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Les chasseurs de chevelures

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XLII
NOUVELLES DOULEURS

C'etait une singuliere rencontre. La se trouvaient en presence deux troupes d'ennemis acharnes, revenant chacune du pays de l'autre, chargee de butin, et emmenant des prisonniers! Elles se rencontraient a moitie chemin; elles se voyaient, a portee de mousquet, animees des sentiments les plus violents d'hostilite, et cependant un combat etait impossible, a moins que les deux partis ne franchissent un espace de pres de vingt milles. D'un cote, les Navajoes, dont la physionomie exprimait une consternation profonde, car les guerriers avaient reconnu leurs enfants; de l'autre, les chasseurs de scalps, dont la plupart pouvaient reconnaitre, parmi les captives de l'ennemi, une femme, une soeur, ou une fille.

Chaque parti jetait sur l'autre des regards empreints de fureur et de vengeance. S'ils se fussent rencontres en pleine prairie, ils auraient combattu jusqu'a la mort. Il semblait que la main de Dieu eut place entre eux une barriere pour empecher l'effusion du sang et prevenir une bataille a laquelle la largeur de l'abime etait le seul obstacle. Ma plume est impuissante a rendre les sentiments qui m'agiterent a ce moment. Je me souviens seulement que je sentis mon courage et ma vigueur corporelle se doubler instantanement. Jusque-la, je n'avais ete que spectateur a peu pres passif des evenements de l'expedition. Je n'avais ete excite par aucun elan de mon propre coeur; mais maintenant je me sentais anime de toute l'energie du desespoir.

Une pensee me vint, et je courus vers les chasseurs pour la leur communiquer. Seguin commencait a se remettre du coup terrible qui venait de le frapper. Les chasseurs avaient appris la cause de son accablement extraordinaire, et l'entouraient; quelques-uns cherchaient a le consoler. Peu d'entre eux connaissaient les affaires de famille de leur chef, mais ils avaient entendu parler de ses anciens malheurs; la perte de sa mine, la ruine de sa propriete, la captivite de sa fille. Quand ils surent que, parmi les prisonniers de l'ennemi, se trouvaient sa femme et sa seconde fille, ces coeurs durs eux-memes furent emus de pitie au spectacle d'une telle infortune. Des exclamations sympathiques se firent entendre, et tous exprimerent la resolution de mourir ou de reprendre les captives. C'etait dans l'intention d'exciter cette determination que je m'etais porte vers le groupe. Je voulais, au prix de toute ma fortune, proposer des recompenses au devouement et au courage; mais voyant que des motifs plus nobles avaient provoque ce que je voulais obtenir, je gardai le silence. Seguin parut touche du devouement de ses camarades, et fit preuve de son energie accoutumee. Les hommes s'assemblerent pour donner leurs avis et ecouter ses instructions. Garey prit le premier la parole:

– Nous pouvons en venir a bout, cap'n, meme corps a corps; ils ne sont pas plus de deux cents.

– Juste cent quatre-vingt-seize, dit un chasseur, sans compter les femmes.

J'ai fait le calcul; c'est le nombre exact.

– Eh bien, continua Garey, nous valons un peu mieux qu'eux sous le rapport du courage, je suppose, et nous retablirons l'equilibre du nombre avec nos rifles. Je n'ai jamais craint les Indiens a deux contre un, et meme quelque chose de plus, si vous voulez.

– Regarde le terrain, Bill! c'est tout plaine. Qu'est-ce que nous aurons apres la premiere decharge' Ils auront l'avantage avec leurs arcs et leurs lances. Wagh! ils nous embrocheront comme des poulets.

– Je ne dis pas qu'il faut les attaquer sur la prairie. Nous pouvons les suivre jusque dans les montagnes, et nous battre au milieu des rochers. Voila ce que je propose.

– Oui. Ils ne peuvent pas nous echapper a la course avec tous ces troupeaux, c'est certain.

– Ils n'ont pas la moindre intention de fuir. Ils desirent bien plutot en venir aux coups.

– C'est justement ce qu'il nous faut, dit Garey; rien ne nous empeche d'aller la-bas, et de livrer bataille quand la position sera favorable.

Le trappeur, en disant ces mots, montrait le pied des Mimbres, a environ dix milles a l'est.

– Ils pourront bien attendre qu'ils soient encore plus en nombre. La principale troupe est plus nombreuse encore que celle-la. Elle comptait au moins quatre cents hommes quand ils ont passe le Pinon.

– Rube, ou le reste peut-il etre? demanda Seguin; je decouvre d'ici jusqu'a la mine; ils ne sont pas dans la plaine!

– Il ne doit pas y en avoir par ici, cap'n. Nous avons un peu de chance de ce cote; le vieux fou a envoye une partie de sa bande par l'autre route, sur une fausse piste, probablement.

– Et qui vous fait penser qu'ils ont pris par l'autre route?

– Voici, cap'n; la raison est toute simple: s'il y en avait d'autres apres eux, nous aurions vu quelques-uns de ces moricauds de l'autre cote, courir en arriere pour les presser d'arriver; comprenez-vous? Or, il n'y en a pas un seul qui ait bouge.

– Vous avez raison, Rube, repondit Seguin, encourage par la probabilite de cette assertion. Quel est votre avis? continua-t-il en s'adressant au vieux trappeur, aux conseils duquel il avait l'habitude de recourir dans les cas difficiles.

– Ma foi, cap'n, c'est un cas qui a besoin d'etre examine. Je n'ai encore rien trouve qui me satisfasse, jusqu'a present. Si vous voulez me donner une couple de minutes, je tacherai de vous repondre du mieux que je pourrai.

– Tres-bien; nous attendrons votre avis. Camarades, visitez vos armes, et voyez a les mettre en bon etat.

Pendant cette consultation, qui avait pris quelques secondes, l'ennemi paraissait occupe de la meme maniere, de l'autre cote. Les Indiens s'etaient reunis autour de leur chef, et on pouvait voir, a leurs gestes, qu'ils deliberaient sur un plan d'action. En decouvrant entre nos mains les enfants de leurs principaux guerriers, ils avaient ete frappes de consternation. Ce qu'ils voyaient leur inspirait les plus terribles apprehensions sur ce qu'ils ne voyaient pas. A leur retour d'une expedition heureuse, chargee de butin et pleins d'idees de fetes et de triomphes, ils s'apercevaient tout a coup qu'ils avaient ete pris dans leur propre piege. Il etait clair pour eux que nous avions penetre dans la ville. Naturellement, ils devaient penser que nous avions pille et brule leurs maisons, massacre leurs femmes et leurs enfants. Ils ne pouvaient s'imaginer autre chose; c'etait ainsi qu'ils avaient agi eux-memes, et ils jugeaient notre conduite d'apres la leur. De plus, ils nous voyaient assez nombreux pour defendre, tout au moins contre eux, ce que nous avions pris; ils savaient bien qu'avec leurs armes a feu, les chasseurs de scalps avaient l'avantage sur eux tant qu'il n'y avait pas une trop forte disproportion dans le nombre. Ils avaient donc besoin, tout aussi bien que nous, de deliberer, et nous comprimes qu'il se passerait quelque temps avant qu'ils en vinssent aux actes. Leur embarras n'etait pas moindre que le notre.

Les chasseurs, obeissant aux ordres de Seguin, gardaient le silence, attendant que Rube donnat son avis. Le vieux trappeur se tenait a part, appuye sur son rifle, ses deux mains contournant l'extremite du canon. Il avait ote le bouchon, et regardait dans l'interieur du fusil, comme s'il eut consulte un oracle au fond de l'etroit cylindre. C'etait une des manies de Rube, et ceux qui connaissaient cette habitude l'observaient en souriant. Apres quelques minutes de reflexions silencieuses, l'oracle parut avoir fourni la reponse; et Rube, remettant le bouchon a sa place, s'avanca lentement vers le chef.

– Billy a raison, cap'n. S'il faut nous battre avec ces Indiens, arrangeons-nous pour que l'affaire ait lieu au milieu des rochers ou des bois. Ils nous abimeraient dans la prairie, c'est sur. Maintenant, il y a deux choses: s'ils viennent sur nous, notre terrain est la-bas (l'orateur indiquait le contrefort des Mimbres); si, au contraire, nous sommes obliges de les suivre, ca nous sera aussi facile que d'abattre un arbre; ils ne nous echapperont pas.

– Mais comment ferez-vous pour les provisions dans ce cas? Nous ne pouvons pas traverser le desert sans cela.

– Pour ca, capitaine, il n'y a pas la plus petite difficulte. Dans une prairie seche, comme il y en a par la, j'empoignerais toute cette cavalcade aussi aisement qu'un troupeau de buffles, et nous en aurons notre bonne part, je m'en vante. Mais il y a quelque chose de pire que tout cela et que l'Enfant flaire d'ici.

– Quoi?

– J'ai peur que nous ne tombions sur la bande de Dacoma, en retournant en arriere; voila de quoi j'ai peur.

– C'est vrai; ce n'est que trop probable.

– C'est sur; a moins qu'ils n'aient ete tous noyes dans le canon, et je ne le crois pas. Ils connaissent trop bien le passage.

La probabilite de voir la troupe de Dacoma se joindre a celle du premier chef, nous frappa tous, et repandit un voile de decouragement sur toutes les figures. Cette troupe etait certainement a notre poursuite, et devait bientot nous rattraper.

– Maintenant, cap'n continua le trappeur, je vous ai dit ce que je pensais de la chose si nous etions disposes a nous battre. Mais j'ai comme une idee que nous pourrons delivrer les femmes sans bruler une amorce.

– Comment? comment? demanderent vivement le chef et les autres.

– Voici le moyen, reprit le trappeur qui, me faisait bouillir par la prolixite de son style, vous voyez bien ces Indiens qui sont de l'autre cote de la crevasse?

– Oui, oui, repondit vivement Seguin.

– Tres-bien; vous voyez maintenant ceux qui sont ici et le trappeur montrait nos captifs.

– Oui! oui!

– Eh bien, ceux que vous voyez la-bas, quoique leur peau soit rouge comme du cuivre, ont pour leurs enfants la meme tendresse que s'ils etaient chretiens. Ils les mangent de temps en temps, c'est vrai, mais ils ont pour cela des motifs de religion que nous ne comprenons pas trop, je l'avoue.

 

– Et que voulez-vous que nous fassions?

– Que nous hissions un chiffon blanc, et que nous offrions un echange de prisonniers. Ils comprendront cela, et entreront en arrangement, j'en suis sur. Cette jolie petite fille aux longs cheveux est la fille du premier chef, et les autres appartiennent aux principaux de la tribu; je les ai choisies a bonne enseigne. En outre, nous avons ici Dacoma et la jeune reine. Ils doivent s'en mordre les ongles jusqu'au sang de les voir entre nos mains. Vous pourrez leur rendre le chef, et negocier pour la reine le mieux que vous pourrez.

– Je suivrai votre avis, s'ecria Seguin l'oeil brillant de l'espoir de reussir dans cette negociation.

– Il n'y a pas de temps a perdre alors, cap'n. Si les hommes de Dacoma se montrent, tout ce que je vous ai dit ne vaudra pas la peau d'un rat des sables.

– Nous ne perdrons pas un instant.

Et Seguin donna des ordres pour que le signe de paix fut arbore.

– Il serait bon avant tout, cap'n, de leur montrer en plein tout ce que nous avons a eux. Ils n'ont pas vu Dacoma encore, ni la reine, qui sont la derriere les buissons.

– C'est juste, repondit Seguin, camarades, amenez-les captifs au bord de la barranca. Amenez le chef Navajo. Amenez la… amenez ma fille.

Les hommes s'empresserent d'obeir a cet ordre, et peu d'instants apres les enfants captifs, Dacoma et la reine des mysteres furent places au bord de l'abime. Les serapes qui les enveloppaient furent retires, et ils resterent exposes dans leurs costumes habituels aux Indiens. Dacoma avait encore son casque, et la reine etait reconnaissable a sa tunique richement ornee de plumes. Ils furent immediatement reconnus. Un cri d'une expression singuliere sortit de la poitrine des Navajoes a l'aspect de ces nouveaux temoignages de leur deconfiture.

Les guerriers brandirent leur lances et les enfoncerent sur le sol avec une indignation impuissante. Quelques-uns tirerent des scalps de leur ceinture, les placerent sur la pointe de leurs lances et les secouerent devant nous au-dessus de l'abime. Ils crurent que la bande de Dacoma avait ete detruite; que leurs femmes et leurs enfants avaient ete egorges, et ils eclaterent en imprecations melees de cris et de gestes violents. En meme temps, un mouvement se fit remarquer parmi les principaux guerriers. Ils se consultaient. Leur deliberation terminee, quelques-uns se dirigerent au galop vers les femmes captives qu'on avait laissees en arriere dans la plaine.

– Grand Dieu! m'ecriai-je, frappe d'une idee horrible, ils vont les egorger! Vite, vite, le drapeaux de paix!

Mais avant que la banniere fut attachee au baton, les femmes mexicaines etaient descendues de cheval, leurs rebozos etaient enleves, et on les conduisait vers le precipice. C'etait dans le simple but de prendre une revanche, de montrer leurs prisonniers; car il etait evident que les sauvages savaient avoir parmi leurs captives la femme et la fille de notre chef. Elles furent placees en evidence, en avant de toutes les autres, sur le bord meme de la barranca.

XLIII
LE DRAPEAU DE TREVE

Ils auraient pu s'epargner cette peine; notre agonie etait assez grande deja. Mais, neanmoins, la scene qui suivit renouvela toutes nos douleurs. Jusqu'a ce moment nous n'avions pas ete reconnus par les etres cheris qui etaient si pres de nous. La distance etait trop grande pour l'oeil nu, et nos figures halees, nos habits souilles par la route, constituaient un veritable deguisement. Mais l'amour a l'intelligence prompte et la vue percante; les yeux de ma bien-aimee se porterent sur moi; je la vis tressaillir et se jeter en avant, j'entendis son cri de desespoir; elle tendit ses deux bras blancs comme la neige et s'affaissa sur le rocher, privee de connaissance. Au meme instant, madame Seguin reconnaissait son mari et l'appelait par son nom. Seguin lui repondait d'une voix forte, lui adressait des encouragements, et l'engageait a rester calme et silencieuse. Plusieurs autres femmes, toutes jeunes et jolies, avaient reconnu leurs freres, leurs fiances, et il s'ensuivit une scene dechirante.

Mes yeux restaient fixes sur Zoe. Elle reprenait ses sens; le sauvage, vetu en hussard, etait descendu de cheval; il la prenait dans ses bras et l'emmenait dans la prairie. Je les suivais d'un regard impuissant. Cet Indien lui rendait les soins les plus tendres; et j'en etais presque reconnaissant, bien que je reconnusse que ces attentions etaient dictees par l'amour. Peu d'instants apres, elle se redressa sur ses pieds et revint en courant vers la barranca. J'entendis mon nom prononce; je lui renvoyai le sien; mais, a ce moment, la mere et la fille furent entourees par leurs gardiens, et entrainees en arriere. Pendant ce temps, le drapeau blanc avait ete prepare. Seguin s'etait place devant nous, et le tenait eleve. Nous gardions le silence, attendant la reponse avec anxiete. Il y eut un mouvement parmi les Indiens rassembles. Nous entendions leurs voix: ils parlaient avec animation, et nous vimes qu'il se preparait quelque chose au milieu d'eux. Immediatement, un homme grand et de belle apparence perca la foule, tenant dans la main gauche un objet blanc: c'etait une peau de faon tannee. Dans sa main droite il avait une lance. Il placa la peau de faon sur le fer de la lance et s'avanca en l'elevant. C'etait la reponse a notre signal de paix.

– Silence, camarades! s'ecria Seguin s'adressant aux chasseurs. Puis, elevant la voix, il s'exprima ainsi en langue indienne:

– Navajoes! vous savez qui nous sommes. Nous avons traverse votre pays et visite votre principale ville. Notre but etait de retrouver nos parents, qui etaient captifs chez vous. Nous en avons retrouve quelques-uns; mais il y en a beaucoup que nous n'avons pu decouvrir. Pour que ceux-la nous fussent rendus plus tard, nous avons pris des otages, vous le voyez. Nous aurions pu en prendre davantage, mais nous nous sommes contentes de ceux-ci. Nous n'avons pas brule votre ville: nous avons respecte la vie de vos femmes, de vos filles, de vos enfants. A l'exception de ces prisonniers, vous trouverez tous les autres comme vous les avez laisses.

Un murmure circula dans les rangs des Indiens. C'etait un murmure de satisfaction. Ils etaient dans la persuasion que leur ville etait detruite, leurs femmes massacrees, et les paroles de Seguin produisirent sur eux une profonde sensation. Nous entendimes de joyeuses exclamations et les phrases de felicitations que les guerriers echangeaient. Le silence se retablit; Seguin continua:

– Nous voyons que vous avez ete dans notre pays. Vous avez, comme nous, fait des prisonniers. Vous etes des hommes rouges. Les hommes rouges aiment leurs proches comme le font les hommes blancs. Nous savons cela, et c'est pour cette raison que j'ai eleve la banniere de la paix, afin que nous puissions nous rendre mutuellement nos prisonniers. Cela sera agreable au Grand-Esprit, et nous sera agreable a tous en meme temps. Ceux que vous avez pris sont ce qu'il y a de plus cher au monde pour nous, et ceux que nous avons en notre possession vous sont egalement chers. Navajoes! j'ai dit. J'attends votre reponse.

Quand Seguin eut fini, les guerriers se rassemblerent autour du grand chef, nous les vimes engages dans un debat tres-anime. Il y avait evidemment deux opinions contraires; mais le debat fut bientot termine, et le grand chef, s'avancant, donna quelques ordres a celui qui tenait le drapeau. Celui-ci, d'une voix forte, repondit a Seguin en ces termes:

– Chef blanc, tu as bien parle, et tes paroles ont ete pesees par nos guerriers. Ce que tu demandes est juste et bon. L'echange de nos prisonniers sera agreable au Grand-Esprit et nous satisfera tous. Mais comment pouvons-nous savoir si tes paroles sont vraies? Tu dis que vous n'avez pas brule notre ville et que vous avez epargne nos femmes et nos enfants. Comment saurons-nous si cela est la verite? Notre ville est loin; nos femmes aussi, si elles sont encore vivantes. Nous ne pouvons pas les interroger. Nous n'avons que ta parole; cela n'est pas assez.

Seguin avait prevu les difficultes, et il ordonna qu'un de ses prisonniers, un jeune garcon tres-eveille, fut amene en avant. Le jeune sauvage se montra un instant apres aupres de lui.

– Interrogez-le! s'ecria-t-il en le montrant a son interlocuteur.

– Et pourquoi n'adresserions-nous pas nos questions a notre frere, le chef Dacoma? Ce garcon est jeune, il peut ne pas nous comprendre. Nous en croirons mieux la parole du chef.

– Dacoma n'etait pas avec nous dans la ville. Il ignore ce qui s'y est passe.

– Que Dacoma le dise, alors.

– Mon frere a tort de se mefier ainsi, repondit Seguin mais il aura la reponse de Dacoma. Et il adressa quelques mots au chef Navajo qui etait assis sur la terre aupres de lui.

La question fut faite directement a Dacoma par l'Indien qui etait de l'autre cote. Le fier guerrier, qui semblait exaspere par la situation humiliante dans laquelle il se trouvait, repondit negativement par un geste brusque de la main et une courte exclamation.

– Maintenant, frere, continua Seguin, – vous voyez que j'ai dit la verite.

Questionnez maintenant ce garcon sur ce que je vous ai avance.

On demanda au jeune Indien si nous avions brule la ville et si nous avions fait du mal aux femmes et aux enfants. Aux deux questions, il repondit negativement.

– Eh bien, dit Seguin, mon frere est-il satisfait?

Un temps assez long se passa sans qu'il fut fait de reponse. Les guerriers se rassemblerent de nouveau en conseil et se mirent a gesticuler avec violence et rapidite. Nous comprimes qu'il y avait un parti oppose a la paix, et qui poussait a tenter la fortune de la guerre. Ce parti etait compose des jeunes guerriers; et je remarquai que l'Indien costume en hussard qui, comme Rube me l'apprit, etait le fils du grand chef, paraissait etre le principal meneur de ceux-la. Si le grand chef n'eut pas ete aussi vivement interesse au resultat des negociations, les conseils belliqueux l'auraient emporte, car les guerriers savaient que ce serait pour eux une honte parmi les tribus environnantes de revenir sans prisonniers. De plus, il y en avait plusieurs parmi eux qui avaient un autre motif pour les retenir; ils avaient jete les yeux sur les filles du Del-Norte et lei avaient trouvees belles. Mais l'avis des anciens prevalut enfin, et l'orateur reprit:

– Les guerriers Navajoes ont reflechi sur ce qu'ils ont entendu. Ils pensent que le chef blanc a dit la verite; et ils consentent a l'echange des prisonniers. Pour que les choses se passent d'une maniere convenable, ils proposent que vingt guerriers soient choisis de chaque cote; que ces guerriers laissent, en presence de tous, leurs armes sur la prairie; qu'ils conduisent les captifs a l'extremite de la barranca, du cote de la mine, et que la, ils debattent les conditions de l'echange. Que tous les autres, des deux cotes, restent ou ils sont jusqu'a ce que les guerriers sans armes soient revenus avec les prisonniers echanges; alors les drapeaux blancs seront abattus, et les deux camps seront libres de tout engagement. Telles sont les paroles des guerriers Navajoes.

Seguin dut prendre le temps de reflechir avant de repondre a cette proposition. Elle paraissait assez avantageuse, mais il y avait dans ses termes quelque chose qui nous faisait soupconner un dessein cache. La derniere phrase indiquait chez l'ennemi l'intention formelle d'essayer de reprendre les captifs qui allaient nous etre rendus; mais nous nous inquietions peu de cela, pourvu que nous pussions les avoir une fois avec nous, du meme cote de la barranca. La proposition de faire conduire les prisonniers au lieu de l'echange, par des hommes desarmes, etait tres-raisonnable, et le chiffre indique, vingt de chaque cote, constituait un nombre suffisant. Mais Seguin comprit tres-bien comment les Navajoes interpretaient le mot desarme. En consequence, plusieurs des chasseurs recurent a voix basse l'avis de se retirer derriere les buissons et de cacher couteaux et pistolets sous leurs blouses de chasse. Nous crumes apercevoir une manoeuvre semblable de l'autre cote, et voir les Indiens cacher de meme leur tomahawks. Nous ne pouvions faire aucune objection aux conditions proposees, et comme Seguin sentait qu'il n'y avait pas de temps a perdre, il se hata de les accepter.

Aussitot que cela eut ete annonce aux Navajoes, vingt hommes, deja designes sans doute, s'avancerent au milieu de la prairie, planterent leurs arcs, leurs carquois et leurs boucliers. Nous ne vimes point de tomahawks, et nous comprimes que chaque Navajo avait garde cette arme. Il ne leur avait pas ete difficile de les cacher sur eux, car la plupart portaient des vetements civilises, enleves dans le pillage des etablissements et des fermes. Nous nous en inquietions peu, etant armes nous-memes. Nous remarquames que tous les hommes ainsi choisis etaient d'une force peu commune. C'etaient les principaux guerriers de la tribu. Nous fimes nos choix en consequence. El-Sol, Garey, Rube, le toreador Sanchez en etaient; Seguin et moi egalement. La plupart des trappeurs et quelques Indiens Delawares completerent le nombre.

 

Les vingt hommes designes se dirigerent vers la prairie, comme les Navajoes avaient fait, et deposerent leurs rifles en presence de l'ennemi. Nous placames nos captifs sur des chevaux et sur des mules, et nous les disposames pour le depart. La reine et les jeunes filles mexicaines furent reunies aux prisonniers. C'etait un coup de tactique de la part de Seguin. Il savait que nous avions assez de captifs pour faire l'echange tete contre tete, sans ces dernieres; mais il comprenait et nous comprenions comme lui, que laisser la reine en arriere, ce serait rompre la Negociation et, peut-etre, en rendre la reprise impossible. Il avait resolu en consequence de l'emmener et de negocier le plus habilement possible, en ce qui la concernait, sur le terrain de la conference. S'il ne reussissait pas, il en appellerait aux armes et il nous savait bien prepares a cet evenement. Les deux detachements furent prets enfin et s'avancerent parallelement de chaque cote de la barranca. Les corps principaux resterent en observation, echangeant d'un bord a l'autre de l'abime des regards de haine et de defiance. Pas un mouvement ne pouvait etre tente sans etre immediatement apercu, car les deux plaines, separees par la barranca, faisaient partie du meme plateau horizontal. Un seul cavalier, s'eloignant d'une des deux troupes, aurait ete vu par les hommes de l'autre pendant une distance de plusieurs milles. Les bannieres pacifiques flottaient toujours en l'air, les lances qui les portaient fichees en terre; mais chacune des deux bandes ennemies tenait ses chevaux selles et brides, prets a etre montes au premier mouvement suspect.