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Envisagé comme créateur de personnages, il se range auprès de celui qui fit Hamlet. Eût-il été précis et ordonné qu'il eût pu s'asseoir à ses côtés. Le seul homme digne de toucher le bord de son vêtement est George Meredith. Meredith est un Browning en prose, ainsi que Browning lui-même, qui se servit de la poésie comme d'un moyen pour écrire en prose.

Ernest. – Il y a quelque chose dans ce que vous dites, mais tout n'y est pas. En bien des points, vous êtes injuste.

Gilbert. – Il est difficile de n'être pas injuste pour ce qu'on aime. Mais revenons au point discuté. Que disiez-vous?

Ernest. – Simplement ceci: qu'aux meilleurs jours de l'art, il n'y eut pas de critiques d'art!

Gilbert. – Il me semble avoir entendu déjà cette observation, Ernest. Elle a toute la vitalité d'une erreur et tout le maussade d'un vieil ami.

Ernest. – C'est vrai. Oui, inutile de secouer la tête avec cette pétulance. C'est tout à fait vrai: aux meilleurs jours de l'art il n'y eut pas de critiques d'art. Le sculpteur tirait du bloc de marbre le grand Hermès aux membres blancs qui y dormait. Les modeleurs et doreurs d'images donnaient le ton et la contexture à la statue, et l'univers, en la voyant, adorait en silence. L'artiste versait le bronze en fusion dans le moule de sable et le fleuve de métal rouge se refroidissait en nobles courbes et prenait l'empreinte du corps d'un Dieu. Il donnait aux yeux sans regards la vie de l'émail et des pierres précieuses. Les boucles de cheveux couleur d'hyacinthe se frisaient sans son burin. Et quand en quelque temple sombre, peint de fresques, ou sous un portique à colonnades tout baigné de soleil, l'enfant de Leto se dressait sur son piédestal, ceux qui passaient ἁϐρῶς βαἰνοντες διὰ λαμπροτάτου αἰθέρος, sentaient qu'une influence nouvelle pénétrait leur vie, et songeurs, ou remplis d'une étrange et vivifiante joie, allaient à leurs foyers ou au labeur du jour ou bien, en flânant, passaient les portes de la ville, jusqu'à cette plaine hantée des nymphes où le jeune Phèdre baignait ses pieds et couchés là sur l'herbe molle, sous les hauts platanes murmurant dans la brise et les agnus castus en fleurs, se prenaient à penser à la merveille de beauté et se taisaient en proie à une sainte terreur. En ces jours-là, l'artiste était libre. Il prenait au lit du fleuve de la fine argile entre ses doigts et, avec un mince outil de bois ou d'os, la façonnait en formes si exquises qu'on les donnait pour jouets aux morts et nous les retrouvons dans les tombes en poussière sur la jaune colline de Tanagra, avec l'or éteint et la pourpre fanée qui luisent vaguement encore sur les cheveux et les lèvres et les vêtements.

Sur un mur de plâtre frais coloré de vermillon clair ou mêlé de lait et de safran, il peignait une figure allant d'un pied las par les champs d'asphodèles, les champs pourpres semés d'étoiles blanches, «gardant sous ses paupières toute la guerre de Troie», Polyxène, la fille de Priam; ou bien Odysseus, le sage et le rusé, lié de cordes serrées au grand mât pour qu'il puisse entendre sans danger la chanson des Sirènes, ou voguant près de l'Achéron clair dont le lit de cailloux voit passer en foule des fantômes de poissons, ou bien il montrait les Persans court vêtus et fuyant devant les Grecs à Marathon, ou les galères entrechoquant leurs proues de cuivre dans la petite baie de Salamine. Il dessinait avec une pointe d'argent et du charbon sur des parchemins et du cèdre préparé. Sur la terre cuite couleur d'ivoire ou de rose il peignait avec de la cire qu'il amollissait d'huile d'olives puis durcissait au fer chaud. Sous son pinceau, le panneau et le marbre et la toile devenaient merveilleux et la vie, voyant son image, s'arrêtait et n'osait parler. Toute vie, d'ailleurs, était sienne, depuis les vendeurs assis au marché jusqu'au berger couché dans son manteau sur la colline, depuis la nymphe blottie dans les lauriers roses et le faune jouant du pipeau sous le soleil de midi, jusqu'au roi dans sa litière aux longs rideaux de couleur verte, que portaient des esclaves sur leurs épaules luisantes d'huile et que d'autres éventaient d'éventails en plumes de paon. Des hommes et des femmes, aux visages de plaisir ou de tristesse, passaient devant lui. Il les regardait, attentif, et leur secret devenait le sien. Par la forme et la couleur il créait un nouveau monde.

Tous les arts délicats lui appartenaient aussi. Sur la roue tournante il appliquait la pierre précieuse, et l'améthyste devenait le lit de pourpre d'Adonis et sur la sardoine veinée couraient Artemis et sa meute. Il faisait d'or battu des roses, et les liait ensemble, collier ou bracelet. Il faisait d'or battu des guirlandes pour le casque du vainqueur, ou des palmes pour la robe tyrienne, ou des masques pour le roi mort. Au dos du miroir d'argent il gravait Thétis porté par ses Néreides, ou Phèdre malade d'amour et sa nourrice, ou Persephone, lasse de souvenirs, mettant des pavots dans ses cheveux. Le potier s'asseyait en son atelier et du tour silencieux, le vase s'élevait comme une fleur de ses mains. Il décorait le pied et les flancs et les anses de délicates feuilles d'olivier ou d'acanthe ou de lignes ondulées. Puis il peignait rouges et noirs, des éphèbes en lutte ou à la course, des chevaliers en armes, avec d'étranges boucliers héraldiques et de curieuses visières, courbés du char en forme de conque, sur les chevaux cabrés, les dieux assis au banquet ou faisant des prodiges, les héros dans leur victoire ou leur tourment. Parfois il traçait en minces lignes de vermillon sur fond blanc l'époux alangui et son épouse et, voletant autour d'eux, Eros, un Eros pareil à l'un des anges de Donatello, un petit être qui rit, ailé d'or ou d'azur. Sur le flanc du vase il écrivait le nom de son ami. ΚΑΛΟΣ ΑΛΚΙΒΙΑΔΗΣ ou ΚΑΛΟΣ ΧΔΡΜΙΔΗΣ nous dit l'histoire de son temps. Sur le bord de la large coupe plate, obéissant à son caprice il dessinait le cerf qui broute ou le lion au repos. Du menu flacon de senteurs, riait Aphrodite à sa toilette et, les Ménades nues lui faisant cortège, Dyonisos dansait autour de la jarre de vin, les pieds tachés de lie, tandis que le vieux Silène se vautrait sur les outres gonflées ou agitait cet épieu magique ayant au bout une pomme de pin sculptée et qu'enguirlandait du lierre sombre. Et nul ne venait troubler l'artiste en travail. Nul inconscient bavardage ne le dérangeait. Il n'était pas ennuyé d'opinions. Près de l'Ilissus, dit quelque part Arnold, il n'y avait pas d'Higginbotham. Près de l'Ilissus, mon cher Gilbert, il n'y avait pas de niais congrès artistiques, apportant du provincialisme aux provinces et enseignant aux médiocrités comment on pérore. Près de l'Ilissus il n'y avait pas d'ennuyeuses revues d'art où les industrieux parlent de ce qu'ils ne comprennent pas. Sur les bords couverts de roseaux de cette petite rivière, ne se pavanait pas de journalisme ridicule accaparant le siège du juge, alors qu'il devrait, au banc des accusés, venir faire des excuses. Les Grecs n'avaient pas de critique d'art.

Gilbert. – Ernest, vous êtes tout à fait délicieux, mais vos opinions sont terriblement fausses. J'ai peur que vous n'ayiez écouté la conversation de quelqu'un plus âgé que vous. C'est là une chose toujours dangereuse et, si vous la laissez dégénérer en habitude, vous verrez que c'est absolument fatal à tout développement intellectuel. Quant au moderne journalisme, ce n'est pas à moi de le défendre. Il justifie son existence par le grand principe Darwinien de la survivance du plus vulgaire. Je ne m'occupe que de littérature.

Ernest. – Mais quelle est la différence entre la littérature et le journalisme?

Gilbert. – Oh! Le journalisme est illisible et la littérature n'est pas lue. Voilà tout. Mais quant à votre affirmation que les Grecs n'avaient pas de critique d'art, je vous assure qu'elle est tout à fait absurde. Il serait plus juste de dire que les Grecs étaient une nation de critiques d'art.

Ernest. – Vraiment?

Gilbert. – Oui, une nation de critiques d'art. Mais je ne veux pas détruire le tableau, si délicieusement inexact, que vous avez tracé des rapports entre l'artiste Hellène et l'esprit intellectuel de son temps. Donner une description exacte de ce qui n'arriva jamais est non seulement le véritable emploi de l'historien, mais encore l'inappréciable privilège de tout homme bien doué et d'esprit cultivé. Encore moins désirè-je parler savamment. La conversation savante est ou l'affectation de l'ignorant ou la profession de l'homme mentalement désœuvré. Et, pour ce qui est de la conversation moralisatrice, c'est tout simplement la méthode insensée par laquelle les philanthropes plus insensés encore essayent de désarmer la juste rancune des classes criminelles. Non, laissez-moi vous jouer quelque folle chose écarlate de Dvorak. Les pâles figures de la tapisserie nous sourient et les paupières lourdes de mon Narcisse de bronze ensommeillé, se ferment. Ne discutons rien sérieusement. Je sais trop que nous vivons dans un siècle où l'on ne prend au sérieux que les imbéciles et je vis dans la terreur de ne pas être incompris. Ne me rabaissez pas jusqu'à me faire vous donner des renseignements utiles. L'éducation est une chose admirable, mais il est bon de se souvenir de temps en temps que rien de ce qui est digne d'être connu ne peut s'enseigner. A travers la fente des rideaux, je vois la lune pareille à une pièce d'argent rognée. Les étoiles autour d'elle sont en grappe comme des abeilles d'or. Le ciel est un dur saphir taillé en creux. Sortons dans la nuit. La pensée est merveilleuse, mais l'aventure plus merveilleuse encore. Qui sait si nous ne rencontrerons pas le prince Florizel de Bohême et si nous n'entendrons pas la belle Cubaine nous dire qu'elle n'est pas ce qu'elle paraît.

Ernest. – Vous êtes horriblement obstiné. J'insiste pour que vous discutiez avec moi cette question. Vous avez dit que les Grecs étaient une nation de critiques d'art. Quelle critique d'art nous ont-ils laissée?

 

Gilbert. – Mon cher Ernest, même s'il n'était venu jusqu'à nous des temps Hellènes aucun fragment de critique d'art, il n'en serait pas moins vrai que les Grecs furent une nation de critiques d'art et qu'ils ont inventé cette critique comme toutes les autres d'ailleurs. Car, après tout, de quoi sommes-nous en premier lieu redevables aux Grecs? Simplement de l'esprit critique. Et cet esprit qu'ils ont exercé sur les questions de religion et de science, d'éthique et de métaphysique, de politique et d'éducation ils l'ont exercé aussi sur les questions d'art, et, vraiment, sur les deux arts les plus élevés, sur les arts suprêmes, il nous ont laissé le plus impeccable système de critique que le monde ait jamais connu.

Ernest. – Mais quels sont les deux arts les plus élevés, les arts suprêmes?

Gilbert. – La Vie et la Littérature, la vie et l'expression parfaite de la vie. Les principes de la première, tels qu'ils furent établis par les Grecs, ne peuvent être appliqués par nous dans un siècle aussi corrompu que le nôtre par de faux idéals. Leurs principes sur la Littérature sont dans bien des cas si subtils que nous pouvons à peine les comprendre. Reconnaissant que l'art le plus parfait est celui qui reflète le plus pleinement l'homme dans toute son infinie variété, ils élaborèrent la critique du langage, envisagé à la lumière des éléments matériels de cet art, à un point que nous ne saurions atteindre, si même nous pouvions en approcher, avec notre système d'accentuation de l'emphase rationnelle ou émotionnelle, étudiant, par exemple, les mouvements métriques d'une prose aussi scientifiquement qu'un musicien moderne étudie l'harmonie et le contrepoint, et, j'ai à peine besoin de le dire, avec un sens artistique beaucoup plus affiné. Et ils avaient raison sur ce sujet comme ils avaient raison sur tout. Depuis l'introduction de l'imprimerie et le fatal développement de l'habitude de lire, parmi les moyennes et les basses classes de ce pays, il y a eu dans la littérature une tendance à en appeler de plus en plus aux yeux et de moins en moins à l'ouïe, sens en vérité, qu'au point de vue de l'art pur, l'art littéraire devrait chercher à séduire, ayant pour canons ceux de sa volupté. Même l'œuvre de M. Pater qui, à tout prendre, est le maître le plus parfait de la prose anglaise à l'heure présente, ressemble souvent beaucoup plus à un fragment de mosaïque qu'à un passage de musique, et semble ça et là manquer de la véritable vie rythmique des mots et de la belle liberté et de la richesse d'effets que produit cette vie rythmique. Nous avons en somme fait de l'art d'écrire un mode déterminé de composition et nous en sommes servi comme d'une forme de dessin minutieux.

Les Grecs, eux, considéraient l'art d'écrire simplement comme une méthode pour raconter. Leur critérium était toujours le mot parlé dans ses relations musicales et métriques. La voix était l'agent intermédiaire et l'oreille le critique. J'ai pensé quelquefois que l'histoire de la cécité d'Homère a bien pu en réalité n'être qu'un mythe artistique, créé en une époque critique et servant à nous rappeler, non seulement que le grand poète est toujours un voyant dont les yeux corporels y voient moins que les yeux de l'âme, mais qu'il est encore un chanteur véritable, faisant son poème avec de la musique, se répétant indéfiniment chaque ligne jusqu'à ce qu'il ait saisi le secret de sa mélodie, modulant dans les ténèbres des mots ailés de lumière.

Quoiqu'il en soit, ce fut certainement à sa cécité, qui fut l'occasion sinon la cause, que le grand poète anglais dut une large part du mouvement majestueux et de la splendeur sonore de ses derniers vers. Quand Milton dut cesser d'écrire, il se mit à chanter. Qui donc pourrait comparer les cadences de Comus à celles du Samson Agonistes, du Paradis perdu ou du Paradis retrouvé? Quand Milton devint aveugle, il composa, ainsi que chacun devrait le faire, seulement avec la voix, et le pipeau ou le chalumeau des premiers jours devint cet orgue puissant aux jeux multiples dont la musique riche et sonore a toute la majesté du vers Homérique, si elle n'essaye pas d'en avoir la grâce aisée, constituant l'héritage impérissable de la littérature anglaise, traversant tous les siècles avec solennité, car elle les domine et reste à jamais notre compagne dans sa forme immortelle. Oui, écrire a fait beaucoup de mal aux écrivains. Revenons à la voix. Qu'elle soit notre critérium et peut-être alors serons-nous capables d'apprécier quelques-unes des subtilités de la critique d'art grecque.

Nous ne le pouvons pas aujourd'hui. Parfois, quand j'ai écrit une page de prose que j'ai la modestie grande de considérer comme sans défaut, une pensée terrible me vient: je me dis que je suis peut-être coupable, que j'ai peut-être été assez immoral, assez efféminé pour employer des mouvements trochaïques et tribraques, crime pour lequel un savant critique du siècle d'Auguste censure avec une très juste sévérité le brillant et quelque peu paradoxal Hegesias. J'ai froid d'y penser, et je me demande si l'admirable résultat éthique de la prose de ce charmant écrivain, qui dans un esprit d'insouciante générosité pour la partie inculte de notre nation, proclama la monstrueuse doctrine que la conduite est les trois quarts de la vie, ne sera pas quelque jour entièrement annihilée par la découverte que les péons ont été mal placés.

Ernest. – Ah! Vous n'êtes plus sérieux.

Gilbert. – Qui donc le serait devant cette affirmation faite d'un ton grave que les Grecs n'eurent pas de critiques d'art? Je puis admettre que l'on dise que le génie d'induction des Grecs se perdit dans la critique, mais non que la race à laquelle nous devons ce dernier art ne l'ait pas exercé. Vous ne me demanderez pas de vous donner une vue générale de la critique d'art en Grèce depuis Platon jusqu'à Plotin. La nuit est trop belle et la lune, en nous écoutant, se couvrirait la face de plus de cendres encore. Rappelons-nous seulement un parfait petit ouvrage de critique esthétique, la Poétique d'Aristote. La forme en est imparfaite, car l'écriture est mauvaise; il ne consiste peut-être qu'en notes prises pour une conférence sur l'art ou en fragments isolés destinés à quelque livre plus important, mais pour l'arrangement et pour la façon dont est traité le sujet c'est d'une perfection absolue. L'action de l'art sur l'éthique, son importance pour la culture de l'esprit, et son rôle dans la formation du caractère ont été définis par Platon une fois pour toutes, mais ici nous voyons l'art considéré au point de vue non plus moral mais purement esthétique. Platon avait traité, bien entendu, de nombreux sujets artistiques déterminés, tels que l'importance de l'unité dans une œuvre d'art, la nécessité du ton et de l'harmonie, la valeur esthétique des apparences, le rapport entre les arts visibles et le monde extérieur, entre la fiction et le fait. Peut-être est-ce lui qui excita le premier dans l'âme humaine, ce désir encore insatisfait, le désir de savoir quel lien unit le Beau au Vrai, et la place du Beau dans l'ordre moral et intellectuel du Cosmos. Les problèmes de l'idéalisme et du réalisme, tels qu'il les pose, peuvent sembler pour beaucoup d'esprits quelque peu stériles dans la sphère métaphysique d'existence abstraite où il les place, mais transportez-les dans la sphère de l'art et vous les trouverez toujours vivants et remplis de signification. Il se peut que ce soit comme critique du Beau que Platon est destiné à survivre et qu'en changeant le nom de la sphère où se meuvent ses spéculations, nous découvrions une nouvelle philosophie. Mais Aristote, comme Gœthe, s'occupe de l'art en traitant tout d'abord de ses manifestations concrètes; il prend, par exemple, la tragédie, et recherche la matière dont elle use, qui est le langage, son sujet propre, qui est la vie, la méthode par laquelle elle œuvre, qui est l'action, les conditions dans lesquelles elle se révèle, qui sont la représentation théâtrale, sa structure logique, qui est l'intrigue et son but esthétique qui est d'évoquer le sentiment de la beauté réalisée au moyen des passions de la pitié et de la terreur. Cette purification, cette spiritualisation de la nature qu'il nomme Κάθαρσις est, ainsi que l'a vu Gœthe, essentiellement esthétique et non morale comme l'imagine Lessing. Ne s'occupant tout d'abord que de l'impression produite par l'œuvre d'art, Aristote se met à analyser cette impression, à en chercher la source, à voir comment elle naît. Physiologiste et psychologue, il sait que la santé d'une fonction réside en son énergie. Être capable d'une passion et ne pas s'en rendre compte c'est rester incomplet et borné. Le spectacle mimé de la vie qu'offre la tragédie délivre le cœur de beaucoup de «germes morbides» et en présentant des motifs élevés et nobles au jeu des émotions purifie l'homme et le spiritualise; et, non seulement il agit de cette sorte sur l'homme, mais encore l'initie à des sentiments nobles qu'il aurait pu ne jamais connaître, le mot Κάθαρσις ayant parfois, il m'a semblé, le sens d'une allusion précise au rite d'initiation, si même ce n'est pas, ainsi que je suis tenté de l'imaginer de temps en temps, la signification véritable et la seule qu'il ait en l'occurrence. Ceci n'est, bien entendu, qu'une simple esquisse du livre. Mais vous voyez quel parfait spécimen de critique esthétique il nous offre. Qui donc, sauf un Grec, eût pu donner de l'art une telle analyse? Après l'avoir lu, on cesse d'être étonné qu'Alexandrie se soit si largement consacré à la critique d'art et que nous voyions les tempéraments artistiques de l'époque examiner toutes les questions de style et de genre, discutant les grandes écoles académiques de peinture telles, par exemple, que l'école de Sicyone qui s'efforça de maintenir les traditions pleines de dignité de la mode antique; les écoles réalistes et impressionnistes qui voulaient reproduire la vie réelle; les éléments de l'idéalisme dans le portrait; la valeur d'art de la forme épique en un temps aussi moderne que le leur, ou le sujet qui convient en propre à l'artiste. En vérité, je crains que les tempéraments inartistes de l'époque ne se soient, eux aussi, occupés de littérature et d'art, car les accusations de plagiat étaient sans fin et de telles accusations émanent des lèvres minces et blêmes de l'impuissance ou des bouches grotesques de ceux qui ne possédant rien en propre, s'imaginent qu'ils se donneront la réputation d'être riches en criant bien haut qu'on les a volés. Et je vous assure, mon cher Ernest, que les Grecs bavardaient à propos des peintres autant qu'on le fait de nos jours et qu'ils avaient leurs galeries particulières et leurs expositions payantes, leurs corporations d'Arts et Métiers, leurs mouvements Préraphaélites et réalistes, qu'ils faisaient des conférences sur l'art, écrivaient des essais sur l'art et eurent leurs historiens d'art et leurs archéologues et tout le reste. Même les directeurs de tournées théâtrales emmenaient avec eux leurs critiques dramatiques et les payaient très grassement pour écrire des notes élogieuses. En somme, tout ce qui dans notre vie est moderne, nous le devons aux Grecs. Tout ce qui est anachronique est dû au Moyen Age. Ce sont les Grecs qui nous ont donné le système entier de la critique d'art et nous pouvons imaginer de quelle délicatesse était leur instinct critique par ce fait que la matière sur laquelle il s'exerça le plus complètement fut, je l'ai déjà dit, le langage. Car la matière dont use le peintre ou le sculpteur est pauvre en comparaison de celle des mots. Les mots ont non seulement une musique aussi douce que celle de la viole et du luth, une couleur aussi riche et aussi vivante qu'aucune de celles qui nous rendent adorables les toiles des Vénitiens ou des Espagnols, et une forme plastique non moins sûre et certaine que celle qui se révèle dans le marbre ou le bronze, mais la pensée et la passion et la spiritualité leur appartiennent et n'appartiennent vraiment qu'à eux seuls. Si les Grecs n'avaient fait que la critique du langage, ils ne seraient pas moins les grands critiques d'art du monde. Connaître les principes de l'art le plus élevé, c'est connaître les principes de tous les arts.

Mais je vois que la lune se cache derrière un nuage couleur de soufre. Hors d'une fauve crinière mouvante elle brille comme l'œil d'un lion. Elle a peur que je ne vous cause de Lucien et de Longin, de Quintilien et de Denis, de Pline et de Fronton et de Pausanias, de tous ceux qui dans le monde antique écrivirent ou parlèrent sur l'art. Elle n'a pas besoin d'avoir peur. Je suis fatigué de ma course dans l'abîme stupide et sombre des faits. Il ne me reste plus que la μονόϰρονος ἡδονή d'une autre cigarette. Les cigarettes ont au moins le charme de vous laisser inassouvi.

 

Ernest. – Essayez d'une des miennes. Elles sont assez bonnes. Je les reçois directement du Caire. La seule utilité de nos attachés c'est qu'ils fournissent leurs amis d'excellent tabac. Et comme la lune s'est cachée, causons encore un peu. Je suis tout prêt à admettre que j'eus tort en ce que j'ai dit des Grecs. Ils furent, vous l'avez montré, une nation de critiques d'art. Je le reconnais et j'en ai, pour eux, quelque chagrin. Car la faculté de création est supérieure à la critique. Aucune comparaison n'est vraiment possible.

Gilbert. – L'antithèse entre elles est entièrement arbitraire. Sans la faculté critique, il n'existe aucune création artistique digne de ce nom. Vous parliez tout à l'heure de ce fin esprit de choix et de ce délicat instinct de sélection par lequel l'artiste nous rend compte de la vie et lui donne une perfection momentanée. Eh bien, cet esprit de choix, ce tact subtil d'omission est en réalité la faculté critique en l'un de ses modes les plus caractéristiques et quiconque ne possède pas cette faculté critique ne peut rien créer en art. Arnold a dit de la littérature qu'elle était une critique de la vie, définition dont la forme n'est pas très heureuse, mais qui montre l'excessive importance qu'il attachait à l'élément critique en tout travail de création.

Ernest. – J'aurais dit que les grands artistes travaillaient inconsciemment, qu'ils étaient «plus sages qu'ils ne le savaient», comme Emerson, je crois, le remarque quelque part.

Gilbert. – Non, Ernest, il n'en est nullement ainsi. Tout beau travail imaginatif est conscient et réfléchi. Aucun poète ne chante parce qu'il y est contraint. Du moins, aucun grand poète. Celui-ci chante parce qu'il veut chanter. Il en est ainsi maintenant; il en fut toujours ainsi. Nous sommes tentés parfois de penser que les voix qui résonnèrent à l'aube de la poésie étaient plus simples, plus vigoureuses et plus naturelles que les nôtres et que l'univers contemplé par les premiers poètes, et qu'ils parcouraient, avait en propre une vertu poétique spéciale et pouvant, presque sans subir de changement, passer dans leur chant. La neige couvre maintenant l'Olympe et ses pentes escarpées sont stériles et de glace, mais autrefois, nous le rêvons, les pieds blancs des Muses secouaient la rosée du matin sur les anémones et, le soir, Apollon venait chanter aux pâtres dans le vallon. Mais nous ne faisons là que prêter à d'autres âges ce que nous désirons ou croyons désirer pour le nôtre. Notre sens historique est en défaut. Tout siècle producteur de poésie est, par cela même, un siècle artificiel et l'œuvre qui nous paraît la création la plus naturelle et la plus simple de son époque est toujours le résultat de l'effort le plus conscient. Croyez-moi, Ernest, il n'est pas d'art doué de beauté sans «conscience de soi», et la «conscience de soi» et l'esprit critique ne font qu'un.

Ernest. – Je vois ce que vous voulez dire et c'est très important. Mais vous admettrez, j'en suis sûr, que les grands poèmes de l'ancien monde, les poèmes primitifs, anonymes, collectifs, furent le résultat de l'imagination de races plutôt que de l'imagination d'individus.

Gilbert. – Non quand ils devinrent de la poésie. Non quand ils reçurent une forme belle. Car il n'y a pas d'art là où il n'y a pas de style, pas de style là où manque l'unité et l'unité appartient à l'individu. Sans doute Homère eut, pour s'en servir, de vieilles ballades et d'anciens récits de même que Shakespeare eut des chroniques, des pièces de théâtre et des nouvelles comme éléments de travail, mais ces choses ne furent que la matière brute de son œuvre. Il les prit et leur donna la forme du chant. Elles devinrent siennes, parce qu'il leur donna la beauté. Elles furent construites de musique

 
et ainsi nullement construites,
Donc construites pour toujours.
 

Plus on étudie la vie et la littérature, plus on sent fortement que derrière tout ce qui est merveilleux, il y a l'individu et que ce n'est pas le moment qui fait l'homme, mais l'homme qui crée l'époque. Vraiment j'incline à penser que chaque mythe, chaque légende dont la source nous paraît l'étonnement ou la terreur ou la fantaisie d'une tribu et d'une nation fut à son origine l'invention d'un seul esprit. Le nombre singulièrement limité des mythes me semble conduire à cette conclusion. Mais n'allons pas nous perdre dans les questions de mythologie comparée. Restons-en à la critique. Ce que je veux montrer est ceci. Une époque sans critique est une époque où l'art est immobile, hiératique et se borne à la reproduction de types consacrés ou bien c'est une époque qui ne possède aucun art. Il y a des époques de critique qui ne furent pas créatrices, au sens ordinaire du mot; l'esprit humain alors ne cherchait qu'à mettre en ordre ses trésors, à séparer l'or de l'argent et l'argent du plomb, à faire le compte des joyaux et à donner des noms aux perles. Mais il n'y a jamais eu d'époque créatrice qui ne fût en même temps de critique. Car c'est la faculté critique qui invente des formes neuves. La tendance de la création c'est de se répéter. C'est à l'instinct critique que nous devons l'éclosion de toute nouvelle école, chaque nouveau moule que l'art trouve tout prêt à prendre en main. Il n'est réellement aucune forme employée maintenant par l'art qui ne nous vienne de l'esprit critique d'Alexandrie où ces formes furent clichées, inventées ou perfectionnées. Je dis Alexandrie, non seulement parce que c'est là que l'esprit grec prit conscience de lui-même, aussi bien qu'il finit par y mourir dans le scepticisme et la théologie, mais parce que ce fut en cette ville et non dans Athènes que Rome prit ses modèles et que c'est grâce à la survivance de la langue latine que fut sauvée la culture intellectuelle. Quand, à la Renaissance, la littérature grecque apparut comme une aube nouvelle en Europe, tout était prêt, dans une certaine mesure, pour cette venue. Mais, pour nous débarrasser des détails historiques qui sont toujours fastidieux et d'ordinaire inexacts, disons, d'une manière générale, que les formes d'art proviennent de l'esprit critique grec. C'est à lui que nous devons la poésie épique, la poésie lyrique, le drame tout entier en chacun de ses développements, y compris le burlesque, l'idylle, le roman romantique, le roman d'aventure, l'essai, le dialogue, le discours, la conférence, chose que nous devrions peut-être ne pas leur pardonner, et l'épigramme dans la plus large signification de ce mot. En somme, nous leur devons tout, sauf le sonnet auquel on pourrait cependant rapporter de curieux parallèles comme rythme de pensée dans l'anthologie, le journalisme américain auquel on ne pourrait trouver nulle part de parallèle et la ballade en imitation de dialecte écossais, dont l'un de nos plus laborieux écrivains a voulu récemment faire la base d'un effort final et unanime qui mettrait nos poètes de second rang à même de devenir romantiques. Chaque nouvelle école, à son apparition, déclame contre la critique quand c'est précisément à la faculté critique qu'elle doit son origine. Le pur instinct créateur n'innove pas, il reproduit.

Ernest. – Vous avez parlé de la critique comme d'une partie essentielle de l'esprit créateur, et maintenant j'accepte pleinement votre théorie. Mais que dites-vous de la critique en dehors de la création? J'ai la sotte manie de lire des revues et il me semble que la plus grande part de la critique moderne est absolument sans valeur.