La Cité Ravagée

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Chapitre Sept

Patience et Prières


Dagra et ses amis descendaient dans la vallée alors que le soleil du crépuscule plongeait dans l'horizon lointain. Les flèches et les tours fantômes de la cité au loin s'évanouirent à la vue, de même que le mur lui-même et ses créneaux. Le mur était encore à une heure de marche mais la nuit tomberait aussitôt une fois arrivés. Dagra regarda vers l'est, plissant des yeux en direction d'un gawek solitaire niché au pied d'un promontoire. Ses troncs jumeaux étaient enroulés l'un autour de l'autre, les hautes branches jetant une ombre longue sur le versant de la vallée.

"On ne met pas les pieds dans ce lieu oublié des dieux avant le lever du jour," dit-il. Voyant l'expression d'Oriken, il rajouta : "Pas de discussion. Je n'y mettrai les pieds qu'en plein jour et avec assez de marge devant nous. C'est déjà suffisant d'avoir à se promener dans une crypte au sein d'un cimetière, alors je ne vais pas passer des siècles à le faire dans l'obscurité s'il n'y a pas lieu de le faire."

Oriken haussa les épaules. "C'est désert, Dag. Je ne vois pas où est le problème."

"Dagra a raison," dit Jalis. "On ne sait pas ce qui s'y trouve. Pour autant qu'on sache, il pourrait y avoir un nid de lyakyn. Ou des cravants qui se sont adaptés à vivre dans des ruines plutôt que parmi les arbres. Ou encore d'anciens pièges tendus secrètement dans l'obscurité."

"Ça," dit Dagra d'une voix rauque, "et les esprits de tous ces païens morts qui hantent probablement les lieux. Non, non, oublie ça. Je suis d'avis de camper ici jusqu'à demain. On est bien arrivés jusqu'ici, qu'est-ce qui presse ?"

"On va aller jusqu'au point le plus haut et on trouve un endroit où camper," proposa Jalis.

"On pourrait tout aussi bien s'abriter sous cet arbre." Dagra fit un signe en direction du gawek. "Cet endroit en vaut bien un autre dans cette zone maudite."

Oriken secoua la tête. "On y est presque et tu te dégonfles."

Dagra lui lança un regard fâché.

"C'est une sage décision," dit Jalis en se dirigeant vers l'arbre. Alors que Dagra lui emboîta le pas, elle jeta un regard en direction d'Oriken. "Allez, on termine la journée ici et on attaque demain avec l'énergie du matin."

"D'accord, d'accord." Oriken tordit le rebord de son chapeau et se traîna derrière eux. En approchant du gawek, il dit : "Laissez-moi au moins explorer l'entrée avant la tombée de la nuit. Je promets de ne pas y entrer seul."

"Non. Personne ne va nulle part seul. Pas cette fois. Et puis, l'entrée est barrée. On aura besoin du grappin pour escalader." Voyant l'expression déçue d'Oriken, Jalis le regarda avec insistance. "Il y a un dicton de Vorinsia : c'est l'empressement qui a mis fin aux Edel."

"Je n'ai aucune idée de ce que cela veut dire."

"C'est une phrase attribuée au Premier Ascendant à l'époque où Vorinsia avait conquis les terres du sud de l'Arkh, en commençant par Sardaya, puis Khalevali. Les nobles, appelés les Edel en langue vorinsienne, de Khalevali et de ma patrie, surestimant leurs forces, avaient monté une révolte contre la mainmise des forces de Vorinsia. La haute noblesse fut écrasée mais l'Arkhus appela à la clémence, autorisant aux membres survivants des familles à quitter leurs domaines et leur fortune." Arrivant à l'ombre des grandes branches du gawek, elle ajouta : "Ne joue pas au héros, Oriken."

Il se renfrogna. "C'est toi le patron, patron."

"Arrête avec ça."

"Comme tu veux, patron."

Jalis le menaça du doigt. "Malan-gamir !"

Oriken eut un sourire narquois. "Je le ferais avec plaisir, siosa, pouvons-nous attendre jusqu'à ce qu'il fasse noir ?"

Jalis leva le bras et, d'une tape, fit voler le chapeau de la tête d'Oriken.

"Eh !"

Alors qu'il se penchait pour le récupérer, elle lui lança un regard d’avertissement. "La verge divine, cher Orik, pointe aussi bien vers le trésor que vers le piège. Prends bien garde où tu pointes la tienne. Et maintenant, prends un bol et va voir si tu peux nous trouver des baies fraîches."

"Je me servirai de mon chapeau." De par son ton, il était clair qu'elle l'avait froissé.

"On ne mange pas dans ton vieux machin tout abîmé," dit Dagra. "Les baies de marécage ont déjà assez mauvais goût comme ça, sans y ajouter ta sueur et tes sales cheveux."

Oriken haussa les épaules et fouilla un bol dans son sac.

"Passe-moi l'arbalète, jeune fille," dit Dagra. "Je vais aller avec lui."

Oriken le regarda pendant qu'il refermait son bardas. "C'est un peu excessif."

Dagra rigola tout en prenant l'arbalète des mains de Jalis. "T'inquiète, je ne vais pas te tirer dessus juste pour avoir désobéi au chef."

"Ne commence pas," prévint Jalis.

Dagra inclina la tête et lui fit discrètement un clin d'œil avant de suivre Oriken. Même si son humeur s'était un peu allégée, son agitation intérieure demeurait.

Dagra s'appuya sur les troncs enchevêtrés du gawek et laissa son regard courir sur le paysage du soir recouvert de lumière argentée. Quelques nuages obscurcissaient la course ascendante d'Haleth qui n'était qu'une pâle lueur dans le ciel étoilé. Au-delà des pierres qui formaient la route, les endroits où se trouvaient des bancs de marécages étaient signalés par les minuscules point lumineux des feux follets qui luisaient au-dessus de la lande. Tout était calme, à part le gazouillis et le pépiement des passereaux, le lointain croassement d'une grenouille et les ronflements discrets d'Oriken.

Dagra posa ses coudes sur ses genoux et, pour ce qui lui semblait être la millième fois depuis qu'il avait pénétré les Terres Mortes, il appela les dieux de ses pensées. Aveia et Svey'Drommelach bénis. Prophète Avato. Sage Ederron. Écoutez votre dévoué en ce moment de besoin. Protégez-le de vos ailes alors qu'il se dirige vers les ténèbres et faites que votre divine bonté chasse le mal et les ombres. Donnez-lui la force d'aller là où vous n'êtes pas et, de là, de retourner dans votre domaine. Si c'est votre volonté, guidez son retour pour qu'il continue de vous servir, ou bien, si c'est votre volonté, guidez son âme vers Kambesh pour qu'il puisse renaître.

Alors que Dagra finissait sa prière, Oriken renifla dans son sommeil et claqua des lèvres. Dagra regarda dans sa direction et il se figea, l'estomac noué. Une silhouette pâle, bipède, était accroupie au-dessus d'Oriken, sa tête informe penchée sur la couverture qui recouvrait le torse d'Oriken, ses bras gélatineux sans mains tapotant le tissu de laine. Dagra, paralysé, fixait cette curiosité informe.

Sortant de sa transe, il appela Oriken à voix basse. Bien que la créature ne semblât manifester aucune agressivité, il ne voulait pas la provoquant en poussant un cri. Une règle fondamentale dans la nature sauvage était de ne jamais sous-estimer une faune ou une flore inconnue. Oriken grommela et se mit à ronfler doucement.

Dagra empoigna son glaive et s'accroupit. Il avança avec précaution mais la créature semblait concentrée, la tête perdue dans la couverture. Une fois tout proche, il l'attaqua de son glaive. La lame s'enfonça profondément dans la chose mais celle-ci réagit à peine. Il retira la lame et remarqua, abasourdi, l'absence de sang sur la peau blanchâtre ; bouche bée, il observa la plaie se refermer sur elle-même.

"C'est ça, sale bâtard," murmura-t-il tout en tranchant dans la tête de la créature d'un coup de glaive latéral. Le glaive plongea dans la chair molle qui offrit peu de résistance mais la lame passa au travers et la chair sembla se cicatriser instantanément. La créature leva la tête et se tint debout. Elle s'éloigna de la couverture et tourna son visage sans trait vers Dagra, puis s'en alla.

"Orik ! Réveille-toi !" Dagra se redressa, poursuivant du regard la créature qui s'évanouit dans la nuit.

Jalis se réveilla et se mit sur son séant. Alors qu'elle scrutait l'obscurité, un couteau à lancer apparut dans sa main.

Dagra attrapa Oriken par les épaules et il le secoua violemment. "Réveille-toi, merde !"

"Hein..." Paresseusement, Oriken se frotta le visage et finit par ouvrir les yeux. "Quelqu'un a mis de la mandragore dans mon thé ?"

"Tu n'as pas bu de thé," marmonna Jalis en remettant le couteau dans sa poche.

Oriken souleva la tête et regarda autour de lui. "Alors, Dag ?" dit-il encore endormi. "T'as vu quelque chose ?"

"Oui ! Non. Je ne sais pas. Il y avait..." Mais la créature étrange avait disparu.

Jalis lui lança un regard sévère. "Tu t'es assoupi et tu as fait un rêve ?"

"Non ! Je vous jure, il y avait quelque chose..."

"Eh !" Oriken se redressa et s'assit. Il jeta un coup d'œil à sa couverture. "C'est quoi ce truc blanc dont je suis couvert ? Dag ? Je ne plaisante, tu ferais mieux de ne pas—"

"Il y avait une créature !" protesta Dagra pendant qu'Oriken se débarrassa violemment de sa couverture. "C'était un... ah, je sais pas !" Il bafouillait d'exaspération.

"Dégoûtant." Oriken pinça sa chemise entre deux doigts. "C'est passé au travers."

"Laisse-moi voir." Jalis se pencha au-dessus de lui et souleva sa chemise pour exposer la peau de son torse. Il y avait trois amas de cette substance collante emmêlés aux poils de sa poitrine et des cercles rouges se dessinaient au travers.

"Qu'est-ce que..." dit Oriken en attrapant la couverture pour essuyer le liquide. "C'est engourdi."

 

Dagra fixait la couverture des yeux. Les parties de laine où la créature avait posé sa tête et ses mains commençaient à se désintégrer.

Jalis l'avait également remarqué. En toute hâte, elle s'empara de son sac et en sortit une serviette et une pochette et elle versa de l'eau sur la poitrine d'Oriken. Avec le coin de la couverture, elle épongea la substance collante des plaies autant qu'elle le put. De la pochette, elle prit une feuille humide et la plaça sur la plus grande des trois plaies. "Le népenthès est le meilleur traitement que nous ayons sous la main pour le moment. Peut-être cette créature n'était-elle pas venimeuse."

Oriken hocha la tête et regarda Dagra. "Ça ressemblait à quoi ?"

Dagra était perplexe. Il décrivit la créature du mieux qu'il put mais ni Oriken, ni Jalis ne purent s'en faire une idée précise.

"Nous allons devoir être plus vigilants." Jalis prit deux feuilles de plus de la pochette et dit à Dagra : "Bravo de l'avoir vue à temps. On ignore l'étendue du mal que ça a pu causer à Oriken pendant son sommeil. J'imagine que la sécrétion contenait un anesthésique."

Oriken pâlit pendant que Jalis continuait d'appliquer les feuilles de népenthès sur ses plaies. "Je te revaudrai ça, Dag. Écoute, je m'excuse de t'avoir crié dessus."

Dagra bougonna. "Oublie ça. Retourne te coucher. Je vais monter une autre garde et je te réveille dans deux heures. Je veux faire une rapide surveillance aux alentours de toutes façons. Si j'attrape cette chose, je la mets en pièces."

"Merci," dit Oriken. "Je doute de pouvoir me rendormir pourtant."

"Reste éveillé alors," proposa Jalis. "Mais repose-toi. Si tu te sens bizarre, appelle Dag ou réveille-moi." Elle jeta un coup d'œil à son bras. "Comment va cette blessure que tu as eue avec le cravant ?"

Oriken serra et desserra son poing. "Beaucoup mieux." Il fouilla dans le fond de son sac et en sortit sa veste en peau de nargut doublé de fourrure et l'enfila. Tout en fermant la rangée d'agrafes sur le devant de sa veste, il regarda Dagra et Jalis, tour à tour. "Eh, ça va, je ne veux plus courir aucun risque." Il s'allongea et posa son chapeau sur sa poitrine.

Jalis retourna s'enrouler dans sa couverture et, en moins d'une minute, se rendormit. Oriken croisa les bras derrière la tête et fit un signe de tête en direction de Dagra. Après avoir rengainé son glaive et vérifié que l'arbalète était chargée, Dagra partit faire sa patrouille.

Des cadavres, des cravants, des hommes sauvages et des trucs bizarres blancs et gélatineux, pensa-t-il. Et au matin, sans doute les esprits de gens morts depuis longtemps. Il envoya rapidement une autre prière aux dieux et aux prophètes pour que demain ne soit pas une épreuve supplémentaire. Il s'agissait maintenant d'attendre si, et comment, ils répondraient à ses prières.

Chapitre Huit

Observateurs du Bout du Monde


Oriken mâchonnait un coriace bout de viande séchée tout en suivant les plaies de son abdomen du bout d'un doigt. Le népenthès avait fait son travail. La peau était à vif mais elle cicatrisait, des croûtes avaient commencé à apparaître et, à la fin de son tour de garde, l'engourdissement avait diminué. Il prit l'un des trois œufs de caille bouillis dans la coupe qu'il gardait près du feu et l'écala. Il regarda le petit œuf d'un air maussade. C'était tout ce qu'il avait pu trouver la veille, bien qu'il eut poursuivi le cri de l'insaisissable caille. Leurs dernières provisions de viande salée, un petit œuf chacun et un bol de baies des marécages, c'était là tout leur petit-déjeuner. Il goba l'œuf et l'avala en quelques secondes.

"Moi, je vous le dis," annonça-t-il, "si on trouve l'un de ces cravants dans la cité, je m'en avale un."

Dagra fit une grimace.

"Bah quoi, qui sait quand on aura un autre repas digne de ce nom ? Je suis juste... innovateur."

"Si j'étais toi, je m'en abstiendrais," dit Jalis.

"De quoi, d'être innovateur ?"

Jalis lui lança un regard sarcastique. "La chair de cravant est plus coriace que le cuir, à moins de la faire mijoter une journée entière."

Dagra essuya ses mains sur son pantalon et se leva. "Ne me dis pas que tu sais ça d'expérience."

"Eh bien, en fait, si." Pendant un moment, Jalis parut perdue dans ses pensées. "C'est quelque chose de rare à Sardaya, du moins quand j’étais petite fille. Les cravants volants étaient un vrai fléau les fois où ils descendaient des montagnes. Mon père prenait souvent part à la chasse mensuelle et, parfois, il apportait un jarret de cravant que les bonnes faisaient mijoter." Elle regarda Oriken. "Mais nous n'en trouverons pas dans la cité parce que nous n'y allons pas. Ça n'est pas nécessaire. Pendant mon tour de garde, j'ai étudié la carte que Cela a donnée à Maros. Les Jardins Funéraires sont directement au-delà du portail. Nous n'avons donc pas besoin d'entrer dans Lachyla."

"Hmm." Oriken saisit son ceinturon posé au sol et se leva. "C'est vraiment dommage. J'étais impatient d'aller faire un tour à l'intérieur."

Dagra soupira. "Bien sûr que tu l'étais."

"On en reparlera plus tard." Jalis se redressa elle aussi et frappa dans ses mains. "Avant tout, les garçons, je crois que nous avons un joyau à trouver."

Le mur d'enceinte s'élevait au-dessus d'eux, aussi solide que le temps lui-même, à part quelques moellons effrités et quelques morceaux de mortier cassé au pied du mur. Oriken se sentait petit et insignifiant devant ces vieilles pierres imposantes.

"S'il y avait des archers sur ces créneaux," dit-il, "il n'y aurait aucun moyen d’accéder à l'intérieur, pas même avec une armée, et encore moins un trio de sabreurs."

"Heureusement qu'on a le grappin," dit Jalis.

"Et qu'il n'y a personne d'autre," réplique Oriken. "N'est-ce pas, Dag ?"

"J'espère," dit Dagra sourdement.

Oriken remarqua le long du mur les restes d'une corde qui pendait depuis les remparts crénelés. "Y a pas quelque chose qui vous dérange, vous deux ?"

Jalis fronça les sourcils en regardant la corde usée.

"Ça a l'air très vieux," dit Dagra.

Oriken hocha la tête. "Mais je ne crois pas que ça date du fléau. Et si ce que je dis est vrai, ça veut dire que nous ne sommes pas les premiers à nous être aventurés ici depuis que les cartes ont marqué ce territoire de la tête de mort.

Il porta son attention vers la herse abaissée dont les pointes étaient plantées dans la poussière entre les dalles fendillées. Les barres de fer rouillées étaient chacune aussi épaisse que son poignet. Il avança pour jeter un œil au travers et regarda au-delà, bouche bée.

"Le mot mort prend tout son sens..." murmura-t-il.

Jalis était à ses côtés. "Oh...," murmura-t-elle, puis elle recula d'un pas. "Eh bien, Orik. À toi l'honneur ?"

Avec un sourire, il se débarrassa de son sac. Il en sortit un long rouleau de corde dont l’une des extrémités était attachée à un lourd grappin.

"Reculez," dit-il. Il enroula la corde autour de son bras et s'avança vers le mur. Il bloqua l'extrémité libre de la corde sous son pied, jaugea la hauteur du rempart et fit osciller le crochet à l'autre extrémité de la corde. Puis, il lâcha la corde et le crochet s'éleva dans les airs, passa au-dessus, puis au-delà du mur et, dans un mouvement d'arc, redescendit et accrocha un rebord sur la passerelle qui longeait le haut du rempart. Il tira sur la corde pour tester l'ancrage du grappin puis il remit son sac à dos sur ses épaules.

"Honneur aux dames ?" dit-il à Jalis.

"Ah, merci, sios. Très aimable à toi." Elle empoigna la corde, s'élança avec agilité et commença à grimper.

Oriken surveillait son ascension jusqu'à ce qu'elle ait atteint le sommet. Puis, il se tourna vers Dagra. "Après toi."

Dagra ne dit pas un mot. Le visage crispé, il suivit le mur du regard. Il saisit son pendentif Avato et le pressa contre ses lèvres avant d'empoigner la corde à son tour. Il commença à se hisser, ses bottes trouvant à s'agripper dans les irrégularités des pierres. Oriken l'entendait grogner sous l'effet de l'effort, puis Dagra parvint à se hisser jusqu'aux créneaux.

Vers son sommet, le mur avait une légère inclinaison mais cela n'en facilitait pas moins son ascension. Avec ses longs membres et le poids de son bardas, les muscles des épaules d'Oriken étaient au supplice quand il atteignit enfin le sommet. De la sueur dégoulinait le long de son visage pendant qu'il se rétablissait à travers les créneaux. Sans observer de pause, il tira la corde et l'enroula sur elle-même.

Dagra était accroupi près de lui, le regard troublé.

"Eh," lui dit Oriken, "on finira ce travail. Nous sommes des sabreurs. C'est notre vocation."

Après avoir rangé la corde et le crochet dans son sac, Oriken se redressa et, pour la première fois, il étudia le paysage des Jardins Funéraires et de la cité de Lachyla au-delà, puis il comprit pourquoi Dagra avait l'air préoccupé. Il se frotta la barbe tout en regardant les innombrables rangées de pierres tombales alignées dans le vaste périmètre du cimetière. Des vases d'argile fissurés étaient debout ou couchés près de leurs plaques funéraires. Des statues de pierre partiellement effondrées parsemaient le sinistre paysage, certaines avec leurs bras et leurs têtes rassemblées à leur pied. Les statues de bronze, érigées telles des sentinelles à côté de portes de cryptes sophistiquées, étaient plus rares. Des silhouettes d'arbres sans feuilles qui, à cette époque de l'année devaient être en pleine floraison, projetaient leurs ombres, telles des doigts s'agrippant au sol. Tout était recouvert du poids des siècles.

"Tu as perdu ta langue ?" demanda Jalis.

"Pour une fois, oui," avoua-t-il.

Le terrain planté de tombes descendait puis remontait dans le lointain vers une muraille qui enfermait les morts dans un grand rectangle de pierre. Les remparts au loin paraissaient petits de là où ils se trouvaient, mais le large couloir central qui traversait le cimetière se déroulait jusqu'à une deuxième herse au milieu de la muraille.

Le Litchgate, le Portail des Morts-Vivants. Oriken se rappela avoir entendu ce nom dans les contes.

Aussi lugubres que les Jardins Funéraires puissent être, la cité au-delà était complètement différente. Des murs lourdement fortifiés ceignaient l'ensemble de la cité. Les bâtiments les plus proches étaient cachés derrière la muraille du cimetière mais, au fur et à mesure que le terrain remontait au-delà de la herse, on apercevait une artère principale qui se faufilait entre des rangées de constructions en dôme, obliques et crénelées, vers une sinistre forteresse. La masse du château dominait la cité, juché au sommet d'une basse colline comme une redoutable sentinelle, prête à bondir au moindre signe d'intrusion.

"Et nous y voilà," murmura Oriken. "Bonjour, Château de Lachyla."

"Pas le plus accueillant des endroits, hein ?" dit Jalis.

"Difficile de croire que ça ne fait pas partie des endroits qu’il faut absolument visiter à Himaera." Oriken jeta un œil en direction de Dagra. "Et toi qui trouvais la Citadelle Valekha minable."

"Ah mais, ça l'était." Le visage de Dagra était un masque de stoïcisme.

Le pied de la colline sur laquelle trônait le château était planté d'une myriade de constructions, plus petites que le château, mais de tailles imposantes, rassemblées telles des fidèles autour d'un sanctuaire. À mesure que l'on s'éloignait du cœur de la cité, les constructions devenaient moins hautes, plus petites et avaient l'air moins majestueux. Les flèches et les toits en coupole avaient peut-être été jolis dans une cité vibrante de vie mais aujourd'hui, ils n'étaient plus que les fantômes d'une grandeur passée ; des traces du fléau, sorties tout droit de la terre elle-même. Oriken devait l'admette, Lachyla était sans doute l'endroit le plus lugubre qu'il ait jamais vu.

De l'endroit où il se trouvait, des nappes brumeuses d'océan scintillaient à l'est et à l'ouest, rappelant que Lachyla était construite sur une péninsule effilée. Il pouvait imaginer les falaises escarpées, au-delà des murs de défense, donnant sur les profondeurs tumultueuses de l'Océan Echilan inexploré.

 

Le bout du monde, pensa-t-il, se rappelant une fois de plus comment Dagra et lui s'étaient agrippés aux flancs abrupts du Mont Sentinelle et avait contemplé l'océan.

Il se retourna au bruit des pas de Jalis et Dagra qui marchaient le long des créneaux en direction d'une tour de treuil. Ramassant ses affaires, il courut les rattraper. Le toit de la tour, fait de chêne, s'était déformé avec le passage du temps et des intempéries, mais il semblait encore intact. Au-dessous se trouvait le mécanisme du treuil avec, sur le côté, une longue poignée en fer. L'extrémité de la chaîne disparaissait à travers un trou dans le sol de pierre au-dessus du côté de la herse.

"Ça n'a pas l'air trop rouillé," remarqua Jalis. "En repartant, on essaiera le mécanisme ; s'il marche, ça nous évitera d'avoir à descendre le long du mur et risquer de laisser le grappin derrière nous s'il est coincé."

Oriken empoigna le manche de ses deux mains, banda ses muscles et pesa dessus de son poids. Il y eut du mouvement, la chaîne s'enroula autour de la bobine avec le clink-clink-clink sourd des maillons qui s'entrechoquaient, suivi du grincement de la herse qui semblait protester contre le réveil de son long sommeil.

"Je pense qu'on arrivera à l'ouvrir," dit-il en époussetant ses mains sur son pantalon.

Depuis la tour du treuil, une volée de marches en pierre menait vers le cimetière. Oriken suivit Jalis vers le terrain aride, Dagra sur ses talons. Ils traversèrent en direction des ruines de l'Allée des Morts-Vivants et se tinrent devant la herse. Oriken jeta un coup d'œil à travers les barres de fer vers la lande au-delà des murs et, pendant un court instant, il se sentit prisonnier, comme piégé dans les filets des mots du Tisseur de Contes, transporté dans un temps qui aurait peut-être dû rester enfermé dans les paroles de contes anciens. Repoussant cette pensée, il vit Jalis sortir de la poche de ses jambières un vieux parchemin jauni par le temps et qu'elle se mit à étudier.

"Regardez là," dit-elle. Les hommes se rassemblèrent. Du bout d'un ongle, elle traça une ligne vers le nord jusqu'à point situé aux trois-quarts du chemin. "Ça devrait être assez simple. On suit le chemin principal jusqu'à ce point." Elle dessina du doigt une ligne vers la droite et pointa jusqu'à un X tracé par leur cliente. "Puis, on va vers la droite et, on y sera."

"Sans cette carte," dit Dagra avec une expression sombre, "nous aurions passé ce cimetière au peigne fin."

"Eh bien, nous irons remercier Cela à notre retour." Jalis fit signe d'avancer. "Pour l'instant, notre prix nous attend."

Oriken lui pressa doucement l'épaule, puis partit en direction de la voie centrale. Jalis et Dagra lui emboîtèrent le pas à ses côtés. Alors qu'ils avançaient, une impression s'infiltra dans son esprit et il ouvrit ses sens à ce qui l'entoura.

J'ai raison, pensa-t-il. Une pointe d'inquiétude naquit au fond de son estomac. Non seulement les arbres étaient-ils morts et noircis, ils étaient également recouverts de pustules fongiques. Il n'y avait pas non plus d'arbustes en vue, à part de rares amas de ronces desséchées.

Et aucun bruit provenant de quelconques créatures. Ça nous permettra de les entendre venir, à défaut de les voir. Quel qu'ait été cet endroit auparavant, il devrait être envahi d'animaux et de plantes à l'heure qu'il était. Mais il en était dépourvu. Pas de criquets, pas de mouches, pas d'oiseaux. Des arbres morts et aucune herbe de quelque sorte que ce soit. Quel merdier !

"Il n'y a aucun signe de vie dans cet endroit," dit Dagra. "Rien, à part nous trois."

Oriken fronça les sourcils. "Ouais, j'étais sur le point de—"

"Il y a une odeur dans l'air," dit Jalis, son regard survolant les rangées de pierres tombales inclinées.

Oriken aussi pouvait la sentir. Ce n'était pas juste l'odeur moisie des longues années d'isolation, ni l'odeur salée de l'océan voisin ; c'était autre chose, à peine perceptible, mais présent néanmoins. Il renifla, plissa les yeux.

Doux, comme le parfum qui persiste longtemps après qu'une fille qui l'a porté ait quitté la pièce.

"C'est malsain," dit Dagra. "Rien n'est vivant ici. La moisissure recouvre tout et même celle-ci a séché."

"Tu connais la légende," dit Oriken. "Il y a peut-être une once de vérité dans la légende de la Cité Ravagée après tout."

Dagra renâcla. "Un nom approprié, s'il en est un."

Oriken éclata de rire. "Ouais, et puis ces soi-disant Jardins Funéraires, un véritable..." il frotta son pouce contre sa barbe et regarda en direction de Jalis. "Quel est ce mot que tu utilisais ? Non-sécateur ? Ouais, c'est ça. Cet endroit ne pourrait être plus mort. Ça, ils ont vu juste. Mais pourquoi des Jardins ? Un nom stupide pour un endroit où il n'y a pas le moindre brin d'herbe."

Jalis le regarda, amusée. "C'est génial que tu aies prêté attention à ma langue maternelle. Je crois que l'expression que tu cherches est non sequitur. Des sécateurs, ce sont des cisailles de jardinage. Mais dans un sens, tu as raison. Ces Jardins n'ont pas du tout besoin d'entretien."

"Eh bien, fléau ou pas, ça s'est passé il y a très longtemps." Oriken regarda au-dessus de la ligne de toits de la cité tentaculaire. "Maintenant qu'on est tout proche, c'est franchement tentant d'aller jeter un coup d'œil."

Dagra souffla. "Toi-même tu ressens comment c'est malsain ici, Orik. Ne tente pas le destin plus que nous ne l'ayons déjà fait. Je ne suis pas un lâche et tu le sais, mais je me souviens de la peur que j'éprouvais pour cet endroit quand j'étais garçon, et je n'ai pas besoin de pénétrer dans cette cité pour que cette peur revienne. Être entouré de ces cryptes impies, ces tombes et ces statues est déjà bien suffisant."

"Je disais juste, c'est tout. Eh Dag, tu n'as pas à serrer ton pendentif si fort. Tu n'as pas besoin des Dyades, on est avec toi." Oriken fit un clin d'œil à Jalis. Ses lèvres esquissèrent un sourire.

"Je prendrai les Dyades et vous deux en plus," dit Dagra. "Plus on est nombreux..."

"Ouais— Woohoo !" Oriken s'arrêta quand il aperçut quelque chose qui émergeait de la poussière à quelques pas du chemin. Il fit quelques pas et se pencha pour observer de plus près. Il y avait un amas de petits os partiellement déterrés dans la terre fissurée, une main humaine, ça ne faisait aucun doute. "Faut croire qu'ils n’enterraient pas bien profond par ici."

"Qu’est-ce qu’il y a ?" La voix de Dagra était nerveuse.

"Tu te souviens de cette maison où on est tombé sur les cravants ?"

"Oui."

"Eh bien, quand je dis qu'il vaut mieux s'en aller, rends-toi service et écoute-moi, cette fois. Tu es déjà assez sur les nerfs comme ça, on n'a pas besoin que tu nous fasses une crise de panique totale."

Dagra se rebiffa et tourna la tête. "C'est noté."

Ils continuèrent le long de l'Allée des Morts-Vivants jusqu'à ce qu'ils soient en mesure d'apercevoir au lointain le mur qui séparait le cimetière de la cité, avec la herse abaissée tout comme au portail d'entrée. Oriken jeta un œil par-dessus son épaule aux tours et aux remparts du mur de la lande, à peine visible derrière les entrées surélevées des cryptes, les statues plus grandes que nature et les arbres squelettiques.

"La crypte Chiddari devrait être proche maintenant," dit-il.

Jalis replia la carte et la glissa dans sa poche. "Il y a pas mal de cryptes par ici. Je propose qu'on se sépare et qu'on les vérifie séparément."

Dagra secoua vigoureusement la tête. "Oublie ça. Je n'irai pas seul dans ces lieux."

Jalis réprima un soupir. "Je n'ai pas dit qu'on y entrait, Dagra. Je dis qu'on devrait vérifier les noms au-dessus des entrées et sur les statues, là où il y en a."

"Oh." Il s'éclaircit la gorge. "D'accord. Très bien."

Oriken regarda son ami barbu. En vérité, le courage de Dagra avait diminué au fur et à mesure qu'ils avaient pénétré le Plateau de Scapa et là, au milieu du cimetière, il n'en avait plus. Ça n'allait pas. Ça n'allait pas du tout. Il claqua des doigts devant le visage de Dagra et lui jeta un regard sévère. "Eh. Allez, là. Arrête ça tout de suite. Je comprends que tu aies des problèmes spirituels en ce moment, mais fais-nous une faveur à nous, tes amis, et mets un couvercle dessus. Allons vérifier ces plaques comme Jalis vient de le dire."