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Le Vaisseau fantôme (Der Fliegende Holländer)

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SCÈNE IV

SENTA, DALAND, le HOLLANDAIS.

La porte s'ouvre. Daland et le Hollandais entrent. Aussitôt que le Hollandais paraît, le regard de Senta passe du portrait sur lui. Elle pousse un cri de surprise et demeure immobile, comme fascinée, sans quitter l'étranger des yeux.—Le Hollandais s'avance sur le devant de la scène. Daland s'est arrêté à la porte et y reste comme attendant que Senta vienne au-devant de lui.

DALAND, s'approchant lentement de Senta
 
Ma fille, enfin vers toi j'arrive,
Quoi! pas un sourire, un baiser?
Quel charme étrange te captive?
Est-ce ainsi qu'on doit me traiter?
 
SENTA, dès que Daland est arrivé près d'elle, elle lui prend la main
 
Salut à toi!
 

(L'attirant plus près d'elle.)

 
Cet étranger,
Père, qui peut-il être?
 
DALAND
 
Tu le voudrais connaître?
A l'étranger enfant, ton accueil peut sourire,
C'est un marin qui vient demander un abri,
Sans femme, sans patrie, errant sur son navire,
Des biens les plus vantés il revient enrichi.
Il veut, chassé de sa patrie,
Payer bien cher un toit ami.
Veux-tu, Senta, dis, je t'en prie,
Que l'étranger habite ici?
Chez nous qu'il trouve un abri?
 

(Au Hollandais.)

 
L'ai-je dépeinte trop charmante?
De tant d'attraits es-tu content?
Est-il besoin que je la vante?
De son sexe elle est l'ornement.
 

(Le Hollandais fait un mouvement d'assentiment.)

DALAND, à Senta
 
À l'étranger, enfant, ton accueil peut sourire,
L'espoir de ton amour l'amène auprès de nous
Tends-lui la main, qu'il soit, si ton cœur le désire,
Ton fiancé ce soir, et demain ton époux.
 

(Senta tressaille, mais reste calme. Daland prend une parure et la montre à sa fille).

 
Vois ces bijoux, chaîne brillante;
Il garde encor plus beaux présents.
N'est-il donc là rien qui te tente?
Tout est à toi, si tu consens.
 

(Senta, sans paraître entendre, demeure les yeux fixés sur le Hollandais. Celui-ci, de son côté, la contemple sans écouter Daland.)

 
Mais, pas un mot! je suis de trop pour eux.
Allons! laissons-les seuls, cela vaut mieux.
 

(Il considère attentivement le Hollandais et sa fille.)

(À Senta.)

 
Fais qu'il te garde sa tendresse,
Un tel bonheur n'est pas fréquent.
 

(Au Hollandais.)

 
Restez donc seuls, moi je vous laisse.
Son front est pur, son cœur constant.
 

(Daland s'éloigne lentement en les considérant tous deux avec complaisance. Le Hollandais et Senta restent seuls. Ils demeurent immobiles.)

SCÈNE V

SENTA, LE HOLLANDAIS.

LE HOLLANDAIS
 
Du temps passé, comme un lointain mirage,
Son seul aspect vient m'émouvoir.
Telle souvent m'apparut son image,
Telle à présent j'ai cru la voir.
Combien de fois mes yeux sur une femme
Se sont levés dans un ardent désir!
Car à mon cœur Satan laissa sa flamme
Pour redoubler les maux qu'il doit souffrir.
Le sombre feu qui toujours me dévore,
Du nom d'amour l'appellerai-je encore?
Oh! non! plutôt du salut c'est l'espoir!
À ce cœur pur puisse-je le devoir!
 
SENTA
 
Suis-je perdue, à présent, dans un songe,
Mirage étrange du sommeil?
Jusqu'à ce jour, jouet d'un vain mensonge,
Est-ce l'instant de mon réveil?
Lorsque je vois cette angoisse mortelle
Où tant de maux se lisent à la fois,
De la pitié la voix me trompe-t-elle?
Tel je le vis, et tel je le revois.
Ce feu brûlant dont l'ardeur me dévore,
Ah! de quel nom l'appellerai-je encore?
La grâce, le salut, ton seul espoir,
À mon amour puisses-tu le devoir!
 
LE HOLLANDAIS, s'approchant de Senta
 
Veux-tu, docile aux vœux d'un père,
Céder au choix qu'il a su faire?
Veux-tu donner la main, ta vie entière,
À l'étranger, et pour l'éternité?
Pour obtenir le repos que j'espère,
Puis-je compter sur ta fidélité?
 
SENTA
 
Qui que tu sois, quelque tourment barbare
Que le destin te condamne à subir,
Et quel que soit le sort qu'il me prépare,
Mon père parle, et je veux obéir.
 
LE HOLLANDAIS
 
Quoi! pour toujours tu consens à me suivre?
De mes tourments ainsi s'émeut ton cœur!
 
SENTA, à elle-même
 
De ses tourments, qu'enfin je le délivre!
 
LE HOLLANDAIS, qui a entendu Senta
 
Ô doux accents, au sein de ma douleur!
Ange clément, oui, ton amour céleste
Vaincrait l'enfer et son tourment.
Ah! du salut si quelque espoir me reste,
Qu'il vienne d'elle, ô Dieu puissant!
Si tu savais à quel supplice
Le sort t'expose auprès de moi,
Tu comprendrais quel sacrifice
Tu fais en me donnant ta foi!
À ce spectacle, ta jeune âme
Frissonnerait avec effroi,
Si la vertu qui fait la femme,
Fidélité! ne brille en toi.
 
SENTA
 
Je sais le devoir d'une femme,
Infortuné, rassure-toi!
Que le destin éprouve l'âme
Qui veut braver sa dure loi.
Dans la ferveur d'un cœur sans tache,
Ma foi se donne sans effort.
Oui, je saurai remplir ma tâche:
Fidélité jusqu'à la mort!
 
LE HOLLANDAIS
 
Un baume saint sur ma blessure
Paraît versé par son serment.
 
SENTA
 
Quelle est la voix qui me conjure
De mettre fin à son tourment?
 
LE HOLLANDAIS
 
C'est mon salut, ah! tout enfin le prouve!
Cesse, rigueur d'un triste sort!
 
SENTA
 
Ah! comme en son pays, qu'il trouve
Après l'orage enfin le port!
D'où naît en moi pareille audace,
Et dans mon sein quel feu nouveau?
 
LE HOLLANDAIS
 
L'étoile du malheur s'efface,
L'espoir rallume son flambeau.
 
SENTA
 
Le charme puissant qui m'enflamme,
C'est ton pouvoir, fidélité!
 
LE HOLLANDAIS
 
Vous, anges, faites qu'en son âme
Règne à jamais fidélité!
 

SCÈNE VI

Les Mêmes, DALAND.

DALAND, rentrant
 
Pardon! mes gens sont là, criant bien fort.
Chez nous on fête
Le retour au port.
Et quand s'apprête
Ce jour de plaisir,
Par votre hymen pourra-t-on l'embellir?
 

(Au Hollandais.)

 
Tous deux vous avez pu vous connaître à loisir.
 

(À Senta.)

 
Parle, Senta, dis, veux-tu consentir?
 
SENTA, au Hollandais, avec une résolution solennelle
 
Voici ma main! à toi mon sort!
Fidélité jusqu'à la mort!
 
LE HOLLANDAIS
 
À moi son cœur jusqu'à la mort!
Enfin, l'enfer est le moins fort!
 
DALAND
 
Pour nous s'annonce un heureux sort!
Allons! Tout est en fête au port!
 
FIN DU DEUXIÈME ACTE

ACTE TROISIÈME

Un havre bordé de rochers d'un côté. Sur le devant de la scène, la maison de Daland. Au fond, le navire du Norvégien, et celui du Hollandais assez rapprochés l'un de l'autre. Nuit claire. Le navire norvégien est illuminé, les matelots sont sur le pont, bruyants éclats de joie. L'aspect du navire Hollandais forme avec cette allégresse un contraste sinistre; une nuit fantastique l'enveloppe de toutes parts. Il y règne un silence de mort.

SCÈNE PREMIÈRE

LES MATELOTS HOLLANDAIS.

CHŒUR DE MATELOTS
 
Timonier, viens à nous!
Le repos est si doux!
Hiva! matelots, carguez,
Et mouillez!
Nous ne craignons guère
Flots ni vent,
Sachons nous distraire
En chantant.
J'ai ma belle à terre
Qui m'attend,
Un flacon de rack
Et d'excellent tabac.
Hiva!
En narguant
Flots et vent,
Amarrez
Et mouillez!
 

(Ils dansent gaîment sur le tillac en frappant du pied.)

 

SCÈNE II

LES MATELOTS, LES JEUNES FILLES.

Les jeunes filles arrivent apportant des corbeilles pleines de vivres et de liqueurs.

LES JEUNES FILLES
 
Ah! regardez! ils dansent tous,
Ils n'ont pas besoin de nous!
 

(Elles s'approchent du vaisseau hollandais.)

LES MATELOTS
 
Les belles, où donc allez-vous?
 
LES JEUNES FILLES
 
Quoi! ne pensez-vous donc qu'au vin?
Avec vous seuls loin d'être aimables,
Faisons la part pour le voisin.
 
LES MATELOTS
 
C'est vrai! donnez aux pauvres diables,
Ils sont mourants de soif, de faim.
 

(Examinant le vaisseau hollandais.)

 
J'écoute en vain!
Mais nul fanal! voyez, sur leur bord nul marin!
 
LES JEUNES FILLES, se dirigeant vers le vaisseau hollandais
 
Eh! matelot! veux-tu du feu?
Où donc es-tu? on y voit peu!
 
LES MATELOTS, riant
 
Laissez-les donc! ils dorment tous!
 
LES JEUNES FILLES
 
Holà marins! réveillez-vous!
 
(Long silence.)
LES MATELOTS
 
Ah! ah! je pense qu'ils sont morts!
Ils n'ont besoin de rien alors!
Allons! qu'on s'apprête
Marins paresseux!
N'est-ce donc pas fête
Aujourd'hui pour eux?
Ils restent tous muets encor
Comme un dragon gardant de l'or.
Holà! hé! marin
Veux-tu du bon vin?
Quoi, rien ne te tente,
Tu fuis tout régal,
Pas un ne boit, pas un ne chante,
À bord ne brille aucun fanal.
N'as-tu sur la plage
Aucun rendez-vous?
Viens sur le rivage
Danser avec nous.
Ils sont tous vieux et tous perclus,
Leurs amoureuses ne sont plus.
Marins! marins! réveillez-vous!
Voilà des fruits et du vin doux!
 

(Long silence.)

LES JEUNES FILLES, surprises et effrayées
 
C'est bien certain! ils sont tous morts!
Ils n'ont besoin de rien alors!
 
LES MATELOTS, plaisantant
 
Sachez-le bien, ce vaisseau qu'on nomma
«Le vaisseau Fantôme» il est là!
 
LES JEUNES FILLES
 
Ah! n'éveillez pas l'équipage!
Ce sont, je gage,
Des esprits!
 
LES MATELOTS
 
Combien sur vos têtes
De siècles enfuis?
Des vents, des tempêtes
Vous narguez les bruits!
 
LES JEUNES FILLES
 
Ils n'ont besoin d'aucun régal
À bord ne brille aucun fanal.
 
LES MATELOTS
 
N'est-il pas de lettre
Que, depuis le temps,
Il faudrait remettre
À vos grands parents?
 
LES JEUNES FILLES
 
Ils sont tous vieux et tous perclus,
Leurs amoureuses ne sont plus.
 
LES MATELOTS
 
Hé! montrez-nous comme,
Les voiles au vent,
Le Vaisseau Fantôme
S'enfuit promptement!
 
LES JEUNES FILLES, s'éloignant avec effroi du navire hollandais
 
Pas un n'entend! Ah! quel frisson!
Les appeler… Mais à quoi bon?
 
LES MATELOTS
 
Allons! laissez les morts en paix.
Gardez pour nous ces gais apprêts.
 
LES JEUNES FILLES, tendant leurs corbeilles par-dessus le bord
 
Prenez sans gêne, l'autre dort.
 
LES MATELOTS
 
Quoi! ne venez-vous pas à bord?
 
LES JEUNES FILLES
 
Il n'est pas temps, non, pas si vite.
C'est pour plus tard; buvez à flots,
Et, s'il vous plaît, dansez ensuite,
Mais ne troublez pas leur repos.
Laissez le voisin en repos!
 

(Elles s'en vont.)

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