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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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»J'étais depuis long-temps dans l'attente et presque dans la solitude, lorsque, à huit heures trois quarts, un bruit extraordinaire que j'entendis à l'extérieur m'annonça l'arrivée de l'empereur. Peu d'instans après, je le vis en effet paraître au milieu de cris d'enthousiasme, porté par les officiers qui l'avaient accompagné à l'île d'Elbe. L'empereur les priait avec instance de le laisser marcher; mais ses prières étaient inutiles; et ils le portèrent ainsi jusqu'à la porte de son appartement, où ils le déposèrent tout près de moi. Je n'avais pas vu l'empereur depuis le jour de ses adieux à la garde nationale dans les grands appartemens du palais; et malgré la vive agitation où m'avait mis tout ce mouvement, je ne pus m'empêcher de remarquer que Sa Majesté était considérablement engraissée.

»À peine l'empereur fut-il entré dans son appartement, que mon service devint intérieur. Le maréchal Bertrand, qui venait de remplacer le général Excelmans dans le commandement des Tuileries, me donna l'ordre de ne laisser entrer personne sans l'avoir prévenu, et sans lui avoir fait connaître le nom de tous ceux qui se présenteraient pour voir l'empereur. Un des premiers qui se présentèrent fut Cambacérès, qui me parut plus pâle encore que de coutume. Peu après vint le père du général Bertrand; et comme ce vénérable vieillard voulait commencer par ses hommages à l'empereur: «Non, monsieur, lui dit Napoléon; d'abord à la nature.» Et en disant cela, par un mouvement aussi prompt que sa parole, l'empereur l'avait pour ainsi dire jeté dans les bras de son fils. Ensuite vint la reine Hortense, accompagnée de ses deux enfans; puis le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély, et beaucoup d'autres personnes dont les noms m'ont échappé. Je ne revoyais point ceux dont j'annonçais la présence au maréchal Bertrand, car tous sortaient par une autre porte. Je continuai ce service jusqu'à onze heures du soir, heure à laquelle je fus relevé de ma faction, et je fus invité à souper à une table immense, qui me parut être au moins de trois cents couverts. Toutes les personnes présentes au palais y assistèrent les unes après les autres. J'y vis le duc de Vicence, et je me trouvai placé vis-à-vis le général Excelmans. Quant à l'empereur, il soupa seul dans sa chambre avec le maréchal Bertrand, et leur souper n'était pas à beaucoup près aussi splendide que le nôtre; car il se composait seulement d'un poulet rôti et d'un plat de lentilles: et pourtant j'appris d'un officier qui ne l'avait pas quittée depuis Fontainebleau que Sa Majesté n'avait rien pris depuis le matin. L'empereur était extrêmement fatigué; j'eus l'occasion d'en faire la remarque chaque fois que l'on ouvrait la porte de sa chambre. Il était assis sur une chaise en face du feu, ayant les deux pieds en l'air, appuyés sur le manteau de la cheminée.

»Comme nous étions tous restés aux Tuileries, on vint, à une heure du matin, nous dire que l'empereur venait de se coucher, et que, dans le cas où il arriverait dans la nuit des militaires qui l'avaient accompagné, il avait donné l'ordre de leur faire prendre le service du palais conjointement avec la garde nationale. Les pauvres malheureux n'étaient guère en état d'obéir à un pareil ordre. À deux heures du matin, nous en vîmes arriver deux dans un état à faire pitié; ils étaient exténués, et avaient les pieds tout écorchés: tout ce qu'ils purent faire fut de se jeter sur leurs sacs, où ils tombèrent pour ainsi dire tout endormis: car ils ne se réveillèrent pas pendant qu'on se mit en devoir de leur panser les pieds dans l'appartement même où ils étaient arrivés à grande peine. Il n'est sorte de soins que l'on ne se soit empressé de leur prodiguer; et j'avoue que j'ai toujours regretté de ne pas m'être enquis du nom de ces deux braves grenadiers, qui nous inspirèrent à tous un intérêt que je ne saurais peindre.

»Couché à une heure, l'empereur était debout à cinq heures du matin; et l'ordre fut immédiatement donné aux officiers à demi-solde de se tenir prêts à être passés en revue. À la pointe du jour, ils se trouvèrent disposés sur trois rangs. En ce moment, je fus chargé de surveiller un officier que l'on avait signalé comme suspect, et qui, disait-on, arrivait de Saint-Denis: c'était M. de Saint-Chamans. Au bout d'un quart d'heure de surveillance qui n'eut rien de pénible, il fut simplement prié de se retirer. Cependant l'empereur était descendu du palais, et passait dans les rangs des officiers à demi-solde, leur adressant à tous la parole, prenant les mains à beaucoup d'entre eux, et leur disant: «Mes amis, j'ai besoin de vos services; je compte sur vous comme vous pouvez compter sur moi.» Paroles magiques dans la bouche de Napoléon, et qui arrachaient des larmes d'attendrissement à tous ces braves, dont les services étaient méconnus depuis un an.

»Dès le matin, la foule se grossit rapidement à tous les abords des Tuileries, et une masse de peuple réunie sous les fenêtres du château demandait à grands cris à voir Napoléon. Le maréchal Bertrand l'en ayant prévenu, l'empereur se montra à la croisée, où il fut salué par les cris que sa présence avait si souvent excités. Après s'être montré au peuple, l'empereur lui présenta lui-même le maréchal Bertrand, tenant son bras passé sur l'épaule du maréchal, qu'il pressa sur son cœur avec les démonstrations de l'affection la plus vive. Pendant cette scène, dont tous les témoins furent émus, et qui fut saluée des plus vives acclamations, des officiers, placés derrière l'empereur et son ami, penchèrent au dessus de leur tête des drapeaux surmontés de leurs aigles, dont ils formèrent une espèce de voûte nationale. À onze heures, l'empereur monta à cheval, et alla passer en revue les divers régimens qui arrivaient de toutes parts et les héros de l'île d'Elbe qui avaient rejoint les Tuileries pendant la nuit. On ne se lassait point de contempler la figure de ces braves, que le soleil d'Italie avait basanée, et qui venaient de faire près de deux cents lieues en vingt jours.»

Tels sont les détails curieux qui me furent donnés par un ami; et je puis garantir l'exactitude de son récit comme si j'avais été moi-même témoin de tout ce qu'il a vu pendant la nuit mémorable du 20 au 21 mars 1814.

Ayant continué à vivre dans ma retraite pendant les cent jours, et long-temps encore après, je n'ai rien à dire que tout le monde n'ait pu savoir aussi bien que moi sur cette grande époque de l'histoire de l'empereur. J'ai versé bien des larmes sur ses souffrances au moment de sa seconde abdication, et sur les tortures que lui fit subir à Sainte-Hélène le misérable Hudson-Lowe, dont l'infamie traversera les siècles incrustée à la gloire de l'empereur. Je me contenterai seulement d'ajouter à ce qui précède un document certain qui m'a été confié sur l'ancienne reine de Westphalie, et enfin un mot sur la destinée que j'ai cru devoir donner à la première croix de la Légion-d'Honneur qu'ait portée le premier consul.

La princesse Catherine de Wurtemberg, mariée, comme l'on sait, au prince Jérôme, est d'une très-grande beauté; mais elle est douée en même temps de qualités plus solides, et que le temps augmente au lieu de diminuer. Elle joint à beaucoup d'esprit naturel une grande culture d'esprit, un caractère vraiment digne d'une belle-sœur de l'empereur, et pousse jusqu'au fanatisme l'amour de ses devoirs. Les événemens n'ont pas permis qu'elle devînt une grande reine; mais ils n'ont pu l'empêcher de demeurer une femme accomplie. Ses sentimens sont nobles et élevés, mais sans qu'elle montre de fierté envers personne; aussi tous ceux qui l'entourent se plaisent-ils à vanter les charmes de sa bonté dans son intérieur, et à dire qu'elle possède le plus heureux don de la nature, celui qui consiste à se faire aimer de tout le monde. Le prince Jérôme n'est pas dépourvu d'une certaine grandeur de manières et de cette générosité fastueuse dont il fit l'apprentissage sur le trône de Cassel; mais on le trouve en général très-hautain. Quoique depuis les grands changemens survenus en Europe par la chute de l'empereur le prince Jérôme doive en partie la belle existence dont il jouit encore à l'amour de la princesse, celle-ci ne s'en montre pas moins d'une soumission vraiment exemplaire à toutes ses volontés. La princesse Catherine s'occupe surtout de ses enfans; elle en a trois, deux garçons et une fille; et tous les trois sont fort beaux. L'aîné naquit au mois d'août 1814. Sa fille, la princesse Mathilde, doit son éducation aux soins particuliers qu'en prend sa mère; elle est jolie, mais moins pourtant que ses frères, qui ont tous les traits de leur mère.

Après le portrait non flatté que l'on vient de lire de la princesse Catherine, on sera surpris sans doute que, pourvue comme elle l'est de tant de qualités solides, elle n'ait jamais pu triompher d'un penchant inexplicable à de minuscules superstitions. Ainsi, par exemple, elle redoute à l'extrême de s'asseoir à une table où se trouvent treize convives. Voici même un fait dont on peut garantir l'authenticité, et qui peut-être caressera la faiblesse des personnes atteintes de la même superstition que la princesse de Wurtemberg. Un jour, à Florence, assistant à un dîner de famille, elle s'aperçut qu'il n'y avait que treize couverts: soudain elle pâlit, et refusa obstinément de s'asseoir. La princesse Elisa Bacchiocchi se moqua de sa belle-sœur, haussa les épaules, et lui dit en souriant: «Il n'y a pas de danger; nous serons quatorze, puisque je suis grosse.» La princesse Catherine céda, mais avec une extrême répugnance. Peu de temps après, elle dut prendre le deuil de sa belle-sœur; et la mort de la princesse Elisa ne contribua pas peu, comme on peut le croire, à la rendre plus que jamais superstitieuse sur l'influence du nombre treize. Eh bien! que les esprits forts se vantent tant qu'ils voudront; mais je puis consoler les faibles, car j'ose affirmer que si l'empereur avait été témoin d'un pareil événement arrivé dans sa famille, un instinct plus fort que sa réflexion, plus fort que sa toute puissante raison, lui aurait causé quelques instans de vague inquiétude.

 

Maintenant il ne me reste plus qu'à rendre compte de l'emploi que j'ai fait de la première croix d'honneur du premier consul. Qu'on soit tranquille; je n'en ai point fait un mauvais usage: elle est sur la poitrine d'un brave de notre vieille armée. En 1817, je fis la connaissance de M. Godeau, ancien capitaine dans la garde impériale. Il avait été grièvement blessé à Leipzig par un boulet de canon qui lui avait traversé la cuisse. Je vis en lui une admiration si pleine, si franche pour l'empereur, il me pressa avec tant d'instances de lui donner quelque chose, quoi que ce fût, qui eût appartenu à Sa Majesté, que je lui fis présent de la croix d'honneur dont je parle, lui-même ayant été depuis long-temps décoré de cet ordre. Cette croix est, je puis le dire, un monument historique: d'abord, c'est la première, comme je l'ai dit, que l'empereur ait portée. Elle est en argent, de moyenne grandeur, et n'est point surmontée de la couronne impériale. L'empereur l'a portée un an: elle décora pour la dernière fois sa poitrine le jour de la bataille d'Austerlitz. Depuis ce jour-là, en effet, Sa Majesté prit une croix d'officier en or avec la couronne, et ne porta plus jamais la croix de simple légionnaire.

Ici se termineraient mes souvenirs, si, en relisant les premiers volumes de mes Mémoires, les choses que j'y ai consignées ne m'en avaient rappelé quelques autres qui me sont revenues depuis. Dans l'impossibilité où je serais de les présenter avec ordre et liaison, j'ai pris le parti, pour n'en point priver le public, de les lui offrir comme des anecdotes détachées, que j'ai seulement l'attention de classer, autant que possible, selon l'ordre des temps.

L'empereur, comme j'ai eu souvent l'occasion de le faire remarquer, avait les goûts extrêmement simples pour tout ce qui tenait à sa personne; de plus il manifestait volontiers une certaine aversion pour les usages à la mode; il n'aimait point que l'on fît pour ainsi dire de la nuit le jour, comme cela avait lieu dans la plupart des plus brillantes sociétés de Paris sous le consulat et au commencement de l'empire. Malheureusement l'impératrice Joséphine n'était pas du tout dans les mêmes idées; esclave soumise de la mode, elle aimait à prolonger ses soirées, lorsque l'empereur était couché.

Elle avait donc pris l'habitude de réunir autour d'elle ses dames les plus intimes, quelques amis, et de leur donner un thé. Le jeu était entièrement proscrit de ces réunions nocturnes, dont la seule conversation faisait tous les charmes. Cette causerie de bon ton était pour l'impératrice le plus agréable délassement, et ce cercle d'élus s'assembla plusieurs fois sans que l'empereur en fût informé, et au fait c'était une réunion bien innocente. Cependant quelqu'officieux indiscret fit à l'empereur, sur ces assemblées, un rapport dans lequel il lui présenta les choses de manière à ce qu'il ne fut pas satisfait. Il témoigna donc son mécontentement à l'impératrice Joséphine, qui, dès ce moment, se coucha en même temps que l'empereur.

Voilà donc la réunion licenciée. Les personnes attachées au service de l'impératrice reçurent l'ordre de ne point veiller après le coucher de l'empereur, et voici, je me le rappelle, comment j'entendis Sa Majesté s'exprimer à cette occasion. «Quand les maîtres sont couchés, les valets doivent se mettre au lit; et quand les maîtres sont éveillés, les valets doivent être debout.» Ces paroles produisirent leur effet; dès le soir même, aussitôt que l'empereur fut au lit, tout le monde se coucha au palais, et à onze heures et demie il n'y eut plus d'éveillé que les sentinelles.

Peu à peu, comme cela arrive toujours, on se relâcha bien un peu de la stricte observation des ordres de l'empereur, toutefois sans que l'impératrice osât reprendre ses réunions nocturnes. Les paroles de Sa Majesté ne furent cependant pas mises en oubli, et bien en prit à M. Colas, concierge du pavillon de Flore.

Un jour, dès quatre heures du matin, M. Colas entendit un bruit inaccoutumé et un mouvement continuel dans l'intérieur du palais; cela lui fit présumer que l'empereur était levé, et il ne se trompait pas. Il s'habilla donc en toute hâte, et il y avait déjà dix minutes qu'il était à son poste quand l'empereur, descendant l'escalier avec le maréchal Duroc, l'aperçut. Sa Majesté se plaisait en général à faire voir qu'elle remarquait l'exactitude à remplir ses devoirs; aussi s'arrêta-t-elle un moment, disant à M. Colas: «Ah, ah! déjà levé, Colas?—Oui, Sire, je n'ai pas oublié que les valets doivent être debout quand les maîtres sont éveillés.—Vous avez de la mémoire, Colas; c'est bien cela.»

Voici qui allait très bien, et la journée commença pour M. Colas sous de favorables auspices; mais le soir la médaille du matin faillit avoir son revers. L'empereur était allé ce jour-là visiter les travaux du canal de l'Ourcq. Il avait été apparemment très-mécontent, car il revint au palais avec une humeur tellement visible que M. Colas, s'en étant aperçu, laissa échapper ces mots: «Il y a de l'oignon.» Bien qu'il eût parlé à voix basse, l'empereur l'avait entendu, et se retournant brusquement de son côté: «Oui, Monsieur, répéta-t-il avec colère; vous ne vous trompez pas: il y a de l'oignon.» Puis il monta rapidement l'escalier. Cependant le concierge, craignant d'avoir trop parlé, s'approcha du grand-maréchal, le suppliant de l'excuser auprès de Sa Majesté; mais elle ne songea jamais à le punir de la liberté qu'il avait prise et du mot qui lui était échappé, mot que l'on ne se serait guère attendu à trouver dans le vocabulaire impérial.

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La présence du pape à Paris pour y sacrer l'empereur est un des événemens qui suffisent pour marquer la grandeur d'une époque; l'empereur n'en parlait jamais qu'avec une vive satisfaction, et il voulut que sa sainteté fût reçue avec toute la magnificence que l'on pouvait attendre du fondateur d'un grand empire. Pour cela Sa Majesté avait fait donner elle-même des ordres, par le maréchal Duroc, pour que l'on fournît sans examen tout ce qui serait demandé, non-seulement pour le pape, mais pour toutes les personnes de sa suite. Hélas! ce n'était pas par ses dépenses personnelles que le saint père aurait contribué à vider la caisse impériale: Pie VII ne buvait que de l'eau et il était d'une sobriété vraiment apostolique; mais il n'en était pas de même de quelques abbés spécialement attachés à son service. Chaque jour il fallait à ces messieurs cinq bouteilles de Chambertin, sans compter des vins de toutes sortes, les liqueurs les plus délicates; aussi peut-on dire que pendant leur séjour aux Tuileries, ils arrosèrent dignement la vigne du seigneur.

Ceci me rappelle une autre particularité qui, toutefois, ne se rapporte qu'indirectement au séjour du pape à Paris. On sait que David fut chargé par l'empereur d'exécuter le tableau du sacre, ouvrage qui offrait un nombre inouï de difficultés presque insurmontables, et qui ne fut pas en effet un des chefs-d'œuvre du grand peintre. Quoi qu'il en soit, la confection de ce tableau donna lieu à des négociations dans lesquelles il fallut que l'empereur intervînt. Le cas était grave, comme on va le voir, puisqu'il s'agissait de la perruque d'un cardinal. David s'obstinait à ne point peindre la tête du cardinal Caprara avec une perruque, et de son côté le cardinal ne voulait point prêter sa tête si on la séparait de sa perruque. Les uns prirent parti pour le peintre, d'autres pour le modèle; on traita l'affaire diplomatiquement, mais sans pouvoir obtenir de concessions d'aucune des deux parties contractantes, lorsqu'enfin l'empereur donna gain de cause à son premier peintre sur la perruque du cardinal. Cela rappelle un peu l'histoire de cet homme simple qui ne voulait pas qu'on le représentât tête nue, à cause, disait-il, de l'extrême facilité qu'il avait à s'enrhumer, et que son portrait devait être placé dans une chambre sans feu.

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Lorsque M. de Bourrienne eut quitté l'empereur, il fut, comme l'on sait, remplacé par M. de Mennevalle, précédemment attaché au prince Joseph. Sa Majesté s'attacha beaucoup à son nouveau secrétaire intime à mesure qu'elle le connut. Peu à peu le travail du cabinet, où se faisaient la plupart des grandes affaires, devint si considérable qu'il fut impossible à un seul homme d'y suffire, et dès l'année 1805, deux jeunes gens, protégés par M. Maret, ministre de la secrétairerie d'état, furent admis à l'honneur de travailler dans le cabinet de l'empereur. Initiés par leurs fonctions dans les plus hauts secrets de l'état, jamais rien ne permit de soupçonner leur parfaite discrétion; ils étaient d'ailleurs très-laborieux et doués de beaucoup de talent, de sorte que Sa Majesté les voyait avec bienveillance. Leur sort aurait fait envie à bien du monde; logés au palais, et par conséquent chauffés et éclairés, ils étaient en outre nourris et recevaient un traitement de huit mille francs. On aurait pu croire que cette somme aurait dû suffire à ces messieurs pour être dans une grande aisance, mais il n'en était rien: s'ils étaient assidus aux heures du travail, ils ne l'étaient pas moins aux heures du plaisir, d'où il advint que le deuxième trimestre était à peine écoulé, que les appointemens de l'année étaient dissipés. Une partie avait passé au jeu; une autre dans les mains de ces femmes adroites dont fourmille Paris, et qui sont si savantes dans l'art d'inspirer de belles passions aux jeunes gens et de mettre leur bourse à sec.

Parmi les deux secrétaires adjoints de l'empereur, il y en avait un surtout qui avait contracté tant de dettes et dont les créanciers se montraient si impitoyables, que sans une circonstance imprévue, il aurait été infailliblement renvoyé du cabinet particulier, si le bruit en était parvenu aux oreilles de Sa Majesté.

Après avoir passé toute une nuit à réfléchir sur les embarras de sa position, cherchant dans son imagination par quel moyen il pourrait se procurer les sommes nécessaires pour satisfaire les créanciers qui le poursuivaient avec le plus d'acharnement, le nouveau dissipateur chercha des distractions dans le travail et se rendit dès cinq heures du matin à son bureau, afin de chasser d'abord ses pénibles réflexions; et ne pensant pas d'ailleurs qu'à cette heure personne pût l'entendre, tout en travaillant il se mit à siffler la linotte de toutes ses forces. Or, ce jour-là, et cela lui arrivait souvent, l'empereur avait déjà travaillé une grande heure dans son cabinet; il venait seulement d'en sortir quand le jeune homme y entra, et l'entendant siffler, il revint immédiatement sur ses pas.

«Déjà ici, Monsieur, lui dit Sa Majesté, diable!… voilà qui est très-bien. Maret doit être content de vous. De combien sont vos appointemens?—Sire, j'ai huit mille francs par an; de plus, je suis nourri et logé au grand quartier-général.—C'est fort beau cela, et vous devez être heureux, Monsieur.»

Le jeune homme, voyant que Sa Majesté était de bonne humeur, jugea que le hasard lui envoyait une occasion favorable pour sortir d'embarras. Il se résolut donc à lui faire connaître la difficulté de sa position. «Hélas! Sire, lui dit-il, je devrais être heureux sans doute, et pourtant je ne le suis pas.—Pourquoi cela?—Sire, il faut que je l'avoue à Votre Majesté: j'ai tant d'Anglais sur le dos! avec cela j'ai un vieux père, deux sœurs et une mère à soutenir.—Vous ne faites que votre devoir. Mais, que voulez-vous dire avec vos Anglais? Est-ce que vous nourrissez ces gens-là?…—Non, Sire, mais ce sont ceux qui ont nourri mes plaisirs avec l'argent qu'ils m'ont prêté. Tous ceux qui ont des dettes appellent aujourd'hui leurs créanciers des Anglais.—Assez, assez, Monsieur!… Ah! vous avez des créanciers!… Comment? avec les appointemens que vous touchez vous faites des dettes!… Il suffit, Monsieur, je ne veux pas avoir plus long-temps près de moi un homme qui a recours à l'or des Anglais, quand, avec celui que je lui donne, il pourrait vivre honorablement. Dans une heure vous recevrez votre démission.»

L'empereur, après s'être exprimé comme on vient de le voir, prit quelques papiers sur le bureau, lança un regard sévère au jeune secrétaire, et sortit, le laissant dans un tel état de désespoir qu'au moment où heureusement une autre personne entra dans le cabinet, il était sur le point d'attenter à ses jours en se frappant d'un poinçon qu'il tenait à la main. C'était l'aide-de-camp de service qui lui apportait une lettre de l'empereur; elle était conçue en ces termes:

«Monsieur, vous avez mérité d'être chassé de mon cabinet; mais j'ai pensé à votre famille, et je vous pardonne à cause d'elle. Comme c'est elle surtout qui souffre de votre inconduite, je vous envoie avec mon pardon dix mille francs en billets de banque. Payez avec cette somme tous les Anglais qui vous tourmentent, et surtout ne tombez plus dans leurs griffes, car alors je vous abandonnerais.

 

»NAPOLÉON.»

Un énorme vive l'empereur! sortit spontanément de la bouche du jeune homme, qui partit comme un éclair, pour aller annoncer à sa famille cette nouvelle preuve de la tyrannie impériale. Ce ne fut pas tout: son camarade, instruit de ce qui s'était passé, et désirant aussi avoir quelques billets de banque pour calmer ses Anglais, redoubla de zèle et d'activité au travail. Pendant plusieurs jours de suite il se rendit au cabinet dès quatre heures du matin; il y siffla aussi la linotte, mais ce fut peine inutile, l'empereur ne l'entendit pas.

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Je me suis peu appesanti, dans le cours de mes mémoires, sur les liaisons galantes de l'empereur, cherchant en cela à imiter la discrétion qu'il y mettait lui-même. Cependant il me revient à la mémoire quelques souvenirs que l'on ne retrouvera peut-être pas ici sans intérêt.

Ce fut à Saint-Cloud que l'empereur reçut pour la première fois mademoiselle G…, dans l'un des appartemens donnant sur l'orangerie. Ce serait ne rien apprendre à personne que de dire qu'elle fut la plus belle de toutes les personnes auxquelles Sa Majesté adressa ses hommages, et j'ai lieu de penser que ce fut aussi celle dont la connaissance lui fut le plus agréable. Sa conversation lui plaisait et l'égayait beaucoup, et je l'ai souvent entendu rire, mais rire à gorge déployée, des anecdotes dont mademoiselle G… savait animer les entretiens qu'elle avait avec lui. Aussi est-il de toute vérité que jamais l'empereur n'a été avec aucune autre femme aussi gracieux, aussi gai, aussi aimable, et je puis ajouter aussi magnifique dans ses cadeaux. J'ai vu plus d'une fois la belle tragédienne sortir des petits appartemens en jouant avec un assez bon nombre de chiffons de papier qui n'étaient pas sans prix, mais dont il est vrai elle ne s'amusait pas à faire des papillottes, ainsi que nous l'a révélé, pour elle-même, une autre dame contemporaine. Mais en rappelant la magnificence de l'empereur, je dois faire observer qu'elle fut toujours spontanée, car mademoiselle G… ne profita jamais de sa faveur pour demander quelque chose, soit pour elle, soit pour les siens, et jamais liaison ne me parut plus désintéressée. L'impératrice Joséphine lui fit aussi quelques cadeaux; elle lui donna, entre autres choses, un costume magnifique pour le rôle de Cléopâtre, dans Rodogune.

L'empereur vit encore mademoiselle G… plusieurs fois aux Tuileries, puis à Dresde, où elle vint faire juger des progrès que son talent avait faits après l'avoir fait admirer à la cour impériale de Russie.

Saint-Cloud fut également témoin de la première entrevue de l'empereur avec la belle madame P…; elle était extrêmement jolie, et surtout d'une grâce ravissante. L'empereur se conduisit aussi avec elle en amant magnifique, et elle ne dut pas douter de l'impression qu'elle avait faite sur Sa Majesté; mais ces impressions étaient toujours fugitives. Le mari de cette dame eut aussi part aux faveurs impériales. Il obtint une place de receveur-général. Au surplus, l'empereur ne vit guère madame P… que pendant trois ou quatre mois, à Saint-Cloud d'abord, comme je l'ai dit, puis quelquefois, mais rarement, aux Tuileries dans les petits appartemens. Le bruit se répandit plus tard que l'empereur avait été remplacé par son beau-frère, le roi de Naples; mais c'est une de ces choses que je ne saurais affirmer, dans la crainte d'être indiscret.

Pour en finir sur ce chapitre délicat, je mentionnerai ici une prétendue liaison que l'on a attribuée à l'empereur, avec une mademoiselle G…, jeune et jolie Irlandaise, mais je n'en parlerai que pour la démentir, dans l'intérêt de la vérité. Voici les faits: cette jeune personne venait d'être admise en qualité de lectrice auprès de l'impératrice Joséphine, quand nous partîmes pour Bayonne; elle fut du voyage, et l'empereur la remarqua. Mais ayant découvert qu'il y avait quelque intrigue sous jeu, que l'on avait d'avance bâti des châteaux en Espagne sur la passion que tant de charmes ne pouvaient manquer de lui inspirer, Sa Majesté donna l'ordre de la renvoyer à sa famille, et de la faire partir immédiatement pour Paris; ordre qui fut exécuté sur-le-champ, et auquel, comme on peut bien le penser, l'impératrice ne chercha pas à mettre obstacle. Voilà tout ce qu'il y a de vrai sur cette prétendue liaison.

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On a beaucoup parlé, dans Paris et à la cour, des ridicules de madame la maréchale Lefebvre; et l'on ferait un recueil des mots bizarres qu'elle a dits, et que probablement on lui a pour la plupart attribués; mais il faudrait un in-folio pour enregistrer tous les traits où se peint la bonté de son cœur. En voici un qui participe des deux genres, et qui m'a paru tout ensemble grotesque et touchant. Le cocher de madame la maréchale était grièvement malade, et ne voulait pas se soumettre à ce traitement rafraîchissant qu'Arlequin préférait à la saignée, par une raison qu'il m'est impossible de dire. Les médecins assuraient que cela seulement pouvait sauver le malade dont la vie était en danger. Madame Lefebvre, en ayant été informée, monte dans la chambre de son cocher, se fait donner l'instrument nécessaire, et après l'avoir sommé très-énergiquement de se soumettre aux ordonnances: «As-tu peur de montrer ton…?» ajouta-t-elle. Le pauvre malade voulait absolument s'opposer, par respect, aux soins que sa maîtresse voulait lui rendre; mais elle insista si bien qu'il promit tout ce qu'on voulut, et il reçut, des mains d'une maréchale, un service que peu de femmes de son rang auraient consenti à rendre à un pauvre cocher. Le malade, de qui j'ai su ces détails, était père d'une nombreuse famille. Il guérit, et sa guérison fut la récompense de la digne femme qui avait tant de bonté et d'humanité.

Un jour, à la Malmaison (je crois que c'est peu de temps après la fondation de l'empire), l'impératrice Joséphine avait donné des ordres sévères pour ne recevoir personne. Madame la maréchale Lefebvre se présente. L'huissier, enchaîné par sa consigne, lui refuse l'entrée; elle insiste; et, lui, s'obstine de son côté. Pendant cette discussion, l'impératrice, passant d'un salon à un autre, fut trahie par une glace sans tain qui séparait ce salon de celui où était la maréchale. L'impératrice l'ayant aussi aperçue, s'empressa de venir au devant d'elle et de l'engager à entrer. Avant de passer dans l'autre salon, madame Lefebvre se retournant vers l'huissier, lui dit d'un ton moqueur: «Eh bien! mon garçon, ça te la coupe!…» Le pauvre huissier devint rouge jusqu'aux oreilles, et se retira tout confus.

Le maréchal Lefebvre n'était pas moins bon, moins excellent que sa femme, et c'est bien d'eux que l'on a pu dire que les honneurs n'avaient pas changé leurs mœurs. On ne saurait se figurer le bien qu'ils faisaient l'un et l'autre; on aurait dit que c'était leur seul plaisir, le seul dédommagement qu'ils pouvaient se procurer contre un grand malheur domestique. Ils n'avaient qu'un fils, et c'était bien certainement le plus mauvais sujet de tout l'empire. Chaque jour il y avait des plaintes contre lui; l'empereur l'admonesta même plusieurs fois, à cause de la haute estime qu'il avait pour son brave père. Mais rien n'y faisait, et son naturel vicieux reprenait le dessus. Il fut tué dans je ne sais plus quelle bataille; et quelque peu regrettable qu'il fût, sa mort causa un violent chagrin à son excellente mère, quoiqu'il se fût oublié quelquefois jusqu'à la maltraiter de ses propos grossiers. C'était ordinairement M. de Fontanes qu'elle prenait pour confident de ses chagrins: car le grand-maître de l'université, malgré sa politesse exquise et sa littérature de bon ton, était très-intimement lié dans la maison du maréchal Lefebvre.