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Le temps retrouvé

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M. de Charlus, qui pouvait être si agréable, devenait odieux quand il abordait ces sujets. Il y apportait la satisfaction qui agace déjà chez un malade qui vous fait tout le temps valoir sa bonne santé. J’ai souvent pensé que, dans le tortillard de Balbec, les fidèles qui souhaitaient tant les aveux devant lesquels il se dérobait n’auraient peut-être pas pu supporter cette espèce d’ostentation d’une manie et, mal à l’aise, respirant mal comme dans une chambre de malade ou devant un morphinomane qui tirerait devant vous sa seringue, ce fussent eux qui eussent mis fin aux confidences qu’ils croyaient désirer. De plus, on était agacé d’entendre accuser tout le monde, et probablement bien souvent sans aucune espèce de preuve, par quelqu’un qui s’omettait lui-même de la catégorie spéciale à laquelle on savait pourtant qu’il appartenait et où il rangeait si volontiers les autres. Enfin, lui si intelligent, s’était fait à cet égard une petite philosophie étroite (à la base de laquelle il y avait peut-être un rien des curiosités que Swann trouvait dans « la vie ») expliquant tout par ces causes spéciales et où, comme chaque fois qu’on verse dans son défaut, il était non seulement au-dessous de lui-même mais exceptionnellement satisfait de lui. C’est ainsi que lui si grave, si noble, eut le sourire le plus niais pour achever la phrase que voici : « Comme il y a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à l’égard de l’Empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour laquelle le tzar Ferdinand s’est mis du côté des « Empires de proie ». Dame, au fond, c’est très compréhensible, on est indulgent pour une sœur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli comme explication de l’alliance de la Bulgarie avec l’Allemagne. » Et de cette explication stupide M. de Charlus rit longuement comme s’il l’avait vraiment trouvée très ingénieuse alors que, même si elle avait reposé sur des faits vrais, elle était aussi puérile que les réflexions que M. de Charlus faisait sur la guerre quand il la jugeait en tant que féodal ou que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Il finit par une remarque juste : « Ce qui est étonnant, dit-il, c’est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu’il juge par lui-même. » En cela M. de Charlus avait raison. On m’a raconté qu’il fallait voir les moments de silence et d’hésitation qu’avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l’énonciation, mais à la formation d’une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d’un sentiment intime : « Non, je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie » ; « Je n’ai pas l’impression qu’on puisse passer un second hiver » ; « Ce que je ne voudrais pas, c’est une paix boiteuse » ; « Ce qui me fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c’est la Chambre » ; « Si, j’estime tout de même qu’on pourrait percer. » Et pour dire cela Odette prenait un air mièvre qu’elle poussait à l’extrême quand elle disait : « Je ne dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu’on appelle le cran. » Pour prononcer « le cran » (et même simplement pour le « mordant ») elle faisait avec sa main le geste de pétrissage et avec ses yeux le clignement des rapins employant un terme d’atelier. Son langage à elle était pourtant plus encore qu’autrefois la trace de son admiration pour les Anglais, qu’elle n’était plus obligée de se contenter d’appeler comme autrefois nos voisins d’outre-Manche, ou tout au plus nos amis les Anglais, mais nos loyaux alliés ! Inutile de dire qu’elle ne se faisait pas faute de citer à tout propos l’expression de « fair play » pour montrer les Anglais trouvant les Allemands des joueurs incorrects, et « ce qu’il faut c’est gagner la guerre », comme disent nos braves alliés. Tout au plus associait-elle assez maladroitement le nom de son gendre à tout ce qui touchait les soldats anglais et au plaisir qu’il trouvait à vivre dans l’intimité des Australiens aussi bien que des Écossais, des Néo-Zélandais et des Canadiens. « Mon gendre Saint-Loup connaît maintenant l’argot de tous les braves « tommies », il sait se faire entendre de ceux des plus lointains « dominions » et, aussi bien qu’avec le général commandant la base, fraternise avec le plus humble « private ».

Que cette parenthèse sur Mme de Forcheville m’autorise, tandis que je descends les boulevards côte à côte avec M. de Charlus, à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot. En effet, si le pauvre Brichot était, ainsi que Norpois, jugé sans indulgence par M. de Charlus (parce que celui-ci était à la fois très fin et plus ou moins inconsciemment germanophile), il était encore bien plus maltraité par les Verdurin. Sans doute ceux-ci étaient chauvins, ce qui eût dû les faire se plaire aux articles de Brichot, lesquels d’autre part n’étaient pas inférieurs à bien des écrits où se délectait Mme Verdurin. Mais d’abord on se rappelle peut-être que, déjà à la Raspelière, Brichot était devenu pour les Verdurin du grand homme qu’il leur avait paru être autrefois, sinon une tête de Turc comme Saniette, du moins l’objet de leurs railleries à peine déguisées. Du moins restait-il, à ce moment-là, un fidèle entre les fidèles, ce qui lui assurait une part des avantages prévus tacitement par les statuts à tous les membres fondateurs associés du petit groupe. Mais au fur et à mesure que, à la faveur de la guerre peut-être, ou par la rapide cristallisation d’une élégance si longtemps retardée, mais dont tous les éléments nécessaires et restés invisibles saturaient depuis longtemps le salon des Verdurin, celui-ci s’était ouvert à un monde nouveau et que les fidèles, appâts d’abord de ce monde nouveau, avaient fini par être de moins en moins invités, un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l’Institut, sa notoriété n’avait pas jusqu’à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire, presque quotidiennement, des articles parés de ce faux brillant qu’on l’a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches, d’autre part, d’une érudition fort réelle, et qu’en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler de quelques formes plaisantes qu’il l’entourât, le « grand monde » fut littéralement ébloui. Pour une fois, d’ailleurs, il donnait sa faveur à quelqu’un qui était loin d’être une nullité et qui pouvait retenir l’attention par la fertilité de son intelligence et les ressources de sa mémoire. Et pendant que trois duchesses allaient passer la soirée chez Mme Verdurin, trois autres se disputaient l’honneur d’avoir chez elles à dîner le grand homme, lequel acceptait chez l’une, se sentant d’autant plus libre que Mme Verdurin, exaspérée du succès que ses articles rencontraient auprès du faubourg Saint-Germain, avait soin de ne jamais avoir Brichot chez elle quand il devait s’y trouver quelque personne brillante qu’il ne connaissait pas encore et qui se hâterait de l’attirer. Ce fut ainsi que le journalisme, dans lequel Brichot se contentait, en somme, de donner tardivement, avec honneur et en échange d’émoluments superbes, ce qu’il avait gaspillé toute sa vie gratis et incognito dans le salon des Verdurin (car ses articles ne lui coûtaient pas plus de peine, tant il était disert et savant, que ses causeries) eût conduit, et parut même un moment conduire Brichot à une gloire incontestée, s’il n’y avait pas eu Mme Verdurin. Certes, les articles de Brichot étaient loin d’être aussi remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de l’homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré. Et à côté d’images qui ne voulaient rien dire du tout (les Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven ; Schiller a dû frémir dans son tombeau ; l’encre qui avait paraphé la neutralité de la Belgique était à peine séchée ; Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la steppe), c’étaient des trivialités telles que : « Vingt mille prisonniers, c’est un chiffre » ; « Notre commandement saura ouvrir l’œil et le bon » ; « Nous voulons vaincre, un point c’est tout. » Mais, mêlés à tout cela, tant de savoir, tant d’intelligence, de si justes raisonnements. Or, Mme Verdurin ne commençait jamais un article de Brichot sans la satisfaction préalable de penser qu’elle allait y trouver des choses ridicules, et le lisait avec l’attention la plus soutenue pour être certaine de ne les pas laisser échapper. Or, il était malheureusement certain qu’il y en avait quelques-unes. On n’attendait même pas de les avoir trouvées. La citation la plus heureuse d’un auteur vraiment peu connu, au moins dans l’œuvre à laquelle Brichot se reportait, était incriminée comme preuve du pédantisme le plus insoutenable et Mme Verdurin attendait avec impatience l’heure du dîner pour déchaîner les éclats de rire de ses convives. « Hé bien, qu’est-ce que vous avez dit du Brichot de ce soir ? J’ai pensé à vous en lisant la citation de Cuvier. Ma parole, je crois qu’il devient fou. – Je ne l’ai pas encore lu, disait un fidèle. – Comment, vous ne l’avez pas encore lu ? Mais vous ne savez pas les délices que vous vous refusez. C’est-à-dire que c’est d’un ridicule à mourir. » Et contente au fond que quelqu’un n’eût pas encore lu le Brichot pour avoir l’occasion d’en mettre elle-même en lumière les ridicules, Mme Verdurin disait au maître d’hôtel d’apporter le Temps et faisait elle-même la lecture à haute voix, en faisant sonner avec emphase les phrases les plus simples. Après le dîner, pendant toute la soirée ; cette campagne anti-brichotiste continuait, mais avec de fausses réserves. « Je ne le dis pas trop haut parce que j’ai peur que là-bas, disait-elle en montrant la comtesse Molé, on n’admire assez cela. Les gens du monde sont plus naïfs qu’on ne croit. » Mme Molé, à qui on tâchait de faire entendre, en parlant assez fort, qu’on parlait d’elle, tout en s’efforçant de lui montrer par des baissements de voix, qu’on n’aurait pas voulu être entendu d’elle, reniait lâchement Brichot qu’elle égalait en réalité à Michelet. Elle donnait raison à Mme Verdurin, et pour terminer pourtant par quelque chose qui lui paraissait incontestable, disait : « Ce qu’on ne peut pas lui retirer, c’est que c’est bien écrit. – Vous trouvez ça bien écrit, vous ? disait Mme Verdurin, moi je trouve ça écrit comme par un cochon », audace qui faisait rire les gens du monde, d’autant plus que Mme Verdurin, effarouchée elle-même par le mot de cochon, l’avait prononcé en le chuchotant la main rabattue sur les lèvres. Sa rage contre Brichot croissait d’autant plus que celui-ci étalait naïvement la satisfaction de son succès, malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque fois que, comme il le disait avec son habitude d’employer les mots nouveaux pour montrer qu’il n’était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son article. Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu’elle faisait de ce qu’il écrivait. Elle lui reprocha seulement une fois d’écrire si souvent « je ». Et il avait, en effet, l’habitude de l’écrire continuellement, d’abord parce que, par habitude de professeur, il se servait constamment d’expressions comme « j’accorde que », « je veux bien que l’énorme développement des fronts nécessite », etc., mais surtout parce que, ancien antidreyfusard militant qui flairait la préparation germanique bien longtemps avant la guerre, il s’était trouvé écrire très souvent : « J’ai dénoncé dès 1897 » ; « j’ai signalé en 1901 » ; « j’ai averti dans ma petite brochure aujourd’hui rarissime (habent sua fata libelli) », et ensuite l’habitude lui était restée. Il rougit fortement de l’observation de Mme Verdurin, qui lui fut faite d’un ton aigre. « Vous avez raison, Madame, quelqu’un qui n’aimait pas plus les jésuites que M. Combes, encore qu’il n’ait pas eu de préface de notre doux maître en scepticisme délicieux, Anatole France, qui fut si je ne me trompe mon adversaire… avant le Déluge, a dit que le moi est toujours haïssable. » À partir de ce moment Brichot remplaça je par on, mais on n’empêchait pas le lecteur de voir que l’auteur parlait de lui et permit à l’auteur de ne plus cesser de parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une seule négation, toujours à l’abri de on. Par exemple, Brichot avait-il dit, fût-ce dans un autre article, que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur, il commençait ainsi : « On ne camoufle pas ici la vérité. On a dit que les armées allemandes avaient perdu de leur valeur. On n’a pas dit qu’elles n’avaient plus une grande valeur. Encore moins écrira-t-on qu’elles n’ont plus aucune valeur. On ne dira pas non plus que le terrain gagné, s’il n’est pas, etc. » Bref, rien qu’à énoncer tout ce qu’il ne dirait pas, à rappeler tout ce qu’il avait dit il y avait quelques années, et ce que Clausewitz, Ovide, Apollonius de Tyane avaient dit il y avait plus ou moins de siècles, Brichot aurait pu constituer aisément la matière d’un fort volume. Il est à regretter qu’il n’en ait pas publié, car ces articles si nourris sont maintenant difficiles à retrouver. Le faubourg Saint-Germain, chapitré par Mme Verdurin, commença par rire de Brichot chez elle, mais continua, une fois sorti du petit clan, à admirer Brichot. Puis se moquer de lui devint une mode comme ç’avait été de l’admirer, et celles mêmes qu’il continuait d’intéresser en secret, dès le temps qu’elles lisaient son article, s’arrêtaient et riaient dès qu’elles n’étaient plus seules, pour ne pas avoir l’air moins fines que les autres. Jamais on ne parla tant de Brichot qu’à cette époque dans le petit clan, mais par dérision. On prenait comme critérium de l’intelligence de tout nouveau ce qu’il pensait des articles de Brichot ; s’il répondait mal la première fois, on ne se faisait pas faute de lui apprendre à quoi l’on reconnaît que les gens sont intelligents.

 

« Enfin, mon pauvre ami, continua M. de Charlus, tout cela est épouvantable et nous avons plus que d’ennuyeux articles à déplorer. On parle de vandalisme, de statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes incomparables, n’est pas du vandalisme aussi ? Est-ce qu’une ville qui n’aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la statuaire aurait été brisée ? Quel plaisir puis-je avoir à aller dîner au restaurant quand j’y suis servi par de vieux bouffons moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n’est pas par des femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au bouillon Duval. Parfaitement, mon cher, et je crois que j’ai le droit de parler ainsi parce que le Beau est tout de même le Beau dans une matière vivante. Le grand plaisir d’être servi par des êtres rachitiques, portant binocle, dont le cas d’exemption se lit sur le visage ! Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l’on veut reposer ses yeux sur quelqu’un de bien dans un restaurant, il ne faut plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu’ils changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est et quand reviendra ce lieutenant anglais qui vient pour la première fois et sera peut-être tué demain. Quand Auguste de Pologne, comme raconte le charmant Morand, l’auteur délicieux de Clarisse, échangea un de ses régiments contre une collection de potiches chinoises, il fit à mon avis une mauvaise affaire. Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu’on leur répétait que la guerre durerait deux mois. Ah ! ils ne savaient pas comme moi la force de l’Allemagne, la vertu de la race prussienne, dit-il en s’oubliant – et puis, remarquant qu’il avait trop laissé voir son point de vue – ce n’est pas tant l’Allemagne que je crains pour la France que la guerre elle-même. Les gens de l’arrière s’imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n’a aucun rapport. C’est une maladie qui quand elle semble conjurée sur un point reprend sur un autre. Aujourd’hui Noyon sera délivré, demain on n’aura plus ni pain ni chocolat, après-demain celui qui se croyait tranquille et accepterait au besoin une balle qu’il n’imagine pas s’affolera parce qu’il lira dans les journaux que sa classe est rappelée. Quant aux monuments, un chef-d’œuvre unique comme Reims par la qualité n’est pas tellement ce dont la disparition m’épouvante, c’est surtout de voir anéantis une telle quantité d’ensembles qui rendaient le moindre village de France instructif et charmant. » Je pensai aussitôt à Combray et qu’autrefois j’aurais cru me diminuer aux yeux de Mme de Guermantes en avouant la petite situation que ma famille occupait à Combray. Je me demandai si elle n’avait pas été révélée aux Guermantes et à M. de Charlus, soit par Legrandin, ou Swann, ou Saint-Loup, ou Morel. Mais cette prétérition même était moins pénible pour moi que des explications rétrospectives. Je souhaitai seulement que M. de Charlus ne parlât pas de Combray. « Je ne veux pas dire de mal des Américains, Monsieur, continua-t-il, il paraît qu’ils sont inépuisablement généreux, et comme il n’y a pas eu de chef d’orchestre dans cette guerre, que chacun est entré dans la danse longtemps après l’autre, et que les Américains ont commencé quand nous étions quasiment finis, ils peuvent avoir une ardeur que quatre ans de guerre ont pu calmer chez nous. Même avant la guerre ils aimaient notre pays, notre art, ils payaient fort cher nos chefs-d’œuvre. Beaucoup sont chez eux maintenant. Mais précisément cet art déraciné, comme dirait M. Barrès, est tout le contraire de ce qui faisait l’agrément délicieux de la France. Le château expliquait l’église qui, elle-même, parce qu’elle avait été un lieu de pèlerinage, expliquait la chanson de geste. Je n’ai pas à surfaire l’illustration de mes origines et de mes alliances, et d’ailleurs ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mais dernièrement j’ai eu à régler une question d’intérêts, et, malgré un certain refroidissement qu’il y a entre le ménage et moi, à aller faire une visite à ma nièce Saint-Loup qui habite à Combray. Combray n’était qu’une toute petite ville comme il y en a tant. Mais nos ancêtres étaient représentés en donateurs dans certains vitraux, dans d’autres étaient inscrites nos armoiries. Nous y avions notre chapelle, nos tombeaux. Cette église a été détruite par les Français et par les Anglais parce qu’elle servait d’observatoire aux Allemands. Tout ce mélange d’histoire survivante et d’art, qui était la France, se détruit, et ce n’est pas fini. Et, bien entendu, je n’ai pas le ridicule de comparer, pour des raisons de famille, la destruction de l’église de Combray à celle de la cathédrale de Reims, qui était comme le miracle d’une cathédrale gothique retrouvant naturellement la pureté de la statuaire antique, ou de celle d’Amiens. Je ne sais si le bras levé de Saint Firmin est aujourd’hui brisé. Dans ce cas la plus haute affirmation de la foi et de l’énergie a disparu de ce monde. – Son symbole, Monsieur, lui répondis-je. Et j’adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu’il symbolise. Les cathédrales doivent être adorées jusqu’au jour où, pour les préserver, il faudrait renier les vérités qu’elles enseignent. Le bras levé de Saint Firmin dans un geste de commandement presque militaire disait : Que nous soyons brisés si l’honneur l’exige. Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres dont la beauté vient justement d’avoir un moment fixé des vérités humaines. – Je comprends ce que vous voulez dire, me répondit M. de Charlus, et M. Barrès, qui nous a fait, hélas, trop faire de pèlerinages à la statue de Strasbourg et au tombeau de M. Déroulède, a été touchant et gracieux quand il a écrit que la cathédrale de Reims elle-même nous était moins chère que la vie de nos fantassins. Assertion qui rend assez ridicule la colère de nos journaux contre le général allemand qui commandait là-bas et qui disait que la cathédrale de Reims lui était moins précieuse que celle d’un soldat allemand. C’est, du reste, ce qui est exaspérant et navrant, c’est que chaque pays dit la même chose. Les raisons pour lesquelles les associations industrielles de l’Allemagne déclarent la possession de Belfort indispensable à préserver leur nation contre nos idées de revanche sont les mêmes que celles de Barrès exigeant Mayence pour nous protéger contre les velléités d’invasion des Boches. Pourquoi la restitution de l’Alsace-Lorraine a-t-elle paru à la France un motif insuffisant pour faire la guerre, un motif suffisant pour la continuer, pour la redéclarer à nouveau chaque année ? Vous avez l’air de croire que la victoire est désormais promise à la France, je le souhaite de tout mon cœur, vous n’en doutez pas, mais enfin, depuis qu’à tort ou à raison les Alliés se croient sûrs de vaincre (pour ma part je serais naturellement enchanté de cette solution, mais je vois surtout beaucoup de victoires sur le papier, de victoires à la Pyrrhus, avec un coût qui ne nous est pas dit) et que les Boches ne se croient plus sûrs de vaincre, on voit l’Allemagne chercher à hâter la paix, la France à prolonger la guerre, la France qui est la France juste et a raison de faire entendre des paroles de justice, mais est aussi la douce France et devrait faire entendre des paroles de pitié, fût-ce seulement pour ses propres enfants et pour qu’à chaque printemps les fleurs qui renaîtront aient autre chose à éclairer que des tombes. Soyez franc, mon cher ami, vous-même m’aviez fait une théorie sur les choses qui n’existent que grâce à une création perpétuellement recommencée. La création du monde n’a pas eu lieu une fois pour toutes, me disiez-vous, elle a nécessairement lieu tous les jours. Hé bien, si vous êtes de bonne foi, vous ne pouvez pas excepter la guerre de cette théorie. Notre excellent Norpois a beau écrire – en sortant un des accessoires de rhétorique qui lui sont aussi chers que « l’aube de la victoire » et le « Général Hiver » : – « Maintenant que l’Allemagne a voulu la guerre », « Les dés en sont jetés », la vérité c’est que chaque matin on déclare à nouveau la guerre. Donc celui qui veut la continuer est aussi coupable que celui qui l’a commencée, plus peut-être car ce premier n’en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs. Or rien ne dit qu’une guerre aussi prolongée, même si elle doit avoir une issue victorieuse, ne soit pas sans péril. Il est difficile de parler de choses qui n’ont point de précédent et des répercussions sur l’organisme d’une opération qu’on tente pour la première fois. Généralement, il est vrai, ces nouveautés dont on s’alarme se passent fort bien. Les républicains les plus sages pensaient qu’il était fou de faire la séparation de l’Église. Elle a passé comme une lettre à la poste. Dreyfus a été réhabilité, Picquart ministre de la guerre, sans qu’on crie ouf. Pourtant que ne peut-on pas craindre d’un surmenage pareil à celui d’une guerre ininterrompue pendant plusieurs années ! Que feront les hommes au retour ? seront-ils las ? la fatigue les aura-t-elle rompus ou affolés ? Tout cela pourrait mal tourner, sinon pour la France, au moins pour le gouvernement, peut-être même pour la forme du gouvernement. Vous m’avez fait lire autrefois l’admirable Aimée de Coigny de Maurras. Je serais fort surpris que quelque Aimée de Coigny n’attendît pas du développement de la guerre que fait la République ce qu’en 1812 Aimée de Coigny attendit de la guerre que faisait l’Empire. Si l’Aimée actuelle existe, ses espérances se réaliseront-elles ? Je ne le désire pas. Pour en revenir à la guerre elle-même, le premier qui l’a commencée est-il l’empereur Guillaume ? J’en doute fort. Et si c’est lui, qu’a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m’étonne de voir inspirer tant d’horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui, le jour de la déclaration de guerre, se sont écriés comme le général X. : « J’attendais ce jour-là depuis quarante ans. C’est le plus beau jour de ma vie. » Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux militaires, quand tout ami des arts était accusé de s’occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n’était pas belliqueuse étant délétère. C’est à peine si un homme du monde authentique comptait auprès d’un général. Une folle faillit me présenter à M. Syveton. Vous me direz que ce que je m’efforçais de maintenir n’était que les règles mondaines. Mais, malgré leur frivolité apparente, elles eussent peut-être empêché bien des excès. J’ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire, ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu’ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu’auboutistes des hommes… Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait, ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n’est que pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu’ils trouvaient si beau il y a quinze ans, leur fait horreur ; non seulement ils reprochent à la Prusse d’avoir fait prédominer chez elle l’élément militaire, mais en tout temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout ce qu’ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts, mais même la galanterie. Il suffit qu’un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu’il soit devenu du même coup un ami de la paix… Il est persuadé que, dans toutes les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n’ose lui répondre que les « Dames » des chevaliers au moyen âge et la Béatrice de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de M. Becque. Je m’attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu’eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux Tzar était encore honoré il y a quelques mois parce qu’il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu’on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de la glorifier. Ainsi tourne la Roue du Monde. Et pourtant l’Allemagne emploie tellement les mêmes expressions que la France que c’est à croire qu’elle la cite, elle ne se lasse pas de dire qu’elle « lutte pour l’existence ». Quand je lis : « nous luttons contre un ennemi implacable et cruel jusqu’à ce que nous ayons obtenu une paix qui nous garantisse l’avenir de toute agression et pour que le sang de nos braves soldats n’ait pas coulé en vain », ou bien : « qui n’est pas pour nous est contre nous », je ne sais pas si cette phrase est de l’Empereur Guillaume ou de M. Poincaré, car ils l’ont, à quelques variantes près, prononcée vingt fois l’un et l’autre, bien qu’à vrai dire je doive confesser que l’Empereur ait été en ce cas l’imitateur du Président de la République. La France n’aurait peut-être pas tenu tant à prolonger la guerre si elle était restée faible, mais surtout l’Allemagne n’aurait peut-être pas été si pressée de la finir si elle n’avait pas cessé d’être forte. D’être aussi forte, car forte, vous verrez qu’elle l’est encore. » Il avait pris l’habitude de crier très fort en parlant, par nervosité, par recherche d’issue pour des impressions dont il fallait – n’ayant jamais cultivé aucun art – qu’il se débarrassât, comme un aviateur de ses bombes, fût-ce en plein champ, là où ses paroles n’atteignaient personne, et surtout dans le monde où elles tombaient au hasard et où il était écouté par snobisme, de confiance et, tant il tyrannisait les auditeurs, on peut dire de force et même par crainte. Sur les boulevards cette harangue était de plus une marque de mépris à l’égard des passants pour qui il ne baissait pas plus la voix qu’il n’eût dévié son chemin. Mais elle y détonnait, y étonnait et surtout rendait intelligibles à des gens qui se retournaient des propos qui eussent pu nous faire prendre pour des défaitistes. Je le fis remarquer à M. de Charlus sans réussir qu’à exciter son hilarité. « Avouez que ce serait bien drôle, dit-il. Après tout, ajouta-t-il, on ne sait jamais, chacun de nous risque chaque soir d’être le fait divers du lendemain. En somme, pourquoi ne serais-je pas fusillé dans les fossés de Vincennes ? La même chose est bien arrivée à mon grand-oncle le duc d’Enghien. La soif du sang noble affole une certaine populace qui en cela se montre plus raffinée que les lions. Vous savez que pour ces animaux il suffirait pour qu’ils se jetassent sur elle que Mme Verdurin eût une écorchure sur son nez. Sur ce que dans ma jeunesse on eût appelé son pif ! » Et il se mit à rire à gorge déployée comme si nous avions été seuls dans un salon. Par moments, voyant des individus assez louches extraits de l’ombre par le passage de M. de Charlus se conglomérer à quelque distance de lui, je me demandais si je lui serais plus agréable en le laissant seul ou en ne le quittant pas. Tel celui qui a rencontré un vieillard sujet à de fréquentes crises épileptiformes et qui voit, par l’incohérence de la démarche, l’imminence probable d’un accès se demande si sa compagnie est plutôt désirée comme celle d’un soutien, ou redoutée comme celle d’un témoin à qui on voudrait cacher la crise et dont la présence seule peut-être, quand le calme absolu réussirait à l’écarter, suffira à la hâter. Mais la possibilité de l’événement duquel on ne sait si l’on doit s’écarter ou non est révélée, chez le malade, par les circuits qu’il fait comme un homme ivre. Tandis que pour M. de Charlus les diverses positions divergentes, signe d’un incident possible dont je n’étais pas bien sûr s’il souhaitait ou redoutait que ma présence l’empêchât de se produire, étaient, par une ingénieuse mise en scène, occupées non par le baron lui-même, qui marchait fort droit, mais par tout un cercle de figurants. Tout de même, je crois qu’il préférait éviter la rencontre, car il m’entraîna dans une rue de traverse, plus obscure que le boulevard et où celui-ci ne cessait de déverser des soldats de toute arme et de toute nation, influx juvénile, compensateur et consolant, pour M. de Charlus, de ce reflux de tous les hommes à la frontière qui avait fait frénétiquement le vide dans Paris aux premiers temps de la mobilisation. M. de Charlus ne cessait pas d’admirer les brillants uniformes qui passaient devant nous et qui faisaient de Paris une ville aussi cosmopolite qu’un port, aussi irréelle qu’un décor de peintre qui n’a dressé quelques architectures que pour avoir un prétexte à grouper les costumes les plus variés et les plus chatoyants. Il gardait tout son respect et toute son affection à de grandes dames accusées de défaitisme, comme jadis à celles qui avaient été accusées de dreyfusisme. Il regrettait seulement qu’en s’abaissant à faire de la politique elles eussent donné prise « aux polémiques des journalistes ». Pour lui, à leur égard, rien n’était changé. Car sa frivolité était si systématique, que la naissance unie à la beauté et à d’autres prestiges était la chose durable – et la guerre, comme l’affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives. Eût-on fusillé la duchesse de Guermantes pour essai de paix séparée avec l’Autriche qu’il l’eût considérée comme toujours aussi noble et pas plus dégradée que ne nous apparaît aujourd’hui Marie-Antoinette d’avoir été condamnée à la décapitation. En parlant à ce moment-là, M. de Charlus, noble comme une espèce de Saint-Vallier ou de Saint-Mégrin, était droit, rigide, solennel, parlait gravement, ne faisait pour un moment aucune des manières où se révèlent ceux de sa sorte. Et pourtant, pourquoi ne peut-il y en avoir aucun dont la voix soit jamais absolument juste ?… Même en ce moment où elle approchait le plus du grave, elle était fausse encore et aurait eu besoin de l’accordeur. D’ailleurs, M. de Charlus ne savait littéralement où donner de la tête et il la levait souvent avec le regret de ne pas avoir une jumelle qui, d’ailleurs, ne lui eût pas servi à grand’chose, car en plus grand nombre que d’habitude, à cause du raid de zeppelins de l’avant-veille qui avait réveillé la vigilance des pouvoirs publics, il y avait des militaires jusque dans le ciel. Les aéroplanes que j’avais vus quelques heures plus tôt faire, comme des insectes, des taches brunes sur le soir bleu passaient maintenant dans la nuit qu’approfondissait encore l’extinction partielle des réverbères comme de lumineux brûlots. La plus grande impression de beauté que nous faisaient éprouver ces étoiles humaines et filantes était peut-être surtout de faire regarder le ciel vers lequel on lève peu les yeux d’habitude dans ce Paris dont, en 1914, j’avais vu la beauté presque sans défense attendre la menace de l’ennemi qui se rapprochait. Il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur antique inchangée d’une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l’inutile beauté de sa lumière, mais comme en 1914, et plus qu’en 1914, il y avait aussi autre chose, des lumières différentes et des feux intermittents, que soit de ces aéroplanes, soit des projecteurs de la Tour Eiffel on savait dirigés par une volonté intelligente, par une vigilance amie qui donnait ce même genre d’émotion, inspirait cette même sorte de reconnaissance et de calme que j’avais éprouvés dans la chambre de Saint-Loup, dans la cellule de ce cloître militaire où s’exerçaient, avant qu’ils consommassent un jour, sans une hésitation, en pleine jeunesse, leur sacrifice, tant de cœurs fervents et disciplinés.