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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Ce fut chez Madame de Salmours que je fis connaissance avec M. de Villette, de la même famille que celui qui était devenu fameux par son alliance avec Voltaire. C'était un homme tout rond, tout simple, fort gai, et ne manquant pas d'esprit. Je me liai avec lui de relations habituelles; nous fîmes même ensemble, je me le rappelle, le voyage de la Superga; voyage que je vous demande la permission de vous raconter, après, toutefois, vous avoir dit un mot du bal qui précéda notre excursion ascendante.

Il serait difficile de supposer une fête plus élégante et plus brillante que celle que donna le prince Borghèse le quinze d'août, à l'occasion de la fête de l'empereur. Le matin, il y avait eu grand lever, grande réception, et ensuite grand dîner au palais impérial, force illuminations dans toute la ville et le feu d'artifice d'usage; distribution de comestibles, mais à domicile, car nous ne voulions pas nous modeler sur les curées populacières des Champs-Élysées, et enfin des mariages de jeunes filles dotées par la ville. Le soir, à neuf heures, toutes les personnes invitées étaient arrivées; car il était d'usage que le prince entrât dans la salle du bal à neuf heures, après quoi personne n'était plus admis; ce qui, soit dit en passant, donnait aux dames une leçon d'exactitude dont la plupart ont si grand besoin. Le fauteuil de l'empereur joua son rôle accoutumé, et au bout de quelques instans nous voilà tous en danse. Le souper, servi à deux heures, fut réellement une chose magique, tant par l'élégance du service que par l'ordre parfait qui y présida. Figurez-vous deux salons carrés d'égale grandeur, et assez vastes pour que quatre tables, placées dans les angles de chacun de ces salons, laissassent une libre circulation. Figurez-vous un nombre innombrable de bougies, des cristaux, des porcelaines du plus grand prix, les mets les plus délicats, les vins les plus fins, une nuée de valets de pied en grande livrée, nos écuyers tranchans sous les armes, et M. Eusse, le maître-d'hôtel du prince, commandant les évolutions debout et avec un aplomb et un sang-froid dignes d'un général d'armée. Voyez chacune des tables entourée de douze couverts, où viennent s'asseoir quatre-vingt-quinze femmes, nombre précis auquel s'étaient bornées les invitations, pour que toutes fussent placées, et le quatre-vingt-seizième couvert réservé pour le prince. Ses deux grands nègres se tenaient immobiles derrière sa chaise comme deux immenses candélabres tout couverts d'or et d'argent, portant soleil sur la poitrine et soleil sur le dos, et la tête couverte d'un bonnet cacique d'où s'élevaient des flots de plumes d'autruche. C'était réellement un coup d'œil ravissant. Pour nous, nous mangeâmes debout, l'épée au côté, le chapeau sous le bras, ce qui n'est pas très-commode; mais enfin on se fait à tout. Cela prouve d'ailleurs combien était sage l'un des trois conseils que le maréchal de Richelieu donnait aux courtisans: «Asseyez-vous toutes les fois que vous en trouverez l'occasion.» Ses deux autres conseils étaient, je crois, de demander toutes les places vacantes, et de ne jamais dire de mal de personne. Quoi qu'il en soit, le souper fini, le bal recommença de plus belle, et dura jusqu'à cinq heures du matin.

Depuis long-temps il faisait grand jour, ce que voyant, M. de Villette et moi, nous résolûmes, au lieu de nous coucher, de tenter les hauteurs de la colline, devers le point que domine l'église de la Superga. Ayant, chacun de notre côté, substitué le frac bourgeois aux oripeaux de cour, nous nous rejoignîmes au pont du Pô, et nous voilà en route, ou, pour mieux dire, assis dans un batelet qui va nous conduire à la Madone du Pilon, à trois quarts de lieue de Turin. C'était une chose ravissante que de voir, à notre droite, se déployer la riche variété des mouvemens de terrain de la colline jusqu'à la vigne Chablais, où nous arrivâmes après avoir salué la Madone. Là nous commençâmes à monter par une voie assez escarpée, et, après deux heures de marche, nous touchâmes enfin au plateau sur lequel sont construits l'église et le cloître de la Superga. Cette église doit son existence à l'accomplissement du vœu d'un roi de Sardaigne, qui promit à la Vierge de lui en faire hommage si les troupes françaises, sous le règne de Louis XIV, levaient le siége de Turin. La sainte Vierge consentit à faire lever le siége, et se servit pour cela de l'entremise du prince Eugène. La Superga a été construite en petit sur le modèle de Saint-Pierre de Rome; je crois qu'elle en offre la répétition à demi-grandeur. Nous montâmes sur le dôme, couronné par une galerie d'où l'on jouit d'une des vues les plus étendues qu'il y ait sur aucun point du continent de l'Europe, puisque, lorsque le ciel est parfaitement pur et l'air dégagé de vapeurs, on peut distinguer le dôme de la cathédrale de Milan, qui en est distant de trente lieues.

En arrivant nous avions commencé par présenter nos hommages à l'excellent abbé Avogadro, qui était venu me voir à Turin, et qui depuis long-temps me pressait de faire un pèlerinage sur sa montagne. Du temps des rois de Sardaigne, le cloître de la Superga nourrissait d'études théologiques un séminaire privilégié qui servait de pépinière aux évêques du Piémont. C'était, comme on voit, un chapitre, d'évêques en herbe, tout à l'opposé de celui que l'empereur avait fondé à Saint-Denis pour les vieux princes de l'église. Seul avec un chien, l'abbé Avogadro était demeuré gardien de ces voûtes solitaires. Il nous fit l'accueil le plus aimable et le plus empressé, nous ouvrit les portes de l'église, et nous laissa ensuite pour nous préparer à déjeuner, nous témoignant beaucoup de regrets de n'avoir pas été prévenu de notre visite. Cette offre venait fort à propos; car, malgré le souper de la nuit, la danse, l'exercice du matin, et surtout l'air rare de la montagne, nous avaient donné un très-grand appétit. Quand nous eûmes parcouru l'église, et joui à loisir de la vue que l'on découvre au sommet du dôme, d'où les Alpes formaient, devant nous et à notre gauche, un vaste rideau circulaire coupé d'immenses ravines, et où s'élève, comme la cathédrale des Alpes, la pointe du mont Viso, nous redescendîmes, et nos oreilles furent vivement frappées des cris que faisait le chien de l'abbé Avogadro. Qu'avait-il donc? Son maître le battait. Et pourquoi? parce qu'il venait, nous dit l'abbé, de manger l'omelette qu'il nous avait préparée avec les seuls œufs qui fussent en sa possession. Notre ordinaire se trouva donc réduit à des noisettes, quelques raisins secs et des gressini87, le tout arrosé avec de belle eau bien claire et une larme de rosoglio; de sorte que nous fîmes, dans toute la rigueur du terme, un vrai repas d'anachorètes.

L'abbé Avogadro nous conduisit ensuite lui-même dans l'église souterraine, divisée en deux caveaux. Dans l'un sont déposés les restes des princes de la branche régnante de la maison de Savoie, et dans l'autre ceux des princes de Savoie-Carignan. Ces tombes sont très-simples; ce sont des sarcophages en marbre qui n'ont pour ornemens que des têtes de mort sculptées en marbre et des os en croix. «Voilà, nous dit l'abbé, la tombe où repose la dernière venue, madame la princesse de Carignan. Jeune, belle, bienfaisante, mais atteinte d'une maladie de langueur, elle vint visiter ces tombeaux trois mois avant l'époque où je devais lui en ouvrir les portes pour n'en jamais sortir. Je l'accompagnais; elle était placée précisément à l'endroit où vous êtes, quand un rayon de soleil, pénétrant à travers les soupiraux, vint frapper sur l'endroit où elle repose. Quand je mourrai, me dit-elle, je veux que mon corps soit placé là; j'aime tant le soleil!…» L'abbé disait de la sorte, quand, par un de ces inexplicables effets du hasard, un rayon de soleil vint reluire sur la tombe de la princesse de Carignan. Peindre l'espèce de saisissement qui, à cette vue, nous frappa tous les trois comme une étincelle électrique, cela est hors de ma portée; nous nous regardâmes un moment sans rien dire, et il n'y a point d'esprit si ferme qu'on le suppose qui n'eût éprouvé comme nous une profonde émotion. Or, ceci n'est point un jeu d'imagination, une invention romanesque: c'est la vérité. Les tombeaux de la Superga, lors de la révolte du Piémont, faillirent d'être traités comme les tombes royales de Saint-Denis. C'est au général Grouchy que l'on en dut la conservation.

Cependant nous prîmes congé de l'abbé Avogadro, mais non sans que je lui eusse demandé quelles étaient ses ressources; elles étaient presque nulles; j'en parlai au prince; l'empereur en fut informé, et peu de temps après l'abbé Avogadro eut une pension qui le mit à même de pouvoir, en cas de besoin, réparer les fâcheux résultats de la gourmandise de son chien. Comme nous nous étions fait amener des chevaux au bas de la montée, en un temps de galop nous fûmes à Turin, où nous allâmes déjeuner sur la place impériale chez Laurent-Dufour, très-bon restaurateur français qui s'y était établi et qui faisait fort bien ses affaires.

Chez Dufour vivait habituellement un riche Piémontais dont il n'est pas hors de propos que je vous entretienne quelques instans. Vous verrez jusqu'où peut aller la volonté d'un homme.

Le comte de Scarampi, jouissant de vingt-cinq ou trente mille livres de rente, ce qui est une belle fortune en Piémont et partout ailleurs pour quiconque sait être heureux, était un homme d'environ trente ans, d'un extérieur agréable, montant très-bien à cheval, et jouant à la paume, dont il fit même quelques parties avec le prince, mais sans que jamais aucune tentative, aucune avance ait pu le déterminer à proférer un seul mot. Dans sa jeunesse il avait commis une indiscrétion qui avait amené un duel dans lequel un de ses amis avait succombé. Dans le désespoir que lui causa ce malheur irréparable et dont il était la cause, M. de Scarampi se condamna à un silence absolu, et depuis dix ans que cette résolution était prise, aucune considération n'avait pu l'entraîner à y faire la moindre infraction. Son domestique assurait que, dans sa chambre même, et quand il était seul, il ne lui avait jamais entendu dire un seul mot. Chaque matin il écrivait ses ordres pour la journée, et se montrait sur toutes choses d'une impassibilité à toute épreuve. Chez Dufour, où, comme je l'ai dit, il prenait ses repas, le garçon qui le servait… Tiens! voilà que je me rappelle son nom! il se nommait Battistino… Battistino, donc, présentait la carte à M. de Scarampi qui, avec la pointe de son couteau, indiquait ce qu'il fallait lui servir. Personne à Turin ne songeait à rire de la fermeté de M. de Scarampi à remplir si religieusement l'engagement qu'il avait pris vis-à-vis lui-même; il était au contraire l'objet d'une sorte de vénération, et les dames surtout ne se lassaient point de l'admirer.

 

CHAPITRE VIII

La pie de Thouaré.—Le Panthéon des animaux célèbres.—Le receveur-général de Turin.—Les deux financiers et les deux extrêmes.—M. Destor et ses distractions.—La partie d'échecs de M. Victor de Caraman.—Jeux à la cour.—Petits bals chez madame Destor.—Une Parisienne et aventure ébauchée.—Informations exactes, et voyage sentimental.—Stupéfaction d'une jolie femme.—Rendez-vous et discrétion.—Arrivée d'un jaloux.—Désappointement et persistance.—Intrigue dans une loge.—Le mouchoir et la boîte aux lettres.—Conseils de morale à la jeunesse.—Le contenu d'une lettre.—Deux chevaux blancs et Machiavel.—Mauvaise issue et oubli.—M. Belmondi.—M. de Navarre et l'épée de Louis XVIII.—Pétitions singulières.—Le prince Borghèse Jésus-Christ.—Leçon de politesse donnée avec un poignard.—Passion des Piémontais pour le jeu.—Le comte Pastoris et le père avare.—Histoire d'un original.—M. de La Payne et la croix de la Légion-d'Honneur.—Correspondance de M. de Lacépède.—Inconcevables motifs donnés à une demande, et le débordement du Pô.—Madame de La Payne et le deuil par anticipation.—Rencontre d'originaux.—Le contrôleur de Pignerol.—L'employé cuisinier.—M. de Marcolle et la confusion des langues.—Ce que c'est que M. Simon.—L'employé, son chef, et bizarre motif d'une prolongation de congé.—Éducation des pigeons.—Le gastronome, et solution du problème des vanneaux.

Je ne sais pourquoi j'ai envie de commencer ce chapitre par l'histoire d'une pie, d'une couvée de canards, d'une servante et d'un juge-de-paix. Cette histoire m'a été attestée véridique par des personnes telles qu'il ne m'est pas permis de la révoquer en doute. Elle n'a, j'en conviens, aucun rapport avec mes souvenirs du Piémont; mais j'y rattacherai mon thème comme je le pourrai: ce sera mon affaire. À trois lieues de Nantes, avant d'y arriver, à une demi-lieue de la Loire, s'élève, à mi-côte, un village qui a nom Thouaré. Là florissait, il y a quelques années, une pie de la plus haute distinction, une pie dont la mémoire mérite d'être consacrée dans le Panthéon des animaux célèbres. Elle était commensale du juge-de-paix du lieu, et vivait dans la meilleure intelligence avec sa servante, M. le juge-de-paix, très-friand de canards, en possédait une couvée que l'on menait paître dans les champs, pour qu'un exercice salutaire et une nourriture abondante et économique les entretinssent en état de santé. Ce fut d'abord la servante qui, à ses loisirs, surveillait les canards, et dame Margot accompagnait fidèlement son amie. La servante fit une remarque. La pie était toujours à la porte du poulailler à l'heure fixée pour la promenade. Un jour que la servante fut obligée de revenir sur ses pas, quelle fut sa surprise quand elle vit que sa paisible cavalcade s'acheminait comme de coutume sous la seule conduite de Margot, qui de son bec piquait les canards retardataires pour hâter leur marche! Le lendemain elle essaya de la laisser sortir sans elle. La pie prit le commandement du troupeau, et dès lors elle fut seule chargée de conduire les canards aux champs, d'où elle les ramenait le soir. Mais les canards n'étaient point pour monsieur le juge-de-paix de vains objets de luxe; c'était l'espoir de sa broche, et comme ils avaient acquis un degré d'embonpoint fort raisonnable, la reine Margot vit successivement diminuer le nombre de ses sujets. Son cœur monarchique subit toutes ces épreuves avec une rare fermeté, et quand il ne lui resta plus qu'un canard à conduire aux champs, celui-ci devint son ami. Elle le conduisait et le ramenait avec la même ponctualité. Cependant, M. le juge-de-paix, sans pitié pour son prochain, ayant ordonné que le dernier de la couvée suivît ses frères sur sa table, la servante se mit en devoir d'exécuter cet ordre barbare. Alors Margot, se livrant à son juste courroux, s'élança sur la servante, de son bec et de ses griffes lui mit le visage tout en sang, prit son vol, et disparut sans qu'on l'ait jamais revue. Que pensez-vous de cela? Pour moi, si la métempsycose existe, que je sois changé en canard et que je me souvienne de la pie de Thouaré, il est bien certain que je convoquerai les plus notables de ma nouvelle espèce, et je leur proposerai, à l'aide d'une souscription, de faire ériger à Margot un beau monument, sur le fronton duquel on lira: aux grandes pies les canards reconnaissans.

Actuellement il faut que je fusse comme l'Arioste, ou que je trouve une transition pour revenir un peu décemment du fait de mes canards à la capitale du Piémont. Une transition!… J'étais bien sûr qu'elle ne me manquerait pas. Nous avions à Turin un receveur-général dont je ne vous ai encore rien dit, et qui me revient tout naturellement en mémoire. C'était bien l'esprit le plus financier que j'aie jamais connu; cependant, malgré son intelligence un peu compacte, ses grâces légèrement épaisses, M. M… aurait pu passer pour un fort brave homme, si sa personne n'eût été la satire vivante de ses prétentions. Plus qu'aucun autre, mais sans être le seul, il aimait à jouer à la cour dans son salon, et n'était nullement satisfait quand nous nous permettions d'aller à ses soirées en bottes; il lui fallait le bas de soie, chose à laquelle M. de Lameth, tout préfet qu'il était, tenait si peu, et dont ne se souciait nullement notre bon Destor, directeur des contributions directes. Il y avait entre nos deux chefs de la finance toute la distance qui sépare la morgue de la bonhomie, d'où il résultait que l'on se moquait de l'un à belles baise-mains, et que tout le monde aimait l'autre.

J'allais beaucoup chez M. Destor, dont la maison était d'autant plus agréable que son cercle était plus borné. Sa femme était une créole fort aimable et d'une société douce et très-agréable; quant à lui, il était doué d'un esprit moins cultivé qu'abondant en saillies; mais il lui en échappait souvent de très-originales; il avait d'ailleurs des distractions fort comiques, et se livrait à de petites vivacités bien tranquilles qui contrastaient singulièrement avec la mansuétude de son excellent caractère. Nous jouions quelquefois au trictrac, et ses emportemens contre les mauvais des étaient vraiment on ne peut plus divertissans. On contait encore à Turin, quand nous y arrivâmes, une de ses vivacités les plus singulières. M. Victor de Caraman, qui fut, depuis la Restauration, ambassadeur à Vienne, avait été long-temps en surveillance à Turin. Un jour, faisant une partie d'échecs avec Destor, il avait posé une fort jolie montre sur le guéridon où était placé l'échiquier, pour ne point outrepasser le temps qu'il pouvait consacrer au jeu. M. de Caraman ayant joué je ne sais quelle pièce qui portait le désarroi dans toutes les combinaisons de Destor, celui-ci frappe un grand coup de poing sur le guéridon, le renverse, fait rouler dans l'appartement rois et reines, fantassins et cavaliers; et la montre de M. de Caraman est en bringues. Dans ce conflit Destor n'était nullement ému; il n'était occupé que d'une chose, c'était de soutenir qu'il n'avait pas perdu, qu'il avait la partie dans sa tête, et qu'il allait replacer toutes les pièces dans l'état où elles étaient auparavant.

À la cour, les jours de bal, on jouait aussi; c'était au whist, au piquet et à un jeu piémontais nommé barsiga. Là, Destor n'était nullement à son aise, parce qu'il était obligé de se contenir. Nous avions grand soin de le placer de manière à ce qu'il fit face à la muraille, parce que, tournant le dos aux personnes qui circulaient dans le salon, au moindre signe d'impatience de sa part, ces seuls mots: «Voilà le prince,» le rétablissaient dans un calme parfait.

On dansait quelquefois chez madame Destor; mais c'était en toute gaîté, sans prétention et sans apparat. Je me rappelle qu'à un de ces petits bals j'entamai une aventure que je ne me permettrais pas de raconter si je l'eusse conduite à bien. Ayant mal tourné pour moi, il n'y a point de fatuité à en parler, et d'ailleurs elle contient quelques détails qui servirent à faire voir de quelle manière j'étais informé de ce que je voulais savoir. J'avais rencontré plusieurs fois à Paris, et particulièrement dans les bals de madame de La Ferté, une jeune femme on ne peut plus jolie, fort coquette, et dont vous me permettrez de taire le nom. Ma surprise fut grande de la rencontrer chez madame Destor dans la matinée d'un jour où l'on devait y danser le soir. Par galanterie je l'invitai dès lors pour la première contredanse, et je m'arrangeai pour arriver de bonne heure; mais j'allai puiser à la grande source des informations, et j'en sus, comme on le verra tout-à-l'heure, plus que je n'en espérais savoir. J'arrive donc chez madame Destor, et nous voilà en place. Aussitôt que nous eûmes dansé cette figure préparatoire que l'on nomme, je ne sais pourquoi, un pantalon, j'entamai à voix basse la conversation avec ma danseuse, et je lui dis: «Vous avez été obligée de prendre bien des précautions pour quitter Paris. Une personne qui vous est fort attachée faisait épier votre départ. Vous êtes cependant parvenue à tromper sa vigilance. Vous êtes montée tel jour dans une diligence de la rue Notre-Dame-des-Victoires avec votre femme de chambre et vos deux petites filles. Entre Nevers et Moulins, un peu avant la poste de Saint-Imbert, vous avez été rejointe par une chaise de poste. Vous êtes descendue de la diligence et montée dans la chaise de poste. Vous avez couché, et non pas seule, à Moulins, rue de Paris, à l'auberge de l'Image. Quand on vous a réveillée pour monter en diligence vous l'avez laissé partir. Vous êtes remontée plus tard dans la chaise de poste, et vous avez rattrapé la diligence un peu avant Roanne. Vous alliez à Roanne chercher votre mari, qui y avait une place, pour le conduire à sa nouvelle destination. Vous venez de l'y conduire, et c'est en revenant que vous vous êtes arrêtée à Turin, où vous êtes depuis cinq jours.»

Je n'eus pas, comme on doit le penser, le loisir de défiler de suite tout mon chapelet; tout cela fut lardé entre les momens où nous devions figurer à la contredanse; et comme j'avais le soin de donner à ma figure une expression toute opposée au sens de mes paroles, les personnes qui nous voyaient durent croire que je débitais à ma danseuse de ces riens, de ces niaiseries galantes que les femmes écoutent en se regardant dans une glace presque sans les entendre. Elle, cependant, était frappée de surprise, ou plutôt de stupeur, à chaque circonstance que j'ajoutais au récit de son voyage sentimental, et je ne pouvais me lasser d'admirer, au milieu des tribulations que je lui causais, comme elle se laissait emporter au plaisir de la danse et se livrait gaîment au mouvement de la mesure. Les femmes! les femmes! Je n'ai pas besoin de dire que ma danseuse, dans son incroyable étonnement, me pressait de lui dire comment je pouvais savoir tout cela. Je lui promis de satisfaire sa curiosité le lendemain, si elle voulait bien m'accorder une audience. Je tirai bon augure de l'heure qu'elle m'indiqua, quand elle me dit de venir à huit heures du matin à l'hôtel de Londres. Dès lors j'affectai de ne pas montrer auprès de ma danseuse plus d'empressement que pour les autres dames; je ne lui offris pas surtout de la reconduire chez elle comme le font quelques nigauds inexpérimentés, et je rentrai au palais me croyant destiné aux grandes aventures.

Ah bien oui! Elle fut jolie, mon aventure! Le diable s'en mêla. Mais procédons par ordre. Le lendemain, comme on peut le croire, je fus exact au rendez-vous, et huit heures n'étaient pas sonnées quand j'arrivai à l'hôtel de Londres. Je vis qu'on me guettait avec une sorte d'anxiété, car lorsque j'entrai un index mystérieux posé sur la plus jolie bouche du monde m'indiqua qu'il fallait être discret, et la dame n'eut que le temps de me dire: «Le vilain est arrivé.» Il y avait effectivement une demi-heure que l'homme à la chaise de poste, poussé par le démon de la jalousie, était descendu à l'hôtel de Londres. Dès qu'il eut entendu le moindre bruit, il entra dans la chambre où j'étais. C'était un homme fort bien, et que je connaissais de nom. Je pensai qu'il fallait faire bonne contenance, quoique l'heure fût bien traitresse. Nous causâmes tous les trois fort poliment pendant huit ou dix minutes, après quoi je jugeai qu'il était temps de mettre fin à une conversation qui n'était agréable pour aucun de nous, et je me retirai, sans toutefois me tenir encore pour battu.

 

C'était pendant l'hiver de dix-huit-cent-huit à dix-huit-cent-neuf, en plein carnaval, de sorte que le grand théâtre de l'Opéra était ouvert. Je m'y rendis dans ma loge, jugeant bien que le nouveau venu ne manquerait pas de conduire sa beauté au spectacle. Mes yeux erraient dans cette vaste salle, et je découvris bientôt dans la même loge, au rez-de-chaussée, madame Destor et ma jolie danseuse de la veille sur le devant, M. Destor et mon jaloux occupant la seconde banquette. Ayant bien examiné la disposition des lieux, mon plan d'attaque fut dressé. Je priai un de mes amis d'entrer dans la loge, et de dire à Destor que quelqu'un le demandait. Dès qu'il fut sorti, je profitai de ce qu'une place sur la seconde banquette se trouvait momentanément vacante pour faire une courte visite à madame Destor, ayant soin de ne m'occuper que d'elle. Je trouvai cependant le moyen de dire à ma dame de mettre son mouchoir sous son bras, qui était appuyé sur le rebord de sa loge, et je remontai dans la mienne, qui était à l'opposite, pour voir si on se prêterait à cette évolution. Je vis le mouchoir à poste fixe, et dès lors je résolus de le métamorphoser en bureau de petite poste. Je retournai un moment au palais pour y écrire une lettre selon l'exigence du cas, après quoi je revins à l'Opéra. Quand j'entrai, le mouchoir n'y était plus; mais je le vis reparaître, et je descendis dans le parterre, où sont ménagés des espaces sans banquettes pour que l'on puisse circuler le long des loges. Arrivé devant la loge qui m'intéressait, je glissai, le plus adroitement qu'il me fut possible, mon billet sous le mouchoir, et j'eus la satisfaction de le voir saisir par de jolis petits doigts qui ne me parurent pas en être à leur apprentissage.

Maintenant, si je ne me trompe, vous êtes curieux de savoir ce qu'il y avait dans la lettre. Je vous le dirai dans un instant; mais comme j'aime beaucoup à glisser dans ce que j'écris d'utiles conseils, j'en prendrai texte pour faire quelques recommandations à la jeunesse. D'abord, écrivez le moins que vous pourrez; c'est un moyen auquel il ne faut recourir que quand on n'en a plus d'autres à sa disposition. Ensuite, quand vous êtes dans la nécessité absolue d'écrire, ayez grand soin de mettre dans votre lettre quelques mots qui puissent compromettre celle à qui vous l'adressez; car, parmi les dames, il y en a beaucoup qui se permettent de se moquer de nous, et qui sacrifient volontiers une correspondance indiscrète quand cela leur est nécessaire pour cacher une autre intrigue. À l'aide du moyen que je vous indique, vous n'avez rien de tel à redouter puisqu'elles ont intérêt à bien cacher vos lettres; et si vous leur dites des choses qui ne sont pas vraies, où est l'inconvénient? Elles seules et vous étant dans la confidence, vous savez à quoi vous en tenir, et cela n'apprend rien à personne.

Je mis en usage cet excellent précepte de morale. J'écrivis à la dame que, d'après le rendez-vous qu'elle m'avait donné et le peu de mots qu'elle avait pu m'adresser le matin, je pouvais espérer qu'elle profiterait du seul moyen que nous avions de nous voir; qu'une voiture, attelée de deux chevaux blancs, pour être plus reconnaissable, serait près de la citadelle, sur le boulevard Borghèse, depuis dix heures jusqu'à cinq heures de l'après-midi, et qu'elle n'aurait autre chose à dire au cocher que ce seul mot: Ouvrez. À près de six heures mon cocher revint à vide, et je me rappelle que je passai cette longue matinée à lire Machiavel, que j'étudiais alors avec une sorte de fureur, et qui me paraît à moi l'homme le plus violemment ennemi de la tyrannie de tous ceux qui ont écrit sur la politique, quoique l'opinion contraire soit généralement accréditée. Quoi qu'il en soit de Machiavel, je ne revis plus ma jolie dame; j'appris par madame Destor que son vilain, comme elle l'appelait, était reparti avec elle pour Paris, et au bout de huit jours je n'y pensai plus. Cependant, comme vous venez de le voir, cette aventure m'est revenue à la mémoire. Je vis bien que madame Destor avait été mise dans la confidence; car, à quelque temps de là, lui ayant offert de la ramener avec son mari d'un bal où nous étions chez César Berthier, elle me demanda des nouvelles de mes chevaux blancs, ce que j'eus l'air de ne pas comprendre.

Destor recevait souvent chez lui les employés de son administration, et parmi eux il y en avait de fort bons à rencontrer. L'inspecteur des contributions dans le département du Pô, Belmondi, était un homme extrêmement instruit, et l'un des plus grands travailleurs que j'aie connus de ma vie; je me liai avec lui d'une véritable amitié, et cette liaison ne cessa qu'à sa mort, arrivée il y a huit ou neuf ans. Mon pauvre Belmondi était d'une laideur extraordinaire, et il avait la faiblesse, la seule que je lui ai connue, d'en être profondément affligé. Je n'ai point connu d'homme plus positif que lui, plus religieux à sa parole, plus entier dans ses déterminations, et, en même temps, plus sensible à une injustice. Le commis des finances, Legrand, lui en fit une criante; Belmondi en eut la tête frappée, et mourut après avoir survécu à sa raison. Il ne resta pas très-long-temps à Turin, mais ne sortit pas pour cela de notre gouvernement, ayant été nommé directeur à Alexandrie. Là il remplaçait un M. de Navarre, l'homme le plus maigre et le plus mince qui ait peut-être jamais existé; Louis XVIII l'aurait porté en épée. Je me le rappelle à cause de la singularité d'une pétition qu'il adressa au prince pour obtenir la croix de la Légion-d'Honneur. On sait combien peu l'empereur en était prodigue à cette époque; cependant M. de Navarre fondait ses droits sur une fraîcheur qu'il avait attrapée dans la Valteline, à la suite de laquelle il avait perdu cinq dents. Réellement, il faut avoir vu passer entre ses mains un grand nombre de pétitions pour se faire une idée de toutes les folies qui peuvent entrer dans la tête des solliciteurs; des courtisans même y puiseraient des hyperboles de flatterie qui leur paraîtraient nouvelles; ainsi, par exemple, un honnête habitant de Tortone adressa au prince une pétition pour lui demander, je crois, une place de percepteur des contributions, et jugez comme cela nous regardait; mais j'ai vu peu de rédactions aussi curieuse que celle de cette pétition. L'objet de la demande y occupait fort peu de place; mais je ne conçois pas où le pétitionnaire avait été chercher tous les titres qu'il donnait au prince, finissant par l'appeler: JÉSUS-CHRIST! Je crus que c'était l'œuvre d'un fou, et je fis même prendre des informations à ce sujet; j'appris que notre pétitionnaire passait pour un homme fort raisonnable, qui seulement avait encore exagéré l'exagération si naturelle aux Italiens. Au surplus ils ne sont pas moins exigeans que respectueux; car tout au commencement de la réunion du Piémont à la France, un pauvre jeune homme français avait été victime de n'avoir pas parlé à la troisième personne. À une question que lui adressait un Piémontais il avait répondu vi dirò… au lieu de dirò lei… comme l'exigeait la politesse; le Piémontais furieux, s'écriant: Tinsegnerò a darmi del lei, lui plongea son stylet dans le cœur.

87On appelle gressini, à Turin, des pains de pâte sèche, gros comme le double d'un tuyau de macaroni et longs d'un ou deux pieds. On en faisait fréquemment des envois à l'empereur.