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Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792

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Etes-vous donc faits pour l'apprécier, et pour connaître les hommes, vous qui, depuis que votre raison s'est développée, ne les avez jugés que d'après les idées absurdes du despotisme et de l'orgueil féodal; vous qui, accoutumés au jargon bizarre qu'il a inventé, avez trouvé simple de dégrader la plus grande partie du genre humain par les mots de canaille, de populace; vous qui avez révélé au monde qu'il existait des gens sans naissance, comme si tous les hommes qui vivent n'étaient pas nés; des gens de rien qui étaient des hommes de mérite, et d'honnêtes gens, des gens comme il faut qui étaient les plus vils et les plus corrompus de tous les hommes? Ah! sans doute, on peut vous permettre de ne pas rendre au peuple toute la justice qui lui est due. Pour moi, j'atteste tous ceux que l'instinct d'une âme noble et sensible a rapprochés de lui et rendus dignes de connaître et d'aimer l'égalité, qu'en général il n'y a rien d'aussi juste ni d'aussi bon que le peuple, toutes les fois qu'il n'est point irrité par l'excès de l'oppression; qu'il est reconnaissant des plus faibles égards qu'on lui témoigne, du moindre bien qu'on lui fait, du mal même qu'on ne lui fait pas; que c'est chez lui qu'on trouve, sous des dehors que nous appelons grossiers, des âmes franches et droites, un bon sens et une énergie que l'on chercherait longtemps en vain dans la classe qui le dédaigne. Le peuple ne demande que le nécessaire, il ne veut que justice et tranquillité; les riches prétendent à tout, ils veulent tout envahir et tout dominer. Les abus sont l'ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple, l'intérêt du peuple est l'intérêt général, celui des riches est l'intérêt particulier; et vous voulez rendre le peuple nul et les riches tout-puissants.

M'opposera-t-on encore ces inculpations éternelles dont on n'a cessé de le charger depuis l'époque où il a secoué le joug des despotes jusqu'à ce moment, comme si le peuple entier pouvait être accusé de quelques actes de vengeance locaux et particuliers, exercés au commencement d'une révolution inespérée, où, respirant enfin d'une si longue oppression, il était dans un état de guerre avec tous ses tyrans? Que dis-je? Quel temps a donc jamais fourni des preuves plus éclatantes de sa bonté naturelle, que celui où, armé d'une force irrésistible, il s'est tout à coup arrêté lui-même pour rentrer dans le calme à la voix de ses représentants? O vous qui vous montrez si inexorables pour l'humanité souffrante et si indulgents pour ses oppresseurs, ouvrez l'histoire, et jetez les yeux autour de vous, comptez les crimes des tyrans, et jugez entre eux et le peuple!

Que dis-je? A ces efforts mêmes qu'ont faits les ennemis de la révolution pour le calomnier auprès de ses représentants, pour vous calomnier auprès de lui, pour vous suggérer des mesures propres à étouffer sa voix, ou à abattre son énergie, ou à égarer son patriotisme, pour prolonger l'ignorance de ses droits, en lui cachant vos décrets; à la patience inaltérable avec laquelle il a supporté tous ses maux et attendu un ordre de choses plus heureux, comprenons que le peuple est le seul appui de la liberté. Eh! qui pourrait donc supporter l'idée de le voir dépouillé de ces droits par la révolution même qui est due à son courage; au tendre et généreux attachement avec lequel il a défendu ses représentants? Est-ce aux riches, est-ce aux grands que vous devez cette glorieuse insurrection qui a sauvé la France et vous? Ces soldats, qui ont déposé leurs armes aux pieds de la patrie alarmée, n'étaient-ils donc pas du peuple? Ceux qui les conduisaient contre vous, à quelles classes appartenaient-ils?.. Etait-ce donc pour vous aider à défendre ses droits et sa dignité qu'il combattait alors, ou pour vous assurer le pouvoir de les anéantir? Est-ce pour retomber sous le joug de l'aristocratie des riches qu'il a brisé avec vous le joug de l'aristocratie féodale?

Jusqu'ici je me suis prêté au langage de ceux qui semblent vouloir désigner par le mot peuple une classe d'hommes séparée, à laquelle ils attachent une certaine idée d'infériorité et de mépris. Il est temps de s'exprimer avec plus de précision, en rappelant que le système que nous combattons proscrit les neuf dixièmes de la nation, qu'il efface même de la liste de ceux qu'il appelle citoyens actifs une multitude innombrable d'hommes que les préjugés mêmes de l'orgueil avaient respectée, distingués par leur éducation, par leur industrie et par leur fortune même.

Telle est en effet la nature de cette institution, qu'elle porte sur les plus absurdes contradictions, et que, prenant la richesse pour mesure des droits du citoyen, elle s'écarte de cette règle même en les attachant à ce qu'on appelle impositions directes, quoiqu'il soit évident qu'un homme qui paie des impositions indirectes considérables peut Jaotr d'une plus grande fortune que celui qui n'est soumis qu'à une imposition directe modérée. Mais comment a-t-on pu imaginer de faire dépendre les droits sacrés des hommes de la mobilité des systèmes de finances, des variations, des bigarrures que le nôtre présente dans les différentes parties du même Etat? Quel système que celui où un homme, qui est citoyen sur tel point du territoire français, cesse de l'être, ou en tout ou en partie, s'il passe sur tel autre point; où celui qui l'est aujourd'hui ne le sera plus demain, si sa fortune éprouve un revers!

Quel système que celui où l'honnête homme, dépouillé par un injuste oppresseur, retombe dans la classe des ilotes, tandis que l'autre s'élève par son crime même au rang des citoyens; où un père voit croître, avec le nombre de ses enfants, la certitude qu'il ne leur laissera point ce titre avec la faible portion de son patrimoine divisé; où tous les fils de famille, dans la moitié de l'empire, ne peuvent trouver une patrie qu'au moment où ils n'ont plus de père!.. Enfin, à quoi tient cette superbe prérogative de membre du Souverain, si le répartiteur des contributions publiques est maître de me la ravir, en diminuant d'un sou ma cotisation; si elle est soumise à la fois et aux caprices des hommes et à l'inconstance de la fortune?

Mais fixez surtout votre attention sur les funestes inconvénients qu'il doit nécessairement entraîner. Quelles armes puissantes ne va-t-il pas donner à l'intrigue? Combien de prétextes au despotisme et à l'aristocratie, pour écarter des assemblées publiques les hommes les plus nécessaires à la défense de la liberté, et livrer la destinée de l'Etat à la merci d'un certain nombre de riches et d'ambitieux! Déjà une prompte expérience nous a révélé tous les dangers de cet abus. Quel ami de la liberté et de l'humanité n'a pas gémi de voir, dans les premières assemblées d'élection, formées sous les auspices de la constitution nouvelle, la représentation nationale réduite, pour ainsi dire, à une poignée d'individus? Quel spectacle déplorable, que celui que nous ont donné ces villes, ces contrées où des citoyens disputaient aux citoyens le pouvoir d'exercer des droits communs à tous; où des officiers municipaux, où les représentants du peuple, par des taxes arbitraires et exagérées des journées d'ouvrier, semblaient mettre au plus haut prix possible la qualité de citoyen actif! Puissions-nous ne pas bientôt ressentir les funestes effets de ces attentats contre les droits du peuple! Mais c'est à vous seuls qu'il appartient de les prévenir. Ces précautions mêmes que vous avez voulu prendre pour adoucir la rigueur des décrets dont je parle, soit en réduisant à 20 sols le plus haut prix des journées d'ouvrier, soit en admettant plusieurs exceptions; tous ces palliatifs impuissants prouvent au moins que vous avez vous-mêmes senti toute la grandeur du mal que votre sagesse est destinée à extirper entièrement. Eh! qu'importe, en effet, que 20 ou 30 sols soient les éléments des calculs qui décident de mon existence politique! Ceux qui n'atteignent qu'à 19 n'ont-ils pas les mêmes droits? Et les principes éternels de la justice et de la raison, sur lesquels ces droits sont fondés, peuvent-ils se plier aux règles d'un tarif variable et arbitraire? Mais voyez, je vous prie, à quelles bizarres conséquences entraîne une grande erreur en ce genre. Forcés par les premières notions de l'équité à chercher les moyens de la pallier, vous avez accordé aux militaires, après un certain temps de service, les droits de citoyens actifs comme une récompense. Vous les avez accordés comme une distinction aux ministres du culte, lorsqu'ils ne peuvent remplir les conditions pécuniaires exigées par vos décrets. Vous les accorderez encore dans des cas analogues, par de semblables motifs. Or, toutes ces dispositions, si équitables par leur objet, sont autant d'inconséquences et d'infractions des premiers principes constitutionnels. Comment, en effet, vous qui avez supprimé tous les privilèges, comment avez-vous pu ériger en privilèges pour certaines personnes, et pour certaines professions, l'exercice des droits du citoyen? Comment avez-vous pu changer en récompense un bien qui appartient essentiellement à tous? D'ailleurs, si les ecclésiastiques et les militaires ne sont pas les seuls qui méritent bien de la patrie, la même raison ne doit-elle pas vous forcer à étendre la même faveur aux autres professions? Et si vous la réservez au mérite, comment en avez-vous pu faire l'apanage de la fortune?

Ce n'est pas tout: vous avez fait de la privation des droits de citoyen actif la peine du crime, et du plus grand de tous les crimes, celui de lèse-nation. Cette peine vous a paru si grande, que vous en avez limité la durée; que vous avez laissé les coupables maîtres de la terminer eux-mêmes, par le premier acte de citoyen qu'il leur plairait de faire... El cette même privation, vous l'avez infligée à tous les citoyens qui ne sont pas assez riches pour suffire à telle quotité et à telle nature de contribution: de manière que, par la combinaison de ces décrets, ceux qui ont conspiré contre le salut et contre la liberté de la nation, et les meilleurs citoyens, les défenseurs de la liberté, que la fortune n'aura point favorisés, ou qui auront repoussé la fortune pour servir la patrie, sont confondus dans la même classe. Je me trompe; c'est en faveur des premiers que votre prédilection se déclare; car, dès le moment où ils voudront bien consentir à faire la paix avec la nation, et à accepter le bienfait de la liberté, ils peuvent rentrer dans la plénitude des droits du citoyen, au lieu que les autres en sont privés indéfiniment, et ne peuvent les recouvrer que sous une condition qui n'est point en leur pouvoir. Juste ciel! le génie et la vertu mis plus bas que l'opulence et le crime par le législateur!

 

"Que ne vit-il encore, avons-nous dit quelquefois en rapprochant l'idée de cette grande révolution de celle d'un grand homme qui a contribué à la préparer! que ne vit-il encore, ce philosophe sensible et éloquent, dont les écrits ont développé parmi nous ces principes de morale publique qui nous ont rendus dignes de concevoir le dessein de régénérer notre patrie!" Eh bien! s'il vivait encore, que verrait-il? Les droits sacrés de l'homme, qu'il a défendus, violés par la constitution naissante, et son nom effacé de la liste des citoyens. Que diraient aussi tous ces grands hommes qui gouvernèrent jadis les peuples les plus libres et les plus vertueux de la terre, mais qui ne laissèrent pas de quoi fournir aux frais de leurs funérailles, et dont les familles étaient nourries aux dépens de l'Etat, que diraient-ils, si, revivant parmi nous, ils pouvaient voir s'élever cette constitution si vantée? O Aristide, la Grèce t'a surnommé le juste, t'a fait l'arbitre de sa destinée: la France régénérée ne verrait en toi qu'un homme de rien, qui ne paie point un marc d'argent. En vain la confiance du peuple t'appellerait à défendre ses droits, il n'est point de municipalité qui ne te repoussât de son sein. Tu aurais vingt fois sauvé la patrie, que tu ne serais pas encore citoyen actif, ou éligible... à moins que ta grande âme ne consentît à vaincre les rigueurs de la fortune aux dépens de la liberté, ou de quelqu'une de tes vertus.

Ces héros n'ignoraient pas, et nous répétons quelquefois nous-mêmes, que la liberté ne peut être solidement fondée que sur les moeurs. Or, quelles moeurs peut avoir un peuple chez qui les lois semblent s'appliquer à donner à la soif des richesses la plus furieuse activité? Et quel moyen plus sûr les lois peuvent-elles prendre pour irriter cette passion, que de flétrir l'honorable pauvreté, et de réserver pour la richesse tous les honneurs et toute la puissance? Adopter une pareille institution, qu'est-ce autre chose que forcer l'ambition même la plus noble, celle qui cherche la gloire en servant la patrie, à se réfugier dans le sein de la cupidité et de l'intrigue, et faire de la constitution même la corruptrice de la vertu? Que signifie donc ce tableau civique que vous affichez avec tant de soin? Il étale à me yeux, avec exactitude, tous les noms des vils personnages que le despotisme a engraissés de la substance du peuple: mais j'y cherche en vain celui d'un honnête homme indigent. Il donne aux citoyens cette étonnante leçon: "Sois riche, à quelque prix que ce soit, ou tu ne seras rien."

Comment, après cela, pourriez-vous vous flatter de faire renaître parmi nous cet esprit public auquel est attachée la régénération de la France; lorsque, rendant la plus grande partie des citoyens étrangers aux soins de la chose publique, vous la condamnez à concentrer toutes ses pensées et toutes ses affections dans les objets de son intérêt personnel et de ses plaisirs; c'est-à-dire quand vous élevez l'égoïsme et la frivolité sur les ruines des talents utiles et des vertus généreuses, qui sont les seules gardiennes de la liberté? Il n'y aura jamais de constitution durable dans tout pays où elle sera, en quelque sorte, le domaine d'une classe d'hommes, et n'offrira aux autres qu'un objet indifférent, ou un sujet de jalousie et d'humiliation. Qu'elle soit attaquée par des ennemis adroits et puissants, il faut qu'elle succombe tôt ou tard. Déjà, messieurs, il est facile de prévoir toutes les conséquences fatales qu'entraîneraient les dispositions dent je parle, si elles pouvaient subsister. Bientôt vous verrez nos assemblées primaires et électives désertes, non seulement parce que ces mêmes décrets en interdisent l'accès au plus grand nombre des citoyens, mais encore parce que la plupart de ceux qu'ils appellent, tels que les gens à trois journées, réduits à la faculté d'élire sans pouvoir être eux-mêmes nommés aux emplois que donne la confiance des citoyens, ne s'empresseront pas d'abandonner leurs affaires et leurs familles pour fréquenter des assemblées où ils ne peuvent porter ni les mêmes espérances ni les mêmes droits que les citoyens plus aisés; à moins que plusieurs d'entre eux ne s'y rendent pour vendre leurs suffrages. Elles resteront abandonnées à un petit nombre d'intrigants qui se partageront toutes les magistratures, et donneront à la France des juges, des administrateurs, des législateurs. Des législateurs réduits à 750 pour un si vaste empire! qui délibéreront environnés de l'influence d'une cour armée des forces publiques, du pouvoir de disposer d'une multitude de grâces et d'emplois, et d'une liste civile qui peut être évaluée au moins à 35 millions. Voyez-la, cette cour, déployant ses immenses ressources dans chaque assemblée, secondée par tous ces aristocrates déguisés qui, sous le masque du civisme, cherchent à capter les suffrages d'une nation encore idolâtre, trop frivole, trop peu instruite de ses droits, pour connaître ses ennemis, ses intérêts et sa dignité; voyez-la essayer ensuite son fatal ascendant sur ceux des membres du Corps législatif qui ne seront point arrivés corrompus d'avance et voués à ses intérêts; voyez-la se jouer des destins de la France, avec une facilité qui n'étonnera pas ceux qui depuis quelque temps suivent les progrès de son esprit dangereux et de ses funestes intrigues; et préparez-vous à voir insensiblement le despotisme tout avilir, tout dépraver, tout engloutir; ou bien hâtez-vous de rendre au peuple tous ses droits, et à l'esprit public toute la liberté dont il a besoin pour s'étendre et pour se fortifier.

Je finis ici cette discussion: peut-être même aurais-je pu m'en dispenser; peut-être aurais-je dû examiner, avant tout, si ces dispositions que j'attaquais existent en effet, si elles sont de véritables lois. Pourquoi craindrais-je de présenter la vérité aux représentants du peuple? Pourquoi oublierais-je que défendre devant eux la cause sacrée des hommes et la souveraineté inviolable des nations, avec toute la franchise qu'elle exige, c'est à la fois flatter le plus doux de leurs sentiments et rendre le plus noble hommage à leurs vertus? D'ailleurs, l'univers ne sait-il pas que votre véritable voeu, que votre véritable décret même est la prompte révocation des dispositions dont je parle; et que c'est en effet l'opinion de la majorité de l'Assemblée nationale que je défends, en les combattant? Je le déclare donc: de semblables décrets n'ont pas même besoin d'être révoqués expressément; ils sont essentiellement nuls, parce qu'aucune puissance humaine, pas même la vôtre, n'était compétente pour les porter. Le pouvoir des représentants, des mandataires d'un peuple est nécessairement déterminé par la nature et par l'objet de leur mandat. Or, quel est votre mandat? De faire des lois pour rétablir et pour cimenter les droits de vos commettants; il ne vous est donc pas possible de les dépouiller de ces mêmes droits. Faites-y bien attention: ceux qui vous ont choisis, ceux par qui vous existez, n'étaient pas des contribuables au marc d'argent, à trois, à dix journées d'impositions directes; c'étaient tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes nés et domiciliés en France, ou naturalisés, payant une imposition quelconque.

Le despotisme lui-même n'avait pas osé imposer d'autres conditions aux citoyens qu'il convoquait* [*Voyez le règlement de la convocation des Etats généraux. (Note de Robespierre.). Comment donc pouviez-vous dépouiller une partie de ces hommes-là, à plus forte raison la plus grande partie d'entre eux, de ces mêmes droits politiques qu'ils ont exercés en vous envoyant à cette assemblée, et dont ils vous ont confié la garde? Vous ne le pouvez pas sans détruire vous-mêmes votre pouvoir, puisque votre pouvoir n'est que celui de vos commettants. En portant de pareils décrets, vous n'agiriez pas comme représentants de la nation; vous agiriez directement contre ce titre: vous ne feriez point des lois; vous frapperiez l'autorité législative dans son principe. Les peuples mêmes ne pourraient jamais ni les autoriser ni les adopter, parce qu'ils ne peuvent jamais renoncer ni à l'égalité, ni à la liberté, ni à leur existence comme peuple, ni aux droits inaliénables de l'homme. Aussi, messieurs, quand vous avez formé la résolution, déjà bien connue, de les révoquer, c'est moins parce que vous en avez reconnu la nécessité, que pour donner à tous les législateurs et à tous les dépositaires de l'autorité publique un grand exemple du respect qu'ils doivent aux peuples, pour couronner tant de lois salutaires, tant de sacrifices généreux, par le magnanime désaveu d'une surprise passagère, qui ne changea jamais rien ni à vos principes, ni à votre volonté constante et courageuse pour le bonheur des hommes.

Que signifie donc l'éternelle objection de ceux qui vous disent qu'il ne vous est permis dans aucun cas de changer vos propres décrets? Comment a-t-on pu faire céder à cette prétendue maxime cette règle inviolable, que le salut du peuple et le bonheur des hommes est toujours la loi suprême, et imposer aux fondateurs de la Constitution française celle de détruire leur propre ouvrage, et d'arrêter les glorieuses destinées de la nation et de l'humanité entière, plutôt que de réparer une erreur dont ils connaissent tous les dangers? Il n'appartient qu'à l'être essentiellement infaillible d'être immuable: changer est non seulement un droit, mais un devoir pour toute volonté humaine qui a failli. Les hommes qui décident du sort des autres hommes sont moins que personne exempts de cette obligation commune. Mais tel est le malheur d'un peuple qui passe rapidement de la servitude à la liberté, qu'il transporte, sans s'en apercevoir, au nouvel ordre de choses, les préjugés de l'ancien, dont il n'a pas encore eu le temps de se défaire; et il est certain que ce système de l'irrévocabilité absolue des décisions du Corps législatif n'est autre chose qu'une idée empruntée du despotisme. L'autorité ne peut reculer sans se compromettre, disait-il, quoique, en effet, il ait été forcé quelquefois à reculer. Cette maxime était bonne en effet pour le despotisme, dont la puissance oppressive ne pouvait se soutenir que par l'illusion et par la terreur; mais l'autorité tutélaire des représentants de la nation, fondée à la fois sur l'intérêt général et sur la force de la nation même, peut réparer une erreur funeste, sans courir d'autre risque que de réveiller les sentiments de la confiance et de l'admiration qui l'environnent; elle ne peut se compromettre que par une persévérance invincible dans des mesures contraires à la liberté, et réprouvées par l'opinion publique. Il est cependant quelques décrets que vous ne pouvez point abroger, ce sont ceux qui renferment la Déclaration des Droits de l'homme, parce que ce n'est point vous qui avez fait ces lois; vous les avez promulguées. Ce sont ces décrets immuables du législateur éternel, déposés dans la raison et dans le coeur de tous les hommes avant que vous les eussiez inscrits dans votre code, que je réclame, contre des dispositions qui les blessent et qui doivent disparaître devant eux. Vous avez ici à choisir entre les uns et les autres, et votre choix ne peut être incertain d'après vos propres principes. Je propose donc à l'Assemblée nationale le projet de décret suivant:

"L'Assemblée nationale, pénétrée d'un respect religieux pour les droits des hommes, dont le maintien doit être l'objet de toutes les institutions politiques;

"Convaincue qu'une constitution faite pour assurer la liberté du peuple français, et pour influer sur celle du monde, doit être surtout établie sur ce principe;

"Déclare que tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes nés et domiciliés en France, ou naturalisés, doivent jouir de la plénitude et de l'égalité des droits du citoyen, et sont admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents."