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Les chasseurs de chevelures

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XLIV
UN TRAITE ORAGEUX

Dans la barranca meme se trouvait la mine. Les puits d'extraction laborieusement creuses dans le roc, de chaque cote, semblaient autant de caves. Un petit ruisseau partageait la ravine en deux et se frayait difficilement un chemin a travers les roches qui avaient roule au fond. Sur le bord du ruisseau, on voyait quelques vieilles constructions enfumees, et des cabanes de mineurs en ruine; la plupart etaient effondrees et croulantes de vetuste. Le terrain, tout autour, etait obstrue, rendu presque impraticable par les ronces, les mezcals et les cactus; toutes plantes vigoureuses, touffues et epineuses. En approchant de ce point, les routes, de chaque cote de la barranca, s'abaissaient par une pente rapide et convergeaient jusqu'a leur rencontre au milieu des decombres. Les deux detachements s'arreterent en vue des masures et echangerent des signaux.

Apres quelques pourparlers, les Navajoes proposerent que les captifs resteraient sur le sommet des deux rives, sous la garde de deux hommes; les autres, dix-huit de chaque cote, devant descendre au fond de la barranca, se reunir au milieu des maisons, et apres avoir fume le calumet, determiner les conditions de l'echange. Cette proposition ne plaisait ni a Seguin ni a moi. Nous comprenions qu'en cas de rupture de negociations (et cette rupture nous paraissait plus que probable) notre victoire meme, en supposant que nous la remportions, ne nous servirait de rien. Avant que nous pussions rejoindre les prisonnieres des Navajoes, en haut de la ravine, les deux gardiens les auraient emmenees, et, nous fremissions rien que d'y penser, les auraient peut-etre egorgees sur place! C'etait une horrible supposition, mais elle n'avait rien d'exagere. Nous comprenions, en outre, que la ceremonie du calumet nous ferait perdre encore du temps; et nous etions dans des transes continuelles au sujet de la bande de Dacoma qui, evidemment, ne devait pas etre loin. Mais l'ennemi s'obstinait dans sa proposition. Impossible de formuler nos objections sans devoiler notre arriere-pensee; force nous fut donc d'accepter.

Nous mimes pied a terre, laissant nos chevaux a la garde des hommes qui surveillaient les prisonniers et, descendant au fond de la ravine, nous nous trouvames face a face avec les guerriers navajoes. C'etaient dix-huit hommes choisis: grands, musculeux, larges des epaules, avec des physionomies rusees et farouches. On ne voyait pas un sourire sur toutes ces figures, et menteuse eut ete la bouche qui aurait essaye d'en grimacer un. Leurs coeurs debordaient de haine et leurs regards etaient charges de vengeance. Pendant un moment, les deux partis s'observerent en silence. Ce n'etaient point des ennemis ordinaires; ce n'etait point une hostilite ordinaire qui animait ces hommes, depuis des annees, les uns contre les autres; ce n'etait point un motif ordinaire qui les amenait pour la premiere fois a s'aborder autrement que les armes a la main. Cette attitude pacifique leur etait imposee, aux uns comme aux autres, et c'etait entre eux quelque chose comme la treve qui s'etablit entre le lion et le tigre, lorsqu'ils se rencontrent dans la meme avenue d'une foret touffue, et s'arretent en se mesurant du regard. La convention relative aux armes avait ete observee des deux cotes de la meme maniere, et chacun le savait. Les manches des tomahawks, les poignees des couteaux et les crosses brillantes des pistolets etaient a peine dissimules sous les vetements. D'un cote comme de l'autre, on avait fait peu d'efforts pour les cacher. Enfin la reconnaissance mutuelle fut terminee, et l'on entama la question. On chercha inutilement une place libre de buissons et de ruines, assez large pour nous reunir assis et fumer le calumet. Seguin indiqua une des maisons, une construction en adobe, qui etait dans un etat de conservation supportable, et on y entra pour l'examiner. C'etait un batiment qui avait servi de fonderie; des trucks brises et divers ustensiles gisaient sur le sol. Il n'y avait qu'une seule piece, pas tres-grande, avec un brasero rempli de scories et de cendres froides au milieu. Deux hommes furent charges d'allumer du feu sur le brasero; les autres prirent place sur les trucks et sur les masses de roche quartzeuse disseminees dans la piece.

Au moment ou j'allais m'asseoir, j'entendis derriere moi un hurlement plaintif qui se termina par un aboiement. Je me retournai, c'etait Alp, c'etait mon chien. L'animal, dans la frenesie de sa joie, se jeta sur moi a plusieurs reprises, m'enlacant de ses pattes, et il se passa quelque temps avant que je parvinsse a le calmer et a prendre place. Nous nous trouvames enfin tous installes chaque cote du feu, de chaque groupe formant un arc de cercle et faisant face a l'autre.

Une lourde porte pendait encore sur ses gonds; mais comme il n'y avait point de fenetres dans la piece, on dut la laisser ouverte. Bientot le feu brilla; le calumet de pierre, rempli de kimkinik et allume, circula de bouche en bouche au milieu du plus profond silence. Nous remarquames que chacun des Indiens, contrairement a l'habitude qui consiste a aspirer une bouffee ou deux, fumait longtemps et lentement. L'intention de trainer la ceremonie en longueur etait evidente. Ces delais nous mettaient au supplice, Seguin et moi. Arrive aux chasseurs, le calumet circula rapidement. Ces preliminaires, soi-disant pacifiques, termines, on entama la negociation. Des les premiers mots, je vis poindre un danger. Les Navajoes, et surtout les jeunes guerriers, affectaient un air bravache et une attitude provocante que les chasseurs n'etaient pas d'humeur a pouvoir supporter longtemps, et ils ne l'eussent pas supporte un seul instant, n'eut ete la circonstance particuliere ou leur chef se trouvait place. Par egard pour lui, ils faisaient tous leurs efforts pour se contenir, mais il etait clair qu'il ne faudrait qu'une etincelle pour allumer l'incendie.

La premiere question a debattre portait sur le nombre de prisonniers. L'ennemi en avait dix-neuf; tandis que nous, sans compter la reine et les jeunes filles mexicaines, nous en avions vingt et un. L'avantage etait de notre cote; mais a notre grande surprise, les Indiens, s'appuyant sur ce que la plupart de leurs captifs etaient des femmes, tandis que le plus grand nombre des notres n'etaient que des enfants, eleverent la pretention de faire l'echange sur le pied de deux des notres pour un des leurs. Seguin repondit que nous ne pouvions accepter une pareille absurdite; mais que, comme il ne voulait conserver aucun prisonnier, il donnerait nos vingt et un pour les dix-neuf.

– Vingt et un! s'ecria un des guerriers; qu'est-ce que c'est? Vous en avez vingt-sept. Nous les avons comptes sur la rive.

– Six de celles que vous avez comptees nous appartiennent. Ce sont des blanches et des Mexicaines.

– Six blanches! repliqua le sauvage, il n'y en a que cinq. Quelle est donc la sixieme? C'est peut-etre notre reine? Elle est blanche de teint; et le chef pale l'aura prise pour un visage pale.

– Hal ha! ha! firent les sauvages eclatant de rire, notre reine, un visage pale! Ha! ha! ha!

– Votre reine, dit Seguin d'un ton solennel, votre reine, comme vous l'appelez, est ma fille.

– Ha! ha! ha! hurlerent-ils de nouveau en choeur et d'un air meprisant:

– Sa fille! Ha! ha! ha!

Et la chambre retentit de leurs rires de demons.

– Oui, ajouta-t-il d'une voix forte, mais tremblante d'emotion, car il voyait la tournure que les choses allaient prendre. Oui, c'est ma fille!

– Et comment cela peut-il etre? demanda un des guerriers, un des orateurs de la tribu. Tu as une fille parmi nos captives; nous savons cela. Elle est blanche comme la neige qui couvre le sommet de la montagne. Ses cheveux sont jaunes comme l'or de ses bracelets. La reine a le teint brun. Parmi les femmes de nos tribus il y en a beaucoup qui sont aussi blanches qu'elle; ses cheveux sont noirs comme l'aile du vautour. Comment cela se ferait-il? Chez nous, les enfants d'une meme famille sont semblables les uns aux autres. N'en est-il pas de meme des votres? Si la reine est ta fille, celle qui a les cheveux d'or ne l'est donc pas. Tu ne peux pas etre le pere des deux. Mais non! continua le ruse sauvage elevant la voix, la reine n'est pas ta fille. Elle est de notre race. C'est un enfant de Moctezuma; c'est la reine des Navajoes.

– Il faut que notre reine nous soit rendue! s'ecrierent les guerriers.

Elle est notre! nous la voulons!

En vain Seguin reitera ses reclamations paternelles; en vain il donna tous les details d'epoques et de circonstances relatives a l'enlevement de sa fille par les Navajoes eux-memes, les guerriers s'obstinerent a repeter:

– C'est notre reine, nous voulons qu'elle nous soit rendue!

Seguin, dans un eloquent discours, en appela aux sentiments du vieux chef dont la fille se trouvait dans une situation analogue; mais il etait evident que celui-ci, en eut-il la volonte, n'avait pas le pouvoir de calmer la tempete. Les plus jeunes guerriers repondaient par des cris derisoires, et l'un d'eux s'ecria que "le chef blanc extravaguait." Ils continuerent quelque temps a gesticuler, declarant, d'un ton formel, qu'a aucune condition, ils ne consentiraient a un echange si la reine n'en faisait pas partie. Il etait facile de voir qu'ils attachaient une importance mystique a la possession de leur reine. Entre elle et Dacoma lui-meme, leur choix n'eut pas ete douteux.

Les exigences se produisaient d'une maniere si insultante que nous en vinmes a nous rejouir interieurement de leur intention manifeste d'en finir par une bataille. Les rifles, principal objet de leurs craintes, n'etant pas la, ils se croyaient surs de la victoire.

Les chasseurs ne demandaient pas mieux que d'en venir aux mains, et se sentaient egalement certains de l'emporter. Seulement, ils attendaient le signal de leur chef. Seguin se tourna vers eux, et baissant la tete, car il parlait debout, il leur recommanda a voix basse le calme et la patience. Puis, couvrant ses yeux de sa main, il demeura quelques instants plonge dans une meditation profonde.

 

Les chasseurs avaient pleine confiance dans l'intelligence aussi bien que dans le courage de leur chef. Ils comprirent qu'il combinait un plan d'action quelconque, et attendirent patiemment le resultat. De leur cote, les Indiens ne se montraient nullement presses. Ils ne s'inquietaient pas du temps perdu, esperant toujours l'arrivee de la bande de Dacoma. Ils demeuraient tranquilles sur leurs sieges, echangeant leurs pensees par des monosyllabes gutturaux ou de courtes phrases; quelques-uns coupaient de temps en temps la conversation par des eclats de rire. Ils paraissaient tout a fait a leur aise, et ne semblaient aucunement redouter la chance d'un combat avec nous. Et, en verite, a considerer les deux partis, chacun aurait dit que, homme contre homme, nous n'etions pas capables de leur resister. Tous, a une ou deux exceptions pres, avaient six pieds de taille, quelques-uns plus; tandis que la plupart de nos chasseurs etaient petits et maigres. Mais c'etaient des hommes eprouves. Les Navajoes se sentaient avantageusement armes pour un combat corps a corps. Ils savaient bien aussi que nous n'etions pas sans defense; toutefois, ils ne connaissaient pas la nature de nos armes. Ils avaient vu les couteaux et les pistolets; mais ils pensaient qu'apres une premiere decharge incertaine et mal dirigee, les couteaux ne seraient pas d'un grand secours contre leurs terribles tomahawks. Ils ignoraient que plusieurs d'entre nous, – El-Sol, Seguin, Garey et moi, – avions dans nos ceintures la plus terrible de toutes les armes dans un combat a bout portant: le revolver de Colt. C'etait une invention toute recente, et aucun Navajo n'avait encore entendu les detonations successives et mortelles de cette arme.

– Freres! dit Seguin reprenant de nouveau la parole, vous refusez de croire que je suis pere de votre reine. Deux de vos prisonnieres, que vous savez bien etre ma femme et ma fille, sont sa mere et sa soeur. Si vous etes de bonne foi, donc, vous ne pouvez refuser la proposition que je vais vous faire. Que ces deux captives soient amenees ici; que la jeune reine soit amenee de son cote. Si elle ne reconnait pas les siens, j'abandonne mes pretentions, et ma fille sera libre de retourner avec les guerriers Navajoes.

Les chasseurs entendirent cette proposition avec surprise. Ils savaient que tous les efforts de Seguin pour eveiller un souvenir dans la memoire de sa fille avaient ete infructueux. Quel espoir y avait-il qu'elle put reconnaitre sa mere? Seguin lui-meme n'y comptait pas beaucoup, et un moment de reflexion me fit penser que sa proposition etait motivee par quelque pensee secrete. Il reconnaissait que l'abandon de la reine etait la condition sine qua non de l'acceptation de l'echange par les Indiens; que, sans cela, les negociations allaient etre brusquement rompues, sa femme et sa fille restant entre les mains de nos ennemis. Il pensait au sort terrible qui leur etait reserve dans cette captivite, tandis que son autre fille n'y retournerait que pour etre entouree d'hommages et de respects. Il fallait les sauver a tout prix; il fallait sacrifier l'une pour racheter les autres. Mais Seguin avait encore un autre projet. C'etait une manoeuvre strategique de sa part une derniere tentative desesperee. Voici ce qu'il disait:

Si, une fois sa femme et sa fille se trouvaient avec lui dans les ruines, peut-etre pourrait-il, au milieu du desordre d'un combat, les enlever; peut-etre reussirait-il, dans ce cas, a enlever la reine elle-meme; c'etait une chance a tenter en desespoir de cause. En quelques mots murmures a voix basse, il communiqua cette pensee a ceux de ses compagnons qui etaient le plus pres de lui, afin de leur inspirer patience et prudence. Aussitot que cette proposition fut formulee, les Navajoes quitterent leurs sieges, et se rassemblerent dans un coin de la chambre pour deliberer. Ils parlaient a voix basse. Nous ne pouvions par consequent entendre ce qu'ils disaient. Mais, a l'expression de leurs figures, de leur gestes, nous comprenions qu'ils etaient disposes a accepter. Ils avaient observe attentivement la reine pendant qu'elle se promenait sur le bord de la barranca; ils avaient correspondu par signes avec elle avant que nous eussions pu l'empecher. Sans aucun doute, elle les avait informes de ce qui s'etait passe dans le canon avec les guerriers de Dacoma, et avait fait connaitre la probabilite de leur arrivee prochaine. Sa longue absence, l'age auquel elle avait ete emmenee captive, son genre de vie, les bons procedes dont on avait use envers elle, avaient efface depuis longtemps tout souvenir de sa premiere enfance et de ses parents. Les ruses sauvages savaient tout cela, et, apres une discussion prolongee pendant pres d'une heure, ils reprirent leurs sieges et formulerent leur assentiment a la proposition.

Deux hommes de chaque troupe furent envoyes pour ramener les trois captives, et nous restames assis attendant leur arrivee. Peu d'instants apres, elles etaient introduites. Il me serait difficile de decrire la scene qui suivit leur entree. Seguin, sa femme et sa fille, se retrouvant dans de telles circonstances; l'emotion que j'eprouvai en serrant un instant dans mes bras ma bien-aimee, qui sanglotait et se pamait de douleur; la mere reconnaissant son enfant si longtemps perdue; ses angoisses quand elle vit l'insucces de ses efforts pour reveiller la memoire dans ce coeur ferme pour elle; la fureur et la pitie se partageant le coeur des chasseurs; les gestes et les exclamations de triomphe des Indiens; tout cela formait un tableau qui reste toujours vivant dans ma memoire, mais que ma plume est impuissante a retracer.

Quelques minutes apres, les captives etaient reconduites hors de la maison, confiees a la garde de deux hommes de chaque troupe, et nous reprenions la negociation entamee.

XLV
BATAILLE ENTRE QUATRE MURS

Ce qui venait de se passer n'avait point rendu meilleures les dispositions des deux partis, notamment celles des chasseurs. Les Indiens triomphaient, mais ils ne se relachaient en rien de leurs pretentions deraisonnables. Ils revinrent sur leur offre primitive; pour celles de nos captives qui avaient l'age de femme, ils consentaient a echanger tete contre tete; pour Dacoma, ils offraient deux prisonniers; mais pour le reste, ils exigeaient deux contre un. De cette maniere, nous ne pouvions delivrer que douze des femmes mexicaines environ; mais voyant qu'ils etaient decides a ne pas faire plus, Seguin consentit enfin a cet arrangement, pourvu que le choix nous fut accorde parmi les prisonniers que nous voulions delivrer. Nous fumes aussi indignes que surpris en voyant cette demande rejetee. Il nous etait impossible de douter, desormais, du resultat de la negociation.

L'air etait charge d'electricite furieuse. La haine s'allumait sur toutes les figures, la vengeance eclatait dans tous les regards. Les Indiens nous regardaient du coin de l'oeil d'un air moqueur et menacant. Ils paraissaient triomphants, convaincus qu'ils etaient de leur superiorite. De l'autre cote, les chasseurs fremissaient sous le coup d'une indignation doublee par le depit. Jamais ils n'avaient ete ainsi braves par des Indiens. Habitues toute leur vie, moitie par fanfaronnade, moitie par experience, a regarder les hommes rouges comme inferieurs a eux en adresse et en courage, ils ne pouvaient souffrir de se voir ainsi exposes a leurs bravades insultantes. C'etait cette rage furieuse qu'eprouve un superieur contre l'inferieur qui lui resiste, un lord contre un serf, le maitre contre son esclave qui se revolte sous le fouet et s'attaque a lui. Tout cela s'ajoutait a leur haine traditionnelle pour les Indiens.

Je jetai un regard sur eux. Jamais figures ne furent animees d'une telle expression. Leurs levres blanches etaient serrees contre leurs dents; leurs joues pales, leurs yeux demesurement ouverts, semblaient sortir de leurs orbites. On ne voyait sur leurs visages d'autre mouvement que celui de la contraction des muscles. Leurs mains plongees sous leurs blouses, a demi-ouvertes sur la poitrine, serraient la poignee de leurs armes; ils semblaient etre, non pas assis, mais accroupis comme la panthere qui va s'elancer sur sa proie. Il y eut un moment de silence des deux cotes. Un cri se fit entendre, venant du dehors: le cri d'un aigle de guerre.

Nous n'y aurions sans doute pas fait attention, car nous savions que ces oiseaux etaient tres-communs dans les Mimbres, et l'un d'eux pouvait se trouver au-dessus de la ravine; mais il nous sembla que ce cri faisait une certaine impression sur nos adversaires. Ceux-ci n'etaient point hommes a laisser percer une emotion soudaine; mais leurs regards nous parurent prendre une expression plus hautaine et plus triomphante encore. Etait-ce donc un signal? Nous pretames l'oreille un moment. Le cri fut repete, et quoiqu'il ressemblat, a s'y meprendre a celui de l'oiseau que nous connaissions tous tres-bien (l'aigle a tete blanche), nous n'en restames pas moins frappes d'apprehensions serieuses. Le jeune chef costume en hussard s'etait leve. C'etait lui qui s'etait montre le plus violent et le plus exigeant de tous nos ennemis. Homme d'un fort vilain caractere et de moeurs tres-depravees, d'apres ce que nous avait dit Rube, il n'en jouissait pas moins d'un grand credit parmi les guerriers. C'est lui qui avait refuse la proposition de Seguin, et il se disposait a deduire les raisons de ce refus. Nous les connaissions bien sans qu'il eut besoin de nous les dire.

– Pourquoi? s'ecria-t-il en regardant Seguin, pourquoi le chef, pale est-il si desireux de choisir parmi nos captives? Voudrait-il par hasard, reprendre la jeune fille aux cheveux d'or?

Il s'arreta un moment comme pour attendre une reponse, mais Seguin garda le silence.

– Si le chef pale croit que notre reine est sa fille, pourquoi ne consentirait-il pas a ce qu'elle fut accompagnee par sa soeur, qui viendrait avec elle dans notre pays?

Il fit une pause, mais Seguin se tut comme auparavant. L'orateur continua.

– Pourquoi la jeune fille aux cheveux d'or ne resterait-t-elle pas parmi nous et ne deviendrait-elle pas ma femme? Que suis-je, moi qui parle ainsi? Un chef parmi les Navajoes, parmi les descendants du grand Moctezuma, le fils de leur roi!

Le sauvage promena autour de lui un regard superbe en disant ces mots.

– Qui est-elle? continua-t-il, celle que je prendrais ainsi pour epouse? La fille d'un homme qui n'est pas meme respecte parmi les siens; la fille d'un culatta18

Je regardai Seguin. Son corps semblait grandir; les veines de son cou se gonflaient; ses yeux brillaient de ce feu sauvage que j'avais deja eu occasion de remarquer chez lui. La crise approchait. Le cri de l'aigle retentit encore.

– Mais non! continua le sauvage, qui semblait puiser une nouvelle audace dans ce signal. Je n'en dirai pas plus. J'aime la jeune fille; elle sera a moi! et cette nuit meme elle dormira sous m…

Il ne termina pas sa phrase. La balle de Seguin l'avait frappe au milieu du front. Je vis la tache ronde et rouge avec le cercle bleu de la poudre, et la victime tomba en avant. Tous au meme instant, nous fumes sur pied. Indiens et chasseurs s'etaient leves comme un seul homme. On n'entendit qu'un seul cri de vengeance et de defi sortant de toutes les poitrines. Les tomahawks, les couteaux et les pistolets furent tires en meme temps. Une seconde apres, nous nous battions corps a corps.

Oh! ce fut un effroyable vacarme; les coups de pistolets, les eclairs des couteaux, le sifflement des tomahawks dans l'air, formaient une epouvantable melee. Il semblerait qu'au premier choc les deux rangs eussent du etre abattus. Il n'en fut pas ainsi. Dans un semblable combat, si les premiers coups sont terribles, ils sont habituellement pares, et la vie humaine est chose difficile a prendre, surtout quand il s'agit de la vie d'hommes comme ceux qui etaient la. Peu tomberent. Quelques-uns sortirent de la melee blesses et couverts de sang, mais pour reprendre immediatement part au combat. Plusieurs s'etaient saisis corps a corps; des couples s'etreignaient, qui ne devaient se lacher que quand l'un des deux serait mort. D'autres se dirigeaient vers la porte dans l'intention de combattre en plein air: le nombre fut petit de ceux qui parvinrent a sortir; sous le poids de la foule, la porte se ferma, et fut bientot barree par des cadavres. Nous nous battions dans les tenebres. Mais il y faisait assez clair cependant pour nous reconnaitre. Les pistolets lancaient de frequents eclairs a la lueur desquels se montrait un horrible spectacle. La lumiere tombait sur des figures livides de fureur, sur des armes rouges et pleines de sang, sur des cadavres, sur des combattants dans toutes les attitudes diverses d'un combat a mort.

 

Les hurlements des Indiens, les cris non moins sauvages de leurs ennemis blancs, ne cessaient pas; mais les voix s'enrouaient, les cris se transformaient en rugissements etouffes, en jurements, en exclamations breves et etranglees. Par intervalles on entendait resonner les coups, et le bruit sourd des corps tombant a terre. La chambre se remplissait de fumee, de poussiere et de vapeurs sulfureuses; les combattants etaient a moitie suffoques.

Des le commencement de la bataille, arme de mon revolver, j'avais tire a la tete du sauvage qui etait le plus rapproche de moi. J'avais tire coup sur coup et sans compter; quelquefois au hasard, d'autrefois en visant un ennemi; enfin, le bruit sec du chien s'abattant sur les cheminees sans capsules m'avertit que j'avais epuise mes six canons. Cela s'etait passe en quelques secondes. Je replacai machinalement l'arme vide a ma ceinture, et mon premier mouvement fut de courir ouvrir la porte. Avant que je pusse l'atteindre, elle etait fermee; impossible de sortir. Je me retournai, cherchant un adversaire; je ne fus pas longtemps sans en trouver un. A la lueur d'un coup de pistolet, je vis un Indien se precipitant sur moi la hache levee.

Je ne sais quelle circonstance m'avait empeche de tirer mon couteau jusqu'a ce moment; il etait trop tard, et, relevant mes bras pour parer le coup, je m'elancai tete baissee contre le sauvage. Je sentis le froid du fer glissant dans les chairs de mon epaule; la blessure etait legere. Le sauvage avait manque son coup a cause de mon brusque mouvement; mais l'elan que j'avais pris nous porta l'un contre l'autre, et nous nous saisimes corps a corps. Renverses sur les rochers, nous nous debattions a terre sans pouvoir faire usage d'aucune arme; nous nous relevames, toujours embrasses, puis nous retombames avec violence. Il y eut un choc, un craquement terrible, et nous nous trouvames etendus sur le sol, en pleine lumiere! J'etais ebloui, aveugle. J'entendais derriere moi le bruit des poutres qui tombaient; mais j'etais trop occupe pour chercher a me rendre compte de ce qui se passait.

Le choc nous avait separes; nous etions debout au meme instant, nous nous saisissions encore pour retomber de nouveau sur la terre. Nous luttions, nous nous debattions au milieu des epines et des cactus. Je me sentis faiblir, tandis que mon adversaire, habitue a ces sortes de combats, semblait reprendre incessamment de nouvelles forces. Trois fois il m'avait tenu sous lui; mais j'avais toujours reussi a saisir son bras droit et a empecher la hache de descendre. Au moment ou nous traversions la muraille, je venais de saisir mon couteau; mais mon bras etait retenu aussi, et je ne pouvais en faire usage. A la quatrieme chute, mon adversaire se trouva dessous. Un cri d'agonie sortit de ses levres; sa tete s'affaissa dans les buissons, et il resta sans mouvement entre mes bras. Je sentis son etreinte se relacher peu a peu. Je regardai sa figure: ses yeux etaient vitreux et retournes; le sang lui sortait de la bouche. Il etait mort.

J'avais pourtant conscience de ne l'avoir point frappe, et j'en etais encore a tacher de retirer mon bras de dessous lui pour jouer du couteau, quand je sentis qu'il ne resistait plus. Mais je vis alors mon couteau: il etait rouge de la lame jusqu'au manche; ma main aussi etait rouge. En tombant, la pointe de l'arme s'etait trouvee en l'air et l'Indien s'etait enferre. Ma pensee se porta sur Zoe; et me debarrassant de l'etreinte du sauvage, je me dressai sur mes pieds. La masure etait en flammes. Le toit etait tombe sur le brasero, et les planches seches avaient pris feu immediatement. Des hommes sortaient du milieu des ruines embrasees, mais non pour fuir; sous les jets de la flamme, au milieu de la fumee brulante, ils continuaient de combattre, furieux, ecumant de rage. Je ne m'arretai pas a voir qui pouvaient etre ces combattants acharnes. Je m'elancai, cherchant de tous cotes les objets de ma sollicitude.

Des vetements flottants frapperent mes yeux, au loin, sur la pente de la ravine, dans la direction du camp des Navajoes. C'etaient elles! toutes les trois montaient rapidement, chacune accompagnee et pressee par un sauvage. Mon premier mouvement fut de m'elancer apres elles; mais, au meme instant, cinquante cavaliers se montraient sur la hauteur et arrivaient sur nous au galop. C'eut ete folie de suivre les prisonnieres; je me retournai pour battre en retraite du cote ou nous avions laisse nos captifs et nos chevaux. Comme je traversais le fond de la ravine, deux coups de feu sifflerent a mes oreilles, venant de notre cote. Je levai les yeux et vis les chasseurs lances au grand galop poursuivis par une nuee de sauvages a cheval. C'etait la bande de Dacoma. Ne sachant quel parti prendre, je m'arretai un moment a considerer la poursuite.

Les chasseurs, en arrivant aux cabanes, ne s'arreterent point; ils continuerent leur course par le front de la vallee, faisant feu tout en fuyant. Un gros d'indiens se lanca a leur poursuite; une autre troupe s'arreta pres des ruines fumantes et se mit en devoir de fouiller tout autour des murs. Cependant je m'etais cache dans le fourre de cactus; mais il etait evident que mon asile serait bientot decouvert par les sauvages. Je me glissai vers le bord en rampant sur les mains et sur les genoux, et, en atteignant la pente, je me trouvai en face de l'entree d'une cave, une etroite galerie de mine; j'y penetrai et je m'y blottis.

18Expression du dernier mepris parmi les Mexicains.