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La vie simple

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IV
La parole simple

La parole est le grand organe révélateur de l'esprit, la première forme visible qu'il se donne. Telle pensée, telle parole. Pour réformer sa vie dans le sens de la simplicité il faut veiller sur sa parole et sur sa plume. Que la parole soit simple comme la pensée, quelle soit sincère et qu'elle soit sûre: Pense juste, parle franc!

Les relations sociales ont pour base la confiance mutuelle et cette confiance se nourrit de la sincérité de chacun. Aussitôt que la sincérité diminue, la confiance s'altère, les rapports souffrent, l'insécurité naît. Cela est vrai dans le domaine des intérêts matériels et des intérêts spirituels. Avec des gens dont il faut sans cesse se méfier il est aussi difficile de pratiquer le commerce et l'industrie que de chercher la vérité scientifique, de poursuivre l'entente religieuse ou de réaliser la justice. Quand il faut d'abord contrôler les paroles et les intentions de chacun, et partir du principe que tout ce qui se dit et s'écrit, a pour but de vous servir l'illusion à la place de la vérité, la vie se complique étrangement. C'est le cas pour nous. Il y a trop de malins, de diplomates, qui jouent au plus fin et s'appliquent à se tromper les uns les autres, et voilà pourquoi chacun a tant de mal à se renseigner sur les choses les plus simples et qui lui importent le plus. Probablement ce que je viens de dire suffirait pour indiquer ma pensée et l'expérience de chacun pourrait apporter ici un ample commentaire avec illustrations à l'appui. Mais je n'en tiens pas moins à insister sur ce point et à m'entourer d'exemples.

Autrefois les hommes avaient pour communiquer entre eux des moyens assez réduits. Il était légitime de supposer qu'en perfectionnant et en multipliant les moyens d'information on augmenterait la lumière. Les peuples apprendraient à s'aimer en se connaissant mieux entre eux, les citoyens d'un même pays se sentiraient liés par une fraternité plus étroite, étant mieux éclairés sur tout ce qui touche la vie commune. Lorsque l'imprimerie fut créée on s'écria: fiat lux! et avec plus de raison encore lorsque se répandirent l'usage de la lecture et le goût des journaux. Pourquoi n'eût-on pas raisonné ainsi: deux lumières éclairent mieux qu'une et plusieurs mieux que deux; plus il y aura de journaux et de livres, mieux on saura ce qui se passe et ceux qui voudront écrire l'histoire après nous seront bien heureux, ils auront les mains pleines de documents. Rien ne semblait plus évident. Hélas! on basait ce raisonnement sur les qualités et la puissance de l'outillage, mais on calculait sans l'élément humain qui est partout le facteur le plus important. Or il s'est trouvé que les sophistes, les retors, les calomniateurs, tous gens à la langue bien pendue, et qui savent mieux que personne manier la parole et la plume, ont largement profité de tous les moyens de multiplier et de répandre la pensée. Qu'en résulte-t-il? Que nos contemporains ont toutes les peines du monde à savoir la vérité sur leur propre temps et leurs propres affaires. Pour quelques journaux qui cultivent les bons rapports internationaux, en essayant de renseigner leurs voisins équitablement et de les étudier sans arrière-pensée, combien en est-il qui sèment la méfiance et la calomnie? Que de courants factices et malsains créés dans l'opinion publique, avec de faux bruits, des interprétations malveillantes de faits ou de paroles? Sur nos affaires intérieures nous ne sommes pas beaucoup mieux renseignés que sur l'étranger. Ni sur les intérêts du commerce, de l'industrie ou de l'agriculture, ni sur les partis politiques ou les tendances sociales, ni sur le personnel mêlé aux affaires publiques, il n'est facile d'obtenir un renseignement désintéressé: plus on lit de journaux, moins on y voit clair. Il y a des jours, où après les avoir lus et en admettant qu'il les croie sur parole, le lecteur se verrait obligé de tirer la conclusion suivante: décidément il n'y a plus que des hommes tarés partout, il ne reste d'intègres que quelques chroniqueurs. Mais cette dernière partie de la conclusion tomberait à son tour. Les chroniqueurs en effet se mangent entre eux. Le lecteur aurait alors sous les yeux un spectacle analogue à celui que représente la caricature intitulée le combat des serpents. Après avoir tout dévoré autour d'eux les deux reptiles s'attaquent l'un à l'autre et s'entre-dévorent, finalement il reste sur le champ de bataille deux queues.

Et ce n'est pas l'homme du peuple seulement qui est dans l'embarras, ce sont les gens cultivés, c'est presque tout le monde. En politique, en finance, en affaires, même dans la science, les arts, la littérature et la religion, il y a partout des dessous, des trucs, des ficelles. Il y a une vérité d'exportation et une autre pour les initiés. Il s'ensuit que tous sont trompés, car on a beau être d'une cuisine, on n'est jamais de toutes, et ceux-là mêmes qui trompent les autres avec le plus d'habileté sont trompés à leur tour, lorsqu'ils ont besoin de compter sur la sincérité d'autrui.

Le résultat de ce genre de pratiques est l'avilissement de la parole humaine. Elle s'avilit d'abord aux yeux de ceux qui la manient comme un vil instrument. Il n'y a plus de parole respectée pour les discuteurs, les ergoteurs, les sophistes, tous ceux qui ne sont animés que par la rage d'avoir raison ou la prétention que leurs intérêts seuls sont respectables. Leur châtiment est d'être contraints à juger les autres d'après la règle qu'ils suivent eux-mêmes: Dire ce qui profite et non ce qui est vrai. Ils ne peuvent plus prendre personne au sérieux. Triste état d'esprit pour les gens qui écrivent, parlent, enseignent. Comme il faut mépriser ses auditeurs et ses lecteurs pour aller vers eux dans de semblables dispositions! Pour qui a gardé un fonds d'honnêteté, rien n'est plus révoltant que l'ironie détachée d'un acrobate de la plume ou de la parole qui essaie d'en faire accroire à quelques braves gens pleins de confiance. D'un côté l'abandon, la sincérité, le désir d'être éclairé, de l'autre la rouerie qui se moque du public. Mais il ne sait pas, le menteur, à quel point il se trompe lui-même. Le capital sur lequel il vit c'est la confiance, et rien n'égale la confiance du peuple, si ce n'est sa méfiance aussitôt qu'il s'est senti trahi. Il peut bien suivre un temps les exploiteurs de la simplicité. Mais, après cela, son humeur accueillante se transforme en aversion; les portes qui se tenaient larges ouvertes, offrent leur impassible visage de bois, et les oreilles, jadis attentives, se sont fermées. Hélas! elles se ferment alors non pour le mal seulement, mais pour le bien. Et c'est là le crime de ceux qui tordent et avilissent la parole. Ils ébranlent la confiance générale. On considère comme une calamité l'avilissement de l'argent, la baisse de la rente, la ruine du crédit: un malheur est plus grand que celui-là, c'est la perte de la confiance, de ce crédit moral que les honnêtes gens s'accordent les uns aux autres, et qui fait que la parole circule comme une monnaie authentique. À bas les faux monnayeurs, les spéculateurs, les financiers véreux, car ils font suspecter même l'argent loyal. À bas les faux monnayeurs de la plume et de la parole, car ils font qu'on ne se fie plus à rien ni à personne, et que la valeur de ce qui est dit ou écrit, ressemble à celle des billets de banque de la Sainte-Farce.

On voit à quel point il est urgent que chacun se surveille, garde sa langue, châtie sa plume et aspire à la simplicité. Point de sens détournés, point tant de circonlocutions, point tant de réticences, de tergiversations! Cela ne sert qu'à tout embrouiller. Soyez des hommes, ayez une parole. Une heure de sincérité fait plus pour le salut du monde que des années de roueries.

Un mot maintenant sur un travers national et qui s'adresse à ceux qui ont la superstition de la parole et des démonstrations du style. Sans doute, il ne faut pas en vouloir aux personnes qui goûtent une parole élégante, ou une lecture délicate. Je suis d'avis qu'on ne peut jamais trop bien dire ce que l'on a à dire. Mais il ne s'ensuit pas que les choses les mieux dites et les mieux écrites soient celles qui sont les plus apprêtées. La parole doit servir le fait et non se substituer à lui et le faire oublier à force de l'orner. Les plus grandes choses sont aussi celles qui gagnent le plus à être dites avec simplicité, parce qu'alors elles se montrent telles qu'elles sont: vous ne jetez pas sur elles le voile même transparent d'un beau discours, ni cette ombre si fatale à la vérité, qu'on appelle la vanité d'un écrivain et d'un orateur. Rien n'est fort, rien n'est persuasif comme la simplicité. Il y a des émotions sacrées, de cruelles douleurs, de grands dévouements, des enthousiasmes passionnés, qu'un regard, un geste, un cri traduisent mieux que les plus belles périodes. Ce que l'humanité possède de plus précieux dans son cœur, se manifeste le plus simplement. Pour persuader il faut être vrai et certaines vérités se comprennent mieux si elles sortent de lèvres simples, infirmes même, que si elles tombent des bouches trop exercées, ou sont proclamées à la force des poumons. Ces règles-là sont bonnes pour chacun dans la vie de tous les jours. Personne ne peut s'imaginer quel profit il retirerait pour sa vie morale, de la constante observation de ce principe: être vrai, sobre, simple dans l'expression de ses sentiments et de ses convictions, en particulier comme en public, ne jamais dépasser la mesure, traduire fidèlement ce qui est en nous, et surtout nous souvenir. C'est là le principal.

Car le danger des belles paroles est qu'elles vivent d'une vie propre. Ce sont des serviteurs distingués qui ont gardé leurs titres et ne remplissent plus leurs fonctions, comme les cours royales nous en offrent l'exemple. Vous avez bien dit, vous avez bien écrit: c'est bien, il suffit.

Combien y a-t-il de gens qui se sont contentés de parler et ont cru que cela les dispensait d'agir? Et ceux qui les écoutent se contentent d'avoir entendu parler. Il se trouve ainsi qu'une vie peut bien ne se composer à la longue, que de quelques discours bien tournés, de quelques beaux livres, de quelques belles pièces de théâtre. Quant à pratiquer ce qui est si magistralement exposé, on n'y songe guère. Et si nous passons du domaine des gens de talent aux basses régions qu'exploitent les médiocres: là, dans le pêle-mêle obscur, nous verrons s'agiter tous ceux qui pensent que nous sommes sur la terre pour parler et entendre parler, l'immense et désespérante cohue des bavards, de tout ce qui braille, jase ou pérore et après cela trouve encore qu'on ne parle pas assez. Ils oublient tous que ceux qui font le moins de bruit font le plus de besogne. Une machine qui dépense toute sa vapeur à siffler n'en a plus pour faire marcher les roues. Cultivez donc le silence. Tout ce que vous retrancherez sur le bruit, vous le gagnerez en force.

 

Ces réflexions nous amènent à nous occuper d'un sujet voisin, très digne aussi d'attirer l'attention, je veux parler de ce qu'on pourrait nommer l'exagération du langage. Quand on étudie les populations d'une même contrée, on remarque entre elles des différences de tempérament dont le langage porte les traces. Ici, la population est plutôt flegmatique et calme: elle emploie les diminutifs, les termes atténués. Ailleurs, les tempéraments sont bien équilibrés: on entend le mot juste, exactement adapté à la chose. Mais plus loin, effet du sol, de l'air, du vin peut-être, un sang chaud circule dans les veines: on a la tête près du bonnet et l'expression outrée; les superlatifs émaillent le langage et pour dire les plus simples choses on se sert du terme fort.

Si l'allure du langage varie selon les climats, elle diffère aussi selon les époques. Comparez le langage écrit ou parlé de ce temps à celui de certaines autres périodes de notre histoire. Sous l'ancien régime on parlait autrement que sous la révolution, et nous n'avons pas le même langage que les hommes de 1830, de 1848 ou du second empire. En général le langage a une allure plus simple maintenant, nous n'avons plus de perruque, nous ne mettons plus pour écrire des manchettes de dentelles; mais un signe nous différencie de presque tous nos ancêtres, notre nervosité, source de nos exagérations.

Sur des systèmes nerveux excités, quelque peu maladifs—et Dieu sait que d'avoir des nerfs n'est plus un privilège aristocratique—les paroles ne produisent pas la même impression que sur l'homme normal. Et inversement à l'homme nerveux, le terme simple ne suffit pas, quand il cherche à exprimer ce qu'il ressent. Dans la vie ordinaire, dans la vie publique, dans la littérature et au théâtre le langage calme et sobre a fait place à un langage excessif. Les moyens que les romanciers et les comédiens ont employés pour galvaniser l'esprit public et forcer son attention, se retrouvent à l'état rudimentaire dans nos plus ordinaires conversations, dans le style épistolaire, et surtout dans la polémique. Nos procédés de langage sont à ceux de l'homme posé et calme ce qu'est notre écriture, comparée à celle de nos pères. On accuse les plumes de fer; si l'on pouvait dire vrai!

–Les oies nous sauveraient alors. Mais le mal est plus profond, il est en nous-mêmes. Nous avons des écritures d'agités et de détraqués; la plume de nos aïeux courait sur le papier plus sûre, plus reposée. Ici nous sommes en face d'un des résultats de cette vie moderne si compliquée et qui fait une si terrible consommation d'énergie. Elle nous laisse impatients, essoufflés, en perpétuelle trépidation. Notre écriture comme notre langage s'en ressentent et nous trahissent. De l'effet remontons à la source et comprenons l'avertissement qui nous est donné. Que peut-il sortir de bon de cette habitude d'exagérer son langage? Interprètes infidèles de nos propres impressions, nous ne pouvons que fausser par nos exagérations l'esprit de nos semblables et le nôtre. Entre gens qui exagèrent on cesse de se comprendre. L'irritation des caractères, les discussions violentes et stériles, les jugements précipités, dépourvus de toute mesure, les plus graves excès dans l'éducation et les rapports sociaux, voilà le résultat des intempérances de langage.

Et qu'il me soit permis, dans cet appel à la parole simple, de formuler un vœu dont l'accomplissement aurait les suites les plus heureuses. Je demande une littérature simple, non seulement comme un des meilleurs remèdes à nos âmes blasées, surmenées, fatiguées d'excentricités, mais aussi comme un gage et une source d'union sociale. Je demande aussi un art simple. Nos arts et notre littérature sont réservés aux privilégiés de la fortune et de l'instruction. Mais que l'on me comprenne bien: je n'invite pas les poètes, les romanciers, les peintres à descendre des hauteurs pour marcher à mi-côte et se complaire dans la médiocrité, mais au contraire à monter plus haut. Est populaire, non pas ce qui convient à une certaine classe de la société qu'il est convenu d'appeler la classe populaire; est populaire ce qui est commun à tous et ce qui les unit. Les sources de l'inspiration dont pourrait naître un art simple sont dans les profondeurs du cœur humain, dans les éternelles réalités de la vie devant lesquelles tous sont égaux. Et les sources du langage populaire sont à chercher dans le petit nombre des formes simples et fortes qui expriment les sentiments élémentaires et les lignes maîtresses de la destinée humaine. C'est là qu'est la vérité, la force, la grandeur, l'immortalité. N'y aurait-il pas dans un idéal semblable de quoi enflammer les jeunes gens qui, sentant brûler en eux la flamme sacrée du beau, connaissent la pitié et préfèrent à l'adage dédaigneux: «Odi profanum vulgus», cette parole autrement humaine: «Misereor super turbam».—Quant à moi je n'ai aucune autorité artistique, mais de la foule où je vis j'ai le droit de pousser mon cri vers ceux qui ont reçu du talent et de leur dire: Travaillez pour ceux qu'on oublie. Faites-vous comprendre des humbles. Ainsi vous ferez une œuvre d'affranchissement et de pacification; ainsi vous rouvrirez les sources où puisèrent jadis ces maîtres dont les créations ont défié les âges parce qu'ils surent donner pour vêtement au génie, la simplicité.

V
Le devoir simple

Quand on parle aux enfants d'un sujet qui les importune, ils vous montrent là-haut sur les toits quelque pigeon qui donne à manger à son petit, ou là-bas dans la rue quelque cocher qui maltraite son cheval. Quelquefois aussi, ils vous posent malicieusement une de ces grosses questions qui mettent l'esprit des parents à la torture: tout cela pour détourner l'attention du sujet douloureux. Je crains que nous ne soyons de grands enfants en face du devoir et que, lorsqu'il s'agit de lui, nous ne cherchions plusieurs subterfuges pour nous distraire.

Le premier subterfuge consiste à se demander s'il y a un devoir en général, ou si ce mot ne couvre pas une des nombreuses illusions de nos ancêtres. Car enfin le devoir suppose la liberté, et la question de la liberté nous mène jusqu'aux régions métaphysiques. Comment parler du devoir tant que ce grave problème du libre arbitre n'est pas résolu?—Théoriquement il n'y a rien à objecter. Et si la vie était une théorie, si nous étions là pour élaborer un système complet de l'univers, il serait absurde de nous occuper du devoir avant d'avoir démontré la liberté, fixé ses conditions, ses limites.

Mais la vie n'est pas une théorie. Sur ce point de morale pratique comme sur tous les autres, elle a devancé la théorie et il n'y a aucun lieu de croire que jamais elle ne lui cède la place. Cette liberté, relative, je l'admets, comme tout ce que nous connaissons d'ailleurs, ce devoir dont on se demanda s'il existe, n'en sont pas moins à la base de tous les jugements que nous portons sur nous et nos semblables. Nous nous traitons les uns les autres comme responsables, jusqu'à un certain point, de nos faits et gestes.

Le théoricien le plus enragé, dès qu'il sort de sa théorie, ne se fait aucun scrupule d'approuver ou de désapprouver les actes d'autrui, d'instrumenter contre ses ennemis, de faire appel à la générosité, à la justice de ceux qu'il veut dissuader d'une démarche indigne. On ne peut pas plus se défaire de la notion de l'obligation morale que de celle du temps ou de l'espace, et de même qu'il faut nous résigner à marcher avant de savoir définir cet espace que nous franchissons et ce temps qui mesure nos mouvements, il faut aussi nous soumettre à l'obligation morale avant d'en avoir touché de nos doigts les racines profondes. La loi morale domine l'homme, qu'il la respecte ou l'enfreigne. Voyez la vie de tous les jours: chacun est prêt à jeter la pierre à celui qui n'accomplit pas un devoir évident, dût-il même alléguer qu'il n'est pas encore arrivé à la certitude philosophique. Chacun lui dira et aura mille fois raison de lui dire: «Monsieur, on est un homme avant tout; payez de votre personne d'abord, faites votre devoir de citoyen, de père, de fils, etc., vous reprendrez ensuite le cours de vos méditations.»

Qu'on nous comprenne bien toutefois. Nous ne voulons détourner personne de l'investigation philosophique, de la scrupuleuse recherche des fondements de la morale. Aucune pensée qui ramène l'homme vers ces graves préoccupations ne saurait être inutile ou indifférente; nous défions seulement le penseur de pouvoir attendre qu'il ait trouvé ces fondements, pour faire acte d'humanité, d'honnêteté ou de malhonnêteté, de courage ou de lâcheté. Et surtout, nous tenons à formuler une réponse, bonne à opposer à tous les malins qui n'ont jamais été philosophes, à opposer à nous-mêmes lorsque nous voudrions invoquer notre état de doute philosophique pour justifier nos manquements pratiques. Par cela même qu'on est un homme, avant toute théorie positive ou négative sur le devoir, on a pour règle ferme de se conduire comme un homme. Il n'y a pas à sortir de là.

Mais on connaîtrait mal les ressources du cœur humain si l'on comptait sur l'effet d'une semblable réponse. Elle a beau être sans réplique, elle ne peut empêcher d'autres interrogations de surgir. La somme de nos prétextes pour nous soustraire au devoir est égale à la somme des sables de la mer ou des étoiles des cieux.

Nous nous retranchons donc derrière le devoir obscur, le devoir difficile, le devoir contradictoire. Certes voilà des mots qui évoquent de pénibles souvenirs. Être un homme de devoir et douter de son chemin, tâtonner dans l'ombre, se voir livré aux sollicitations contraires de devoirs différents, ou encore se trouver en face du devoir gigantesque, écrasant, qui dépasse nos forces, quoi de plus dur? Et ces choses arrivent. Nous ne voulons ni nier ni contester ce qu'il y a de tragique dans certains événements et de déchirant dans certaines vies. Toutefois il est rare que le devoir ait à se faire jour à travers un tel conflit de circonstances et doive jaillir de l'esprit comme l'éclair de l'orage. De si formidables secousses sont exceptionnelles. Tant mieux si nous nous tenons bien lorsqu'elles se produisent; mais si personne ne trouve étonnant que des chênes soient déracinés par la bourrasque, ou qu'un marcheur trébuche la nuit sur un chemin inconnu, ou qu'un soldat soit vaincu quand il est pris entre deux feux, personne non plus ne condamnera sans appel ceux qui ont été battus dans les luttes morales presque surhumaines. Succomber sous le nombre et les obstacles, n'a jamais été une honte.

Aussi je vais tendre mes armes à ceux qui se retranchent derrière le rempart inexpugnable du devoir obscur, compliqué, contradictoire. Pour aujourd'hui ce n'est pas là ce qui m'occupe, et c'est du devoir simple, je dirais presque du devoir facile, que je désire leur parler.

Nous avons par an trois ou quatre grandes fêtes carillonnées et beaucoup de jours ordinaires. Pareillement il y a quelques très grands et très obscurs combats à livrer. Mais à côté de cela il y a la multitude des devoirs simples, évidents. Or, tandis que dans les grandes rencontres, notre tenue est généralement suffisante, c'est précisément dans les petites occasions qu'on nous voit faiblir. Sans craindre de me laisser entraîner par une forme paradoxale de ma pensée, je déclarerai donc: l'essentiel est de remplir le devoir simple, de s'exercer à la justice élémentaire. En général ceux qui perdent leur âme, la perdent non parce qu'ils restent au-dessous du devoir difficile et qu'ils n'accomplissent pas l'impossible, mais parce qu'ils négligent d'accomplir le devoir simple.

Illustrons cette vérité par des exemples.

Celui qui essaie de pénétrer dans les dessous humbles de la société ne tarde pas à découvrir de grandes misères physiques et morales. À mesure qu'il y regarde de plus près, il découvre un plus grand nombre de plaies, et, à la longue, le monde des misérables lui apparaît comme une vaste création noire, devant laquelle l'individu avec ses moyens de soulagement paraît réduit à l'impuissance. Il est vrai qu'il se sent pressé d'accourir, mais en même temps il se demande: à quoi bon? Évidemment le cas est des plus angoissants. Quelques-uns le résolvent en ne faisant rien, de désespoir. Ils demeurent donc stériles et ce n'est pas pourtant la pitié, ni même les bonnes intentions, qui leur manquent. Ils ont tort. Souvent un homme n'a pas les moyens de faire le bien en gros, mais ce n'est pas une raison pour qu'il le néglige en détail. Tant de gens se dispensent de faire quelque chose parce que, selon eux, il y a trop à faire. Ils ont besoin d'être rappelés au devoir simple. Ce devoir, le voici dans le cas qui nous occupe: que chacun, selon ses ressources, ses loisirs et ses capacités, se crée des relations dans les milieux déshérités. Il y a des gens qui arrivent, avec un peu de bonne volonté, à s'introduire dans l'entourage des ministres ou à se faufiler dans la société des chefs d'État. Pourquoi ne parviendrait-on pas à nouer des relations avec les pauvres gens et à se faire des connaissances parmi les ouvriers qui manquent du nécessaire? Une fois quelques familles connues, avec leurs histoires, leurs antécédents et leurs difficultés, vous pourrez leur être d'une utilité extrême en faisant simplement ce que vous pouvez et en pratiquant la fraternité sous la forme du secours moral et matériel. Vous aurez, il est vrai, attaqué un petit coin seulement; mais vous aurez fait votre possible et peut-être entraîné quelque autre à faire son possible aussi. En agissant de la sorte, au lieu de constater seulement qu'il existe dans la société beaucoup de misère, de haine sombre, de désunion, de vice, vous y aurez introduit un peu de bien. Et pour peu que le nombre des bonnes volontés semblables à la vôtre grandisse, le bien augmentera sensiblement et le mal diminuera. Mais dussiez-vous même rester seul à faire ce que vous avez fait, on pourrait vous donner ce témoignage que vous avez fait la seule chose raisonnable, le simple et enfantin devoir qui s'offrait à vous. Or en faisant cela vous avez découvert un des secrets de la bonne vie.

 

L'ambition humaine embrasse dans ses rêves de vastes ensembles, mais il nous est rarement donné de faire grand, et même alors le succès rapide et sûr s'appuie toujours sur une patiente préparation. La fidélité dans les petites choses est à la base de tout ce qui s'accomplit de grand. Nous l'oublions trop. Pourtant, s'il y a une vérité nécessaire à connaître, c'est celle-là, surtout aux époques difficiles et dans les passages pénibles de l'existence. On se sauve bien en cas de naufrage sur un débris de poutre, un aviron, un morceau de planche. Sur les flots tumultueux de la vie, quand tout semble s'être brisé en miettes, souvenons-nous qu'une seule de ces pauvres miettes peut devenir notre planche de salut. La démoralisation consiste à mépriser les restes.

Vous avez été ruiné, ou un grand deuil vous a frappé, ou encore vous venez de voir se perdre sous vos yeux le fruit d'un long labeur. Il vous est impossible de reconstituer votre fortune, de ressusciter les morts, de sauver votre peine perdue. Et devant l'irréparable les bras vous tombent. Alors vous négligez de soigner votre personne, de tenir votre maison, de surveiller vos enfants. Cela est pardonnable et combien nous le comprenons! Mais cela est fort dangereux! Le laisser aller transforme le mal en un mal pire. Vous qui croyez que vous n'avez plus rien à perdre, vous allez pour cela même perdre ce qui vous reste encore. Ramassez les débris de vos biens, ayez du peu qui vous reste un soin scrupuleux. Et bientôt ce peu vous consolera. L'effort accompli vient à notre secours, comme l'effort négligé se tourne contre nous. S'il ne vous reste qu'une branche pour vous y accrocher, accrochez-vous à cette branche, et si vous restez seul à défendre une cause qui semble perdue, ne jetez pas vos armes pour rejoindre les fuyards. Au lendemain du déluge quelques isolés repeuplent la terre. L'avenir peut quelquefois ne reposer que sur une tête isolée comme il arrive qu'une vie ne tient qu'à un fil. Inspirez-vous de l'histoire et de la nature: L'une et l'autre vous apprendront en leurs laborieuses évolutions, que les calamités comme la prospérité peuvent sortir des moindres causes, qu'il n'est pas sage de négliger le détail et que surtout il faut savoir attendre et recommencer.

En parlant du devoir simple je ne puis m'empêcher de penser à la vie militaire et aux exemples qu'elle offre aux combattants de cette grande lutte qui est la vie. Celui-là comprendrait mal son devoir de soldat qui, l'armée une fois battue, s'abstiendrait de brosser ses vêtements, d'astiquer son fusil, d'observer la discipline.—À quoi bon? direz-vous peut-être.—À quoi bon? N'y a-t-il pas plusieurs façons d'être battu? Serait-il indifférent d'ajouter le découragement, le désordre, la débâcle au malheur de la défaite? Non. Il ne faut jamais oublier que le moindre acte d'énergie dans ces moments terribles est comme une lumière dans la nuit. C'est un signe de vie et d'espérance. Chacun comprend aussitôt que tout n'est pas perdu.

Pendant la désastreuse retraite de 1813–1814, au cœur de l'hiver, alors qu'il devait être presque impossible de garder une tenue quelconque, je ne sais quel général se présentait un matin à Napoléon Ier en grande tenue et rasé de frais. Le voyant, en pleine débâcle, aussi soigné que s'il allait à une revue, l'empereur lui dit: Mon général, vous êtes un brave!

Le devoir simple c'est encore le devoir prochain. Une très commune faiblesse empêche bien des gens de trouver intéressant ce qui est tout près d'eux; ils ne le voient que par ses côtés mesquins. Le lointain au contraire les attire et les enchante. Ainsi se dépense inutilement une somme fabuleuse de bonne volonté. On se passionne pour l'humanité, pour le bien public, pour les lointains malheurs, marchant à travers la vie, les yeux fixés sur des objets merveilleux qui nous captivent là-bas aux confins de l'horizon, tandis qu'on marche sur les pieds des passants, ou qu'on les coudoie sans les remarquer.

Singulière infirmité qui vous empêche de voir ceux qui sont là à vos côtés! Plusieurs ont fait des lectures étendues, de grands voyages; mais ils ne connaissent pas leurs concitoyens, grands ou petits; ils vivent grâce au concours d'une quantité d'êtres dont le sort leur demeure indifférent. Ni ceux qui les renseignent, les instruisent, les gouvernent, ni ceux qui les servent, les fournissent, les nourrissent n'ont jamais attiré leur attention. Qu'il y ait de l'ingratitude ou de l'imprévoyance à ne pas connaître ses ouvriers, ses domestiques, les quelques êtres enfin qui ont avec nous des relations sociales indispensables, cela ne leur est jamais venu à l'esprit. D'autres vont bien plus loin encore. Pour certaines femmes leur mari est un inconnu, et réciproquement. Il y a des parents qui ne connaissent pas leurs enfants. Leur développement, leurs pensées, les dangers qu'ils courent, les espérances qu'ils nourrissent sont pour eux un livre fermé. Bien des enfants ne connaissent pas leurs parents, n'ont jamais soupçonné leurs peines, leurs luttes, ni pénétré leurs intentions. Et je ne parle pas des mauvais ménages, de ces tristes milieux, où toutes les relations sont faussées, mais d'honnêtes familles composées de braves gens. Seulement tout ce monde est très absorbé. Chacun a son intérêt ailleurs qui lui prend tout son temps. Le devoir lointain, fort attirant, je n'en disconviens point, les réclame tout entiers et ils n'ont pas conscience du devoir prochain. Je crains qu'ils ne perdent leur peine. La base d'opération de chacun est le champ de son devoir immédiat. Négligez cette base et tout ce que vous entreprendrez au loin sera compromis. Soyez donc d'abord de votre pays, de votre ville, de votre maison, de votre église, de votre atelier, et, s'il se peut, partez de là pour aller au delà, c'est la marche simple et naturelle. Il faut que l'homme se munisse à grands frais de bien mauvaises raisons pour arriver à suivre la marche inverse. En tout cas, le résultat d'une si étrange confusion des devoirs est que plusieurs se mêlent d'une foule d'affaires sauf de ce qu'on est en droit de leur demander. Chacun s'occupe d'autre chose que de ce qui le regarde, est absent de son poste, ignore son métier. Voilà qui complique la vie. Il serait pourtant si simple que chacun s'occupât de ce qui le regarde.