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La vie simple

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VII
Le plaisir simple

Trouvez-vous ce temps amusant? Je le trouve, quant à moi, plutôt triste dans son ensemble. Et je crains que mon impression ne soit pas toute personnelle. À regarder vivre mes contemporains, à les écouter parler, je me sens malheureusement confirmé dans le sentiment qu'ils ne s'amusent pas beaucoup. Ce n'est pourtant pas faute d'essayer; mais il faut avouer qu'ils y réussissent médiocrement. À quoi cela peut-il bien tenir?

Les uns accusent la politique ou les affaires, d'autres les questions sociales ou le militarisme. On n'a que l'embarras du choix quand on se met à égrener le chapelet de nos gros soucis. Allez donc après vous amuser. Il y a trop de poivre dans notre soupe pour que nous la mangions avec plaisir. Nous avons les bras chargés d'une foule d'embarras, dont chacun suffirait à lui seul pour nous gâter l'humeur. Du matin au soir, où que vous alliez, vous rencontrez des gens pressés, harcelés, préoccupés. Ceux-ci ont laissé tout leur bon sang dans les méchants conflits d'une politique hargneuse; ceux-là sont écœurés des procédés vils, des jalousies qu'ils ont rencontrés dans le monde de la littérature ou des arts. La concurrence commerciale trouble aussi bien des sommeils; les programmes d'études trop exigeants et les carrières trop encombrées gâtent la vie aux jeunes gens; la classe ouvrière subit les conséquences d'une lutte industrielle sans trêve. Il devient désagréable de gouverner parce que le prestige s'en va, d'enseigner parce que le respect diminue: partout où l'on jette les yeux il y a des sujets de mécontentement.

Et pourtant l'histoire nous représente certaines époques tourmentées, à qui manquait autant qu'à la nôtre la tranquillité idyllique, et que les plus graves événements n'ont pas empêché de connaître la gaîté. Il semble même que la gravité des temps, l'insécurité du lendemain, la violence des commotions sociales devienne à l'occasion une source nouvelle de vitalité. Il n'est pas rare de voir les soldats chanter entre deux batailles, et je ne crois guère me tromper en disant que la joie humaine a célébré ses plus beaux triomphes dans les temps les plus durs, au milieu des obstacles. Mais on avait alors, pour dormir paisible avant la bataille, ou pour chanter dans la tourmente, des motifs d'ordre intérieur qui nous font peut-être défaut. La joie n'est pas dans les objets, elle est en nous. Et je persiste à croire que les causes de notre malaise présent, de cette mauvaise humeur contagieuse qui nous envahit, sont en nous au moins autant que dans les circonstances extérieures.

Pour s'amuser de tout cœur il faut se sentir sur une base solide, il faut croire à la vie et la posséder en soi. Et c'est là ce qui nous manque. Beaucoup d'hommes, même hélas! parmi les jeunes sont aujourd'hui brouillés avec la vie, et je ne parle pas des philosophes seuls. Comment voulez-vous qu'on s'amuse quand on a cette arrière-pensée qu'il vaudrait peut-être mieux, après tout, que rien n'eût jamais existé? Nous observons en outre dans les forces vitales de ce temps une dépression inquiétante qu'il faut attribuer à l'abus que l'homme a fait de ses sensations. Trop d'excès de toute nature ont faussé nos sens et altéré notre faculté d'être heureux. La nature succombe sous les excentricités qu'on lui a infligées. Profondément atteinte dans sa racine, la volonté de vivre, malgré tout persistante, cherche à se satisfaire par des moyens factices. On a recours dans le domaine médical à la respiration artificielle, à l'alimentation artificielle, à la galvanisation. De même nous voyons autour du plaisir expirant une multitude d'êtres empressés à le réveiller, à le ranimer. Les moyens les plus ingénieux ont été inventés: il ne sera pas dit qu'on a lésiné sur les frais. Tout a été tenté, le possible et l'impossible. Mais dans tous ces alambics compliqués on n'est jamais parvenu à distiller une goutte de joie véritable. Il ne faut pas confondre le plaisir et les instruments de plaisir. Suffirait-il de s'armer d'un pinceau pour être peintre, ou de s'acheter à grands frais un stradivarius pour être musicien? De même eussiez-vous pour vous amuser tout l'attirail extérieur le plus perfectionné, le plus ingénieux, vous n'en seriez pas plus avancé. Mais avec un débris de charbon, un grand peintre peut tracer une esquisse immortelle. Il faut du talent ou du génie pour peindre, et pour s'amuser il faut avoir la faculté d'être heureux. Quiconque la possède s'amuse à peu de frais. Cette faculté se détruit dans l'homme par le scepticisme, la vie factice, l'abus; elle s'entretient par la confiance, la modération, les habitudes normales d'activité et de pensée.

Une excellente preuve de ce que j'avance, et très facile à recueillir, se trouve dans ce fait que partout où se rencontre une vie simple et saine, le plaisir authentique l'accompagne, comme le parfum les fleurs naturelles. Cette vie a beau être difficile, entravée, privée de ce que nous considérons d'ordinaire comme les conditions mêmes du plaisir, on y voit réussir la plante délicate et rare, la joie. Elle perce entre deux pavés serrés, dans l'anfractuosité d'un mur, dans une fissure de rocher. On se demande comment et d'où elle vient. Mais elle vit, alors que dans les serres chaudes, les terrains grassement fumés, vous la cultivez au poids de l'or pour la voir s'étioler et mourir entre vos doigts.

Demandez aux acteurs de théâtre quel public s'amuse le mieux à la comédie, ils vous répondront que c'est le public populaire. La raison n'en est pas très difficile à saisir. Pour ce public-là, la comédie est une exception, il ne s'en est pas saturé à force d'en prendre. Et puis c'est un repos à ses rudes fatigues. Ce plaisir qu'il savoure il l'a gagné honnêtement et il en connaît le prix comme il connaît celui des petits sous gagnés à la sueur du front. Au surplus, il n'a pas fréquenté les coulisses, il ne s'est pas mêlé aux intrigues d'artistes, il ignore les ficelles, il croit que c'est arrivé. Pour tous ces motifs il jouit d'un plaisir sans mélange. Je vois d'ici le sceptique blasé dont le monocle étincelle dans cette loge, jeter sur la foule amusée un regard dédaigneux:

 
Pauvres gens, idiots, peuple ignorant et rustre!
 

Et pourtant ce sont eux les vrais vivants, tandis qu'il est, lui, un être artificiel, un mannequin, incapable de ressentir cette belle et salutaire ivresse d'une heure de franc plaisir.

Malheureusement la naïveté s'en va, même des régions populaires. Nous voyons le peuple des villes, et celui des campagnes à sa suite, rompre avec les bonnes traditions. L'esprit perverti par l'alcool, la passion du jeu, les lectures malsaines, contracte peu à peu des goûts maladifs. La vie factice fait irruption dans les milieux jadis simples, et du coup c'est comme lorsque le phylloxéra se met à la vigne. L'arbre robuste de la joie rustique voit sa sève tarir, ses feuilles se teindre de jaune. Comparez une fête champêtre du bon vieux style avec une de ces fêtes de village soi-disant modernisées. D'un côté, dans le cadre respecté des coutumes séculaires, de solides campagnards chantent les chansons du pays, dansent les danses du pays en costume de paysans, absorbent des boissons naturelles et semblent complètement à leur affaire. Ils s'amusent comme le forgeron forge, comme la cascade tombe, comme les poulains bondissent dans la prairie. C'est contagieux, cela vous gagne le cœur. Malgré soi on se dit: «Bravo les enfants, c'est bien cela!» On demanderait à être de la partie. De l'autre côté, je vois des villageois déguisés en citadins, des paysannes enlaidies par la modiste, et comme ornement principal de la fête un ramassis de dégénérés qui braillent des chansonnettes de café-concert: et quelquefois à la place d'honneur quelques cabotins de dixième ordre venus pour la circonstance afin de dégrossir ces ruraux et leur faire goûter des plaisirs raffinés. Pour boissons, des liqueurs à base d'eau-de-vie de pomme de terre ou de l'absinthe. Dans tout cela ni originalité ni pittoresque. Du laisser aller peut-être et de la vulgarité, mais non pas cet abandon que procure le plaisir naïf.

Cette question du plaisir est capitale. Les gens posés la négligent en général comme une futilité; les utilitaires, comme une superfétation coûteuse. Ceux qu'on désigne sous le nom d'hommes de plaisir fourragent dans un domaine si délicat comme des sangliers dans un jardin. On ne paraît se douter nullement de l'immense intérêt humain qui s'attache à la joie. C'est une flamme sacrée qu'il faut nourrir et qui jette sur la vie un jour éclatant. Celui qui s'attache à l'entretenir, fait une œuvre aussi profitable à l'humanité, que celui qui construit des ponts, perce des tunnels, cultive la terre. Se conduire de telle sorte qu'on maintienne en soi, au milieu des labeurs et des peines de la vie, la faculté d'être heureux et qu'on puisse, comme par une espèce de contagion salutaire, la propager parmi ses semblables, est faire œuvre de solidarité dans ce que ce terme a de plus noble. Donner un peu de plaisir, dérider les fronts soucieux, mettre un peu de lumière sur les chemins obscurs, quel office vraiment divin dans cette pauvre humanité! Mais ce n'est qu'avec une grande simplicité de cœur qu'on arrive à le remplir.

Nous ne sommes pas assez simples pour être heureux et pour rendre les autres heureux. Il nous manque la bonté et le détachement de nous-mêmes. Nous répandons la joie comme nous répandons la consolation, par des procédés tels que nous obtenons des résultats négatifs. Pour consoler quelqu'un que faisons-nous? Nous nous attachons à nier sa souffrance, à la discuter, à lui persuader qu'il se trompe en se croyant malheureux. Au fond, notre langage traduit en paroles de vérité se réduit à ceci: «Tu souffres, ami. C'est étrange; tu dois te tromper, car je ne sens rien.» Le seul moyen humain de soulager une souffrance étant de la partager par le cœur, que doit éprouver un malheureux consolé de la sorte?

 

Pour divertir notre prochain et lui faire passer un moment agréable, nous nous y prenons de la même façon: nous le convions à admirer notre esprit, à rire de nos saillies, à fréquenter notre maison, à s'asseoir à notre table et partout éclate notre souci de paraître. Quelquefois aussi nous lui faisons, avec une libéralité protectrice, l'aumône d'une distraction de notre choix. À moins que nous ne l'invitions à s'amuser avec nous, comme nous l'inviterions à faire une partie de cartes, avec l'arrière-pensée de l'exploiter à notre profit. Pensez-vous que le plaisir par excellence pour autrui soit de nous admirer, de reconnaître notre supériorité, ou de nous servir d'instrument? Y a-t-il au monde un ennui comparable à celui de se sentir exploité, protégé, enrôlé dans une claque? Pour donner du plaisir aux autres et en prendre soi-même, il faut commencer par écarter le moi qui est haïssable et le tenir enchaîné pendant toute la durée des divertissements. Il n'y a pas de pire trouble-fête que celui-là. Soyons bon enfant, aimable, bienveillant, rentrons nos médailles, nos plaques, nos titres, et mettons-nous à la disposition des autres de tout cœur!

Vivons quelquefois ne fût-ce que pendant une heure, et toute autre chose cessante, pour faire sourire autrui. Le sacrifice n'est qu'apparent, personne ne s'amuse mieux que ceux qui savent se donner simplement pour procurer à leur entourage un peu de bonheur et d'oubli.

Quand serons-nous assez simplement hommes pour ne pas faire figurer au premier rang dans nos réunions de plaisir toutes les choses qui nous agacent les nerfs dans la vie de tous les jours? Ne pourrons-nous pas oublier pour une heure nos prétentions, nos divisions, nos classifications, nos personnages enfin, pour redevenir enfants et rire encore de ce bon rire qui fait tant de bien et rend les hommes meilleurs?

Je me sens pressé ici de faire une remarque d'un genre tout particulier et d'offrir par là à mes lecteurs bien intentionnés des occasions de s'atteler à une œuvre magnifique. Mon but est de recommander à leur attention plusieurs catégories de personnes assez négligées au point de vue du plaisir.

On pense qu'un balai ne peut servir qu'à balayer, un arrosoir à arroser, un moulin à café à moudre du café, et de même on pense qu'un infirmier n'est fait que pour soigner les malades, un professeur pour instruire, un prêtre pour prêcher, enterrer, confesser, une sentinelle pour monter la garde. Et on en conclut que les êtres livrés aux travaux les plus sérieux sont voués à leurs fonctions comme le bœuf au labour. Des divertissements sont incompatibles avec ce genre d'activité. Poussant cette manière de voir plus avant, on se croit autorisé à penser que les personnes infirmes, affligées, ruinées, les vaincus de la vie et tous ceux qui ont quelque lourd fardeau à porter, sont du côté de l'ombre comme le versant nord des montagnes et qu'il est nécessaire qu'il en soit ainsi. D'où l'on en conclut assez généralement que les hommes graves n'ont pas besoin de plaisir et qu'il serait malséant de leur en offrir. Quant aux affligés, ce serait manquer à la délicatesse de rompre le fil de leurs tristes pensées. Il semble donc admis que certaines personnes sont condamnées à demeurer toujours austères, qu'il faut les aborder avec une mine austère et ne leur parler que de choses austères. De même, il faut laisser le sourire à la porte quand on va voir les malades, les malheureux, prendre une figure sombre, un air lamentable et choisir des sujets de conversation navrants. Ainsi on apporte du noir à ceux qui sont dans le noir, de l'ombre à ceux qui sont à l'ombre. On contribue à augmenter l'isolement des isolés, la monotonie des vies mornes. On claquemure certaines existences comme dans un cachot; parce qu'il pousse de l'herbe autour de leurs asiles déserts, on parle bas en les approchant comme en approchant des tombeaux. Qui se doute de l'œuvre infernale de cruauté accomplie ainsi chaque jour dans le monde! Il ne faut pas qu'il en soit ainsi.

Quand vous verrez des hommes ou des femmes consacrés aux tâches sévères ou à l'office douloureux qui consiste à fréquenter les misères humaines et à bander les plaies, souvenez-vous que ces êtres sont faits comme vous, qu'ils ont les mêmes besoins et qu'il est des heures où il leur faut du plaisir et de l'oubli. Vous ne les détournerez pas de leur mission en les faisant rire quelquefois, eux qui voient tant de larmes et de peines. Au contraire vous leur rendrez des forces pour mieux continuer leur labeur.

Et quand vous connaîtrez des familles éprouvées ou des individus affligés, ne les entourez pas, comme des pestiférés, d'un cordon sanitaire que vous ne franchirez qu'en prenant des précautions qui leur rappellent leur triste sort. Au contraire, après avoir montré toute votre sympathie, tout votre respect de leur douleur, soulagez-les, aidez-leur à vivre, apportez-leur un parfum du dehors, quelque chose enfin qui leur rappelle que leur malheur ne les exclut pas du monde.

Étendez aussi votre sympathie à tous ceux qui ont des occupations absorbantes et sont pour ainsi dire rivés sur place. Le monde est plein d'êtres sacrifiés qui n'ont jamais de repos ni de plaisir et auxquels la moindre liberté, le plus modeste répit fait un bien immense. Et ce minimum de soulagement, il serait si facile de le leur procurer si seulement l'on y songeait. Mais voilà, le balai est fait pour balayer et il semble qu'il ne puisse pas sentir de fatigue. Il faut se débarrasser de cet aveuglement coupable qui nous empêche de voir la lassitude de ceux qui sont toujours sur la brèche. Relevons les sentinelles perdues du devoir, procurons une heure à Sisyphe pour souffler. Prenons un moment la place de la mère de famille que les soins du ménage et des enfants rendent esclave, sacrifions un peu de notre sommeil à ceux qu'usent les longues veilles près des malades. Jeune fille que peut-être la promenade n'amuse pas toujours, prenez le tablier de la cuisinière et donnez-lui la clef des champs. Ainsi vous ferez des heureux et vous le serez vous-mêmes. Nous marchons constamment à côté d'êtres chargés de fardeaux que nous pourrions prendre sur nous ne fût-ce que pour un peu de temps. Mais ce court répit suffirait pour guérir des maux, ranimer la joie éteinte dans bien des cœurs, ouvrir une large carrière à la bonne volonté entre les hommes. Comme on se comprendrait mieux si l'on savait se mettre de tout cœur à la place les uns des autres et comme il y aurait plus de plaisir à vivre!

J'ai trop parlé ailleurs de l'organisation du plaisir parmi la jeunesse pour y revenir ici en détail1. Mais je tiens à dire en substance ce qu'on ne saurait assez répéter: si vous voulez que la jeunesse soit morale, ne négligez pas ses plaisirs et n'abandonnez pas au hasard le soin de les lui procurer. Vous me répondrez peut-être que la jeunesse n'aime pas qu'on réglemente ses distractions, et que d'ailleurs celle d'aujourd'hui est gâtée et ne s'amuse que trop. Je vous répondrai d'abord qu'on peut suggérer des idées, indiquer des directions, créer des occasions de plaisir, sans rien réglementer. En second lieu, je vous ferai observer que vous vous trompez en vous imaginant que la jeunesse s'amuse trop. À part les plaisirs factices, énervants et dissolvants qui flétrissent la vie au lieu de la faire fleurir et resplendir, il lui reste aujourd'hui très peu de chose. L'abus, cet ennemi de l'usage légitime, a si bien barbouillé la terre qu'il devient difficile de toucher à quelque chose qu'il n'ait pas sali. De là des prudences, des défenses, des prohibitions sans nombre. On ne peut presque pas bouger quand on veut éviter tout ce qui ressemble aux plaisirs malsains. Dans la jeunesse actuelle, surtout chez celle qui se respecte, le manque de plaisir occasionne des souffrances profondes. On n'est pas sevré sans inconvénients de ce vin généreux. Impossible de prolonger cet état de choses sans épaissir l'ombre sur les têtes de nos jeunes générations. Il faut venir à leur secours. Nos enfants héritent d'un monde qui n'est pas gai. Nous leur léguons de gros soucis, des questions embarrassantes, une vie chargée d'entraves et de complications. Tentons du moins un effort pour éclairer le matin de leurs jours. Organisons le plaisir, créons-lui des abris, ouvrons nos cœurs et nos maisons. Mettons la famille dans notre jeu. Que la gaieté cesse d'être une denrée d'exportation. Réunissons nos fils que nos intérieurs moroses poussent dans la rue, et nos filles qui s'ennuient dans la solitude. Multiplions les fêtes de famille, les réceptions et les excursions en famille; élevons chez nous la bonne humeur à la hauteur d'une institution. Que l'école se mette de la partie. Que les maîtres et les élèves, écoliers ou étudiants, se rencontrent plus souvent et s'amusent ensemble. Cela fait avancer le travail sérieux. Il n'y a rien de tel pour bien comprendre son professeur que d'avoir ri en sa compagnie, et réciproquement pour bien comprendre un étudiant ou un écolier, il faut l'avoir vu ailleurs que sur les bancs ou sur la sellette d'examen.

–Et qui fournira l'argent?—Quelle question! C'est bien là l'erreur centrale. Le plaisir et l'argent; on prend cela pour les deux ailes du même oiseau. Hélas! l'illusion est grossière! Le plaisir, comme toutes les choses vraiment précieuses en ce monde, ne peut ni se vendre ni s'acheter. Pour s'amuser il faut payer de sa personne, c'est l'essentiel. On ne vous défend pas d'ouvrir votre bourse si vous le pouvez faire et si vous le trouvez utile. Mais je vous assure, ce n'est pas indispensable. Le plaisir et la simplicité sont deux vieilles connaissances. Recevez simplement, réunissez-vous simplement. Ayez bien travaillé d'abord; soyez aussi aimable, aussi loyal que possible pour vos compagnons et ne dites pas de mal des absents: le succès sera certain.

VIII
L'esprit mercenaire et la simplicité

Nous venons de coudoyer en passant un certain préjugé fort répandu, qui attribue à l'argent une puissance magique. Rapprochés ainsi d'un terrain brûlant, nous ne l'éviterons pas; mais nous allons y poser le pied, persuadés qu'il y a sur ce point plusieurs vérités à dire. Elles ne sont point neuves, mais elles sont si oubliées!

Je ne vois aucun moyen de nous passer de l'argent. Tout ce qu'ont pu faire jusqu'à ce jour certains théoriciens ou législateurs qui l'accusent de tous les maux, c'est d'en changer le nom ou la forme. Mais ils n'ont jamais pu se passer d'un signe représentatif de la valeur commerciale des choses. Vouloir supprimer l'argent est une tentative analogue à celle qui voudrait supprimer l'écriture. Il n'en est pas moins vrai que cette question de l'argent est très troublante. Elle forme un des éléments principaux de notre vie compliquée. Les difficultés économiques où nous nous débattons, les conventions sociales, tout l'agencement de la vie moderne ont porté l'argent à un rang si éminent qu'il n'est pas étonnant que l'imagination humaine lui attribue une sorte de royauté. Et c'est par ce côté que nous devons aborder le problème.

Le terme d'argent a pour pendant celui de marchandise. S'il n'y avait point de marchandise l'argent n'existerait pas. Mais tant qu'il y aura de la marchandise il y aura de l'argent, peu importe sous quelle forme. La source de tous les abus dont l'argent est devenu le centre réside dans une confusion. On a confondu dans le terme et dans la notion de marchandise des objets qui n'ont aucun rapport ensemble. On a voulu donner une valeur vénale à des choses qui n'en peuvent ni doivent en avoir aucune. Les idées d'achat et de vente ont envahi des provinces où elles peuvent être à juste titre considérées comme des étrangères, des ennemies, des usurpatrices. Il est légitime que du blé, des pommes de terre, du vin, des étoffes soient à vendre et qu'on les achète. Il est parfaitement naturel que le labeur d'un homme lui procure des droits à la vie et qu'on lui remette en main une valeur qui représente ces droits. Mais ici déjà l'analogie cesse d'être complète. Le travail d'un homme n'est pas une marchandise au même titre qu'un sac de blé ou un quintal de charbon. Il entre dans ce travail des éléments qu'on ne peut évaluer en monnaie. Enfin, il est des choses qui ne sauraient s'acheter: le sommeil par exemple, la connaissance de l'avenir, le talent. Celui qui nous les offre en vente peut être considéré comme un fou ou un imposteur. Pourtant il y a des gens qui battent monnaie avec ces choses. Ils vendent ce qui ne leur appartient pas et leurs dupes paient des valeurs illusoires en monnaie véritable. De même, il y a des marchands de plaisir, des marchands d'amour, des marchands de miracles, des marchands de patriotisme, et ce titre de commerçant qui est si honorable quand il représente un homme faisant commerce de ce qui est en effet une denrée commerciale devient la pire flétrissure quand il s'agit des choses du cœur, de la religion, de la patrie.

 

Presque tout le monde est d'accord pour trouver honteux qu'on trafique de ses sentiments, de son honneur, de sa robe, de sa plume, de son mandat. Malheureusement ce qui ne souffre aucune contradiction dans la théorie, ce qui, dit comme nous le disons, ressemble plutôt à une banalité qu'à une haute vérité morale, a une peine infinie à pénétrer dans la pratique. Le trafic a envahi le monde. Les vendeurs se sont installés jusqu'au sanctuaire, et par sanctuaire je n'entends pas seulement les choses religieuses, mais tout ce que l'humanité a de sacré et d'inviolable. Ce n'est pas l'argent qui complique la vie, la corrompt et l'altère, c'est notre esprit mercenaire.

L'esprit mercenaire ramène tout à une seule question: Combien cela va-t-il me rapporter? il résume tout dans un axiome: Avec de l'argent, on peut tout se procurer. Avec ces deux principes de conduite une société peut descendre à des degrés d'infamie qu'il est impossible de dépeindre et d'imaginer.

Combien cela va-t-il me rapporter? Cette question si légitime tant qu'il s'agit des précautions que chacun doit prendre pour assurer sa subsistance par son travail, devient funeste aussitôt qu'elle sort de ses limites et domine toute la vie. Cela est si vrai qu'elle avilit même le travail qui est notre gagne-pain. Je fournis du travail payé, rien de mieux; mais si je n'ai pour m'inspirer pendant ce travail que le seul désir de toucher ma paye, rien de pire. Un homme qui n'a pour motif d'action que son salaire fait de la mauvaise besogne. Ce qui l'intéresse n'est pas le travail, c'est l'argent. S'il peut rogner sur sa peine sans retrancher de son gain, soyez sûr qu'il le fera. Maçon, laboureur, ouvrier d'usine, celui qui n'aime pas son labeur n'y met ni intérêt, ni dignité, et c'est en somme un mauvais ouvrier. Le médecin qui n'est préoccupé que des honoraires est un homme auquel il ne fait pas bon confier sa vie, car ce qui le met en mouvement c'est le désir de garnir sa bourse avec le contenu de la vôtre. S'il est de son intérêt que vous souffriez plus longtemps, il est capable de cultiver votre maladie au lieu de fortifier votre santé. Celui qui n'aime dans l'instruction de l'enfance que le profit qu'elle procure est un triste professeur, car ce profit est médiocre, mais son enseignement plus médiocre encore. Que vaut le journaliste mercenaire? Le jour où vous n'écrivez que pour le sou, votre prose cesse de valoir même ce sou. Plus le travail humain touche à des objets de nature élevée, plus l'esprit mercenaire, s'il intervient, le stérilise et le corrompt. On a mille fois raison de dire que toute peine mérite salaire, que tout homme qui consacre son effort à entretenir la vie doit avoir sa place au soleil,—et quiconque ne fait rien d'utile, ne gagne pas sa vie, en un mot n'est qu'un parasite. Mais il n'y a pas de plus grave erreur sociale que d'en arriver à faire du gain l'unique mobile d'action. Ce que nous mettons de meilleur dans notre œuvre, qu'elle se fasse à la force des bras, par la chaleur du cœur, ou la tension de l'intelligence, c'est précisément ce que personne ne peut nous payer. Rien ne prouve mieux que l'homme n'est pas une machine, que ce fait: deux hommes à l'œuvre avec les mêmes forces, les mêmes gestes, produisent des résultats tout différents. Où est la cause de ce phénomène? Dans la divergence de leurs intentions. L'un a l'esprit mercenaire, l'autre a l'âme simple. Tous les deux touchent leur paye, mais le travail de l'un est stérile, l'autre a mis son âme dans son travail. Le travail du premier est comme le grain de sable qui reste toute l'éternité sans qu'il en sorte rien, le travail de l'autre est comme la graine vivante jetée au sol, il germe et produit des moissons. Il n'y a pas d'autre secret pour expliquer que tant de gens n'ont pas réussi en employant les mêmes procédés extérieurs que d'autres. Les automates ne se reproduisent pas et le travail du mercenaire ne produit pas de fruit.

Sans doute nous sommes obligés de nous incliner devant le fait économique, de reconnaître les difficultés de la vie; de jour en jour il devient plus urgent de bien combiner ses moyens d'action pour arriver à nourrir, à vêtir, à loger, à élever sa famille. Celui qui ne tient pas compte de ces nécessités impérieuses, qui ne calcule pas et ne prévoit pas, n'est qu'un illuminé ou un maladroit, tôt ou tard exposé à tendre la main à ceux dont il méprise la parcimonie. Et cependant que deviendrions-nous, si ce genre de souci nous absorbait tout entiers? si, parfaits comptables, nous voulions mesurer notre effort à l'argent qu'il nous rapporte, ne plus rien faire qui n'aboutisse à une recette et considérer comme choses inutiles ou peines perdues ce qui ne peut pas s'aligner en chiffres sur un livre de comptes?

Nos mères ont-elles touché quelque chose pour nous aimer, nous élever? Qu'adviendrait-il de notre piété filiale si nous voulions toucher quelque chose pour aimer et soigner nos vieux parents?

Qu'est-ce que cela rapporte de dire la vérité? du désagrément, quelquefois des souffrances et des persécutions. De défendre son pays? des fatigues, des blessures et souvent la mort. De faire du bien? des ennuis, de l'ingratitude, des ressentiments même. Il entre du dévouement dans toutes les fonctions essentielles de l'humanité. Je défie les plus fins calculateurs de se maintenir dans le monde sans jamais faire appel à autre chose qu'au calcul. Sans doute on proclame intelligents ceux qui s'entendent à «faire leur pelote». Mais regardez-y de près. Combien, dans leur pelote, y a-t-il de fil qu'ils doivent au dévouement des simples? Auraient-ils bien réussi, s'ils n'avaient rencontré dans le monde que des malins de leur espèce ayant pour devise: Pas d'argent, pas de Suisse! Disons-le hautement: c'est grâce à quelques-uns qui ne comptent pas trop rigoureusement, que le monde se soutient. Les plus beaux services rendus, les plus dures besognes sont en général peu ou point rétribués. Heureusement qu'il restera toujours des hommes prêts aux fonctions désintéressées et même à celles qui ne sont payées qu'en souffrances, et qui coûtent l'argent, le repos, la vie. Le rôle de ces hommes-là est souvent pénible et ne va pas sans découragements. Qui de nous n'a entendu faire des récits d'expériences douloureuses où le narrateur regrettait ses bontés passées, le mal qu'il s'était donné pour ne récolter que des déboires. On conclut généralement ces confidences en disant: j'ai été assez bête pour faire ceci et cela. Quelquefois on a raison de se juger ainsi parce que c'est toujours un tort de jeter les perles aux pourceaux; mais que de vies dont les seuls actes vraiment beaux sont précisément ceux dont on se repent à cause de l'ingratitude des hommes! Ce qu'il faudrait souhaiter à l'humanité, c'est que le nombre de ces actes bêtes aille grandissant.

J'en arrive maintenant au credo de l'esprit mercenaire. Sa qualité est d'être bref. Pour le mercenaire la loi et les prophètes sont contenus dans ce seul axiome: Avec de l'argent on peut tout se procurer. À regarder la vie sociale superficiellement rien de plus évident. «Nerf de la guerre», «preuve sonnante», «clef qui ouvre toutes les portes», «roi du monde»!… On pourrait, en recueillant tout ce qu'on a dit de la gloire et de la puissance de l'argent, faire une litanie plus longue que celle qui se chante en l'honneur de la Vierge Marie. Il faut avoir été sans le sou, ne fût-ce qu'un jour ou deux, et avoir essayé de vivre dans le monde où nous sommes, pour se faire une idée de ce qui manque à celui dont la bourse est vide. J'engage ceux qui aiment les contrastes et les situations imprévues à essayer de vivre sans argent pendant une demi-semaine seulement, et loin de leurs amis et connaissances, du milieu enfin où ils sont quelqu'un. Ils feront plus d'expériences en quarante-huit heures qu'un homme établi pendant toute son année. Hélas! ces expériences quelques-uns les font malgré eux, et lorsque la ruine véritable s'abat sur leur tête ils ont beau rester dans leur patrie, parmi les compagnons de leur jeunesse, leurs anciens collaborateurs et même leurs obligés, on affecte de ne plus les connaître. Avec quelle amertume ils commentent le credo mercenaire: avec de l'argent on peut tout se procurer, sans argent impossible de rien avoir. Vous devenez le paria, le lépreux, celui dont chacun se détourne. Les mouches vont aux cadavres, les hommes vont à l'argent. Aussitôt que l'argent se retire le vide se fait. Il en a fait couler des larmes le credo mercenaire! larmes amères, larmes de sang pleurées par ceux-là mêmes qui avaient peut-être été jadis les adorateurs du veau d'or.

1Voir entre autres: Jeunesse, chap. La joie.