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Aline et Valcour, tome 2

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Le lendemain Zamé envoya savoir si j'étais éveillé, et comme on me vit debout, on me dit qu'il m'attendait; je le trouvai dans la même salle où j'avais été reçu la veille.

Jeune étranger, me dit-il, j'ai cru que vous sériez bien-aise de savoir quel est celui qui vous reçoit, que vous apprendriez avec plaisir pourquoi vous trouvez à l'extrémité de la terre un homme qui parle la même langue que vous, et qui paraît connaître votre Patrie. Asseyez-yous, et m'écoutez.

Fin de la troisième Partie

TOME II.
QUATRIÈME PARTIE

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France
ORNÉ DE SEIZE GRAVURES
1795

Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,

Cum dare conantur prius oras pocula circum

Contingunt mellis dulci flavoque liquore,

Ut puerum aetas improvida ludificetur

Labrorum tenus; interea perpotet amarum

Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,

Sed potius tali tacta recreata valescat.

Luc. Lib. 4.

SUITE DE LA LETTRE 35e

Déterville à Valcour
HISTOIRE DE ZAMÉ

Sur la fin du règne de Louis XIV, dit Zamé, un vaisseau de guerre français voulant passer de la Chine en Amérique, découvrit cette isle, qu'aucun navigateur n'avait encore aperçue, et sur laquelle aucun n'a paru depuis; l'équipage y séjourna près d'un mois, abusa de l'état de faiblesse et d'innocence dans lequel il trouva ce malheureux peuple, et y commit beaucoup de désordre. Au moment du départ, un jeune Officier du vaisseau, devenu éperdument amoureux d'une femme de cette contrée, se cacha, laissa partir ses compatriotes, et dès qu'il les crut éloignés, assemblant les chefs de la nation, il leur déclara par le moyen de la femme qu'il aimait, et avec laquelle il était venu à bout de s'entendre, qu'il n'était resté dans l'île que par l'excessif attachement qu'un si bon peuple lui avait inspiré; qu'il voulait le garantir des malheurs que lui présageait la découverte que sa nation venait d'en faire, puis montrant aux chefs réunis un canton de cette île où nous sommes assez malheureux pour avoir une mine d'or: «Mes amis, leur dit-il, voilà ce qui irrite la soif des gens de ma patrie, ce vil métal, dont vous ignorez l'usage, que vous foulez aux pieds sans y prendre garde, est le plus cher objet de leurs désirs; pour l'arracher des entrailles de votre terre, ils reviendront en force, ils vous subjugueront, ils vous enchaîneront, ils vous extermineront, et ce qui sera pis peut-être, ils vous relégueront, comme ils font chaque jour, eux et leurs voisins (les Espagnols), dans un continent à quelques cents lieues de vous, dont vous ne connaissez pas la situation, et qui abonde également en ces sortes de richesses. J'ai cru pouvoir vous sauver de leur rapacité en demeurant parmi vous, connaissant leur manière de s'emparer d'une île, je pourrai la prévenir; sachant comme ils viendront vous combattre, je pourrai vous enseigner à vous défendre, peut-être enfin vous ravirai-je à leur cupidité: fournissez-moi les moyens d'agir, et pour unique récompense accordez-moi celle que j'aime.»

Il n'y eut qu'une voix: sa maîtresse lui fut accordée, et on lui donna dès l'instant tous les secours qu'il pouvait exiger pour exécuter ce qu'il annonçait.

Il parcourut l'île, et la trouvant d'une forme ronde, ayant environ cinquante lieues de circonférence, entièrement environnée de rochers, excepté par le seul côté où vous êtes venu, il ne la jugea que dans cette partie susceptible des défenses de l'art; peut-être n'avez-vous pas observé la manière dont il a rendu ce port inabordable, nous irons le visiter tantôt, et je vous convaincrai sur les lieux même, que si nous n'avions jugé votre faiblesse et votre embarras pour seules causes de votre arrivée dans notre île; vous n'y seriez pas venu avec tant de facilité. Cette partie, la seule par laquelle on puisse parvenir à Tamoé, fut donc fortifiée par lui à l'européenne; il, y ménagea des batteries qui n'ont pu être perfectionnées et remplies que par moi; il leva une milice, établit une garnison dans un fort construit à l'entrée de la baye, et plut tellement à la nation enfin, par la sagesse de ses soins et la supériorité de ses vues, que son beau-père, un de nos principaux chefs, étant mort, il fut unanimement élu souverain de l'île: de ce moment il en changea la constitution; il fit sentir que la perfection de son entreprise exigeait que le gouvernement fût héréditaire, afin qu'inculquant ses desseins à celui qui lui succéderait, cet héritier pût être à portée de les suivre et de les améliorer. On y consentit.... Telle fut l'époque où je vis le jour; je suis le fruit de l'hymen de cet homme si cher à la nation, ce fut à moi qu'il confia ses vues, et c'est moi qui suis assez heureux pour les avoir remplies.

Je ne vous parlerez point de son administration; il ne put que commencer ce que j'ai fini; en vous détaillant mes opérations, vous connaîtrez les siennes: revenons à ce qui les précéda.

Dès que j'eus atteint l'âge de 15 ans, mon père en passa 5 à m'apprendre l'histoire, la géographie, les mathématiques, l'astronomie, le dessein, et l'art de la navigation; puis m'ayant conduit sur le terrain de la mine dont il craignait que les richesses n'attirassent ses compatriotes: tirons de ceci, me dit-il, ce qu'il faut pour vous faire voyager avec autant de magnificence que d'utilité: on ne peut malheureusement sortir d'ici, saris que ce métal ne devienne nécessaire; mais continuez à le laisser dans le mépris aux yeux de cette nation simple et heureuse, qui ne le connaîtrait qu'en se dégradant. Qu'elle ne cesse d'être persuadé que l'or n'ayant qu'une valeur fictive, il devient nul aux yeux d'un peuple assez sage pour n'avoir pas admis cette extravagance. Ayant ensuite fait remplir quelques coffres de ce métal, il fit couvrir et cultiver l'endroit dont il l'avait tiré, afin d'en faire oublier jusqu'à la trace; et m'ayant fait embarquer sur un grand bâtiment qu'il avait fait construire d'après ces desseins, dans la seule vue de ce voyage; il m'embrassa, et me dit les larmes aux yeux: «O toi que je ne reverrai peut-être jamais, toi que je sacrifie au bonheur de la nation qui m'adopte, va connaître l'univers, mon fils, va prendre chez tous les peuples de la terre ce qui te paraîtra le plus avantageux à la félicité du tien. Fais comme l'abeille, voltige sur toutes les fleurs, et ne rapporte chez toi que le miel; tu vas trouver parmi les hommes beaucoup de folie avec un peu de sagesse, quelques bous principes mêlés à d'affreuses absurdités.... Instruis-toi, apprends à connaître tes semblables avant d'oser le gouverner.... Que la pourpre des rois ne t'éblouisse point, démêle les sous la pompe où se dérobent leur médiocrité, leur despotisme et leur indolence. Mon ami, j'ai toujours détesté les rois, et ce n'est pas un trône, que je te destine, je veux que tu sois le père, l'ami de la nation qui nous adopte; je veux que tu sois son législateur, son guide, ce sont des vertus qu'il lui faut donner, en un mot, et non pas des fers. Méprise souverainement ces tyrans, que l'Europe va dévoiler à les regards, tu les verras par-tout entourés d'esclaves, qui leur déguisent la vérité, par ce que ces favoris auraient trop à perdre en la leur montrant; ce qui fait que les rois ne l'aiment point, c'est qu'ils se mettent presque toujours dans le cas de la craindre: le seul moyen de ne la pas redouter est d'être vertueux; celui qui marche à découvert, celui dont la conscience est pure, ne craint pas qu'on lui parle vrai; mais celui dont le coeur est souillé, celui qui n'écoute que ses passions, aime l'erreur et la flatterie, parce qu'elle lui cachent les maux qu'il fait, parce qu'elles allègent le joug dont il accable, et qu'elles lui montrent toujours ses sujets dans la joie, quand ils sont noyés dans les larmes. En démêlant la cause qui engage les courtisans à la flatterie, qui les contraints à jeter un voile épais sur les yeux de leur maître, tu dévoileras les vices du gouvernement; étudie-les pour les éviter; l'obligation défaire la félicité de son peuple est si essentielle, il est si doux d'y parvenir, si affreux d'échouer, qu'un législateur ne doit avoir d'instans heureux dans la vie, que ceux où ses efforts réussissent.

La diversité des cultes va te surprendre; par-tout tu verras l'homme infatué du sien, s'imaginer que celui-là seul est le bon, que celui-là seul lui vient d'un Dieu qui n'en a jamais dit plus à l'un qu'à l'autre; en les examinant philosophiquement tous, songe que le culte n'est utile à l'homme, qu'autant qu'il prête des forces à la morale, qu'autant qu'il peut devenir un frein à la perversité; il faut pour cela qu'il soit pur et simple: s'il n'offre à tes yeux que de vaines cérémonies, que de monstrueux dogme, et que d'imbéciles mystères, fuis ce culte, il est faux, il est dangereux, il ne serait dans ta nation qu'une source intarissable de meurtres et de crimes, et tu deviendrais aussi coupable en l'apportant dans ce petit coin du monde, que le furent les vils imposteurs qui le répandirent sur sa surface. Fuis-le, mon fils, déteste-le ce culte, il n'est l'ouvrage que de la fourberie des uns et de la stupidité des autres, il ne rendrait pas ce peuple meilleur. Mais s'il s'en présente un à tes yeux, qui, simple dans sa doctrine, qui, vertueux dans sa morale, méprisant tout faste, rejetant toutes fables puériles, n'ait pour objet que l'adoration d'un seul Dieu, saisis celui-là, c'est le bon; ce ne sont point par des singeries révérées là, méprisées ici, que l'on peut plaire à l'Éternel, c'est par la pureté de nos coeurs, c'est par la bienfaisance.... S'il est vrai qu'il y ait un Dieu, voilà les vertus qui le forment, voilà les seules que l'homme doive imiter. Tu t'étonneras de même de la diversité des loix: en les examinant toutes avec l'égale attention que je viens d'exiger de toi pour les cultes, songe que la seule utilité des loix est de rendre l'homme heureux; regarde comme faux et atroce tout ce qui s'écarte de ce principe.

 

La vie de l'homme est trop courte pour arriver seul au but que je me proposais; je n'ai pu que te préparer la voie, c'est à toi d'achever la carrière; laisse nos principes à tes enfans, et deux ou trois générations vont placer ce bon peuple au comble de la félicité.... Pars.

Il dit: me renouvela ses embrassemens … et les flots m'emportèrent. Je parcourus le monde entier; je fus vingt ans absent de ma patrie; et je ne les employai qu'à connaître les hommes; me mêlant avec eux sous toutes sortes de déguisemens, tantôt comme le fameux Empereur de Russie, compagnon de l'artiste et de l'agriculteur, j'apprenais avec l'un à construire un vaisseau, à conserver des traits chéris sur la toile, à modeler la pierre ou le marbre, à édifier un palais, à diriger des manufactures; avec l'autre, la saison de semer les grains, la connaissance des terres qui leur sont propres, la manière de cultiver les plantes, de greffer, de tailler les arbres, de diriger les jeunes plants, de les fortifier; de moissonner le grain, de l'employer à la nourriture de l'homme.... M'élevant au-dessus de ces états, le poëte embellissait mes idées, il leur donnait de la vigueur et du coloris, il m'enseignait l'art de les peindre; l'historien, celui de transmettre les faits à la postérité, de faire connaître les moeurs de toutes les nations; je m'instruisais avec le ministre des autels dans la science inintelligible des dieux; le suppôt des loix me conduisait à celle plus chimérique encore, d'enchaîner l'homme pour le rendre meilleur; le financier me dirigeait dans la levée des impôts, il me développait le système atroce de n'engraisser que soi de la substance du malheureux, et de réduire le peuple à la misère, sans rendre l'état plus florissant; le commerçant, bien plus cher à l'état, m'apprenait à équivaloir les productions les plus éloignées aux monnaies fictives de la nation, à les échanger, à se lier par le fil indestructible de correspondance à tous les peuples du monde, à devenir le frère et l'ami du chrétien comme de l'Arabe, de l'adorateur de Foé, comme du sectateur d'Ali, à doubler ses fonds en se rendant utile à ses compatriotes, à se trouver, en un mot, soi et les siens, riches de tous les dons de l'art et de la nature, resplendissant du luxe de tous les habitans de la terre, heureux de toutes leurs félicités, sans avoir quitté ses lambris. Le négociateur, plus souple, m'initiait dans les intérêts des princes; son oeil perçant le voile épais des siècles futurs, il calculait, il appréciait avec moi les révolutions de tous les empires, d'après leur état actuel, d'après leurs moeurs et leurs opinions, mais en m'ouvrant le cabinet des princes, il arrachait des larmes de mes yeux, il me montrait dans tous, l'orgueil et l'intérêt immolant le peuple aux pieds des autels de la fortune, et le trône de ces ambitieux élevé par-tout sur des fleuves de sang. L'homme de cour, enfin, plus léger et plus faux, m'apprenait à tromper les rois, et les rois seuls ne m'apprenaient qu'à me désespérer d'être né pour le devenir.

Par-tout je vis beaucoup de vices et peu de vertus; par-tout je vis la vanité, l'envie, l'avarice et l'intempérance asservir le faible aux caprices de l'homme puissant; par-tout je pus réduire l'homme en deux classes, toutes deux également à plaindre: dans l'une, le riche esclave de ses plaisirs; dans l'autre, l'infortuné, victime du sort; et je n'aperçus jamais ni dans l'une, l'envie d'être meilleure, ni dans l'autre, la possibilité de le devenir, comme si toutes deux n'eussent travaillé qu'à leur malheur commun, n'eussent cherché qu'à multiplier leurs entraves: je vis toujours la plus opulente augmenter ses fers en doublant ses désirs; et la plus pauvre, insultée, méprisée par l'autre, n'en pas même recevoir l'encouragement nécessaire à soutenir le poids du fardeau: je réclamai l'égalité, on me la soutint chimérique; je m'aperçus bientôt que ceux qui la rejetaient n'étaient que ceux qui devaient y perdre, de ce moment je la crus possible … que dis-je! de ce moment je la crus seule faite pour la félicité d'un peuple30; tous les hommes sortent égaux des mains de la nature, l'opinion qui les distingue est fausse; par-tout où ils seront égaux, ils peuvent être heureux; il est impossible qu'ils le soient où les différences existeront. Ces différences ne peuvent rendre, au plus, qu'une partie de la nation heureuse, et le législateur doit travailler à ce qu'elles le soient toutes également. Ne m'objectez point les difficultés de rapprocher les distances, il ne s'agit que de détruire les opinions et d'égaliser les fortunes, or cette opération est moins difficile que l'établissement d'un impôt.

A la vérité, j'avais moins de peine qu'un autre, j'opérais sur une nation encore trop près de l'état de nature, pour s'être corrompue par ce faux système des différences; je dus donc réussir plus facilement.

Le projet de l'égalité admis, j'étudiai la seconde cause des malheurs de l'homme, je la trouvai dans ses passions, perpétuellement entr'elles et des loix, tour-à-tour victime des unes ou des autres, je me convainquis que la seule manière de le rendre moins malheureux, dans cette partie, était qu'il eût et moins de passions et moins de loix. Autre opération plus aisée qu'on ne se l'imagine: en supprimant le luxe, en introduisant l'égalité, j'anéantissais déjà l'orgueil, la cupidité, l'avarice et l'ambition. De quoi s'enorgueillir quand tout est égal, si ce n'est de ses talens ou de ses vertus; que désirer, quelles richesses enfouir, quel rang ambitionner, quand toutes les fortunes se ressemblent, et que chacun possède au-delà de ce qui doit satisfaire ses besoins? Les besoins de l'homme sont égaux: Appicius31 n'avait pas un estomac plus vaste que Diogène, il fallait pourtant vingt cuisiniers à l'un, tandis que l'autre dînait d'une noix: tous les deux mis au même rang, Diogène n'eût pas perdu, puisqu'il aurait en plus que les choses simples, dont il se contentait, et Appicius, qui n'aurait eu que le nécessaire, n'eût souffert que dans l'imagination: Si vous voulez vivre suivant la nature, disait Épicure, vous ne serez jamais pauvre; si vous voulez vivre suivant l'opinion, vous ne serez jamais riche: la nature demanda peu, l'opinion demande beaucoup.

Dès mes premières opérations, me dis-je, j'aurai donc des vices de moins; or, la multiplicité des loix devient inutile quand les vices diminuent: ce sont les crimes qui ont nécessité les loix; diminuez la somme des crimes, convenez que telle chose que vous regardiez comme criminelle, n'est plus que simple, voilà la loi devenue inutile; or, combien de fantaisies, de misères, n'entraînent aucune lézion envers la société, et qui, justement appréciées par un législateur philosophe, pourraient ne plus être regardées comme dangereuses, et encore moins comme criminelles. Supprimez encore les loix que les tyrans n'ont faites que pour prouver leur autorité et pour mieux enchaîner les hommes à leurs caprices; vous trouverez, tout cela fait, la masse des freins réduire à-bien peu de choses, et par conséquent l'homme qui souffre du poids de cette masse, infiniment soulagé. Le grand art serait de combiner le crime avec la loi, de faire en sorte que le crime quelqu'il fût, n'offensât que médiocrement la loi, et que la loi, moins rigide, ne s'appesantit que sur fort peu de crimes, et voilà encore ce qui n'est pas difficile, et où j'imagine avoir réussi: nous y reviendrons.

En établissant le divorce, je détruisais presque tous ces vices de l'intempérance; il n'en resterait plus aucun de cette espèce, si j'eusse voulu tolérer l'inceste comme chez les Brames, et la pédérastie comme au Japon; mais je crus y voir de l'inconvénient; non que ces actions en aient réellement par elles-mêmes, non que les alliances au sein des familles n'aient une infinité de bons résultats, et que la pédérastie ait d'autre danger que de diminuer la population, tort d'une bien légère importance, quand il est manifestement démontré que le véritable bonheur d'un état consiste moins dans une trop grande population, que dans sa parfaite relation entre son peuple et ses moyens32; si je crus donc ces vices nuisibles, ce ne fut que relativement à mon plan d'administration, parce que le premier détruisait l'égalité, que je voulais établir, en agrandissant et isolant trop les familles; et que le second, formant une classe d'hommes séparée, qui se suffisait à elle-même, dérangeait nécessairement l'équilibre qu'il m'était essentiel d'établir. Mais comme j'avais envie d'anéantir ces écarts, je me gardai bien de les punir; les autoda-fé de Madrid, les gibets de la Grève m'avaient suffisamment appris que la véritable façon de propager l'erreur, était de lui dresser des échafauds; je me servis de l'opinion, vous le savez, c'est la reine du monde; je semai du dégoût sur le premier de ces vices, je couvris le second de ridicules, vingt ans les ont anéantis, je les perpétuais si je me fusse servi de prisons ou de bourreaux.

Une foule de nouveaux crimes naissaient au sein de la religion, je le savais; quand j'avais parcouru la France, je l'avais trouvée toute fumante des bûchers de Merindol et de Cabrières: on distinguait les potences d'Amboise; on entendait encore dans la capitale l'affreuse cloche la Saint-Barthélemi; l'Irlande ruisselait du sang des meurtres ordonnés pour des points de doctrine; il ne s'agissait en Angleterre que des horribles dissensions des puritains et des non-conformistes. Les malheureux pères de votre religion (les Juifs) se brûlaient en Espagne en récitant les mêmes prières que ceux qui les déchiquetaient; on ne me parlait en Italie que des croisades d'Innocent VI, passé-je en Ecosse, en Bohême, en Allemagne, on ne me montrait chaque jour que des champs de bataille où des hommes avaient charitablement égorgé leurs frères pour leur apprendre à adorer Dieu33. Juste ciel! m'écriai-je, sont-ce donc les furies de l'enfer que ces frénétiques servent? quelle main barbare les pousse à s'égorger ainsi pour des opinions? est-ce une religion sainte que celle qui ne s'étaie que sur des monceaux de morts, que celle qui ne stigmatise ses cathécumènes qu'avec le sang des hommes! Eh que t'importe, Dieu juste et saint, que t'importe nos systèmes et nos opinions! Que fait à ta grandeur la manière dont l'homme t'invoque, c'est que tu veux, c'est qu'il soit juste; ce qui te plaît, c'est qu'il soit humain:tu n'exiges ni génuflexions, ni cérémonies; tu n'as besoins ni de dogmes, ni de mystères; tu ne veux que l'effusion des coeurs, tu n'attends de nous que reconnaissance et qu'amour.

 

Dépouillons ce culte, me dis-je alors, de tout ce qui peut être matière à discussion, que sa simplicité soit telle, qu'aucune secte n'en puisse naître; je vous ferai voir ce bon peuple adorant Dieu, et vous jugerez s'il est possible qu'il se partage jamais sur la façon de le servir. Nous croyons l'Éternel assez grand, assez bon pour nous entendre sans qu'il soit besoin de médiateur; comme nous ne lui offrons de sacrifices que ceux de nos âmes, comme nous n'avons aucune cérémonie, comme c'est à Dieu seul que nous demandons le pardon de nos fautes, et des secours pour les éviter; que c'est à lui seul que nous avouons mentalement celles qui troublent notre conscience, les prêtres nous sont devenus superflus, et nous n'avons plus redouté, en les bannissant à jamais, de voir massacrer nos frères pour l'orgueil ou l'absurdité d'une espèce d'individus inutile à l'État, à la nature, et toujours funeste à la société.

Oui, dis-je, je donnerai des lois simples à cet excellent peuple, mais la peine de mort en punira-t-elle l'infracteur? A Dieu ne te plaise. Le souverain être peut disposer lui seul de la vie des hommes? je me croirais criminel moi-même à l'instant où j'oserais usurper ces droits. Accoutumés à vous forger un Dieu barbare et sanguinaire, vous autres Européens, accoutumés à supposer un lieu de tourmens, où vont tous ceux que Dieu condamne, vous avez cru imiter sa justice, en inventant de même des macérations et des meurtres; et vous n'avez pas senti que vous n'établissiez cette nécessité du plus grand des crimes, (la destruction de son semblable) que vous ne l'établissiez, dis-je, que sur une chimère née de vos seules imaginations. Mon ami, continua cet honnête homme, en me serrant les mains, l'idée que le mal peut jamais amener le bien, est un des vertiges le plus effrayant de la tête des sots. L'homme est faible, il a été crée tel par la main de Dieu; ce n'est, ni à moi de sonder, sur cela, les raisons de la puissance suprême, ni à moi, d'oser punir l'homme d'être ce qu'il faut nécessairement qu'il soit. Je dois mettre tous les moyens en usage pour tâcher de le rendre aussi bon qu'il peut l'être, aucuns pour le punir de n'être pas comme il faudrait qu'il fût. Je dois l'éclairer, tout homme a ce droit avec ses semblables; mais il n'appartient à personne de vouloir régler les actions des autres. Le bonheur du peuple est le premier devoir que m'impose la volonté de l'Éternel, et je n'y travaille pas en l'égorgeant. Je veux bien donner mon sang pour épargner le sien, mais je ne veux pas qu'il en perde une goûte pour ses faiblesses ou pour mes intérêts. Si on l'attaque, il se défendra, et si son sang coule alors, ce sera pour la seule défense de ses foyers et non pour mon ambition. La nature l'afflige déjà d'assez de maux, sans que j'en accumule que je n'ai nuls droits de lui imposer. J'ai reçu de ces honnêtes citoyens, le pouvoir de leur être utile, je n'ai pas eu celui de les affliger. Je serai leur soutien et non pas leur persécuteur; je serai leur père, et non pas leur bourreau, et ces hommes de sang qui prétendent au triste bonheur de massacrer leurs semblables, ces vautours altérés de carnage, que je compare à des cannibales, je ne les souffrirai pas dans cette isle, parce qu'ils y nuisent au lieu d'y servir, parce qu'à chaque feuille de l'histoire des peuples qui les souffrent, je vois ces hommes atroces, ou troubler les projets sages d'un législateur, ou refuser de s'unir à la nation quand il est question de sa gloire; enchaîner cette même nation si elle est faible, l'abandonner si elle a de l'énergie, et que de tels monstres, dans un État, ne sont que fort dangereux.

Ces projets admis, je m'occupai du commerce; celui de vos colonies m'effraya. Quelle nécessité, me dis-je, de chercher des établissemens si éloignés? Notre véritable bonheur, dit un de vos bons écrivains, exige-t-il la jouissance des choses que nous allons chercher si loin? Sommes-nous destinés à conserver éternellement des goûts factices? Le sucre, le tabac, les épices, le café, etc. valent-ils les hommes que vous sacrifiez pour ces misères?

Le commerce étranger, selon moi, n'est utile qu'autant qu'une nation a trop ou trop peu. Si elle a trop, elle peut échanger son superflu contre des objets d'agrément ou de frivolité; le luxe peut se permettre à l'opulence: et si elle n'a pas assez, il est tout simple qu'elle aille chercher ce qu'il lui faut. Mais vous n'êtes dans aucuns de ces cas en France; vous avez fort peu de superflu et rien ne vous manque. Vous êtes dans la juste position qui doit rendre un peuple heureux de ce qu'il a, riche de son sol, sans avoir besoin ni d'acquérir pour être bien, ni d'échanger pour être mieux. Ce pays abondant ne vous procure-t-il pas au-delà de vos besoins, sans que vous soyez obligés ou d'établir des colonies, ou d'envoyer des vaisseaux dans les trois parties du monde pour ajouter à votre bien-être? Plus avantageusement situé qu'aucun autre empire de l'Europe, vous auriez avec un peu de soin les productions de toute la terre. Le midi de la Provence, la Corse, le voisinage de l'Espagne, vous donneraient aisément du sucre, du tabac et du café. Voilà dans la classe du superflu ce qu'on peut regarder comme le moins inutile; et quand vous vous passeriez d'épices, cette privation où gagnerait votre santé, pourrait-elle vous donner des regrets? N'avez-vous pas chez vous tout ce qui peut servir à l'aisance du citoyen, même au luxe de l'homme riche? Vos draps sont aussi beaux que ceux d'Angleterre: Abbeville fournissait autrefois Rome la plus magnifique des villes du monde; vos toiles peintes sont superbes, vos étoffes de soye plus moelleuses qu'aucune de celles de l'Europe; relativement aux meubles de fantaisie, aux ouvrages de goût, c'est vous qui en envoyez à toute la terre. Vos Gobelins l'emportent sur Bruxelles, vos vins se boivent par-tout et ont l'avantage précieux de s'améliorer dans le passage. Vos bleds sont si abondans que vous êtes souvent obligés d'en exporter34; vos huiles ont plus de finesse que celles d'Italie, vos fruits sont savoureux et sains, peut-être avec des soins auriez-vous ceux de l'Amérique; vos bois de chauffage et de construction seront toujours en abondance quand vous saurez les entretenir. Qu'avez-vous donc besoin du commerce étranger? Obligez les nations étrangères à venir chercher dans vos ports le superflu que vous pouvez avoir, n'ayez d'autre peine que de recevoir ou leur l'argent ou quelques bagatelles de fantaisie en retour de ce superflu, mais n'équipez plus de vaisseaux pour l'aller chercher, ne risquez plus sur cet élément dangereux, un demi tiers de la nation qui expose ses jours pour satisfaire aux caprices du reste, fatal arrangement qui vous donne des remords quand vous voyez que vous n'obtenez vos jouissances qu'aux dépends de la vie de vos semblables, pardon, mon ami, mais cette considération à laquelle je vois qu'on ne pense jamais assez, entre toujours dans mes calculs. On vous apportera tout pour obtenir de vous ce que vous pouvez donner en retour, mais n'ayez point de colonies, elles sont inutiles, elles sont ruineuses et souvent d'un danger bien grand. Il est impossible de tenir dans une exacte subordination des enfans si loin de leur mère. Ici je pris la liberté d'interrompre Zamé pour lui apprendre l'histoire des colonies anglaises.—Ce que vous me dites, reprit-il, je l'avais prévu, il en arrivera autant aux espagnols, ou ce qui est plus vraisemblable encore, la république de Waginston s'accroîtra peu à peu comme celle de Romulus, elle subjuguera d'abord l'Amérique, et puis fera trembler la terre. Excepté vous, Français, qui finirez par secouer le joug du despotisme, et par devenir républicains à votre tour, parce que ce gouvernement est le seul qui convienne à une nation aussi franche, aussi remplie d'énergie et de fierté que la vôtre.35

Quoi qu'il en soit, je le répète, une nation assez heureuse pour avoir tout ce qu'il lui faut chez elle, doit consommer ce qu'elle a, et ne permettre l'exportation du superflu qu'aux conditions qu'on vienne le chercher. En parcourant, un de ces jours, cette isle fortunée, nous pourrons revenir sur cet objet, reprenons le fil de ce qui me regarde.

La résolution que je formai après l'étude de cette partie, fut donc de rapporter dans mon isle, pour ajouter à ses productions naturelles, une grande quantité de plantes européennes, dont l'usage me parut agréable; de m'instruire dans l'art de diriger des manufactures, afin d'en établir ici de relatives aux plantes que nous pourrions employer; de retrancher tout objet de luxe, de jouir de nos productions améliorées ou augmentées par nos soins, et de rompre entièrement tout fil de commerce, excepté celui qui se fait intérieurement par le seul moyen des échanges. Nous avons peu de voisins, deux ou trois isles au Sud, encore dans l'incivilisation et dont les habitans viennent nous voir quelquefois; nous leur donnons ce que nous avons de trop sans jamais rien recevoir d'eux … ils n'ont rien de plus merveilleux que nous. Un commerce autrement établi, ne tarderait pas à nous attirer la guerre; ils ne connaissent pas nos forces; nous les écraserions, et l'épargne du sang est la première règle de toutes mes démarches. Nous vivons donc en paix avec ces isles voisines; je suis assez heureux pour leur avoir fait chérir notre gouvernement: elles s'uniraient infailliblement à nous si nous avions besoin de secours; mais elles nous seraient inutiles; attaquées par l'ennemi, tous nos citoyens alors deviendraient soldats: il n'en est pas un seul qui ne préférât la mort à l'idée de changer de gouvernement: voilà encore un des fruits de ma politique; c'est en me faisant aimer d'eux que je les ai rendu militaires; c'est en leur composant un sort doux, une vie heureuse, c'est en faisant fleurir l'agriculture, c'est en les mettant dans l'abondance de tout ce qu'ils peuvent désirer, que je les ai liés par des noeuds indissolubles; en s'opposant aux usurpateurs, ce sont leurs foyers qu'ils garantissent, leurs femmes, leurs enfans, le bonheur unique de leur vie; et on se bat bien pour ces choses là. Si j'ai jamais besoin de cette milice, un seul mot fera ma harangue: mes enfans, leur dirai-je, voilà vos maisons, voilà vos biens et voilà ceux qui viennent vous les ravir, marchons. Vos souverains d'Europe ont-ils de tels intérêts à offrir à leurs mercenaires qui, sans savoir la cause qui les meut, vont stupidement verser leur sang pour une discussion qui non seulement leur est indifférente, mais dont ils ne se doutent même pas. Ayez chez vous une bonne et solide administration; ne variez pas ceux qui la dirigent au plus petit caprice de vos souverains ou à la plus légère fantaisie de leurs maîtresses; un homme qui s'est instruit dans l'art de gouverner, un homme qui a le secret de la machine, doit être considéré et retenu; il est imprudent de confier ce secret à tant de citoyens à la fois; qu'arrive-t-il d'ailleurs quand ils sont sûrs de n'être élevés qu'un instant? Ils ne s'occupent que de leurs intérêts et négligent entièrement les vôtres. Fortifiez vos frontières, rendez-vous respectables à vos voisins. Renoncez à l'esprit de conquêtes, et n'ayant jamais d'ennemis, ne devant vous occuper qu'à garantir vos limites, vous n'aurez pas besoin de soudoyer une si grande quantité d'hommes en tout tems; vous rendrez, en les reformant, cent mille bras à la charrue, bien mieux placés qu'à porter un fusil qui ne sert pas quatre fois par siècle et qui ne servirait pas une, par le plan que j'indique. Vous n'enlèverez plus alors au père de famille des enfans qui lui sont nécessaires, vous n'introduirez pas l'esprit de licence et de débauche parmi l'élite de vos citoyens,36 et tout cela pour le luxe imbécile d'avoir toujours une armée formidable. Rien de si plaisant que d'entendre vos écrivains parler tous les jours de population, tandis qu'il n'est pas une seule opération de votre gouvernement qui ne prouve qu'elle est trop nombreuse, et si elle ne l'était pas beaucoup trop, enchaînerait-il d'un coté, par les noeuds du célibat, tous ces militaires pris sur la fleur de la nation même, et ne rendrait-il pas de l'autre la liberté à cette multitude de prêtres et de religieuses également liés par les chaînes absurdes de l'abstinence. Puisque tout va, puisqu'il y a encore du trop, malgré ces digues puissantes offertes à la population, puisqu'elle est encore trop forte; malgré tout cela, il est donc ridicule de se récrier toujours sur le même objet: me trompé-je? Voulez-vous qu'elle soit plus nombreuse, est-il essentiel qu'elle le soit? A la bonne heure, mais n'allez pas chercher pour l'accroître, les petits moyens que vous alléguez. Ouvrez vos cloîtres, n'ayez plus de milice inutile, et vos sujets quadrupleront.

30N'oublions jamais que cet ouvrage est fait un an avant la révolution française.
31Le plus gourmand et le plus débauché des romains; intempérant dans tout, il avait long-tems entretenu Séjau comme une maîtresse; il avait dépensé la valeur de plus de quinze millions à ses seules débauches de lit et de table; on lui annonça enfin qu'il était ruiné; il fit ses comptes, ce ne se trouvant plus que cent mille livres de rentes, il s'empoisonna de désespoir.
32Un grand empire et une grande population (dit M. Raynal, tome VI) peuvent être deux grands maux; peu d'hommes, mais heureux; peu d'espace, mais bien gouverné.
33On s'est battu en Bohême pendant vingt ans, et il en a coûté la vie à plus de deux millions d'hommes pour décider s'il fallait communier sous les deux espèces, ou simplement sous une. Les animaux qui se battent pour leurs femelles ont une excuse au moins dans la nature; mais quelle peut être celle des hommes qui s'égorgent pour un peu de farine et quelques gouttes de vin.
34On compte en France 23 millions d'habitans; il s'y recueille 50 millions de septiers de bleds, c'est-à-dire, environ par an de quoi nourrir 13 mois, tous les habitans, et c'est avec cette richesse; que la nation, sans fléaux de la nature, est quelque fois à la veille de mourir de faim!
35Conviens, lecteur, qu'il fallait les grâces d'état d'un homme embastillé, pour faire en 1788 une telle prédiction.
36Cette vérité est d'autant plus grande, qu'il est assurément peu de plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu; ou un jeune homme corrompe plutôt et son ton, et ses moeurs.