Les Plus Téméraires

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CHAPITRE SIX

Geneviève se faufila dans le château au petit matin, effrayée à chaque pas, sachant qu’elle prenait un risque simplement en déambulant dans les couloirs. Si Altfor réalisait qu’elle était ici, alors même l’enfant qu’elle portait ne saurait la protéger, mais il avait quitté leur chambre avant elle, et Geneviève avait deviné qu’il était parti rejoindre Moira.

— Je vais la tuer, dit Geneviève, bien qu’elle connût ses appréhensions à tuer qui que ce soit de sang-froid. Sa mésaventure avec Altfor lui avait bien prouvé, lorsqu’elle s’était trouvée incapable de le poignarder alors même qu’elle en avait eu l’occasion.

— Je trouverai quelque chose, se promit Geneviève, de la même façon qu’elle l’avait fait quand il s’agissait d’Altfor. Si elle ne pouvait pas le faire directement, elle aiderait à tous les faire tomber indirectement, puis elle veillerait à ce qu’ils soient exécutés pour leurs crimes. Ils le méritaient, ils méritaient bien pire encore.

Elle détestait davantage Moira, si c’était possible, qu’Altfor. Altfor n’avait jamais prétendu être son ami ; il l’avait trahi comme Geneviève s’était attendue qu’il la trahisse. Moira, quant à elle, avait connu la même situation qu’elle, mariée à un autre fils du duc et plongée dans un monde dont elle n’aurait jamais dû faire partie. Elle aurait dû être l’alliée de Geneviève, son amie. Au lieu de cela, elle s’était rapprochée d’Altfor, et avait trahi Geneviève. Elle avait fait bien pire quand elle avait livré Garet aux forces du roi.

Au moins Geneviève pourrait commencer à s’occuper de cela.

Elle continua d’avancer, se déplaçant en douceur d’une cachette à une autre, essayant de donner l’impression qu’elle vaquait à ses occupations, qu’elle partait pour des affaires légitimes. Il était inutile de se faufiler dans un bâtiment fortifié bientôt en temps de guerre, où trop de gens circulaient et où la crainte des espions était trop forte pour espérer passer inaperçue. Le mieux que Geneviève pouvait espérer, c’était de donner l’impression qu’elle ne fasse rien d’inhabituel.

Elle approchait des cellules, sachant que son trajet jusque-là avait été la partie la plus facile. Les gens ne se formaliseraient pas par sa présence partout ailleurs dans le donjon, et n’oseraient de toute façon pas interroger la noble épouse du nouvel ami du roi, mais Geneviève doutait que cela puisse fonctionner devant les portes des cellules.

Elle se tenait maintenant face à l’entrée, où un grand garde était assis sur un tabouret, les clés à la ceinture et une épée à la hanche. Geneviève devait trouver un moyen de l’éloigner de cette porte, et à ce moment-là, rien ne lui vint. Qu’est-ce qui pourrait bien faire bouger un homme à qui l’on avait ordonné de rester à son poste ?

La réponse était évidemment que rien n’y parviendrait. Il n’y avait aucun moyen subtil de le faire, aucun moyen de le distraire de son poste discrètement et de se glisser derrière lui. La seule option était la plus directe, et si elle la choisissait, ses intentions deviendraient évidentes. Elle n’aurait plus aucune chance de pouvoir rester dans ce château. Geneviève était-elle vraiment prête à tout abandonner et à fuir, alors qu’elle avait peut-être encore une chance d’en savoir plus afin d’aider à gagner cette guerre.

— Et qu’arrivera-t-il à Garet si je ne fais rien ? se murmura-t-elle.

Elle connaissait aussi la réponse à cette question. Elle avait vu ce que le roi était capable de faire subir à ses opposants, et ne doutait pas qu’il pensait ce qu’il avait dit au sujet de la torture. Elle devait faire sortir le frère de Royce, même si cela compromettait sa position actuelle.

Ce serait peut-être même à son avantage. Geneviève pourrait rejoindre les forces de Royce si elle ramenait Garet. Ce serait la preuve qu’elle était de leur côté, et Royce pourrait enfin comprendre qu’elle se souciait de leur sort.

— Rien ne m’est plus important, dit Geneviève à voix basse.

Elle s’avança alors vers le garde à la porte des oubliettes. Il la regarda avec la lenteur paresseuse d’un homme qui n’avait nullement l’intention de bouger s’il n’avait pas à le faire.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il.

— Que voulez-vous ma Dame, le corrigea Geneviève en adoptant la voix la plus hautaine dont elle était capable. Qu’est-ce qui t’a fait croire que nous étions égaux ?

Il lui était assez facile de paraître suffisante : elle n’avait qu’à penser à la façon dont Altfor aurait agi. Cela suffit à élargir les yeux du garde sous l’effet de la peur, ou du moins de la surprise.

— Rien, ma Dame. Pardonnez-moi, ma Dame.

— Tais-toi et ouvre-moi la porte, dit Geneviève. Je viens voir un des prisonniers.

— Je suis désolé, ma Dame, dit le garde. Mais je ne dois laisser entrer personne pour voir les prisonniers. Pas sans la permission du…

— Du roi ? interrompit Geneviève. Elle arbora le sourire le plus méprisant possible. Le roi qui en ce moment même est le plus proche ami de mon mari ? Le roi avec qui j’ai parlé plus de fois la veille que tu ne le pourras de ton vivant ?

— Ma Dame, implora l’homme. Il se leva, mais sembla quand même hésiter.

— Je veux parler à l’un des prisonniers, dit Geneviève. Le nouveau, Garet, c’est tout. Je n’ai ni l’intention de me livrer à la torture, ni d’exiger que tu l’escortes à la porte pour le libérer. Je veux lui parler. Il me connaît et il m’en dira bien plus qu’à n’importe qui d’autre. Penses-tu que le roi voudra entendre que tu as fait obstacle à quelque chose visant à nous obtenir des informations ?

Geneviève pouvait voir la peur sur le visage de l’homme. Elle ressentit une sorte de pouvoir à son expression, et dans ce que de simples mots étaient capables d’accomplir. Il se hâta de s’approcher de la porte, de la déverrouiller à l’aide d’une clé, puis d’une autre, soulevant une lourde barre avant d’ouvrir la lourde porte pour révéler les profondeurs sombres qui s’y trouvaient. Il y avait une bougie sur un support près de la porte. Le gardien la souleva et l’offrit à Geneviève. Elle la prit, s’approchant de l’homme, assez près pour qu’elle puisse sentir son haleine fétide.

Assez près pour que sa main puisse attraper son trousseau de clés.

— Qu’est-ce que vous…

— Je vais devoir entrer dans la cellule avec lui, dit Geneviève. Je sortirai quand j’aurai fini. À moins que tu n’y voies une objection ?

Il était évident qu’il avait plusieurs, mais il n’osa pas en faire part.

— Il est dans la cellule du fond, ma Dame.

Geneviève le dépassa avant qu’il n’ait le courage de dire quoi que ce soit. Elle se mit en route dans les profondeurs des oubliettes, se déplaçant rapidement, sachant qu’elle n’aurait qu’un temps limité avant que le garde ne se rende compte qu’il devrait probablement vérifier si elle était effectivement autorisée à descendre ici. Bientôt, il penserait à demander au roi ; il le voulait probablement déjà ; et Geneviève ne pouvait qu’espérer que cela lui prenne le plus longtemps possible avant qu’il n’ait le courage d’abandonner son poste pour le faire.

Geneviève descendit dans les oubliettes, par un escalier sinueux et glissant, dans des endroits couverts de moisissure, alors qu’elle était sûre d’entendre de l’eau s’égoutter quelque part près d’elle. Elle entendait plus que cela également : des cris venaient de quelque part plus fond, et elle espéra qu’il ne s’agissait pas de ceux de Garet.

Geneviève ne voyait rien au-delà du petit cercle de lumière que la bougie lui offrait. La lumière était sombre et vacillante, et ne lui permettait de voir que quelques mètres de couloir de pierre. Il y avait des portes de chaque côté, en chêne et avec des trappes de fer placées à hauteur des yeux pour que le geôlier puisse surveiller les prisonniers.

Il y avait probablement des prisonniers dans plusieurs des cellules, et une partie d’elle-même souhaitait pouvoir tous les libérer, mais elle savait qu’il n’y aurait aucun moyen de le faire. Elle pourrait peut-être faire sortir Garet, surtout si elle pouvait trouver un endroit pour se cacher avec lui jusqu’au retour du messager de sa sœur. Il n’y avait cependant aucune chance qu’elle puisse faire sortir autant de prisonniers de cet endroit.

Elle se rendit jusqu’à la dernière cellule, soulagée de ne pas avoir eu à chercher dans chacune d’entre elles pour essayer de trouver Garet. Geneviève n’était pas sûre de pouvoir supporter de voir toutes les personnes qu’ils avaient capturées et torturées.

Elle fut bientôt devant la dernière cellule du couloir, levant sa bougie pour regarder par le vasistas. Sa lumière n’était pas suffisante pour voir les choses clairement, mais elle pouvait voir qu’il y avait bien quelqu’un, éclairé un peu plus par la lumière entrant par l’ouverture si étroite. Il était blotti, à moitié enveloppé dans une cape que Geneviève pensait être celle de Garet. C’était suffisant pour faire naître l’espoir dans son cœur.

— Garet ? appela-t-elle. Garet, c’est Geneviève.

Il ne répondit pas, mais ni lui ni ses frères n’avaient voulu lui parler quand elle était retournée les voir dans le château du vieux duc. Ils pensaient qu’elle les avait trahis, qu’elle avait trahi Royce. Garet pensait probablement qu’elle était là pour le compte d’Altfor.

— Garet, s’il te plaît, parle-moi. Je peux t’aider.

Geneviève fouilla dans les clés qu’elle avait prises au gardien. Il lui fallut plusieurs tentatives pour trouver la bonne, et pour entendre le déclic de la serrure quand la porte se déverrouilla. Geneviève entra dans la cellule, espérant que Garet verrait qu’elle était seule ; espérant qu’il serait prêt à essayer de s’échapper même s’il ne croyait pas encore qu’elle était là pour l’aider.

 

— Garet, je sais que tu penses que je suis du côté d’Altfor, mais ce n’est pas le cas, dit Geneviève. Je suis là pour t’aider toi. Je suis là pour t’aider à t’échapper.

Pourtant, aucune réponse ne se fit entendre de la part de la silhouette blottie dans un coin. Geneviève espérait que ce n’était dû à ce qu’ils avaient fait endurer à Garet ici ; qu’ils ne l’avaient pas torturé au point de le rendre muet.

— Garet, s’il te plaît, supplia Geneviève. Je suis de ton côté. Je veux te sortir de là. Je sais que beaucoup de mes actes peuvent laisser penser que je soutiens Altfor, mais je peux te promettre que j’ai fait tout cela parce que j’aime Royce. Je lui ai même envoyé des messages pour lui parler des plans d’Altfor. Sais-tu qu’il a l’intention de feindre une attaque par le sud, alors qu’il enverra une armée par le nord à bord de navires ?

— Oui, répondit la silhouette, ce mot suffit à lui seul à glacer le sang de Geneviève dans ses veines. Elle connaissait cette voix, et ce n’était pas celle de Garet.

L’homme se leva, laissant tomber son manteau. Altfor se tenait là dans la pénombre, son sourire le rendant plus maléfique encore à la faible lueur de la bougie.

— J’ai pensé que tu pourrais faire ça, dit-il, avançant sur elle.

Geneviève fut tellement stupéfaite qu’elle ne réagit même pas quand il lui arracha les clés des mains.

— J’ai pensé que la présence du garçon pourrait t’amener à exposer tes vraies intentions, me donner une excuse pour enfin faire ce que je voulais.

Geneviève connaissait la nature de ses menaces, et instantanément son esprit se tourna vers le seul bouclier qu’elle pensait avoir.

— Je suis ta femme.

— Une femme amoureuse de mon ennemi ! rugit Altfor. Et aussi une traîtresse. Être une femme de noble ne te protégera plus.

— Je porte ton enfant, souligna Geneviève.

— Oui, dit Altfor. C’est vrai.

Il la dépassa jusqu’à la porte, la franchit et disparut avant que Geneviève ne puisse réagir. Son visage réapparut par le judas.

— Je déciderai quoi faire de toi plus tard, dit-il. J’attendrai peut-être que tu donnes naissance à mon enfant et que tu te fasses exécuter. Peut-être que je ne le ferai pas. Sois certaine en tout cas, Geneviève, que tu paieras tes actes de ta vie.

CHAPITRE SEPT

Alors qu’ils naviguaient, Royce appréciait le sentiment d’espoir qui régnait sur le bateau. Ils avaient retrouvé son père, le miroir était dans son sac au fond du bateau, et ils se dirigeaient à présent vers leurs foyers. Ils avaient réalisé ce qu’ils avaient entrepris de faire, malgré toutes les épreuves que les Sept Îles avaient mis sur leur route. S’ils avaient été capables d’en arriver jusqu’ici, ils pourraient certainement réaliser tout ce qui était encore nécessaire.

— C’est vraiment le roi, chuchota Mark à Royce en regardant son père, dont le regard se perdait au-delà des vagues.

Son ami avait l’air impressionné et semblait suivre chaque mouvement du roi Philippe, comme s’il attendait des instructions.

— Et mon père, dit Royce.

Pour lui, c’était le plus important.

— Ton père, le roi, accepta Mark. Je suis désolé, je sais de quoi j’ai l’air, et tu as accompli ton lot d’exploits, mais je te connais.

— Et avec le temps, tu connaîtras également mon père, lui assura Royce.

Il voulait lui aussi mieux le connaître. Après avoir vécu si longtemps séparés, ils avaient beaucoup à rattraper. Royce voulait savoir tout ce que son père avait fait depuis son départ et voulait en savoir plus sur le genre d’homme qu’il était.

Il commença à avancer en direction de son père. Il passa devant Matilde et Neave, assises au milieu de l’embarcation. Toutes les deux semblaient se chamailler à propos d’exploits passés de l’ancien roi.

— Je te le dis, dit Matilde. C’était un grand héros. Il a combattu les nobles.

— C’était un noble, répondit Neave, ensuite il a perdu contre les nobles.

— Il a combattu des monstres.

— Nous aussi, nous avons combattu des monstres, souligna Neave.

— Il chassait les bandits pour garder les routes sûres.

— Certains d’entre eux étaient Pictis.

— C’est de cela qu’il s’agit ? Tu ne l’aimes pas parce qu’il a combattu les Pictis ? J’ai aussi combattu ton peuple. Je t’ai battue, souviens-toi.

— Tout va bien ? demanda Royce, avant que la querelle ne s’intensifie. Il était toujours difficile de dire avec ces deux-là si elles se disputaient vraiment ou non.

— Neave ne pense pas que ton père soit quelqu’un qui vaille la peine d’être suivi, dit Matilde.

— C’est toi qui penses qu’on devrait le suivre aveuglément, sans réfléchir, nuança Neave en secouant la tête.

— Neave ? dit Royce en fronçant les sourcils.

La jeune Picti avait-elle un problème avec le retour de son père ?

— Je suis contente que nous l’ayons trouvé, dit Neave, et je sais qu’il sera utile dans les batailles à venir, mais Mark et Matilde le regardent comme… c’est presque aussi malsain que la façon dont nous avons tous regardé Lethe. Pas de question, pas de réflexion, juste de l’admiration.

— Parce que le roi légitime a été retrouvé ! insista Matilde. Que veux-tu de plus ? Je croyais que les Pictis suivaient toujours ceux qui pouvaient révéler les signes magiques.

— Ceux qui peuvent faire chanter les pierres et faire répondre la vieille magie ont notre respect, convint Neave. Mais nous ne les suivons pas aveuglément. Parfois, quelqu’un doit diriger, mais cela ne veut pas dire que nous suivons sans réfléchir, sans poser de questions, sans décider par nous-mêmes ce qui est juste.

— Le retour de mon père posera-t-il un problème aux Pictis ? lui demanda Royce.

— Je ne sais pas, admit Neave. C’est un homme qui a fait beaucoup de choses impressionnantes, mais c’est aussi lui qui a abandonné le royaume au roi Carris et à ses nobles. Il aurait pu nous rendre notre place dans le monde, et il ne l’a pas fait. Il aurait pu faire plus.

— Peut-être qu’il le fera cette fois-ci, suggéra Royce.

— Peut-être, supposa Neave. En tout cas, je continuerai à te suivre. Je t’ai entendu faire chanter les pierres, au moins, et tu m’as prouvé ta résolution à faire ce qui est juste, Royce.

Royce fut submergé de fierté, satisfait d’avoir gagné la confiance de Neave après tout ce qu’ils avaient traversé. C’était peut-être même une bonne chose que quelqu’un soit moins impressionné par son père que Mark et Matilde ne semblaient l’être, cela aiderait à garder du recul sur les évènements, à s’assurer qu’ils empruntaient cette voie pour les bonnes raisons.

À présent, il finit de remonter le bateau, rejoignant son père assis à la proue, surveillant leur progression avec Gwylim à ses côtés. Il semblait presque que son père discutait de quelque chose avec la bête semblable à un loup ; Gwylim penchait la tête comme s’il le comprenait alors que son père parlait.

— Si je peux te ramener à ce que tu étais, je le ferai, dit son père. Mais tu dois également connaître les dangers que cela engendrerait. Sans ta peau, il se pourrait que tu sois piégé, mais tu resterais puissant.

— Père ? dit Royce, en se rapprochant.

Son père se retourna et lui sourit.

— C’est si bon de t’entendre m’appeler ainsi. Je viens de discuter de projets avec notre ami ici présent.

— Et tu crois qu’il a tout compris ? demanda Royce.

C’était si étrange de parler à une créature si semblable à un loup.

— Comprends-tu ce qu’est un bhargir, Royce ? demanda son père. Un homme capable de revêtir la peau d’une bête imprégnée de magie et de se transformer. Une chose ancienne, et une chose puissante. Une créature comme lui peut guérir des blessures dont il souffre, combattre les ennemis les plus féroces, puis retourner au camp comme l’homme qu’il était. Sauf que celui-ci en est incapable.

Royce hocha la tête. Il l’avait compris. Malgré tout, il était parfois difficile de ne pas considérer Gwylim autrement que comme la créature dont il avait l’apparence.

— Tu as des compagnons étranges et puissants, remarqua son père, en faisant un geste vers Ember qui volait en cercle. Tu devrais bientôt parler à ta sorcière, car j’aimerais savoir ce qu’elle compte faire ensuite. Quant à moi… puis-je emprunter ton épée un instant ?

— Elle est à toi, si tu le veux, dit Royce. Il prit la lame d’obsidienne de sa ceinture et la tendit presque avec révérence.

Son père secoua la tête.

— Je ne compte pas la garder. Vivre seul depuis si longtemps m’a appris quelques techniques, cependant, et je pense que je peux aider à améliorer cette lame.

— L’améliorer ? demanda Royce.

— Un guerrier devrait avoir une bonne épée, dit son père. Va parler avec ta sorcière. Je ferai ce que je peux de mon côté.

Royce voulut expliquer à son père que ce n’était pas si facile ; que Lori ne lui apparaissait que rarement, quand bon lui semblait. Son père avait l’air toutefois si confiant que Royce concentra ses sens vers Ember, appelant Lori par la même occasion.

Il eut la vision d’un espace extérieur, au milieu d’un ensemble de pierres anciennes. Un feu allumé au centre brûlait lentement, alimenté avec de la tourbe, mais avec quelque chose d’autre qui prêtait aux extrémités des flammes des teintes vertes et violettes. Royce se sentit marcher dans ce décor et se diriger vers la lumière du feu.

— J’espérais que tu viendrais, dit Lori en le regardant. Viens, Royce, assieds-toi près du feu. Dis-moi ce qui se passe.

— L’ignorez-vous donc ? s’étonna Royce.

Il avança pour s’asseoir près du feu, à un endroit où une pierre basse servait de siège. Royce pouvait à la fois la sentir et ne pas la sentir, présente et absente, tout à la fois.

— Oui, dit Lori, et Royce put voir l’ampleur de l’inquiétude de la sorcière. C’est bien là le problème.

Elle jeta quelque chose dans le feu, la couleur des flammes changeant encore une fois, le foyer brûlant soudain de la chaleur orange d’une forge.

— Regarde dans le feu, Royce, et dis-moi ce que tu vois.

Royce obéit et fixa les flammes, regardant de plus en plus profondément, supposant que s’il regardait assez profondément, des visions de ce qui allait arriver lui apparaîtraient. Comparé aux nombreuses possibilités du miroir, c’était une méthode grossière, mais Royce serait ravi d’avoir des conseils.

— Je… je ne vois que des flammes, avoua Royce après quelques minutes.

— C’est le problème, répéta Lori. Moi aussi. Je devrais voir plus, j’en ai vu plus, mais dès le moment où tu as regardé dans le miroir, je n’ai pu voir que des bribes des choses à venir.

— Vous dites que le miroir interfère avec les autres magies ? demanda Royce, pensant à celui-ci bien en sécurité dans leur bateau.

— Peut-être, dit Lori en haussant les épaules. Ou peut-être que le fait qu’il t’ait tant montré rend mes prédictions moins certaines.

— Le fait de ne rien voir peut être déconcertant, reconnut Royce, mais ce n’est pas forcément un problème. J’ai regardé dans le miroir. J’ai vu…

Même ici, même ainsi, il savait qu’il ne pouvait pas révéler exactement ce qu’il avait vu, et Lori levait déjà la main pour l’arrêter.

— Non, dit-elle. L’avenir est trop fragile. Tu le traites comme un plastron d’acier, alors qu’il s’agit d’un fil de soie. Sois plus prudent, Royce.

Désormais, l’inquiétude dans sa voix s’était transformée en peur pure et simple.

— Lori, dit Royce, je sais que vous ne voyez rien, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il y a un problème.

— Je n’ai pas dit que je ne voyais rien, précisa Lori. Je te l’ai dit, j’ai encore des bribes, et ces visions éparses sont toutes faites de noirceur et de sang. Je vois de la violence, Royce, partout où je regarde.

Royce secoua la tête.

— C’est une possibilité, mais ce n’est pas la seule. J’ai trouvé mon père. Nous reviendrons, et le peuple le suivra. Ils verront le vrai roi revenir, et tout le monde comprendra que les choses ont changé. Avec de la chance, même le roi Carris se retirera et s’enfuira.

Lori éclata de rire à ces paroles.

— J’oublie parfois combien tu es jeune, Royce, ou peut-être combien moi, je suis vieille. Tout le monde n’a pas vu… ce que tu as bien pu voir. Tout le monde n’a pas gagné sa sagesse directement d’un miroir, ou ta certitude que ton père est le roi parfait. Les gens ne se prosterneront pas devant lui simplement parce qu’il est de retour.

 

— J’espère que vous vous trompez, dit Royce.

Lori sourit, mais d’un sourire hésitant.

— Moi aussi, Royce. Moi aussi, je l’espère.

L’image d’elle près du feu s’estompa, et Royce se retrouva dans le bateau avec les autres. À sa grande surprise, le soleil avait traversé le ciel pendant qu’il discutait avec la sorcière ; beaucoup plus loin qu’il n’aurait dû le faire en un temps qui lui avait semblé si court.

— Tu es réveillé, dit Matilde. C’est bien. Je crois qu’on se rapproche du rivage et qu’il va bientôt falloir ramer.

— Tu ne veux pas être celle qui le fera, la taquina Royce.

— Après toutes ces aventures dans les Sept Îles ? Matilde secoua la tête. Je te laisse faire.

Royce était heureux que les tensions avec Neave semblaient s’être dissipées pour le moment. Il alla vers son père, qui était encore assis à la proue du bateau, travaillant sur l’épée d’obsidienne.

Royce la reconnut à peine. Son père en avait travaillé les surfaces, transformant l’arme en quelque chose de lisse, tranchant et mortel. Il avait enveloppé la poignée avec du cuir, utilisé du bois au-dessus pour former une garde. Il semblait être en train d’insérer quelque chose dans cette garde, et il fallut un moment à Royce pour reconnaître…

— Ta chevalière ? s’étonna Royce.

Son père acquiesça de la tête, finissant de l’enfoncer dans une rainure parfaitement taillée à cet effet.

— Ce n’est pas grand-chose, mais je voulais que cette lame soit quelque chose de personnel, quelque chose qui ne pourra jamais être que la tienne, dit son père.

— C’est parfait, dit Royce en lui prenant la lame.

Il essaya la lame, et il apprécia les ajustements que son père avait faits. Elle était plus légère à présent, l’équilibre était affiné, la lame siffla dans les airs quand Royce exécuta quelques mouvements. Elle n’avait pas la perfection brillante de l’épée de cristal, mais elle avait gagné ses lettres de noblesse, et Royce la maniait aisément.

Il se tint côte à côte avec son père, la main du roi Philippe reposant sur son épaule pendant qu’ils regardaient vers le royaume. Bientôt, la ligne sombre de la côte commença à se dessiner et Royce regarda son père.

— Nous rentrons chez nous, promit-il.

— En effet, approuva son père. La lutte pour pouvoir y rester va commencer.

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