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A fond de cale

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CHAPITRE LI

Souricière

Il y a longtemps que je ne vous ai parlé de mes rats; mais il ne faut pas croire qu'ils m'eussent abandonné. Ils rôdaient toujours dans mon voisinage, et ne se montraient ni moins actifs ni moins bruyants; j'ai la certitude qu'ils seraient tombés sur moi s'ils en avaient eu le moyen.

Je ne bougeais pas, sans d'abord me fortifier contre leurs attaques, en fermant avec soin les moindres issues de l'endroit où je me trouvais. Malgré cela je les entendais continuellement; et deux ou trois fois, en réparant mes murailles, j'avais été de nouveau mordu par cette maudite engeance.

Cette parenthèse vous fait deviner quel était mon projet. N'était-il pas bien simple? je m'étais dit qu'au lieu de me laisser dévorer par les rats, je ferais bien mieux de les manger.

«Quelle horreur!» vous écrierez-vous.

Quant à moi, je n'éprouvais aucune répugnance pour ce genre de nourriture, et à ma place vous n'en auriez pas eu davantage. De la répugnance? Au contraire, j'accueillis cette idée avec empressement, et la saluai avec bonheur. Elle me permettait d'exécuter mon dessein, d'arriver sur le pont; en d'autres termes, elle me sauvait la vie. Depuis qu'elle m'était venue, je me sentais hors de danger; il ne restait plus qu'à le mettre à exécution.

Jadis les rats m'avaient paru trop nombreux; peu m'importait maintenant qu'il y en eût des centaines. Je ne m'occupais que d'une chose, c'était de savoir comment les prendre.

Vous vous rappelez celui que j'avais tué en gantant mes bottines, et en l'assommant à coups de semelle; je pouvais employer le même procédé, mais à l'étude il me parut mauvais. En supposant qu'il me réussît la première et la seconde fois, quand j'aurais tué deux rats, les autres s'éloigneraient de ma cabine; je n'avais plus de biscuit pour les y attirer; les fines bêtes s'en seraient bientôt aperçues, et n'auraient pas remis la patte dans un endroit où il n'y avait que des coups à recevoir. Il valait mieux tout de suite s'approvisionner pour dix jours, et n'avoir plus qu'à m'occuper de mon travail. Peut-être la chair en deviendrait-elle meilleure; le gibier gagne à être attendu. C'était du reste le parti le plus sage, puisque c'était le plus sûr; je m'y arrêtai et cherchai le moyen de prendre mes rats en masse.

Nécessité est mère de l'industrie; c'est à elle, bien plus qu'à ma propre imagination, que je dus le plan de ma ratière. Celle-ci n'avait rien de très-ingénieux, mais elle me permettrait d'arriver à mon but, et c'était l'important. Il s'agissait de faire un grand sac; la chose était facile, puisque j'avais de l'étoffe: un morceau de drap plié en deux, cousu avec de la ficelle, ferait parfaitement l'affaire. La corde ne me manquait pas; j'avais tous les liens qui avaient attaché les pièces de drap; mon couteau me servirait d'aiguille, je terminerais le sac par une coulisse, et mes rats seraient pris au piége.

Ce ne fut pas seulement un projet; en moins d'une heure mon sac était cousu, la ficelle passée dans les trous qui en formaient la coulisse, et le piége tout prêt à fonctionner.

CHAPITRE LII

À l'affût

Tout en passant ma ficelle j'avais mûri mon plan. Avant que le piége fût terminé, la manière de m'en servir était arrêtée dans mon esprit.

Je débarrassai d'abord ma cabine de toute l'étoffe qui l'encombrait; la chose était praticable, depuis qu'en vidant la pipe d'eau-de-vie je m'en étais fait une armoire. J'examinai ensuite avec soin toutes les issues de ma case; je remis des tampons neufs où les anciens me parurent mauvais, j'augmentai l'épaisseur de ceux qui étaient insuffisants, et ne laissai d'autre ouverture que celle du passage qui se trouvait entre les deux futailles, passage que les rats avaient l'habitude de suivre pour arriver chez moi.

Ce fut à l'entrée de ce défilé que je posai la bouche de mon sac, dont l'écartement fut maintenu au moyen de petits bâtons, coupés de la longueur nécessaire.

M'agenouillant alors à côté de mon piége, et tenant à la main les cordons qui devaient le fermer aussitôt qu'il serait rempli, j'attendis mes rats avec confiance.

J'étais bien sûr qu'ils allaient accourir, j'avais placé dans mon sac de quoi les attirer; mon appât consistait en quelques miettes de biscuit, la dernière bouchée qui me restât; j'avais tout risqué sur cette chance suprême. Que les rats vinssent à m'échapper, il ne me restait plus rien, absolument rien pour vivre.

Les rats viendraient, j'en avais la certitude; mais seraient-ils assez nombreux pour que la chasse fût bonne? S'ils allaient venir l'un après l'autre, si le premier se sauvait en emportant l'appât! Dans cette crainte j'avais écrasé mon biscuit, afin que les mangeurs fussent obligés de rester dans le sac, et ne pussent pas s'enfuir avec le morceau qu'ils auraient pris.

Le sort me favorisa; je n'étais pas à genoux depuis cinq minutes, que j'entendis le piétinement des rats et le quic-quic de leur voix aiguë.

L'instant d'après, je sentis le piége s'ébranler entre mes doigts, ce qui annonçait l'arrivée des victimes; les secousses devinrent plus violentes; la foule se pressait dans mon sac pour partager le festin; les convives se heurtaient, se bousculaient pour passer l'un devant l'autre, et se querellaient bruyamment.

C'était le moment d'agir; le sac était plein; j'en serrai la coulisse et rebouchai bien le passage.

Aucun des rats qui étaient dans le piége n'avait pu s'échapper. Sans perdre de temps, j'écartai l'étoffe qui tapissait ma cabine, je posai mon sac par terre, à un endroit où le chêne était parfaitement uni, puis, appliquant sur le sac un morceau de l'une des caisses défoncées, je me mis à genou sur cette planche, et y pesai de tout mon poids et de toute ma force.

Pendant quelques minutes le sac m'opposa une vive résistance; les rats, mordant, criant et se débattant, se démenaient avec furie et vigueur. Je ne m'arrêtai pas à ces démonstrations, et continuai de frapper et de presser jusqu'à ce que toute cette masse grouillante fût immobile et silencieuse.

Je me hasardai alors à prendre le sac et à en examiner le contenu. J'avais lieu d'être satisfait; la prise était bonne; le nombre des rats paraissait considérable, et chacun d'eux était mort; je le pensai du moins, car le piége ne tressaillait même pas.

Malgré cela je n'y fourrai la main qu'avec une extrême précaution, et ne retirai mes rats que l'un après l'autre, ayant soin de refermer le sac à chaque fois. J'en avais dix.

«Ah! ah! m'écriai-je en apostrophant les morts, Je vous tiens donc, odieuses bêtes! Vous expiez les tourments que vous m'avez fait souffrir; c'est de bonne guerre; si tous n'aviez pas engagé la lutte, vous seriez encore sains et saufs dans vos galeries; je n'aurais pas songé à vous détruire; mais en me réduisant à la famine, vous m'avez contraint d'en venir à cette extrémité.»

Tout en faisant ce discours, je dépouillais l'un de mes rats, avec l'intention de le manger immédiatement.

Bien loin de ressentir du dégoût pour le repas que j'allais faire, j'éprouvais la satisfaction que vous avez eue cent fois en face d'un bon dîner, qui chatouillait votre appétit.

J'avais tellement faim, que je pris à peine le temps d'écorcher la bête; et cinq minutes après j'avais avalé mon rat: la chair et les os, tout y avait passé.

Si vous êtes curieux d'en savoir le goût, je vous dirai qu'il n'a rien de désagréable; et que ce mets primitif me parut aussi bon qu'une aile de volaille ou qu'une tranche de gigot. C'était mon premier plat de viande depuis que je me trouvais à bord, c'est-à-dire depuis un mois; et cette circonstance, jointe au jeûne prolongé qu'il m'avait fallu subir, ajoutait certainement à la qualité du gibier. Toujours est-il qu'au moment en question, il me sembla qu'il n'existait rien d'aussi parfait; et je n'étais plus étonné d'avoir lu quelque part que les Lapons et d'autres peuples mangeaient des rats.

CHAPITRE LIII

Changement de direction

Mes affaires avaient totalement changé d'aspect; j'avais des vivres pour une dizaine de jours; et que ne peut-on pas faire en dix jours bien employés? Il ne m'en faudrait pas davantage pour arriver sur le pont. Cette entreprise, que je regardais comme impraticable, lorsque j'en étais à ma dernière bouchée, devenait possible depuis que mon garde-manger était plein.

Un rat par jour, me disais-je, aura non-seulement pour effet de me nourrir, mais de me rendre des forces; et en y mettant du zèle, mes dix journées de travail suffiront bien pour me faire traverser la cargaison; il faudrait même qu'il y eût dix rangées de caisses à franchir pour que ces dix journées fussent nécessaires, et je suis persuadé qu'il n'y en a pas plus de sept ou huit.

J'avais retrouvé l'espérance et le courage; il n'est rien de tel qu'un estomac satisfait pour mettre l'esprit dans une heureuse disposition; vous envisagez les choses tout autrement que vous ne les considériez à jour.

Un seul point m'inquiétait: pourrais-je triompher des effluves qui deux fois m'avaient fait perdre connaissance? finirais-je par m'y habituer de manière à m'ouvrir la futaille? L'avenir me l'apprendrait. Bien que je n'en fusse pas à compter les minutes, comme une heure auparavant, je n'avais pas de temps à perdre; et, précipitant mon dîner par une libation d'eau claire, je me dirigeai vers l'ancienne pipe d'eau-de-vie, avec l'intention d'en élargir la bonde.

Mais elle était pleine comme un œuf, j'y avais serré l'étoffe qui encombrait ma cabine: circonstance que j'avais complétement oubliée.

Après tout, rien n'était plus facile que de vider la barrique; et posant mon couteau, je me mis à la débarrasser.

Tandis que je tirais mon étoffe, une idée me vint tout à coup, et je me fis les questions suivantes:

 

«Pourquoi sortir ces pièces de drap? À quoi bon me donner tant de peine? Pourquoi m'obstiner à passer par cette futaille?»

En effet, il n'y avait aucun motif pour que je prisse cette direction plutôt qu'une autre; c'était bien quand je cherchais seulement à me procurer des vivres; mais, depuis que mon intention était de sortir de la cale, je n'avais pas d'intérêt à franchir ce tonneau; c'était même un tort que d'y penser, puisqu'il n'était pas dans la direction de l'écoutille, et que je devais suivre la voie qui me conduirait à celle-ci. Je me rappelais qu'en entrant dans la cale, c'était près de la futaille d'eau douce qu'il m'avait fallu passer; j'avais ensuite pris à droite, puis tourné la barrique, et je m'étais trouvé dans le vide qui formait ma cellule. Tous ces détails, que j'avais présents à la mémoire, prouvaient que j'étais presque au-dessous de la grande écoutille, dont s'éloignait la pipe d'eau-de-vie; sans compter que le chêne, dont celle-ci était faite, ne se tranchait pas comme le sapin d'une caisse ordinaire; et que cette difficulté se compliquait singulièrement de l'émanation enivrante que renfermait la barrique.

Pourquoi ne pas me retourner vers les caisses? Le drap ne me gênait plus, et une partie de la route m'était déjà ouverte du côté qu'il fallait prendre.

La question fut bien vite résolue; je replaçai dans la barrique le drap que j'en avais ôté, j'en fourrai de nouveau, que je pliai avec soin pour en faire tenir davantage; et, ramassant les neuf rats qui me restaient, je les remis dans mon sac, dont je serrai les cordons. Je n'avais pas pris tous les rats du navire, il s'en fallait de beaucoup; et je craignais que les camarades de mes défunts ne vinssent m'aider à les manger. D'après ce que j'avais entendu dire, la ratophagie est dans les habitudes de cette hideuse engeance, ce qui au fond est très-heureux pour nous, et je me mis en garde contre la voracité de mes voisins.

Après avoir terminé tous ces arrangements, j'avalai une nouvelle ration d'eau claire, et me glissai de nouveau dans l'ancienne caisse au drap.

CHAPITRE LIV

Conjectures

La caisse où je venais de rentrer pour la quatrième fois, contiguë à celle qui avait renfermé les biscuits, devait me servir de point de départ pour l'ascension que je méditais; il y avait à cela deux motifs:

1o Je le supposais directement au-dessous de l'écoutille (la boîte aux biscuits s'y trouvait bien, mais elle était plus petite, et cela m'aurait gêné dans mon travail).

2o Je savais, et c'était ma raison déterminante, qu'au-dessus de la caisse au drap il se trouvait une autre caisse, tandis que sur la caisse aux biscuits était un ballot de toile. Or il était bien moins difficile de défaire les pièces de drap que d'arracher la toile du ballot; vous vous rappelez qu'il m'avait été impossible d'en mouvoir une seule pièce.

Peut-être supposez-vous qu'une fois dans le caisse je me mis immédiatement à l'œuvre; vous vous trompez; je restai longtemps sans faire usage ni de mon couteau ni de mes bras; mais mon esprit travaillait, et toutes les forces de mon intelligence étaient activement employées.

Jamais, depuis la première heure de ma réclusion, je n'avais eu autant de courage que je m'en sentais alors: plus je réfléchissais à l'entreprise que j'allais tenter, plus je sentais grandir mes espérances et plus j'étais heureux. Jamais, il est vrai, la perspective n'avait été aussi brillante. Après la découverte de la futaille d'eau douce et la caisse de biscuits, j'avais éprouvé une joie bien vive; mais c'était toujours la prison, les ténèbres, le silence, toutes les tortures de l'isolement; tandis qu'à l'heure dont je vous parle, la perspective était bien plus attrayante.

Dans quelques jours, s'il n'arrivait pas d'obstacle, je reverrais le ciel, je respirerais un air pur, j'entendrais le son le plus doux qu'il y ait au monde: celui de la voix de ses semblables.

J'étais comme un voyageur qui, perdu depuis longtemps dans le désert, entrevoit à l'horizon quelque indice d'un endroit habité: un bouquet d'arbres, une colonne de fumée que le vent agite, une lumière lointaine, quelque chose enfin qui lui donne l'espoir de rentrer dans la société des hommes.

Peut-être était-ce la douceur de cette vision qui m'empêchait de procéder à la hâte. L'œuvre que j'allais entreprendre avait trop d'importance pour qu'on s'y livrât sans réfléchir. Quelque difficulté imprévue pouvait s'opposer au succès, un accident pouvait tout perdre au moment de recueillir le prix de tant d'efforts.

Il fallait tout prévoir, s'orienter avec soin, et n'agir qu'avec certitude. Une seule chose paraissait évidente: c'était la grandeur de la tâche que je m'étais imposée; je me trouvais au fond du navire, et je n'ignorais pas la profondeur de la cale; je me rappelais combien j'avais eu de peine à tenir jusqu'au bout, tant elle était longue, la corde à laquelle j'avais glissé pour descendre; et l'écoutille m'avait paru bien loin quand, au moment de quitter cette corde, j'avais relevé les yeux. Si tout cet espace était plein de marchandises, et cela devait être, que de peine j'aurais à me frayer un chemin à travers toutes ces caisses! Je ne pourrais pas aller en ligne droite, je rencontrerais des obstacles, il faudrait les tourner, le travail s'en augmenterait d'autant. J'étais cependant moins inquiet de la distance que de la nature des objets qui se trouvaient sur ma route. Si, par exemple, une fois désemballés, ils acquéraient un volume considérable, qu'il me fût impossible de réduire, comme cela m'était arrivé pour le drap, je ne pourrais plus communiquer avec la futaille, je n'aurais plus d'eau; et c'était l'une de mes appréhensions les plus vives.

J'ai dit combien je redoutais la toile; les quelques ballots que je savais rencontrer m'obligeraient à de longs détours; que deviendrais-je si toute la cargaison en était composée; il fallait espérer que cet article y était rare.

Je pensais à toutes les choses qui devaient se trouver dans le navire; je me demandais ce que pouvait être le Pérou, et quel était le genre d'exportation que pût y faire la Grande-Bretagne; mais, pour me répondre, j'étais trop ignorant en géographie commerciale.

Toutefois la cargaison de notre vaisseau devait être ce qu'on appelle un assortiment, ainsi qu'il arrive en général pour tous les navires que l'on envoie dans la mer du Sud; je devais m'attendre à rencontrer un peu de tous les produits qui se fabriquent dans nos grandes villes.

Après y avoir réfléchi pendant une demi-heure, je finis par me dire que cela n'aboutissait à rien; il était évident que je ne devinerais pas la composition d'une mine avant de l'avoir sondée. Le travail seul pouvait m'apprendre ce que je me demandais en vain; et le moment de l'action étant arrivé, je me mis à la tâche avec ardeur.

CHAPITRE LV

Joie de pouvoir se tenir debout

On se rappelle que, lors de ma première expédition dans les caisses d'étoffe, je m'étais assuré de la nature des ballots qui les entouraient; on se rappelle également que s'il y avait de la toile à côté de la première caisse, c'était un autre colis d'étoffe qui se trouvait au-dessus d'elle. Je l'avais ouvert, il ne me restait plus qu'à en ôter le drap pour avoir un étage de franchi; et si l'on considère le temps et la peine que m'évitait cette avance, on comprendra que j'avais lieu de m'en féliciter.

Me voilà donc à tirer l'étoffe, ainsi que j'avais fait la première fois; j'y allais de tout mon cœur, mais la besogne était rude; ces maudites pièces de drap n'étaient pas moins serrées que les autres, et il était bien difficile de les arracher de leur place. Je finis cependant par y réussir, et, les poussant devant moi, je les conduisis dans ma cabine, où je les plaçai au fond de l'ancienne pipe de liqueur. Ne croyez pas que je les y jetai négligemment; je les rangeai au contraire avec la plus grande précision; je remplis tous les coins, toutes les fissures, tous les trous, si bien que les rats n'auraient pas pu s'y loger.

Toutefois, ce n'est pas contre eux que je prenais ces précautions; ils pouvaient aller où bon leur semblerait, je n'avais plus à les craindre. J'en entendais bien encore quelques-uns rôder dans le voisinage; mais la razzia que j'avais faite leur avait inspiré une terreur salutaire. Les cris effroyables des dix que j'avais étouffés avaient retenti dans toute la cale, et averti les survivants de ne plus s'aventurer dans l'endroit périlleux où leurs camarades trouvaient la mort.

Ce n'était donc pas avec la pensée de me fortifier contre l'ennemi que je me calfeutrais si bien, c'était simplement pour économiser l'espace; car, ainsi que je vous le disais, la crainte d'en manquer était maintenant ma plus vive inquiétude.

Grâce à ma patience, jointe à l'activité que j'avais mise dans cette opération, la caisse était vide, et toute l'étoffe qu'elle avait renfermée se trouvait maintenant logée dans ma case, où elle tenait le moins de place possible.

Ce résultat satisfaisant augmentait mon courage, et me donnait une bonne humeur que je n'avais pas eue depuis un mois. L'esprit léger, le corps alerte, je grimpai dans la nouvelle caisse vide. Plaçant en travers l'une des planches qu'il m'avait fallu déclouer, j'en fis un banc, et m'y reposai, les jambes pendantes, les bras à l'aise. J'avais assez de place pour me redresser, et je ne puis vous dire la satisfaction que je ressentais à me tenir droit et à relever la tête. Confiné depuis bientôt cinq semaines dans une cellule d'un mètre d'élévation, moi qui avais trente centimètres de plus, j'étais resté accroupi, les genoux à la hauteur du menton; et, pour aller d'un endroit à l'autre, il avait fallu me courber, malgré la fatigue que j'en éprouvais.

Tout cela est peu de chose dans les premiers instants; mais à la longue c'est excessivement pénible; aussi était-ce pour moi un grand luxe de pouvoir étendre les jambes et de ne plus avoir à me baisser. Mieux que cela, je pouvais me tenir debout: les deux caisses communiquaient entre elles et présentaient une élévation d'au moins deux mètres; j'avais donc au-dessus de la tête un espace considérable; mon plafond était même si élevé que je ne parvenais pas à le toucher du bout du doigt.

J'en profitai aussitôt pour mettre pied à terre, et la jouissance que j'éprouvai à me redresser me fit sentir immédiatement que c'était l'attitude que je devais prendre. Contrairement à l'usage, elle me donnait le repos, tandis qu'en m'asseyant je ressentais une fatigue qui allait jusqu'à la douleur. Cela vous paraît singulier; mais cette bizarrerie apparente n'avait rien que de naturel; j'étais resté si longtemps assis, j'avais passé tant d'heures replié sur moi-même, que j'aspirais à reprendre cette fière attitude qui est particulière à l'homme, et qui le distingue du reste de la création. En un mot, je me trouvais si bien d'être debout que j'y restai pendant une demi-heure, peut-être davantage, sans penser à faire le moindre mouvement.

Pendant ce temps-là, je réfléchissais de nouveau à la direction que j'allais prendre; fallait-il percer le couvercle de la caisse que je venais de désemplir, ou la paroi qui était rapprochée de l'écoutille? En d'autres termes, laquelle devais-je suivre de la ligne horizontale ou de la ligne verticale? Il y avait des avantages et des inconvénients des deux côtés; restait à peser les motifs qui militaient en faveur de ces voies différentes, et à choisir entre elles; mais ce choix était difficile, et d'une telle importance que je fus longtemps à me décider pour l'une ou pour l'autre de ces deux directions.