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La terre promise

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– «Je deviens fou…» se dit-il en repoussant le portrait et en s'abandonnant dans son fauteuil, la honte au front d'avoir seulement imaginé une pareille démarche après le silence outrageux où Pauline s'enfermait, après surtout la manière inexpiable dont il l'avait exécutée. D'ailleurs quelle nécessité y avait-il de recourir à des procédés de drame ou de roman? C'était si simple, de faire comme avaient fait Henriette et Mme Scilly, de descendre au jardin vers les onze heures. Très probablement la mère, trop souffrante pour une grande promenade avant le déjeuner, et ne voulant pas abandonner Adèle avec la vieille domestique aux hasards d'une ville étrangère, les envoyait prendre le soleil, en bas, sous les hauts palmiers dont les panaches verdoyaient presque à portée de ses fenêtres. Oui, c'était si simple, – et cependant si compliqué. Depuis son arrivée à Palerme, Francis vivait avec sa fiancée dans cette communauté d'emploi du temps, imprudence tentante des grandes affections. Qui a pu aimer profondément et ne pas se réjouir d'enchaîner sa liberté par les innombrables liens des plus petites habitudes? On ne se réserve pas plus une heure que l'on ne se réserve une pensée, et, quand on a besoin pourtant de se l'assurer, l'indépendance de cette heure, on se trouve, comme Francis, obligé à de misérables subterfuges. De telles ruses sont fécondes en révoltes pour ceux qui commencent d'aimer moins et sur qui cette obligation de tromper met une trop pénible chaîne. Ceux qui sont épris véritablement en souffrent comme d'un remords, et, à travers ces incohérences d'une sensibilité soudain touchée à un point trop irritable, le jeune homme ne cessait pas d'aimer passionnément Henriette. Il l'aimait, et il continuait, avec cette affreuse, cette inéluctable logique des situations fausses, à redoubler la trahison d'âme que représentait la dualité de ses émotions actuelles par de honteux mensonges non plus de silence et d'omission, mais de fait, comme celui qu'il imagina le soir même pour avoir le droit de hasarder sa descente au jardin dès le jour suivant:

– «J'ai oublié de vous conter,» dit-il à table, «que je serai obligé de vous laisser sortir seules demain matin. Je dois retourner à la banque pour ce chèque au sujet duquel j'ai eu une petite difficulté…»

– «Nous vous y conduirons,» répondit la mère, «voilà tout, et nous vous attendrons en bas dans la voiture…»

– «Cela gâterait toute votre promenade,» reprit Nayrac; «ces Siciliens font quelquefois tant d'embarras. Ils sont capables de me garder encore une demi-heure…»

– «Rien de plus facile que de tout concilier,» dit Henriette, «nous vous mènerons à la banque, nous irons marcher dans le Jardin Anglais qui n'est pas très loin, nous vous renverrons la voiture et vous nous rejoindrez aussitôt que vos maffiusi vous laisseront libre… Vous voyez que nos lectures me profitent!..»

Certes la douce enfant n'eût pas plaisanté ainsi à propos de sa naïve érudition sur la terrible maffia sicilienne et les affiliés de cette mystérieuse société secrète, si elle avait pu penser que son fiancé commettait en ce moment le plus mesquin et le plus triste d'entre les crimes de l'amour, l'abus de confiance du cœur. Elle était trop fine et surtout elle avait un sens trop aiguisé des moindres nuances de la voix du jeune homme pour ne pas s'être aperçue que la combinaison proposée par la comtesse lui déplaisait. Mais n'était-ce pas bien naturel qu'il redoutât pour la malade une trop longue séance d'immobilité dans un landau ouvert, et qu'il désirât pour elle le bénéfice d'une de ces vraies et longues promenades d'où elle revenait toujours un peu mieux portante? Francis lui donna d'ailleurs cette explication dès qu'ils eurent deux minutes à eux. Il n'appréhendait rien tant que l'éclosion du soupçon dans ce cœur innocent. Il allait éprouver, à trop de reprises, dans la coupable voie où il s'engageait, combien il est à la fois difficile et facile d'abuser une femme qui aime, – difficile, parce que rien ne lui échappe; et facile, parce que les plus déraisonnables prétextes lui paraissent vrais, venant de celui qu'elle aime, jusqu'au jour où elle découvre avec désespoir qu'il lui a menti une fois, et alors quelle agonie! Pour le moment, si Francis eut de nouveau honte devant sa candide fiancée, cette honte n'empêcha pas qu'une fièvre d'impatience ne l'envahît, à l'idée de sa liberté d'action assurée pour le lendemain matin. Pourvu que cette ruse avilissante ne lui fût pas du moins inutile? Pourvu que la petite fille se trouvât en effet dans le jardin et qu'elle s'y trouvât seule? Sa nuit se passa dans cette préoccupation, il faut bien le dire, et non pas dans le remords. Nous nous pardonnons très vite les compromis de conscience grâce auxquels nous satisfaisons nos passions en épargnant des chagrins autour de nous. Le sophisme est si tentant qui déguise en devoirs certains mensonges, lorsque la vérité serait trop cruelle, – et puis une heure arrive toujours où nous reconnaissons que cette cruauté eût causé moins de ravages. En attendant, nous nous félicitons de nos hypocrisies ainsi que d'une délicatesse, comme Francis le fit lorsque Henriette et la comtesse l'eurent déposé, suivant le programme, sous le porche d'un vieux palais jadis construit par un lieutenant de Pierre d'Aragon et sur le fronton duquel flamboyaient les mots de Crédit Sicilien Oriental. Il leur dit l'au revoir le plus naturel en descendant du landau. Il vit la voiture disparaître à l'angle de la place, un dernier retournement de la tête blonde d'Henriette, un sourire d'adieu sur ce doux visage, et déjà, il hélait une victoria qui passait, il donnait le nom du Continental au cocher et il lui recommandait de presser son cheval. Huit minutes d'une course à fond de train, et il était dans le vestibule de l'hôtel, il traversait le salon commun, il débouchait dans le jardin. Son cœur n'eût pas battu plus vite s'il eût marché, dans un duel, au-devant d'un canon de pistolet braqué sur lui.

Le petit jardin de l'Hôtel Continental justifiait la moquerie que Francis en avait faite la veille, par un bizarre mélange de nature méridionale et d'anglomanie où se révélaient les originales prétentions de l'hôtelier. Ancien révolutionnaire et obligé de s'exiler à Malte en 49, puis jusqu'en Angleterre, cet homme en était revenu possédé de cette folie britannique qui revêtait en lui une forme bien étrange, car, en bon commerçant, le cavalier Francesco Renda, ou mieux don Ciccio, tirait finement parti de ce snobisme vestimentaire qui lui faisait promener sur les trottoirs de Palerme des redingotes commandées à Londres, un chapeau envoyé de Londres, des cravates cousues à Londres, et une rogue et rouge figure de gentleman retour des Indes, copiée pour la coupe de la barbe sur une caricature du Punch. Il servait à son hôtel de réclame vivante, et il apparaissait, portraituré à la plume et au crayon, dans d'innombrables livres de voyage, édités à Londres eux aussi, qui constituaient, dans la bibliothèque du salon de l'hôtel, ses véritables titres de gloire, sans compter que cette bienheureuse anglomanie lui permettait dans certains cas de substituer le bill à la note et de détailler les dépenses de ses voyageurs par shillings au lieu de francs. Avec le tennis en terre foulée à côté des palmiers, avec la coquette chapelle protestante d'architecture gothique profilée entre les bambous, avec la profusion des rocking-chairs et des journaux à huit pages entassés dans l'espèce de véranda qui achevait le salon en serre, le petit jardin semblait bien un campement anglo-saxon en pays d'Afrique. Ce matin-là Francis ne pensa pas à exercer son antipathie contre les singulières disparates de cette conception. Il marcha droit vers l'allée isolée près du tempietto, édicule colorié à colonnettes faussement doriques, auprès duquel Henriette et Mme Scilly avaient aperçu Adèle Raffraye la veille et à la même heure. L'allée était vide. Il fit le tour de la chapelle que bordait une haie de coquets aloès, de ceux à qui les longues raies jaunes de leurs côtes donnent comme une livrée de sauvages arbustes domestiqués. Une de ces aquarellistes d'outre-Manche qui avaient excité sa verve y travaillait à un lavage de couleurs sur lequel il ne jeta même pas un coup d'œil en passant Il revint à l'autre extrémité, à la place destinée au tennis et close d'un filet de métal souple. Une partie s'y jouait, engagée et poussée entre deux jeunes Anglais et deux jeunes Anglaises, dont les traditionnels costumes de flanelle blanche allaient et venaient méthodiquement dans la lumière du beau soleil sicilien, comme ils auraient fait dans la brume de quelque watering-place de l'île de Wight ou du Kent… Francis s'arrêta immobile, halluciné, avec un saisissement de tout son être, tel qu'il n'en avait jamais éprouvé, tel qu'il ne devait jamais en éprouver de semblable. Parmi les quelques spectateurs disséminés autour de cette flegmatique partie de paume, il venait de reconnaître l'enfant qu'il cherchait.

De la reconnaître, et il ne l'avait jamais vue! Mais Henriette avait eu trop raison, – plus raison qu'elle ne le savait elle-même. Il avait devant lui, ressuscitée et vivante, sa sœur Julie, telle que le portrait effacé la lui représentait, telle surtout qu'il la gardait dans les visions de son souvenir. Adèle Raffraye, – car il n'hésita pas une seconde sur l'identité de la petite fille, – se tenait debout, appuyée contre le tronc d'un grand eucalyptus tout décortiqué, aux feuilles longues et comme vernissées. Auprès d'elle, sa poupée, – la poupée malade, – était assise sur une chaise et montrait de grosses joues dont les vives couleurs contrastaient comiquement avec les divers fichus qui enveloppaient sa poitrine de porcelaine. Sur une autre chaise, une bonne âgée, Annette sans doute, travaillait à tricoter un bas, et l'acier des aiguilles miroitait entre les mailles de laine bleue sans que les paupières baissées de la patiente ouvrière se relevassent. La petite fille, entièrement absorbée par le spectacle du jeu nouveau pour elle, se tenait comme en extase. Le mouvement de sa tête curieuse accompagnait le mouvement des balles d'une manière presque aussi exacte que les noms de nombre prononcés par les joueurs. Placé comme il l'était lui-même, à l'angle opposé du parallélogramme dessiné par le champ de tennis, Francis ne perdait pas un seul de ses clignements de paupières. Ses souples cheveux blonds à reflets bruns, – les cheveux de Julie enfant, – déroulaient une nappe ondulée que le vent faisait frissonner sur ses épaules trop minces. Mais la fragilité de tout un pauvre corps trop nerveux ne se devinait-elle pas sous la robe de laine d'une nuance gros bleu, qui laissait voir des jambes trop fines dans leurs bas de soie noire? Un col de dentelle isolait le cou trop mince aussi, et le bord d'un large chapeau de feutre de la couleur de la robe mettait une ombre sur le visage aux traits menus, qu'éclairaient deux yeux bruns très grands, de ces yeux où se lit trop d'âme, un éveil trop précoce de la vie intérieure. Francis regardait tous ces détails avec la fixité dévorante et épouvantée d'un homme qui semble ne pas croire, qui ne croit pas à la réalité de ce qu'il voit. Ce ciel bleu, ce jardin vert, ces gens assemblés n'étaient qu'un décor où la petite fille lui apparaissait, si étrangement pareille à l'autre, à sa douce morte, que dans ce premier frisson de sa surprise, tout préparé qu'il y fût par la phrase d'Henriette, il n'aurait pas su marquer une différence entre elles. La bouche entr'ouverte d'Adèle avait dans son joli dessin le même gracieux défaut que celle de Julie, une lèvre d'en haut un peu courte et qui découvrait à demi l'émail mouillé des dents. La coupe de la joue un peu longue au contraire et celle du menton rappelaient aussi Julie avec une identité fantastique. C'était tout de même, à l'étudier de plus près, une autre créature, une Julie plus fragile, plus délicate encore. Dieu! Comme elle était fragile, la fille vraiment de l'angoisse et du deuil, l'enfant portée pendant de longs mois par une mère qui se ronge le cœur de chagrin, de haine, de remords, et qui veut vivre cependant pour l'être qu'elle a senti remuer en elle! Elle flottait, cette flamme fiévreuse d'une vie obstinée et volontaire, autour de ce jeune visage trop pâle mais déjà si expressif, de ces prunelles trop brillantes, où passait une si intense curiosité à ce moment, et elles ne se doutaient pas qu'en cessant de suivre le vol des balles, elles auraient rencontré d'autres prunelles noyées de pitié, d'étonnement, de défiance, de tendresse, de tout ce qu'un cœur d'homme peut mettre dans le regard par lequel il a l'évidence, la révélation de son sang.

 

Combien de temps dura cette contemplation d'une si souveraine puissance d'envahissement? Quelques minutes à peine, comme Francis put s'en convaincre lorsqu'elle eut été interrompue. Mais, au lieu de ces quelques minutes, il fût demeuré là une heure entière qu'il ne s'en serait pas aperçu davantage, tant la sensation de cette terrassante ressemblance avait tout aboli en lui. Il en oubliait et le rendez-vous où l'attendaient les dames Scilly, et quelle conséquence fatale aurait le soupçon seul de son escapade, si par exemple les domestiques de la comtesse le surprenaient. Il oubliait même que Mme Raffraye pouvait descendre au jardin d'un instant à l'autre, qu'il était même probable qu'elle y descendrait, attirée par cette heure chaude et douce, afin de jouir d'un peu de soleil auprès de la petite fille. Aussi lui fut-ce un réveil presque affolant de ce demi-hypnotisme lorsqu'il vit s'approcher du groupe formé par Adèle, par la bonne Annette et par la grande poupée, une femme dans laquelle il reconnut, – avec quelle nouvelle émotion! – son ancienne maîtresse. Elle avait dû venir par l'allée à l'extrémité de laquelle il se tenait lui-même, passer près de lui, le frôler sans doute. Ni l'un ni l'autre ne s'étaient regardés. Coïncidence tragique, de ce tragique familier et ironique à la fois comme l'existence sait en créer à propos des plus insignifiants événements, c'était la petite fille qui les avait empêchés de s'apercevoir l'un l'autre, – lui, s'y absorbant comme il le faisait, – elle, la cherchant tout naturellement. Quoique l'allée fût bien courte, Pauline marchait d'un pas alangui, traînant, et gracieux encore dans sa lenteur lassée. Il eut tout le loisir de constater qu'elle était demeurée la même, malgré ces neuf années et sa maladie. C'était bien ce profil d'une finesse unique, ces traits délicats qu'il avait tant aimés, ce pâle visage qui l'avait tant fait souffrir. Ce pauvre visage était seulement plus pâle encore, plus décoloré, et ces traits s'y marquaient en lignes plus accusées, qui allaient être des rides, qui n'en étaient pas encore. Il semblait que la maladie, en touchant à cette beauté autrefois idéale, l'avait fanée comme avec pitié, tant la mourante gardait de séduction féminine. C'était une poitrinaire, une condamnée, et c'était toujours ce charme de sveltesse élégante qui la faisait comparer par Francis autrefois aux fragiles statuettes de Tanagra. Triste présage et trop juste, car ces statuettes-là étaient destinées par les anciens aux tombeaux, et l'enveloppement frileux de tout le corps de Pauline dans sa longue mante, malgré le soleil, la meurtrissure de ses paupières, le tremblement de ses lèvres, la toux aussi dont elle fut secouée pour avoir marché un peu, disaient assez que ce dernier reste délicieux de grâce appartenait déjà à la mort. Elle-même le sentait sans doute. Il y avait une passion trop profonde, comme une fièvre dans le regard dont elle enveloppait sa fille à mesure qu'elle en approchait. Et pourtant elle avait gardé de la jeunesse dans sa maternité douloureuse, car, en souriant, elle fit un geste de silence à la bonne et elle put ainsi arriver à côté d'Adèle sans que cette dernière l'eût entendue venir. Elle posa sa main sur la chevelure de l'enfant qui se retourna, comme elle avait fait l'autre jour sous la caresse d'Henriette, d'un mouvement farouche. Elle vit sa mère, et l'illumination de toute sa physionomie, la pieuse ardeur avec laquelle elle prit la main amaigrie qui avait flatté ses cheveux, pour la baiser, l'empressement avec lequel ses petits bras enlevèrent la grande poupée afin de donner la chaise à Mme Raffraye, tout révéla cette affection exaltée que les enfants trop sensibles portent à ceux qu'ils sont menacés de perdre. Ils ne savent pas ce que c'est que de mourir, et on dirait que l'instinct de leur amour devine l'approche des éternelles séparations. Mme Raffraye fut sans doute une fois de plus touchée de cette tendresse que lui montrait ce petit cœur d'enfant apparu dans ces beaux yeux mouillés, car son sourire se fit mélancoliquement, infiniment doux. Elle s'assit, et tandis que la petite fille lui commentait la partie de tennis qui continuait, monotone et impeccable, elle jeta un coup d'œil circulaire sur les quelques spectateurs qui faisaient galerie autour du filet. C'est à cet instant qu'elle aperçut Francis Nayrac, qui, lui, n'avait pas bougé, haletant de curiosité douloureuse. Leurs yeux ne mirent pas à se croiser beaucoup plus de temps qu'une des balles lancées par les joueurs n'en mettait à voler d'une raquette sur l'autre. Ce temps suffit pour que le regard de Pauline pénétrât dans le cœur du jeune homme à la manière d'une lame aiguë et brûlante. Ses prunelles grises, d'un gris plus pâle encore dans la pâleur de son mince visage, n'avaient cependant exprimé ni la surprise, ni le mépris, ni la haine, ni aucun sentiment particulier. Sa pâleur ne s'était ni décolorée davantage, ni empourprée de sang. Ses lèvres n'avaient pas frémi. Seulement celle de ses mains qui, en ce moment, continuait de boucler les cheveux de l'enfant, s'arrêta de ce geste pour les serrer, et, de l'autre, elle l'attira contre elle, comme pour la défendre. Il n'est besoin ni de violentes explosions, ni de grandes phrases, ni d'un déploiement furieux d'énergie pour que deux êtres qui se retrouvent ainsi face à face après des années, sentent les émotions les plus poignantes du drame passer entre eux. Pauline et Francis s'étaient reconnus, – et cela suffit pour qu'un quart d'heure plus tard, quand il s'arrêta devant la porte du Jardin Anglais dans le landau de Mme Scilly qu'il était allé reprendre en hâte, le jeune homme eût encore un tremblement dans tout son corps. À peine se tenait-il debout. Qu'elle était cruellement juste la phrase qu'il se prononçait à lui-même en descendant de la voiture et lorsqu'il vit la silhouette de sa fiancée se dessiner, souple et gracieuse dans une toilette claire, entre les fûts élancés des verts palmiers: «Pauvre, pauvre Henriette!»

V
DANS LA NUIT

Oui, Henriette était à plaindre, d'accueillir ainsi, par le plus ouvert, par le plus aimant des sourires, ce fiancé, perfide à la fois et sincère, qui l'aimait, lui aussi, et qui l'avait quittée sur un mensonge pour la retrouver sur un mensonge. Quel mensonge, gros de quelles dangereuses conséquences, associé à quelles funestes réalités! – Lui-même cependant n'était-il pas à plaindre davantage, subissant, comme il faisait, l'invasion d'un trouble presque insensé, alors qu'il lui était interdit d'en rien montrer? Quoique l'hérédité reste soumise à des singularités bien plus étranges encore et que la reproduction des physionomies, profonde jusqu'à l'identité entre collatéraux, devienne, pour quiconque s'est préoccupé de ces problèmes, un phénomène banal, quoique Francis Nayrac y eût pensé le matin encore, en se souvenant de Vernantes, et comme à une possibilité toute naturelle, quoique enfin il fût, en sa qualité d'homme de notre époque, assez familiarisé avec les résultats curieux de la science pour ne pas ignorer la loi constant de l'atavisme, cette ressemblance si implacablement accusatrice l'avait frappé d'un coup trop fort, trop subit, dans un pli trop malade déjà de son cœur. Elle avait pris tout de suite pour lui, et sur la place même, le caractère d'une sorte d'hallucination, il n'eût osé dire d'un miracle. Et cependant il eût vu, comme l'apôtre incrédule, le Sauveur lui apparaître et lui prendre les doigts pour les mettre dans la plaie ouverte par la lance, qu'il n'eût pas été remué d'une agitation plus affolante que celle dont il fut poursuivi toute la journée, – et cette émotion, il lui fallait la cacher, dût-il en étouffer. Qu'elles furent longues les minutes de ce jour-là, et qu'il dut déployer d'intime énergie pour tenir jusqu'à la nuit son rôle d'insouciance heureuse, de tendresse sans arrière-pensée! Quand il se retrouva seul vers les onze heures, – seul, libre enfin de s'abandonner au frémissement dont vibrait tout son être, son effort volontaire de cette mortelle après-midi l'avait si violemment contracté qu'il éprouvait un intense malaise physique. Le besoin de marcher pour apaiser par du grand air et du mouvement ses nerfs déséquilibrés le précipita hors de sa chambre, et aussi le besoin de fuir cette maison où il était trop près des quatre personnes entre lesquelles allait se débattre, sans qu'elles s'en doutassent, le drame inattendu de sa vie passée et présente. Il se sentit trop près d'elles encore dans les rues de Palerme, silencieuses à ce moment de la nuit, mais à ces pierres se rattachaient déjà pour lui tant de souvenirs. Il y avait promené auprès de sa fiancée de si douces nonchalances. Il doubla le pas afin d'arriver plus vite dans la sombre et vaste campagne. À de certaines heures d'extrême crise morale, il semble que nous ne puissions respirer, souffrir, penser, que dans la grande solitude de la nature, comme si elle nous rapprochait de Dieu, de l'incompréhensible dispensateur des destinées, de Celui en qui nous souhaitons un Père et un Juge, – un Juge pour éclairer notre conscience, un Père pour aider notre faiblesse. Depuis que cette triste terre va roulant à travers les muets abîmes de cet espace infini, en a-t-il vu, ce Dieu inconnaissable, – témoin toujours présent, toujours caché, – en a-t-il vu de ses enfants, tourmentés, comme celui-là, par les tempêtes intérieures! En a-t-il entendu de ces appels qu'il a paru ne pas écouter! Nous saurons plus tard vers quel port ces tempêtes nous précipitent, mais qu'elles sont fortes parfois et que nous nous sentons voisins du naufrage!

«Mais c'est mon enfant, c'est ma fille…» Cette phrase qui s'était prononcée toute seule dans son cœur devant la terrassante, l'invincible évidence de l'hérédité, Francis se la répéta soudain à voix haute et à plusieurs reprises. Il s'écoutait la prononcer, et une corde tressaillait dans les profondeurs de sa personne, qui n'avait jamais été touchée avec cette force: «Ma fille!..» C'étaient deux mots bien clairs cependant et bien simples. Il se les était dits et redits bien souvent, depuis des années, chaque fois qu'il pensait à la possibilité, malgré tout, que le sang de cette enfant inconnue fût son sang à lui. Mais cette possibilité était demeurée pour son esprit une idée inefficace, une irréelle et vague abstraction qu'il ne réalisait pas plus en une image concrète et positive que nous ne réalisons la mort de quelque cher malade. Tant que nous n'avons pas vu, inanimée et raide sur son lit d'agonie, cette forme autour de laquelle palpitait notre espérance, cette mort ne nous est pas vraie. Nous savions trop que ce malade pouvait, qu'il devait mourir; puis notre déconcertement confine à la stupeur devant une fin qui nous surprend comme si nous ne l'eussions jamais pressentie. C'est qu'il s'accomplit dans le passage de la pensée à la réalité présente, immédiate, indiscutable, dans la métamorphose d'une hypothèse en fait positif, d'un doute flottant en évidence, comme un déplacement total du plan intérieur de notre âme. Nous ressemblons, à ces moments-là, et pour un temps qui varie suivant le degré d'importance de la révélation, aux aveugles opérés de la cataracte. Dans le désarroi de leur éveil à la lumière, n'ayant pas adapté leurs mouvements aux impressions qui les entourent, ils hésitent, ils trébuchent, ils tombent à terre. Francis Nayrac était ainsi. D'avoir contemplé de ses yeux Adèle Raffraye au lieu de la rêver, d'avoir constaté ce qu'il avait constaté au lieu de le supposer, avait subitement déconcerté toutes ses anciennes manières de sentir vis-à-vis de cette enfant. Si huit jours auparavant, si la veille même on fût venu lui raconter un tragique accident survenu à cette petite, qu'elle avait été, par exemple, brûlée dans un incendie, broyée dans le déraillement d'un train, noyée dans la perte d'un bateau, il aurait sans nul doute frissonné d'un frisson très particulier. Mais quoi? C'eût été un fait divers un peu plus troublant que beaucoup d'autres, voilà tout, – au lieu qu'à présent, et tandis qu'il allait cheminant dans la campagne, entre les oliviers et les aloès, de se rappeler seulement la pâleur d'Adèle, sa délicatesse de traits, la fragilité de ses membres, lui causait une souffrance presque insupportable. Si le père avait dormi en lui pendant trop longtemps, comme il s'était réveillé depuis cette rencontre du matin! L'appel de tendresse qui grondait maintenant dans son cœur, sortait des fibres les plus vivantes de sa chair. Un appétit irrésistible, passionné, sauvage, le possédait: celui d'étreindre la petite fille, de la serrer contre lui, de toucher ses cheveux, de la couvrir de ses caresses, de la protéger. Qu'elle était devenue soudain vivante pour lui, et comme, sans raisonner, sans discuter, il la croyait, il la sentait sa fille plutôt, après avoir tant pensé qu'il douterait davantage encore, si jamais il la voyait!.. Un regard avait suffi. L'évidence était entrée jusqu'au cœur de son cœur. Il n'y a pas de preuve qui l'établisse, cette évidence. Elle s'impose ou ne s'impose pas. Celle-ci l'avait pris et retourné en quelques minutes et pour toujours. Ah! Ces années passées à fuir Adèle et sa mère systématiquement, comme il les payait durant cette nuit où il marchait dans l'ombre, droit devant lui, poursuivi, vaincu par cette voix du sang qu'il avait niée, lui comme tant d'autres, lorsqu'il lisait dans un livre quelque allusion à ce phénomène mystérieux, très rare et très étrange, mais, quand il se produit, aussi rapide, aussi farouche et aussi souverain que l'amour lui-même. À deux ou trois reprises et pendant cette course affolée, il essaya bien de se débattre encore contre cet envahissement. À quoi bon? Il avait beau se rappeler ses trop justes griefs contre Pauline, que prouvaient-ils? Qu'ayant un mari et deux amants, cette haïssable femme se prostituait à trois hommes, et qu'elle avait risqué également d'être mère entre les bras de chacun d'eux? Soit. Mais qu'elle fut devenue mère dans ses bras à lui, le visage de l'enfant le lui avait crié, ce visage où l'hérédité de la race était écrite d'une indéniable écriture. Il essayait aussi de se démontrer qu'il y a de ces caprices de ressemblance qui ne démontrent rien. N'arrive-t-il point, par exemple, que l'enfant du second lit d'une veuve ressemble au premier mari? Non. Pas comme cela. Pas avec cette identité de corps, d'âme, de nature. Il avait vu de ses yeux le fantôme de sa sœur devant lui, sa sœur de nouveau vivante, – hélas! de quelle pauvre, de quelle faible vie de fantôme en effet! Il avait vu son enfant. De même qu'autrefois aucun raisonnement n'avait prévalu en lui contre le soupçon, quand il se rappelait sa station devant le rez-de-chaussée fatal, la femme voilée descendant du fiacre, – et le reste, – de même aucun raisonnement ne prévalait à cette heure contre cette nouvelle certitude. C'était la tristesse des tristesses qu'elle ne fut pas contradictoire avec la première. Mme Raffraye l'avait trahi pour Vernantes, comme elle avait trahi d'abord pour lui son mari. C'était une malheureuse, et qui avait peut-être eu encore d'autres amours, des galanteries de hasard. Que savait-il? Mais galante, sensuelle, avilie, quelque mépris qu'elle méritât, elle avait conçu par lui, Francis. Dans ce cher et fragile petit être, aperçu sous les arbres pendant un quart d'heure, il avait senti, il sentait frémir une parcelle de lui, un peu de sa chair et un peu de son sang. Cela ne se nie pas plus qu'une fièvre, qu'une blessure, qu'une émotion quelconque. Ah! cher, ah! fragile être et dont il n'empêcherait pas que subitement elle ne fût devenue pour lui une créature à part de toutes les autres, quelque chose d'aussi unique au monde que cette sœur autrefois à qui elle ressemblait tant ou que leur mère!

 

À travers ces pensées, il s'était engagé, sans y prendre garde, dans le chemin qui, par la Rocca, mène à Monreale, magnifique route de montagne qu'il avait suivie déjà plus d'une fois dans des sentiments si autres, pour aller avec sa fiancée visiter la vieille basilique normande, rayonnante de mosaïques, avec ce cloître aux fines colonnettes arabes, où chante un jet d'eau intarissablement épanché dans sa vasque sculptée. Il s'arrêta presque à mi-côte pour respirer, tant cette marche folle l'avait épuisé. D'un geste machinal il se retourna, et il demeura saisi, même dans son trouble, du spectacle de beauté qu'offrait cette nuit d'un décembre méridional. À ses pieds, des cordons de lumière marquaient la place où dormait la ville, baignée, comme la blanche mer là-bas, comme les montagnes bleues, comme la vallée ténébreuse, par une lune à demi pleine et dont le croissant s'achevait en cercle avec une mince et brillante ligne d'or. Cette lumière de la lune mettait au ciel la douceur de son profond reflet. Elle en nuançait le velours sombre et violet où les diamants des étoiles brillaient d'un feu plus large, et, tout près du promeneur, elle dessinait les formes confuses des grands aloès dentelés, des cactus rongés par la dent des bestiaux, des oliviers frémissants et grisâtres, des orangers immobiles et noirs. Un infini silence enveloppait ce paysage de songe qui frappa le jeune homme à cette minute, comme eût fait l'entrée dans cette cathédrale dont la masse imposante surplombait derrière lui la pointe de la colline. Le fait d'avoir donné la vie agite les plus égoïstes d'un étrange frisson. Mais chez beaucoup ce premier saisissement est suivi d'un retour de cet égoïsme, et ils ne veulent plus penser à l'enfant qui dérangerait les combinaisons de leur existence. Ils y parviennent vite. Chez d'autres, l'éveil de la paternité n'a pas lieu tout de suite, et un enfant qu'ils ne connaissent pas, fût-il bien certainement le leur, ne les intéresse qu'à demi Il en est, au contraire, que cette idée d'une existence issue de leur existence, d'une créature jetée par leur faute sur ce sol de douleurs remue d'une émotion suprême et sainte, et qui en tremblent jusque dans le fond du fond de leur moralité. Soit que la trace trop marquée d'anciennes blessures rendît Francis plus sensible, soit que la ressemblance avec sa sœur eût attendri son être intime, soit que les circonstances particulièrement délicates où il avait retrouvé Adèle et Mme Raffraye le prédisposassent à des troubles de cet ordre, il fut saisi de cette grande émotion-là, du tremblement sacré de la responsabilité paternelle. La majesté religieuse de ce ciel immense, de ces astres immortels, de cette mer lointaine se mêla malgré lui à sa rêverie. Il sentit sourdre de son cœur et monter à ses lèvres une espèce de prière inarticulée pour cette douce et faible petite créature, née d'une femme deux fois adultère, mais elle-même si purement innocente, et qui dormait là-bas, dans une des maisons de cette ville étendue sous la transparence bleue de cette nuit, au pied de la montagne et sur le bord de la mer. Elle dormait, ses frais yeux clos, sa bouche demi-ouverte, de ce paisible sommeil des enfants autour desquels flotte une destinée qu'ils ne soupçonnent pas. Que ne pouvait-il veiller sur ce sommeil, et lui murmurer, pendant qu'elle ne les entendait pas, ces mots: «Ma fille…» qui lui jaillissaient de l'âme toujours et toujours plus brûlants! Il lui semblait qu'à cette heure il ne se rassasierait pas de promener ses regards sur les lignes de ce visage qu'il s'était interdit de seulement rencontrer pendant des années. S'il avait su quels traits il y retrouverait, aurait-il eu la force de cette abstention? Il le savait à présent et il redisait tout haut: «Mon enfant!.. Ma fille!..» Mais à qui? Au vent, qui passait et qui n'emportait même pas son soupir; aux feuillages, qui ne l'entendaient point; aux étoiles insensibles; à la nature muette et sourde; à tout, – excepté à celle qui dormait là-bas. Non. Le soin de veiller sur ce sommeil, le droit de murmurer de tendres mots à cette oreille si délicate parmi ces cheveux si blonds, le privilège d'écarter de ce lit d'enfant les coups de la destinée, tout cela appartenait à une autre personne qui peut-être, à cette minute même, se penchait sur Adèle dans son périt lit, pour la contempler, pour la caresser, pour l'aimer. Et Francis aperçut dans sa pensée le pâle visage de Pauline. Il la revit telle qu'elle lui était apparue, elle aussi, le matin, consumée et mourante. Il revit l'amaigrissement de ces joues dont il avait autrefois idolâtré la ligne, le dépérissement de ce svelte corps auquel il s'était enlacé dans de si brûlantes étreintes, la flétrissure commençante de cette beauté dont il avait été si follement, si âcrement jaloux. Cette évocation suffit pour que sa pieuse, sa tendre pitié cédât de nouveau la place à un sursaut d'amère rancune. S'il ne s'était pas trouvé au berceau de la petite fille, dès le lendemain de sa naissance, à qui la faute? À cette femme qui s'était conduite de manière à lui rendre impossible toute certitude sur l'enfant, sinon par ce double hasard d'une ressemblance et d'une rencontre également extraordinaires. S'il avait laissé grandir Adèle sans jamais avoir qu'un frémissement d'épouvante quand il y pensait, à qui la faute, sinon à cette femme encore? À qui la faute, s'il avait associé cette pauvre petite fille à d'infâmes souvenirs de perfidie, à de honteux soupçons, à des visions abominables de luxure, s'il n'était même pas assuré d'être pareil demain à ce qu'il était aujourd'hui, s'il n'était déjà plus celui de tout à l'heure? Qu'elle avait bien mérité, la misérable, les tortures de son agonie présente et qu'elle avait été scélérate à son égard! Ne s'était-elle pas rendu justice d'ailleurs, et s'il avait pu conserver quelques doutes sur la trahison de jadis, quelle preuve, après tant d'autres, que ce fait de ne s'être jamais rapprochée de lui quand elle savait, elle aussi, par cette ressemblance, ayant connu Julie comme elle l'avait connue, de qui était cette fille! Elle n'avait pas osé. Et, sentant à cette idée ses pires colères se réveiller douloureusement, il jeta ce cri qu'il avait jeté si souvent à d'autres horizons, durant son premier voyage, et qui contrastait avec la sérénité de cette douce nuit Sicilienne, moins encore qu'avec la mystique élévation dont il avait eu, quelques minutes plus tôt, le cœur transporté:

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