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La terre promise

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Il n'était plus, ce bateau, qu'un point dans l'espace. Mais en esprit Francis y était présent. Il voyait sa fille étendue sur la couchette de la grande cabine qu'il avait eu le droit de choisir pour elle. Pour la première fois, il lui avait rendu un de ces humbles services qu'il n'eût même pas osé concevoir comme possibles par ce matin d'il y a cinq semaines où il avait tant senti sa solitude… Et cela s'était fait bien simplement, bien tristement aussi! Quelques jours après avoir causé avec la vieille Annette et à la petite fille, il avait su l'arrivée à Palerme de cette tante d'Adèle qui habitait Besançon. Il s'était demandé avec une angoisse où se résumaient toutes les autres: «Qui est-elle?» Il l'avait vue passer dans le Jardin Anglais avec l'enfant, et il n'avait pu, tant son trouble était profond, juger de son caractère par sa physionomie. Mme de Raynal, – tel était le nom de cette sœur aînée de Mme Raffraye, – n'avait ni la sveltesse délicate, ni la beauté fine de la maîtresse torturée par Francis, mais un de ces visages unis, paisibles, presque vulgaires, qui dénoncent les lentes et longues habitudes d'une existence sans tempêtes. Derrière leurs rides honnêtes les pires étroitesses d'esprit peuvent se cacher, comme les plus rares magnificences du cœur, comme aussi une bonhomie innocente et simple. Heureusement pour l'avenir de la pauvre petite Adèle et heureusement aussi pour le jeune homme, ce dernier cas était celui de cette femme auprès de laquelle il avait osé essayer une suprême tentative aussitôt qu'il avait su la catastrophe, – la mort de Pauline arrivée enfin, après cette agonie affreuse de quinze interminables jours. Il était allé, durant cette dernière période, ne voyant plus sortir la petite fille, sonner plusieurs fois à la porte de la villa Cyané pour demander des nouvelles. Ces visites, qu'autorisait aux yeux des domestiques le service autrefois rendu à la malade dans son évanouissement, rendaient légitime la démarche qu'il fit au lendemain du tragique événement. Il eût tant voulu à cette seconde, et maintenant que Pauline était morte, se précipiter vers sa maison, s'agenouiller au pied du lit où elle reposait, lui demander le pardon auquel tant de souffrances ainsi acceptées lui donnaient droit et emmener son enfant, la voler, la reprendre plutôt, – au lieu qu'il avait dû se contenter d'écrire à la sœur de la morte un billet de banale politesse, où il se mettait, en qualité de compatriote, à sa disposition pour l'assister dans les préparatifs compliqués où elle allait se trouver engagée dans ce coin perdu d'Italie. Que devint-il lorsque la réponse lui arriva qui commençait par ces mots: «Je savais, monsieur, par ma chère morte, que vous étiez le frère de cette pauvre Julie Archambault que j'ai trop peu connue…» Quelles larmes il avait versées en lisant cette phrase si simple, mais qui lui apportait le pardon de celle qui n'était plus! Car le billet, comme il était naturel, se terminait par une prière de venir à la villa Cyané. Il allait pouvoir se rapprocher de sa fille ici d'abord, et plus tard encore, – et Pauline mourante l'avait permis…

C'était cette espérance de ne jamais plus perdre de vue tout à fait l'orpheline qui le soutenait par ce soir d'une nouvelle séparation. Dans le désarroi de ce départ et de ce deuil confondus, il avait pu être assez utile à la sœur de Pauline pour acquérir un droit à sa reconnaissance. C'était Mme de Raynal elle-même qui avait manifesté le désir qu'il s'arrêtât quelque jour à Besançon afin que leurs relations n'en restassent pas là, elle-même qui lui avait demandé de surveiller l'expédition des bagages que, dans sa fuite précipitée, elle laissait derrière elle. Il lui avait été permis au dernier moment de mettre sur la joue pâlie de sa fille un baiser dont l'émotion ne l'avait pas trahi, et il apercevait au problème douloureux dont il était le criminel martyr, cette solution suprême: l'unique objet de sa vie maintenant allait être de se rapprocher de plus en plus de la famille à qui se trouvait confiée Adèle. Il saurait s'en faire accepter lentement, discrètement, comme il convenait pour qu'aucun soupçon ne retombât jamais sur la mémoire de la morte. Il arriverait à déplacer son centre d'existence, puisqu'il était libre. Il s'installerait dans le voisinage de sa fille sous le couvert de quelque achat de campagne. Elle grandirait et il serait, lui, dans l'ombre, toujours prêt à la protéger d'une de ces protections cachées qui ne demandent rien que la joie d'être utiles… Ce ne serait pas le bonheur d'une famille avouée, – ce bonheur qu'il avait rêvé près d'Henriette. Ce ne serait pas le noble orgueil de la paternité ni ses délices permises. C'était encore plus qu'il n'avait mérité… Et voici qu'en regardant le navire qui s'enfonçait plus loin, toujours plus loin, il lui sembla qu'à la ligne extrême de l'horizon coloré des derniers feux du soleil couchant, un rivage de lumière apparaissait, – comme une falaise d'or et de pourpre vers laquelle marchait ce bateau, et c'était le symbole du nouveau rivage, de cette autre Terre Promise vers laquelle il allait marcher lui-même. L'héroïque sacrifice de la pure Henriette n'avait pas été perdu. L'homme de désir et d'émotion égoïste, celui qui ne vivait que pour sentir, fût-ce au prix de la misère des autres, achevait de mourir en lui, et, pressant sur ses lèvres la lettre reçue à Catane, qui lui avait été un talisman de rédemption, il murmura un merci du fond du cœur, avec piété, à cette créature de noblesse qui lui avait montré la voie. Il y avait dans ce baiser une espérance qu'elle consentirait peut-être un jour à l'aider de sa présence. Il y avait la certitude que si elle restait séparée de lui par son vœu, elle lui rendrait du moins l'estime dont il se sentait digne, aujourd'hui qu'il était devenu l'homme de responsabilité et de conscience, qui ne vivrait plus que pour réparer les douleurs qu'il avait causées.

Beaulieu, près Tours, Septembre 1891. – Rome, Avril 1892.

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