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Le canon du sommeil

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XII. L’ÉVASION DE LA MALADIE

Vous pensez sans peine que l’heure venue de me laisser enfermer dans ma chambre des Madgyars, je n’avais aucunement le désir de dormir.

La pensée que miss Ellen avait un but, qu’elle suivait une ligne de conduite parfaitement définie, m’obsédait.

Que mes confrères en reportage se mettent à ma place. Quoi de plus horripilant pour le «ténor du Times», que de ne pas percer le mystère de la petite cervelle d’une fillette.

Comme pour me rapprocher de l’endroit où se dégusterait le grog froid, accessoire inexplicable de l’inconnu qui me chatouillait impitoyablement, je m’étais assis près de la fenêtre donnant sur la cour.

De là, j’apercevais cette cour sombre, dont la lumière parcimonieusement distribuée par les quatre lanternes occupant les angles, ne parvenaient pas à dissiper l’obscurité.

Je regardais la rigole en caniveau bordant les constructions à deux mètres environ du pied des façades, et aussi les fenêtres de l’infirmerie, la petite voûte d’accès, vaguement éclairée par un lumignon placé à l’intérieur et que je devinais seulement par son faible rayonnement.

À minuit, un roulement de voiture.

C’est le docteur Volsky, fidèle à sa promesse.

Le véhicule s’arrête en face de l’entrée de l’infirmerie. Je reconnais la silhouette du médecin, son grand manteau qu’il revêt toujours dans ses promenades nocturnes.

C’est une vision rapide, car M. Volsky s’engouffre sous la petite voûte de l’escalier de l’infirmerie.

Ce diable de X. 323 va-t-il boire cette fois le grog sauveur?

L’idée, émise par miss Ellen, a fait du chemin dans mon cerveau, et je me demande sérieusement si, dans la lucidité exceptionnelle du délire, le malade n’a point indiqué le révulsif intérieur qui lui rendra la santé.

J’ouvre ma fenêtre. Oh! mouvement irraisonné, impulsif. Je supprime l’obstacle des vitres qui me sépare de cette façade noire, derrière laquelle il se passe une chose qui m’intéresse d’une façon outrée, presque maladive.

La soirée est un peu fraîche, mais je n’y prends garde.

Une horloge, probablement celle du clocher de Gremnitz, détaille dans la nuit le quart, le double coup piqué de la demie, les trois coups, un appuyé, deux piqués, des trois quarts après minuit.

Je bous littéralement. Pour que le docteur séjourne aussi longuement, il faut que son client l’ait placé en face d’une imagination nouvelle du délire.

Ah! une ombre jaillit de la voûte de l’infirmerie, ouvre la portière de la voiture. Le grand manteau, le chapeau, c’est le docteur. Il s’en va.

Un désir fou d’apprendre quelque chose m’étreint. Et avant d’avoir pu mesurer l’incorrection de mon acte, j’ai lancé dans l’espace cette question:

– Docteur! Docteur! a-t-il bu?

Les médecins ont l’accoutumance de l’affolement des proches auprès des lits de douleurs qu’ils visitent. M. Volsky me pardonne évidemment mon appel un peu familier, car il répond par un geste affirmatif et disparaît dans le véhicule qui s’ébranle aussitôt.

J’écoute le roulement qui décroît régulièrement, un instant renforcé, lorsque la voiture passe sous la grande voûte aboutissant à l’ancien pont-levis et à l’extérieur. Un retentissement sourd m’avertit que les lourdes portes du château se sont refermées derrière le carrosse médical.

X. 323 a bu, j’en suis assuré. Le plus sage est de me coucher.

Nous verrons demain si le grog est aussi salutaire que semblait l’espérer miss Ellen.

Nous avons été délivrés, dès la pointe de l’aube, ainsi que chaque matin. Dans la salle à manger, le premier déjeuner nous avait réunis: Tanagra miss Ellen et moi.

Il en était toujours ainsi, Herr et Frau Logrest étant accoutumés à prolonger leur séjour au lit.

Je remarquai que miss Ellen était aussi taciturne que sa sœur.

Aussi taciturne et plus inquiète apparemment, car au moindre bruit, elle tressaillait, regardait vers la porte avec anxiété.

Que craignait-elle donc? Avait-elle un pressentiment funeste touchant le mal mystérieux qui avait terrassé X. 323 ?

J’allais à tout hasard l’interroger à ce sujet, quand un vacarme insolite arrêta la parole sur mes lèvres, me laissant seulement la faculté de constater qu’un étonnement se peignait sur les traits de miss Tanagra, tandis que miss Ellen devenait blême et que ses grands doux yeux se cernaient brusquement d’un cercle bistre.

On eût dit que tout son sang avait soudainement afflué à son cœur.

Et pourtant que pouvaient au fond, lui faire les cris, les exclamations jaillissant de la chambre à dormir des époux Logrest, dont nous étions séparés par un couloir.

Je pense même, si j’en juge par mes impulsions personnelles, qu’ils étaient comiques et l’événement sembla d’abord me donner raison.

La porte de la salle à manger fut poussée violemment. Deux rotondités gesticulantes firent irruption dans la pièce, suivies par une troisième personne, tout aussi agitée, quoi que beaucoup moins volumineuse.

C’étaient Herr Logrest, mistress Amalia et Martza.

Ils roulaient des yeux furibonds, poussaient des clameurs étranglées, étaient cramoisis.

Mais surtout, les époux gouverneurs apparaissaient totalement grotesques. Dans leur émoi, ils se montraient, ce qu’ils évitaient soigneusement à l’ordinaire, en toilette de saut de lit, et cela était inénarrable.

Jamais les caricaturistes du Punch, notre «Rire» anglais, n’eurent inspiration aussi funambulesque que ces deux obésités en pantoufles, camisole, jupon court, pyjama, madras ou bonnet sur le chef, se livrant à la gymnastique la plus hétéroclite!

Quelques soient mes habitudes de convenabilité, je crois que je me pris à rire, sans pouvoir dominer cette hilarité véritablement déplacée en présence de l’émotion qui agitait indubitablement nos hôtes.

Et puis quelques paroles perceptibles dans le flux de leurs exclamations emportées, me ramenèrent à plus de gravité.

– X. 323 … Le docteur Volsky dans son lit… Krisail et Martza endormis…

Une buée rose monta aux joues de miss Ellen. Dans ses grands yeux palpita comme un éclair, puis redevenue aussi étonnée d’apparence que sa sœur, que moi-même, elle demanda:

– Que vous arrive-t-il donc, me chère dame Amalia?

Interrogation qui amena une nouvelle explosion de mots sans suite, accompagnés d’une mimique échevelée.

Les époux se rendirent compte que leur désarroi les mettait dans l’impossibilité de s’expliquer clairement, car d’un commun accord, ils dirent à la servante:

– Martza, racontez, car en vérité, le diable est sur notre langue.

Et Martza avec des mines effarouchées, nous régala de ce récit:

– Le diable! Oh oui! Il est dans tout ceci. Cette nuit, le docteur Volsky est venu. Le malade était toujours fou…; il se prenait pour le médecin. Il nous a forcés à boire chacun un grog. Nous l’avons bu, car il avait promis de boire après nous… Quand nous avons eu absorbé nos verres, lui n’a plus voulu. Il a dit: dans une demi-heure, je boirai tout ce que vous voudrez…, dans une demi-heure, sans faute… Il a obtenu du docteur qu’il plaçât sa montre sur la table… Trente minutes c’est peu de chose, n’est-ce pas, pour guérir un fou… Alors, on a attendu… Je me rappelle très bien avoir compté jusqu’à dix sept minutes… Après, ça se brouille… Je ne sais plus qu’une chose. C’est que, ce matin, je me suis réveillée dans le fauteuil où je m’étais assise, que Krisail dormait dans un autre… Le docteur, lui, avait dû s’en aller, car sa place était vide. Le malade, couvert jusqu’aux yeux, semblait dormir.

La grande fille leva les bras au ciel en un geste rageur.

– Tout d’un coup, voilà que les couvertures s’agitent et du fouillis des draps, qu’est-ce que je vois sortir: la tête du docteur, Meinherr et Fräulein…, la tête du docteur avec les cheveux ébouriffés, la barbe hérissée, hurlant comme un démon: Qu’est-ce que je fais là?… Une servante ne peut pas répondre comme elle le voudrait à un Herr doktor; sans cela, j’aurais dit: Apparemment que vous dormiez… Vous avez même eu une idée bizarre de prendre le lit du fou… Du reste, ce furieux docteur ne me laissa pas le temps de répliquer. Il m’invectiva comme si moi, une fille sérieuse, j’avais pu avoir l’idée de le mettre au lit… On ne joue pas à la poupée avec un doktor. Et puis, voyez la bizarrerie des savants, voilà qu’il me demande ce que j’ai fait du prisonnier… On n’a jamais vu cela! Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, moi… Un prisonnier, ça n’est pas un ruban, ni une bague, ni aucune des jolies choses qui font battre le cœur d’une Fräulein, en âge de songer au mariage.

Et comme je ne répondais pas à son idée, il recommence à m’injurier… Il saute à bas du lit, devant une personne de mon sexe. Je jette le cri de ma pudeur alarmée, mais je le fais suivre d’un cri de ma pudeur rassurée… Le docteur était habillé, il avait même ses souliers… Quelle idée de se coucher comme cela… Il ne lui manquait que son manteau, son chapeau et son parapluie.

Il m’injuriait toujours. Alors, je me suis sauvée, le laissant avec Krisail que tout ce vacarme avait fini par éveiller… Deux hommes, ils s’expliqueront, je pense. On ne peut obliger une honnête personne comme moi à supporter les invectives d’un vieux maniaque de docteur qui vole le lit des malades!

D’une attitude très digne, Martza ponctuait la conclusion de son récit, quand un nouveau personnage se montra sur le seuil.

Grisonnant, légèrement voûté mais robuste tout de même, l’allure militaire sous l’uniforme gris à boutons d’étain soigneusement astiqués, le nouveau venu fut salué par un triple cri:

– Krisail!

L’infirmier, c’était lui, salua en portant la main à son front.

Ah! lui était calme, calme comme un brave marchant au feu, et de fait le digne militaire remplit une corvée qui, dans la vie d’un homme, peut apparaître aussi pénible que monter à l’assaut.

 

– J’ai démérité, M. le gouverneur, dit-il d’une voix rauque… Le prisonnier s’est enfui… Il nous avait endormis, je sais comment. Il manque de l’opium dans la pharmacie… Il a pris la voiture du docteur, et à présent, il est loin… Je vous apporte ma démission.

Nous écoutions.

J’étais stupéfait pour ma part. Ainsi X. 323 avait accompli cette chose que j’avais crue impossible. Il s’était évadé. Libre, il trouverait peut être l’occasion de cette revanche, dont il avait parlé naguère.

Mais les époux Logrest poussaient de véritables meuglements de désespoir.

– Que dirait le prince Strezzi…? Et l’Empereur? Et la Cour?

La confusion fut à son comble quand le cocher du docteur survint très inquiet du sort de son maître.

Celui-ci, racontait-il, s’était fait conduire, en quittant le château, jusqu’à l’entrée du bourg de Gremnitz. Là, il était descendu. Le cocher avait supposé un malade en danger à proximité. Il avait attendu jusqu’au jour. Alors, il avait poussé jusqu’au logis de M. Volsky, et ce dernier n’étant pas rentré, le serviteur venait conter ses alarmes au Herr gouverneur.

Tout devenait clair à présent. L’homme qui, cette nuit, avait répondu à mon appel par un geste affirmatif, n’était autre que X. 323 en personne.

Tanagra avait relevé la tête… Évidemment tout son être se tendait en une action de grâces vers les Forces Inconnues, qui avaient permis à son frère d’exécuter son audacieux dessein.

Et puis, miss Ellen rappela brusquement mon attention sur elle. Elle s’était approchée de mistress Amalia, et d’un accent irrité, elle disait:

– J’aime profondément mon frère; mais je dois reconnaître que sa conduite est inexcusable.

Cette déclaration si inattendue coupa court aux lamentations des époux Logrest, elle me fit sursauter et amena sur les traits de la sœur de la jeune fille, une expression d’indicible étonnement.

Miss Ellen continuait imperturbablement.

– Rencontrer, non des gardiens, mais des amis… et mésuser de leur bonne grâce pour le plaisir de dérober sa liberté, quelques jours peut-être avant qu’on nous la rende, c’est mal, car il aurait dû songer aux ennuis qui vont résulter pour vous, chers amis Logrest, de cette équipée.

– Oh oui! gémirent les deux obèses avec une touchante conviction.

– Or, poursuivit la jeune fille, je veux que vous sachiez bien que nous désapprouvons le fugitif. Télégraphiez au prince Strezzi, avisez-le de suite. Tout retard peut favoriser de nouvelles entreprises de ce malheureux frère… Voyez-vous qu’il se soit mis en tête de nous enlever de ce château. Oh! il réussirait, voyez-vous. Il a le génie de l’inattendu.

Que signifiait cela? Véritablement, elle me semblait raisonner comme raisonnerait Strezzi lui-même. Ce fut également le sentiment de mistress Amalia, car elle s’écria:

– Ah! chère petite fille, comme mon cœur a bien fait d’aller à vous. Je n’aurais jamais espéré pensées si raisonnables et si affectueuses de votre part. Soyez remerciée, gentille colombe de neige… Et nous, Logrest, suivons le conseil de l’aimée gracieuse enfant. Adressons un télégramme au prince.

– Mais il doit être en route pour Berlin aujourd’hui, hurla le gouverneur.

– Qu’est la distance de Vienne à Berlin pour l’électricité, s’empressa de répondre miss Ellen… La dépêche à «faire suivre», lui parviendra deux heures plus tard, et voilà tout.

Conclusion qui amena les époux, Martza, Krisail, le cocher du docteur, à se ruer vers la porte en une course éperdue, dominée par ces cris.

– Au télégraphe! Au télégraphe! Et nous, restés seuls, comme miss Tanagra et moi allions demander à la jeune fille l’explication de son étrange conduite, elle se laissa tomber sur une chaise, en proie à une crise de rire, si violente, si contagieuse, que nous nous prîmes à rire avec elle, sans deviner la cause de cette joie débordante.

XIII. LA TÉLÉPATHIE PAR RAISONNEMENT

Tout d’un coup, miss Ellen se leva, se jeta sur sa sœur, l’enlaça et l’embrassant à pleine bouche, elle murmura ces paroles qui nous pétrifièrent littéralement.

– Eh bien! petite sœur chérie, tu vois bien que tu avais tort de me tenir à l’écart; moi aussi, je puis être espionne.

Espionne! Dans sa bouche, le mot prenait une acception héroïque et tendre. Cela signifiait:

– Ce que le monde niais vous reproche, moi aussi je le fais. Je veux partager le reproche avec vous que j’aime. Je ne veux pas être la seule non marquée de la flétrissure qui, à mes yeux, vous honore.

Seulement pourquoi se parait-elle de ce titre généralement peu envié?

Elle vit que nous nous interrogions du regard, et retrouvant toute sa bonne humeur, elle se pencha entre nous deux, chuchotant:

– Voyons, tu n’as pas vu que je dirigeais les Logrest suivant les indications de notre frère?

– Suivant les…, balbutiâmes-nous tous deux?

Et miss Tanagra ajouta:

– Mais comment as-tu communiqué avec lui?

– Vous l’avez vu, par Martza.

– Elle trahissait donc ses maîtres.

– Mais non… Elle était le messager involontaire, comme Mlle de Holsbein à Madrid. J’ai lu les articles de sir Max Trelam et «le bon grain» a poussé.

Et notre ahurissement s’accentuant encore, la jeune fille fut reprise d’un accès de gaieté. Ah! le joli rire, cristallin, musical, s’égrenant en gammes harmonieuses.

Mais elle se domina vite.

– Alors, il faut donc que je détaille. J’en suis très fière, tu sais, ma chérie. Penser que toi, et qu’un grand reporter comme sir Trelam, vous ne voyez pas clair en moi, vous des perceurs de secrets; c’est tout à fait flatteur pour une petite pensionnaire… Ne vous impatientez pas, je commence ma confession.

Et le sourire aux lèvres, ses grands yeux semblant distiller une lueur joyeuse:

– Vous comprendrez tout de suite que, a priori, il était évident que notre frère songeait à s’évader. Une personne au secret ne peut pas avoir d’autre préoccupation.

Nous opinâmes d’un mouvement de tête.

– Bien. Pour s’évader, il fallait d’abord sortir de la tour, du cachot où il était enfermé. Pour s’échapper, il faut toujours, quoi qu’on en dise, le concours, volontaire ou non, d’autres individualités, et pour l’obtenir, il est nécessaire d’entrer en relations avec ces individualités.

Nouveau geste approbateur de notre part.

– Dès lors, quand le prisonnier fut pris de cette maladie subite qui nécessitait son transfert à l’infirmerie, je jugeai de suite que c’était là un moyen de quitter le secret.

Nous eûmes, nous, un cri de stupeur. Comment la jeune fille avait deviné cela tout de suite, alors que nous n’y avions rien vu!

– Mais oui, fit-elle en riant… Voyons, notre frère, qui a supporté sans broncher ton mariage avec cet affreux Strezzi, ne pouvait pas perdre la tête pour une manœuvre de ce coquin, beaucoup moins grave en vérité.

– C’est vrai.

La réponse jaillit de nos lèvres en même temps. Nous nous regardâmes, miss Tanagra et moi, tout étonnés que notre jugement eût été mis en défaut, alors que la jeune fille avait vu juste sans hésitation. Dans les yeux de la Tanagra, il y avait quelque chose de maternellement orgueilleux. Elle était heureuse qu’Ellen forçât ainsi mon attention.

– Ceci posé, continua celle-ci, il fallait l’aider de tout notre pouvoir. Je ne vous ai rien dit, j’ai peut-être eu tort; mais je voulais tant vous prouver que, moi aussi, je puis être une personne habile à vaincre les méchants. Était-il utile que le médecin vînt? Ma phrase apprise à Martza contenait le mot. Le lendemain, notre frère avait répondu en répétant dans son délire apparent! médecin! médecin! Krisail est un ivrogne, il fallait l’indiquer à mon frère… De là toute l’histoire du révulsif à l’alcool. Quand il affecta de se croire le docteur, c’était me dire qu’il avait compris… Et cette nuit, je n’ai pu dormir, parce que je savais qu’il agirait, sans pouvoir au juste augurer de quelle façon.

Doucement, Tanagra baisait les paupières de sa sœur.

Elle la remerciait ainsi de sa clairvoyance, de son courage, de la force d’âme qu’elle avait montrée en ne trahissant pas sa pensée intérieure.

Et mon regard disait les mêmes choses bien certainement, car la jeune fille rougit et cacha son visage sur l’épaule de sa sœur, ce qui, je veux tout dire, me causa un plaisir inexprimable.

Pourtant une question encore me vint, au bout de la langue.

– Mais pourquoi insister pour que Strezzi soit prévenu… Plus tard la nouvelle lui parviendra, plus votre frère aura eu de temps pour dresser ses batteries.

Ceci amena sur son visage un sourire divinement ironique.

– Mon frère ne peut rien faire jusqu’à ce que Strezzi affolé à l’annonce de son évasion, vienne nous chercher ici pour nous conduire dans la seule retraite qu’il considère comme introuvable, puisqu’il sait que jusqu’à ce jour, le terrible X.323 n’est pas parvenu à la découvrir.

– L’usine où il fabrique la mort par le rire, fit Tanagra d’une voix sourde.

– Justement, petite sœur aimée, c’est de la logique pure. Je suis certaine qu’aussitôt avisé, Strezzi se mettra en route pour nous prendre et nous conduire là-bas.

– Mais cela ne renseignera pas notre frère, que nous soyions dans ce repaire de l’horreur.

Alors, la jeune fille se redressa, et nous dominant de toute la grandeur de sa confiance dans le pouvoir de X. 323 :

– Oserais-tu l’affirmer, ma sœur? Notre frère est libre et X. 323 passe pour avoir les yeux largement ouverts.

Je m’inclinai machinalement et miss Tanagra qui ne m’avait pas quitté du regard, me prit la main, y glissa celle de miss Ellen, puis doucement:

– Allez causer d’espoir dans le jardin. J’ai désir d’être seule avec la pensée de mon frère que, pour la première fois, j’ai omis de servir. Songer à autre chose, je le vois clairement à cette heure, est non seulement trahir sa cause, mais le trahir lui-même… La volonté de l’œuvre a cessé une minute d’être ma dirigeante unique, et nous avons été vaincus.

Elle s’éloigna lentement, une préoccupation pénible crispant son visage. Ellen, elle, me serra la main et m’entraînant vers le perron antique accédant au jardin.

– Venez. Il faut obéir aux ordres d’une âme qui pleure!

XIV. CONVERSATION AVEC UN TUBE D’HYDROGÈNE

Aucune des prévisions de miss Ellen ne devait être démentie.

Quarante-huit heures plus tard, le prince Strezzi, ayant quitté Berlin en toute hâte, au reçu de la dépêche du gouverneur Logrest, arrivait à bord de son dirigeable qu’il avait rallié à Vienne.

Au milieu de la nuit, on nous réveillait brutalement, on nous ordonnait de nous vêtir, de boucler nos valises.

On nous traînait, bien plus qu’on ne nous conduisait, dans la nacelle dont le compartiment n° 3 enfermait ce terrible engin dénommé le Canon du Sommeil.

Et pourtant, dans le désarroi de ce réveil nocturne, de cette hâte inquiète que l’on sentait dans tous les mouvements, dans la rudesse des ordres, miss Ellen trouva le moyen de me glisser à l’oreille:

– Nous partons pour l’usine de mort… Regardez Strezzi comme il interroge anxieusement la nuit autour de nous… Savez-vous pourquoi? Eh bien je vais vous le dire. Il pense, comme moi, que les yeux de X. 323 assistent à son départ.

Terrible petite Ellen, allez! Cette confidence me valut un léger frisson dans le dos. Après tout, peut-être aussi provenait-il de la fraîcheur de la nuit, fraîcheur à laquelle on est très sensible alors que l’on vous a réveillé en sursaut.

Un bourdonnement. C’est le moteur qui se met en marche. Les deux sœurs se sont retirées dans le compartiment clos n° 2, la cabine.

Strezzi demeure invisible. Je reste seul, adossé au compartiment n° 3, au-dessus duquel, maintenus par les cordages, se balancent quatre gros tubes d’aluminium contenant la réserve d’hydrogène, destinée, le cas échéant, à suppléer les pertes subies par l’enveloppe de l’aérostat.

Nous avions monté avec rapidité. Le château de Gremnitz, les lumières marquant le tracé des rues du bourg, tout cela était devenu invisible; au vent qui me fouettait la figure, je comprenais que le dirigeable marchait à grande vitesse dans une direction qu’il m’était impossible de déterminer. Je n’avais plus à ma disposition la boussole de X.323.

Et je m’étais senti très assombri, par une de ces réflexions intempestives qui se formulent toujours dans l’esprit à l’heure où il serait avantageux de penser à tout autre chose.

Je m’étais dit:

– Miss Ellen avait peut-être raison au château. Les yeux de X. 323 pouvaient assister à notre départ. Je ne vois ni d’où ni comment. Mais enfin cela est possible. Seulement, à présent, ce ne sont pas seulement des yeux qu’il lui faudrait, mais aussi des ailes. Autant que mes entrevues avec lui m’aient laissé un souvenir de sa personne, il n’était pas muni de ces appendices empennés qui différencient l’hirondelle du lapin de garenne.

 

– Si je savais seulement au-dessus de quel pays nous flottons, moins que cela encore, la direction de notre marche?

J’avais formulé ce vœu à haute voix.

Et, vous allez croire que je deviens fou, le vent susurra à mon oreille cette indication précise:

– Sud-Ouest quart Ouest.

Je fis un saut… Je me frottai les oreilles; mes yeux parcoururent autour de moi un cercle. Rien! J’étais seul. Humph! Je n’en doutais pas, seulement je regardais quand même.

J’avais eu un bourdonnement du pavillon auriculaire, de la trompe d’Eustache, ou des osselets voisins du tympan. Voilà ce que je me dis d’abord, mais je dus reconnaître que j’avais les bourdonnements d’oreilles tout à fait extraordinaires, quand je perçus distinctement mon nom chuchoté dans la nuit:

– Ici, Max Trelam!

Cela devenait inquiétant, d’autant plus que cela s’accentuait encore.

– Sir Max Trelam, approchez-vous du tube-réserve d’hydrogène n° 1, afin que je puisse vous parler aussi bas que possible.

J’ai déjà dit qu’au-dessus du toit du compartiment n° 3, quatre tubes se balançaient, maintenus par des cordages.

Je regardai le plus proche, celui qui s’intitulait n° 1, prodigieusement interloqué, vous le pensez, par le tube d’hydrogène qui me conviait à jouir de sa conversation.

– Plus près, me souffla-t-il.

Il n’y avait pas de doute. Les paroles venaient de ce damné tube.

J’adore les contes de fées, mais naturellement je ne leur donne pas la même créance qu’aux vérités mathématiques. Je ne supposai donc pas un instant qu’un tube d’aluminium pût converser, et dans mon cerveau se formula aussitôt cette réflexion sensée:

– Ah ça! Quelqu’un est enfermé dans ce tube… Oui, il est de diamètre suffisant pour qu’un homme s’y repose…

Mais à l’instant une autre réflexion, non moins sensée, surgit.

– Seulement, l’hydrogène est un milieu impropre à la vie. S’y plonger conduit en quelques minutes à l’asphyxie. Quel est donc le personnage paradoxal qui semble parfaitement à l’aise dans ce milieu délétère?

En tout cas, cet… inconnu était un liseur de pensées, car il sembla répondre à la mienne en disant:

– Il n’y a pas de gaz, vous le devinez bien… J’en ai débarrassé le tube avant de m’y introduire…

– Vous y introduire, pourquoi? Dans quel but?

– Le fauve que je chasse, me répliqua la voix, vous conduit à son repaire. Je suis celui qui veut connaître ce repaire.

– X. 323, murmurai-je comme malgré moi.

Quel autre que lui aurait pu rêver et réaliser cette suprême et folle audace de s’enfermer à bord de l’aérostat de son ennemi pour surprendre son secret.

Je fus un moment comme anéanti. J’admirais l’imprévu du procédé. Qui soupçonnerait jamais pareille témérité? Témérité n’est pas juste. Je reconnais que personne ne songerait à pareil procédé d’investigation, c’est donc qu’il est marqué au coin de la plus parfaite raison.

Lui cependant me renseignait avec la désinvolture d’un gentleman qui, après un excellent dîner au Royal, déambule au bras d’un ami dans Regent’s-Circus.

– Vous direz cela à mes sœurs, quand vous aurez quitté le ballon. Pas avant, je craindrais qu’elles trahissent leur joie… Ceci convenu, j’éclaire le reporter indiscret que vous êtes. J’ai attendu le jour du départ sur Berlin du sieur Strezzi, pour réaliser mon évasion. Vous concevez le pourquoi? Il devait, d’après mon raisonnement, revenir de Berlin à Vienne, qui est le garage normal de son dirigeable. Cela me donnait le temps d’arriver avant lui dans cette dernière ville. Une fois là, ce me fut un jeu de fermer les yeux du gardien du hangar-garage. Ces yeux-là ont toujours une soif providentielle pour les gens comme moi. Vous saisissez. Je décapuchonnai l’un des tubes, je laissai le gaz hydrogène, beaucoup plus léger que l’air, monter vers la toiture, et je le remplaçai par ma personne, agrémentée de pain et d’un peu de liquide. Je remis bien entendu le capuchon de façon à respirer à l’aise. Mon calcul s’est trouvé juste. Strezzi a rallié son ballon, y a chargé les prisonniers laissés à Gremnitz, et il va les enfermer dans le seul endroit où il les croira en sûreté, l’usine où il fabrique la mort, cette usine que lui-même va me révéler.

– Miss Ellen avait fait le même raisonnement.

– Oui, oui… cela doit être. Cette enfant a le don de la déduction. J’ai trouvé fort bien son idée de communiquer avec moi au moyen de Martza. Mais on peut nous troubler, il faut que je me presse. Vous savez tout ce qu’il importe pour le moment. Je vous dirai le détail quand nous nous reverrons. Une prière. Au moment de l’atterrissage, on vous bandera les yeux pour vous conduire à l’usine souterraine.

– Comment pouvez-vous affirmer cela, m’écriai-je étonné par ces précisions?

– Comprenez donc que je suis à mon poste depuis vingt-quatre heures. On ne se défie pas d’un tube d’hydrogène et l’on y entend beaucoup de choses. J’en ai entendu assez pour désirer quitter mon «compartiment» sans me faire prendre. Vous m’aiderez sensiblement en débarquant avec le plus de maladresse possible… Au besoin, tombez à terre… Cela attire l’attention, vous comprenez. Voilà. J’ai fini… Allez rêver un peu plus loin. Je redeviens tube et par conséquent muet.

Le ton était sans réplique. Au surplus des ombres s’agitaient à l’avant de la nacelle. Je reconnus Strezzi sortant de la chambre du personnel.

J’allai à lui. J’avais l’obsession que si je demeurais en place, mes regards, mes gestes, appelleraient forcément l’attention du vilain personnage sur le cylindre métallique enfermant X.323.

Cela se dissipa de suite. Strezzi me vit et d’un ton autoritaire:

– Sir Max Trelam, me dit-il, veuillez avertir vos amies, il appuya ironiquement sur ces deux syllabes, qu’elles vont quitter sous peu cet aérostat. Qu’elles se préparent à se laisser couvrir le visage du masque que vous connaissez déjà, et à obéir aux ordres qui leur seront donnés. Dites-leur bien que j’ai épuisé toute ma patience à Gremnitz…; qu’elles y prennent garde.

Je m’inclinai sans répondre. Le fauve montrait les dents. Il convenait de ne point se faire dévorer avant que le chasseur, tout proche dans son tube, eût jugé le moment venu de l’abattre.

Et je rejoignis les deux Tanagra dans la cabine.