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Maria. Poème d'Ukraine

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XVII

Dans les touffes d'herbes grises un léger mouvement se produit; les herbes s'écartent, un bonnet apparaît, une tête s'élève, un corps est debout. Là, dans une silencieuse attente, se tenait caché le jeune garçon qui pleurait sur le monde. D'un œil attendri, il contemple le guerrier, qui regarde avec étonnement cette jeunesse flétrie. Est-ce la peur, est-ce un charme qui l'a forcé à se cacher là? Je ne sais… Il sort du fourré et parle ainsi:

«Que le guerrier au cœur tremblant ne demande plus de l'eau, car l'éclat de la beauté terrestre vient de s'éteindre en cette femme; ce sont les abominables masques, qui dans leurs jeux perfides, ont noyé dans l'étang le beau sein de la châtelaine, et celui qui a quitté les hommes, jamais ne reviendra parmi eux; tous ceux d'ici, seigneurs et dames, écuyers, gardes à pied, ont couru après les bandits, d'autres sont allés chercher les prêtres et les vieilles femmes; et maintenant cette demeure est silencieuse; mais avant que l'aube apparaisse, les serviteurs de la mort viendront murmurer les prières, encenser et chanter, et celui qu'ils ont une fois suivi, toujours restera parmi eux. Toujours!… oh! triste parole, quand le destin impitoyable en fait l'écho d'une voix qui gémit sur une perte cruelle! dans l'amour, dans l'amitié, à tous les moments de la vie, parole si souvent répétée, mais vraie… dans la tombe… car celui qui a quitté les hommes jamais ne reviendra parmi eux.»

Élevant sa petite taille sur la pointe de ses pieds, pour arriver jusqu'à l'oreille de Venceslas, il murmure, murmure son récit, et sur le visage du guerrier un nuage de plus en plus noir vient s'étendre, et tout-à-coup, sur ces mêmes traits qu'assombrit le désespoir, le feu de la colère et du mépris éclate comme la foudre; enfin l'on y voit apparaître cette fureur insensée, qui ne laisse voir en son œil qu'un objet: le cercueil de son ennemi; qui de sa flamme infernale, dévore les liens les plus sacrés, alors même que l'œil a vu le poison dans le cœur le plus proche; enfin apparaît ce désir furieux de sang, de cris, de cloches funèbres; flamme d'un cœur perverti, qui rallume la torche des haines domestiques, et va, dans le sein où elle est née, punir le crime par le crime! Mais si le plus affreux des supplices est pour lui dans le coup mortel donné à sa bien-aimée et à son bonheur par la main qui donne les bénédictions, oh! à côté de cette horrible et légitime soif de vengeance qui l'agite, quelles tortures du désespoir et du chagrin! Comme toutes les douleurs, dans son œil hagard, s'unissent avec cette pensée accablante, que la sentence est irrévocable! Elle est moins effrayante de douleur, cette image des plus cruels tourments, la statue de Laocoon!

XVIII

Ainsi Venceslas, d'un seul coup, a tout perdu en ce monde, le bonheur, la vertu, le respect des hommes ses frères; et jamais il ne réveillera de son sommeil sa bien-aimée, elle, qui devrait remplacer pour lui toutes les vertus des hommes, elle, dont l'éclat pur et doux, l'angélique auréole, voilaient d'une illusion les trompeuses amitié, les cœurs vides et frivoles. Ainsi Venceslas reste seul dans le désert. Ah! quelles ténèbres la mort de Maria laisse autour de lui! Longtemps, debout près du cadavre, il reste dans une muette désolation, semblable il une statue de marbre sur le tombeau d'une amante; l'horreur de cette méchanceté barbare, et l'aspect de ce qu'elle a fait, ont chassé de son âme jusqu'à l'attendrissement de la douleur. Seule, cette amère pensée ramène en lui les regrets: ah! pourquoi se fia-t-il aux hommes, pourquoi l'a-t-il quittée? Et lorsqu'il voit sur ce visage gonflé ce reproche, qui, dans sa lutte avec la mort s'est gravé là malgré elle… premier et dernier reproche… lui dire qu'il a perdu le bonheur et qu'il s'est perdu avec Maria, alors soudain son cœur retrouve le battement; il se couvre le visage de ses deux mains et pleure comme un enfant! Mais pas longtemps; ce cœur trahi, déchiré, s'est corrompu, empoisonné en un instant; voila cette âme, auparavant si généreuse, marquée du symbole qui a conduit à l'infamie tous les exilés de leurs pensées. Quoi, cet homme, à la fleur de l'age, est-il déjà l'opprobre de la terre? Ah! demandez-lui plutôt à quoi sert la bonté, ici-bas, où tout ce qui est sensible et noble ne brille qu'un instant, où la mort des vieux pères est un avantage pour les fils, où cet amour du prochain, si glorifié, dans sa feinte tendresse, se réjouit du malheur ou envie le bonheur d'autrui, où l'âme généreuse est quelquefois sifflée, parce que le voile charmant de la vertu sert à parer la perfidie; où il n'est qu'une seule joie, l'attachement mutuel de deux cœurs fidèles, incompris du vulgaire, et dont les transports absorbent la vie.

XIX

Dans cette obscure et morne forêt des passions humaines, aux uns le temps apporte avec lenteur l'engourdissement. Feuille par feuille ils se dépouillent, et sur la fin de l'automne, pareils il des chênes moussus et silencieux, ils restent nus. Aux autres les orages amassés par les rayons brûlants de leur soleil, jettent, avec le fracas et la foudre, les maux cruels cachés dans leur sein; et puis le ciel brille encore, et parfois il semble qu'une verdure plus riante va renaître après la tempête. Mais celui qui s'approche et regarde, sous une apparence de vie découvre les noires stigmates du feu. Et si la flamme qui consume la moelle du chêne frappé est activée par le souffle de l'ouragan, qui oserait éteindre l'incendie allumée par la foudre? Alors la végétation luxuriante propage de tous côtés la destruction… dans cette obscure et morne forêt des passions humaines.

Ce que Venceslas peut se promettre en cette vie, il serait difficile de le dire, effrayant de le deviner. Sur son cœur est un voile noir et ensanglanté… assez! pourquoi le déchirer et mettre à nu la blessure? Il ne lui reste rien, et tout ce qu'il peut gagner, c'est que non le temps, mais le feu, consume les ruines restées en lui.

Après s'être humilié devant Dieu dans une courte méditation, avec l'aide de son jeune ami, de son nouvel ennemi, peut-être, il rapporta le cadavre à la chambre du repos, et la lune prêta à leurs yeux obscurcis son flambeau! Là, pour la dernière fois, il arrangea la couche de sa bien-aimée, et venant avec tendresse au secours de la pudeur impuissante, répara le désordre de son attitude, de sa chevelure, de ses vêtements, car la méchanceté curieuse va jusqu'à médire de la mort. Alors, jetant un regard mélancolique sur ce visage inanimé, un regard où se voyait la douleur de la séparation, mais aussi la promesse d'une réunion prochaine, gravant avec l'attention du désespoir chaque trait de l'infortunée dans sa mémoire… alors il tira son sabre qui siffla, son sabre qui allait frapper sans pitié, et rester dans l'étreinte d'un cadavre. Il sortit, et soudain de son visage disparurent toutes les douleurs. Il sauta sur son cheval et prit le jeune enfant derrière lui. Mais qui était-il donc, ce petit homme à l'œil plein de larmes? Était-il l'Esprit qui veillait sur les destinées de Venceslas? était-il un ange, un démon? Se plaisait-il à irriter les souffrances du guerrier, ou partageait-il sa douleur? Je ne sais… Il entoura de ses bras le cavalier, et tous deux s'enfuirent au galop.

XX

Sur l'église d'Ukraine brillent trois tours, et les vieilles d'Ukraine marmottent leurs oraisons; les gamins sonnent les cloches et se ménagent un petit profit; les bonnes gens, pour les funérailles comme pour le baptême, se hâtent d'accourir. Dans l'église, des voiles funèbres, un catafalque, un cercueil, des rangées de cierges qui brûlent avec une lueur blafard. Tout est sombre et terrible. Mais quelle est cette grande figure couchée, au milieu de la foule des curieux, les bras étendus, comme une longue croix immobile? Quel est ce guerrier dont la poitrine se souille de poussière, qui s'humilie en silence, ne laisse échapper aucune plainte, lui qui plie sous le fardeau des plus cruels châtiments, et dans son muet recueillement, semble être attaché à la terre? Pâle comme la lumière des cierges qui éclaire son visage, lugubre comme le chant des mort qui retentit sous la voûte, sous son front, que la foi presse contre la terre, ses yeux brillent comme le ver luisant. Ah! je reconnais les cheveux blancs de l'infortuné Porte-glaive! Naguère il perdait sa femme; aujourd'hui il ensevelit sa fille; s'il a bercé son enfance, c'est pour qu'on l'endormît dans le cercueil; s'il lui a apporté des tissus magnifiques, c'est pour que l'on en fit un suaire. Chose étrange, il paraissait aussi insensible au milieu du funèbre appareil, que si son âme eut été au ciel avec l'âme de son enfant. Tel il resta dans la suite; ses lèvres décolorées ne confièrent à personne un regret, une plainte; nulle trace de larmes dans son altier regard. Moins avec les hommes, plus avec Dieu, du reste il était le même. Chaque jour, à la même heure, il s'en allait à la dérobée. Mais avant qu'un signal l'eût rappelé, il revenait au château. Une fois, minuit passa, et on ne le vit pas revenir; et quand les veilleurs attentifs n'espérèrent plus le revoir, quand, aux accents sauvages de la trompette, les guerriers sortant de leur sommeil comme la pierre sort de la fronde, s'élancèrent pour le venger ou le secourir, ils le trouvèrent dans le cimetière, auprès des tertres voisins de sa femme et de sa fille, à genoux, incliné; ses lèvres gardaient la même douceur, son front, le même air vénérable; toujours la même pâleur sur ses traits, le même feu dans son œil, et ce bonnet, et ces moustaches, terreur des ennemis de la Pologne, et ce même joupan noir… Seulement, lorsque le cri d'alarme de la trompette guerrière arriva jusqu'à lui, il ne saisit point son sabre, car il dormait, dormait pour toujours!

Et le silence règne sur le groupe sombre des trois tombeaux… et partout la solitude, la tristesse et le deuil, dans la féconde Ukraine.

 

Commentaire par le traducteur

On ne trouvera dans ce livre ni de l'érudition ni de l'élégance. L'écrivain assez habile pour traduire élégamment le vers de Malczewski32 risquerait encore de travestir son poète, et de ternir le miroir dans lequel apparaissent avec tant de netteté cette „féconde Ukraine”, pays des vampires et des légendes, où l'on heurte à chaque pas une tombe33 et un souvenir, et ces magnats de la vieille Pologne, batailleurs et magnifiques, dont nous expions aujourd'hui les crimes et les fautes. La vérité respire dans l'œuvre de Malczewski, et je ne sais si l'on pourrait peindre avec des images plus frappantes une nature sauvage et triste, et les scènes terribles que tant d'années ont vues se renouveler, à l'époque glorieuse où les Polonais faisaient à l'Occident qui les oublie un rempart de leurs poitrines; je ne sais si l'on pourrait prêter un langage plus énergique ou plus étrange au pur amour, à la vengeance, à la haine, à la superstition. Pourquoi effacer, sous prétexte de les polir, les traits parfois rudes d'une œuvre si originale? Aussi, bien que j'aie commis, sans aucun doute, plusieurs contre-sens, on me saura gré, je pense, d'avoir été esclave du texte.

Mes phrases lourdes, obscures, incorrectes, ne sont pas rachetées par des annotations savantes. Aux réflexions curieuses et trop rares de Malczewski, aux intéressantes descriptions du chevalier de Beauplan34, je n'ai presque rien ajouté. Si l'on voulait écrire à la suite du poème tous les commentaires qu'il admet, les occasions ne manqueraient pas de faire des rapprochements ingénieux. Mais une pareille tâche est au dessus de mes forces, et je désire que Malczewski trouve parmi les Polonais un traducteur digne de lui.

Le lecteur, j'ose l'espérer, verra sans déplaisir mes scrupules, et sera indulgent pour ma faiblesse.

Antoine Malczewski, sa vie et son œuvre

Antoine Malczewski, l'un des plus grands poètes de la Pologne, naquit vers l'an 1792, en Wolynie35. Le général Jean Malczewski, son père, et Constance Bleszynska, sa mère, possédaient, dans la partie occidentale de la province, plusieurs villages, notamment celui de Radziwillow, auquel la défaite des insurgés polonais en 1863 a donné une triste célébrité. Ruinés peu de temps après, on ne sait par quels événements, les parents de Malczewski allèrent habiter la ville de Dubno, où leur fils aîné, Antoine36, reçut, comme tous les gentilshommes polonais de son époque, une première éducation toute française; il parla et écrivit en français durant plusieurs années, tandis qu'on lui laissait ignorer le polonais.

Le jeune Malczewski fut ensuite envoyé au collège de Krzemieniec, où sa jolie figure, son intelligence et ses habitudes laborieuses lui gagnèrent bientôt l'affection de ses maîtres. Il devint particulièrement cher à Thadée Czacki, fondateur des écoles de Krzemieniec, que de grands travaux historiques et ethnologiques ont rendu célèbre. Malczewski, encouragé par le vieux savant, se livra avec ardeur à l'étude des sciences exactes; il aimait aussi le dessin, et lui consacrait ses loisirs.

En 1811, après avoir terminé avec éclat ses études, à peine revenu à la maison paternelle, il s'éprit de sa cousine Anna, et la rechercha en mariage. Mais la jeune fille était riche, et malgré ses talents et sa naissance, le futur poète ne pouvait espérer d'obtenir la main de sa cousine, parce qu'il était sans fortune. Pour arriver au bonheur, une seule voie lui restait ouverte, la carrière militaire. Il s'y jeta. Napoléon se préparait alors à envahir la Russie. Malczewski entra comme volontaire dans les rangs de l'armée polonaise, qui eut bientôt en lui un officier du génie distingué. Pendant la campagne de 1812 il resta attaché à la garnison de Modlin, forteresse voisine de Varsovie. Après l'évacuation de la Pologne par les Francais, il fut incorporé dans l'armée russe, et on le vit à la cour d'Alexandre. Devenu habile ingénieur, il publia une brochure dans laquelle il exposait un plan nouveau pour les fortifications de Modlin. Le moment était venu pour lui de demander la main d'Anna; mais celle-ci était déjà mariée à un riche gentilhomme.

Pour comble de malheur, le jeune officier se cassa une jambe en 1816 et dut quitter le service militaire. Dès lors, plein de tristesse et de dégoût, sans repos et sans espoir, il chercha dans la contemplation de la nature et dans les voyages un soulagement à ses souffrances. Il visita d'abord la Suisse: le 14 août 1818 il était sur le sommet du Mont Blanc. Le spectacle dont il jouit du haut de la montagne l'impressionna vivement, si l'on en juge par le récit qu'il fit de son ascension dans une lettre écrite en français37 et adressée au professeur Picquet, de Genève. Je citerai le passage le plus remarquable:

„A midi et demie, nous étions sur le sommet de la montagne. Le temps était beau. Curieux de savoir si les couleurs ne perdaient rien de leur vivacité à une telle hauteur, j'avais emporté un prisme. J'avais fait reproduire par la peinture, à Genève, et aussi exactement que possible, les couleurs du prisme; mais je n'aperçus aucun changement dans les couleurs, dont la vivacité resta la même. Nous demeurâmes une heure et demie sur le sommet, d'où la vue était magnifique et étendue au delà de ce que l'on peut concevoir.

La fraîcheur des arbres et des vallées, les bords enchanteurs d'un lac, peuvent occuper agréablement les yeux et l'esprit; mais au milieu de cet amas confus de montagnes, de ces roches gigantesques et informes qui surgissent du sein des neiges et des glaces, le spectateur croit être témoin de la création du monde, alors que tout ce qui porte l'empreinte de l'homme s'efface, et que l'on aperçoit à peine les traces légères des villes, marquées par la main du destin pour être bâties dans l'avenir; tout semble annoncer cette heure solennelle, et frappé de terreur à une telle pensée, le voyageur se hâte de descendre dans la plaine, craignant d'être anéanti au milieu du travail redoutable des grandes transformations qui vont s'accomplir. Nous quittâmes donc ce spectacle, unique au monde, et vers six heures du soir, nous arrivâmes aux rochers des Grands-Mulets.”

Des détails encore plus intéressants sont donnés par Malczewski dans les notes qui accompagnent le poème de Maria.

Le jeune et modeste voyageur ne voulut, selon le désir des rédacteurs de la Bibliothèque Universelle de Genève, insérer sa narration dans leur feuille, qu'à la condition de ne point y mettre son nom. De plus, il consentit à aider de ses conseils un habile dessinateur, pour reproduire l'aspect du Mont Blanc et de l'aiguille du Midi. Ce dessin, ajoutent les rédacteurs, est d'une fidélité frappante.

Après la Suisse, notre poète parcourut l'Italie, dont les chefs-d'œuvre excitèrent à un haut degré son admiration, et enfin la France. En 1821, nous le retrouvons à Varsovie où il demeura quelque temps, pour revenir ensuite dans son pays natal. Retiré au village de Hrynow, loin du bruit de la capitale, évitant avec soin les réunions tumultueuses, il aimait à entendre les contes populaires de sa chère Wolynie. Un événement que ces naïfs récits avaient sans doute entouré de merveilleux, la mort de Gertrude Komorowska, assassinée en 1771 par des agents de son beau-père ou de son mari, attira son attention, et fit éclore dans sa pensée le seul poème que le public connaisse de lui, Maria.

Pendant que sa plume, encore inexpérimentée, s'essayait à écrire ce que dictait une âme inquiète et passionnée, il livra à la publicité, dans les variétés de Lwow (Lemberg), plusieurs compositions de peu de valeur, en prose et en vers, qu'il serait superflu de reproduire ici. Il reste encore de lui un recueil de lettres en prose et en vers, une satyre, le carnaval Varsovien, une tragédie, Helena, dont il écrivit deux actes et qu'il n'acheva point, enfin un second poème, Samuel Zborowski. Aucun de ces écrits n'a été encore publié, ou du moins il n'en existe qu'un très petit nombre d'exemplaires. Ainsi le désespoir trouvait un poète dans cet homme, dont l'amour avait fait un soldat. Fataliste et misanthrope, mais cachant sous le masque d'un scepticisme railleur une grande sensibilité, il conservait dans son âme le feu d'une passion sans espoir, qu'il chercha bientôt à tromper.

Dans la maison d'un de ses amis, où il habitait, se trouvait une jeune et belle femme, dangereusement malade. Il la vit, devint son médecin, et fut assez heureux pour la guérir. L'un de ses principaux moyens curatifs aurait été, selon l'écrivain polonais auquel j'emprunte ces détails, le magnétisme. Quoi qu'il en soit, la jeune femme fut sauvée, et Malczewski devint son amant. L'aventure se termina par le retour du poète à Varsovie, où cette femme l'accompagna. Alors commença une vie d'excès et de prodigalités qui épuisa les forces de Malczewski, et dissipa son mince patrimoine, déjà bien amoindri par ses voyages.

La nécessité le poussa à vendre le manuscrit de Maria, et ce poème fut imprimé en 1825. Cette œuvre si belle, l'un des plus précieux joyaux de la couronne littéraire de la Pologne, passa inaperçue. La querelle des classiques et des romantiques, alors dans sa plus grande ardeur, divisait la Pologne littéraire en deux camps, et celui des classiques avait encore pour lui la supériorité du nombre et des armes. Inconnu avant l'impression de Maria, Malczewski le fut encore longtemps après.

Parmi les rares littérateurs dont Maria fixa l'attention, presque tous, champions déterminés de l'école classique, mirent au grand jour les défauts et laissèrent dans l'ombre les beautés de cette œuvre éminemment nationale dans sa conception et sa forme. L'indifférence des uns, les attaques des autres empêchèrent sans doute Malczewski de publier son second poème, Samuel Zborowski.

 

D'ailleurs, il touchait au terme de sa carrière. Pauvre, malade, abattu, il se réveillait parfois pour user dans la débauche le souffle de vie qui lui restait. Vint le jour où il ne put payer le loyer de la maison qu'il habitait à Varsovie; heureusement la mort mit fin à ses angoisses; une maladie amenée par les chagrins et les excès l'enleva prématurément. Il expira le 2 mai 1826, à l'âge de 34 ans environ. Dans sa carrière si courte, il avait beaucoup travaillé, beaucoup souffert; et si l'on doit l'estimer heureux d'avoir échappé si vite à ses maux, la Pologne pleurera éternellement en lui un poète, mort à la fleur de l'âge et dans toute la vigueur de son talent.

Comme je l'ai déjà dit; il était inconnu au moment de sa mort. Une phrase banale du courrier de Varsovie annonça au monde littéraire qu'Antoine Malczewski ne vivait plus, et le silence se fit autour de la tombe du poète. On est arrivé avec peine à rassembler quelques détails sur sa vie, en interrogeant les parents, peu nombreux, et les rares amis qui l'approchaient. Ils ont vanté son extérieur séduisant et sa remarquable instruction; ils ont dit qu'il professait un grand mépris pour la richesse, et qu'il se montrait prodigue, dans sa pauvreté, pour secourir les malheureux. Ils lui reprochaient ses habitudes raffinées, suite de l'éducation française qu'il avait reçue, et ses mœurs relâchées.

Cette froideur de ses contemporains se conserva plusieurs années après sa mort. Puis, tout-à-coup, elle fit place à un grand enthousiasme. En 1833, Malczewski avait déjà, parmi les grands esprits de la Pologne, la place qu'il mérite. Deux littérateurs distingués, Grabowski et Mochnacki, avaient forcé l'opinion à rendre justice à son génie. Le poème de Maria fut traduit en plusieurs langues; Mochnacki le fit connaître aux Russes; Werner – aux Allemands. La première traduction française fut publiée en 1835 par Clémence Robert. La renommée du poète alla toujours grandissant. Aujourd'hui, les Polonais citent avec orgueil le nom de Malczewski, le poète de l'Ukraine; son noble et doux langage leur fait oublier parfois les souffrances de l'exil, et son nom ne périra point, tant qu'il restera parmi eux des amis du beau et du bien.

32Malczewski – les Polonais prononcent Maltcheski [le poète écrivait son nom tantôt Malczewski, tantôt Malczeski; Red. WL]. [przypis tłumacza]
33pays (…) où l'on heurte à chaque pas une tombe – il existe en Ukraine beaucoup de tertres (mogila), qui marquent les lieux où des guerriers ont été ensevelis, selon la coutume des Slaves. [przypis tłumacza]
34Beauplan – gentilhomme français qui était en Ukraine vers 1640 au service du roi de Pologne, et qui y passa dix ans à faire „remuer la terre, fondre des canons et peter le salpestre”. [przypis tłumacza]
35Wolynie – province méridionale de la Pologne, à l'est de la Gallicie [aujourd'hui: une région historique située au nord-ouest de l'Ukraine; Red. WL]. [przypis tłumacza]
36leur fils aîné, Antoine – Charles Malczewski, frère du poète, combattit sous les ordres de Bolivar et obtint le grade de colonel dans l'armée péruvienne [le frère cadet du poète, le colonel péruvien, ne s'appellait pas Charles (en polonais: Karol), mais Constantin (en polonais: Konstanty); Red. WL]. [przypis tłumacza]
37une lettre écrite en français – je possède seulement la traduction polonaise de cette lettre. [przypis tłumacza]

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