans sa poitrine, qui coule dans ses veines avec son sang, qui va, vient et se meut avec lui, qui est libre avec lui, qui nait avec lui pour ne mourir qu'avec lui, ce droit imperdable, essentiel, personnel, vivant, sacre (on rit a droite), ce droit, qui est le souffle, la chair et l'ame d'un homme, votre loi le prend a l'homme et le transporte a quoi? A la chose inanimee, au logis, au tas de pierres, au numero de la maison! Elle attache l'electeur a la glebe! (Bravos a gauche. – Murmures a droite.)

Je continue.

Elle entreprend, elle accomplit, comme la chose la plus simple du monde, cette enormite, de faire supprimer par le mandataire le titre du mandant. (Mouvement.) Quoi encore? Elle chasse de la cite legale des classes entieres de citoyens, elle proscrit en masse de certaines professions liberales, les artistes dramatiques, par exemple, que l'exercice de leur art contraint a changer de residence a peu pres tous les ans.

A DROITE. – Les comediens dehors! Eh bien! tantmieux.

M. VICTOR HUGO. – Je constate, et le Moniteur constatera que, lorsque j'ai deplore l'exclusion d'une classe de citoyens digne entre toutes d'estime et d'interet, de ce cote on a ri et on a dit: Tant mieux!