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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Le général Victor formera la réserve; il sera placé en avant du village de Postheinen, ainsi que la garde impériale à pied et à cheval.

La division Latour-Maubourg sera sous les ordres du maréchal Ney.

La division Lahoussaye, sous les ordres du général Victor.

L'empereur sera à la réserve au centre.

On doit toujours avancer par la droite, et on doit laisser l'initiative du mouvement au maréchal Ney, qui doit attendre les ordres de l'empereur pour commencer.

Du moment que M. le maréchal Ney commencera, tous les canons de la ligne devront doubler le feu dans la direction de protéger son attaque.

14 juin 1807, trois heures de l'après-dînée, devant Friedland.
À SON ALTESSE LE GRAND DUC DE BERG

La canonnade dure depuis trois heures du matin; l'ennemi paraît être ici en bataille avec son armée; il a d'abord voulu déboucher par la route de ______ sur Kœnigsberg; actuellement il paraît songer sérieusement à la bataille qui va s'engager; Sa Majesté espère que vous serez entré à Kœnigsberg; une division de dragons et le général Soult suffisent pour entrer dans cette ville, et qu'avec deux divisions de cuirassiers et le maréchal Davoust, vous aurez marché sur Friedland; car il est possible que l'affaire dure encore demain; tâchez donc d'arriver à une heure du matin; nous n'avons point encore de vos nouvelles d'aujourd'hui.

Si l'empereur suppose que l'ennemi est en très-grande force, il est possible qu'il se contente aujourd'hui de le canonner, et qu'il vous attende.

Communiquez une partie de cette lettre à MM. les maréchaux Soult et Davoust.

Wehlau, le 16 juin 1807.
À MONSIEUR LE MARÉCHAL SOULT

L'intention de l'empereur, M. le maréchal, est qu'une de vos divisions soit destinée à bloquer sur-le-champ le fort de Pillau, ainsi qu'à former un corps pour observer le débouché de la langue de terre venant de Mémel. Les deux autres divisions de votre corps d'armée se tiendront prêtes à marcher au premier ordre.

Le 14º régiment de ligne, comme je vous l'ai dit, reste pour former la garnison permanente de Kœnigsberg.

Je vous préviens que la route de l'armée sera de Kœnigsberg à Brandenbourg, de Brandenbourg à Braunsberg deux jours, et de Braunsberg à Elbing, deux journées; enfin d'Elbing à Marienbourg toutes les autres communications sont supprimées, parce que c'est de Marienbourg qu'on se dirige sur Berlin.

Je vous préviens que je donne ordre au quartier-général de se rendre à Kœnigsberg.

Wehlau, le 17 juin.

Ordre aux Saxons restés à Friedland de se rendre en toute diligence à Wehlau.

Ordre aux troupes polonaises qui sont à Elbing, à Marienbourg, à Thorn, soit d'infanterie et de cavalerie, de se diriger le plus promptement sur Kœnigsberg.

Ordre aux dépôts de cavalerie que commande M. le général Laroche, et qui se trouvent au delà de la Vistule, de se rendre à Elbing.

Ordre au régiment italien de dragons, qui doit être arrivé à Thorn, de se diriger sur Kœnigsberg.

Schirrau, le 18 juin 1807, neuf heures du matin.
À SON ALTESSE LE GRAND DUC DE BERG

L'intention de l'empereur, mon prince, est que vous poussiez votre cavalerie jusqu'au village de Parcisgirren, point d'intersection de la route de Insterbourg; vous pousserez même jusqu'au village de Schillupiscken sur la petite rivière de Schillup.

Le corps du général Victor, qui est derrière vous, ne fera aucun mouvement sans nécessité absolue, et dans ce cas, il ne marcherait que vers les trois ou quatre heures.

Le maréchal Davoust qui est à Labian, doit y rester; il a l'ordre de pousser une seule de ses divisions sur la route de Tilsit, où il se mettra en position; il a l'ordre de se mettre en communication avec vous.

Les autres corps d'armée restent dans la position où ils se trouvent jusqu'à nouvel ordre: le maréchal Ney et le général Beaumont à Insterbourg; les corps des maréchaux Lannes, Mortier, et le général Victor en arrière de vous sur la route venant de Tasslacken.

FIN DU TOME TROISIÈME

TOME QUATRIÈME

CHAPITRE PREMIER

Arrivée à Paris.—Représentation d'un opéra de M. Paër—Le théâtre des Tuileries.—M. Fontaine, architecte.—Critiques de l'empereur.—L'arc de triomphe de la place du Carrousel jugé par l'empereur.—Plan de réunion des Tuileries au Louvre.—Vastes constructions projetées par l'empereur.—Restauration du château de Versailles.—Note de l'empereur à ce sujet.—Visite de l'empereur à l'atelier de David.—Tableau du Couronnement.—Admiration de l'empereur.—M. Vien.—Changement indiqué par l'empereur.—Anecdote racontée par le maréchal Bessières.—Le peintre David et la perruque du cardinal Caprara.—Longue visite.—Hommage rendu par l'empereur à un grand artiste.—Complimens de Joséphine.—Le tableau des Sabines dans la salle du conseil-d'état.

Nous arrivâmes à Paris le 1er janvier à neuf heures du soir. Nous trouvâmes la salle de spectacle du palais des Tuileries entièrement terminée, et le dimanche qui suivit le retour de Sa Majesté on y joua la Griselda de M. Paër. Cette salle était magnifique. Les loges de Leurs Majestés étaient à l'avant-scène, en face l'une de l'autre. La décoration intérieure, en étoffe de soie cramoisie, faisait un effet charmant en se détachant sur de grandes glaces mobiles qui réfléchissaient à volonté la salle ou la scène. L'empereur, encore plein du souvenir des théâtres d'Italie, dit beaucoup de mal de la salle des Tuileries. Il la trouvait incommode, d'une coupe désavantageuse et beaucoup trop grande pour un théâtre de palais. Malgré toutes ces critiques, quand vint le jour de l'inauguration, et que l'empereur put se convaincre du soin qu'avait pris M. Fontaine pour distribuer les loges de manière à faire briller les toilettes dans tout leur éclat, il parut très-satisfait, et chargea même le duc de Frioul d'en faire à M. Fontaine les complimens que méritait son habileté.

Huit jours après, ce fut encore le revers de la médaille. On donnait ce jour-là Cinna et une comédie dont je ne me rappelle pas le nom. Il faisait extrêmement froid, à tel point qu'on fut obligé de quitter la salle après la tragédie. Alors l'empereur se répandit en invectives contre la pauvre salle, qui, selon lui, n'était bonne qu'à brûler. M. Fontaine fut mandé, et promit de faire tout son possible pour remédier aux inconvéniens qu'on lui signalait. Effectivement, au moyen de nouveaux poêles placés sous le théâtre, d'un lambrissage à la toiture et de gradins placés sous les banquettes du second rang des loges, en une semaine la salle fut rendue chaude et commode.

Pendant plusieurs semaines, l'empereur s'occupa presque exclusivement de constructions et d'embellissemens. L'arc de triomphe de la place du Carrousel, qu'on avait dégagé de ses échafaudages pour faire passer dessous la garde impériale à son retour de Prusse, attira d'abord l'attention de Sa Majesté. Ce monument était alors à peu près achevé, sauf quelques bas-reliefs qui restaient encore à placer. L'empereur le regarda long-temps d'une des fenêtres du palais, et dit, après avoir froncé le sourcil deux ou trois fois, que cette masse qu'il voyait là ressemblait beaucoup plus à un pavillon qu'à une porte, et qu'il aurait bien mieux aimé une construction dans le genre de la porte Saint-Denis.

Après avoir visité en détail les diverses constructions commencées ou continuées depuis son départ, Sa Majesté fit venir un matin M. Fontaine; s'étant entretenue longuement sur ce qu'elle avait trouvé de louable et de blâmable dans ce qu'elle avait vu, elle lui fit part de ses intentions relativement aux plans que l'architecte avait fournis pour la réunion des Tuileries au Louvre. Il fut arrêté entre l'empereur et M. Fontaine que l'aile neuve qui devait faire la réunion serait bâtie en cinq ans, et qu'un million serait accordé chaque année pour cette construction; qu'on ferait une aile en retour séparant le Louvre des Tuileries, et formant ainsi une place régulière au milieu de laquelle serait construite une salle d'opéra isolée de toutes parts, et communiquant au palais par une galerie souterraine. La galerie formant l'avant-cour du Louvre devait être ouverte au public en hiver, et décorée de statues ainsi que de tous les arbustes en caisses du jardin des Tuileries. Dans cette avant-cour, on aurait élevé un arc de triomphe à peu près semblable à celui du Carrousel. Enfin, toutes ces belles constructions devaient être distribuées en logemens pour les grands-officiers de la couronne, en écuries, etc. Les dépenses à faire furent évaluées approximativement à quarante-deux millions.

L'empereur s'occupa successivement d'un palais des arts avec un nouveau bâtiment pour la bibliothèque impériale, à construire à l'endroit où nous voyons aujourd'hui la Bourse; d'un palais pour la bourse sur le quai Desaix; de la restauration de la Sorbonne et de l'hôtel Soubise; d'une colonne triomphale à Neuilly; d'une fontaine jaillissante sur la place Louis XV; de la démolition de l'Hôtel-Dieu pour agrandir et embellir le quartier de la cathédrale, et de la construction de quatre hôpitaux au Mont-Parnasse, à Chaillot, à Montmartre et dans le faubourg Saint-Antoine, etc., etc,. Tous ces projets étaient bien beaux, et sans doute par la suite celui qui les avait conçus les aurait fait exécuter. Il disait souvent que, s'il vivait, Paris n'aurait de rivale au monde en aucun genre.

Dans le même temps Sa Majesté fixa définitivement la forme à donner à l'arc de triomphe de l'Étoile, sur laquelle on avait long-temps balancé et consulté tous les architectes de la couronne. Ce fut encore en cela l'avis de M. Fontaine qui prévalut. De tous les plans présentés, le sien était le plus simple, comme aussi le plus grandiose.

 

L'empereur songea aussi à la restauration du palais de Versailles. M. Fontaine avait soumis à Sa Majesté un projet de premières réparations, aux termes duquel, moyennant six millions, l'empereur et l'impératrice auraient eu un logement convenable. Sa Majesté, qui voulait tout faire beau, grand, superbe, mais avec économie, écrivit au bas de ce projet la note suivante, que M. de Bausset rapporte aussi dans ses mémoires:

«Il faut bien penser aux projets sur Versailles. M. Fontaine en présente un raisonnable, dont la dépense est de six millions; mais je ne vois point de logemens, ni la restauration de la chapelle, ni celle de la salle de spectacle, non pas telles qu'elles devraient être un jour, mais seulement telles qu'elles pourraient être pour un premier service.

»D'après ce projet, l'empereur et l'impératrice sont logés; ce n'est pas tout: il faut connaître ce que l'on pourra avoir sur la même somme en logemens de princes, de grands-officiers et d'officiers.

»Il faut savoir aussi où l'on mettra la manufacture d'armes, qui ne laisse pas d'être nécessaire à Versailles, où elle répand de l'argent.

»Il faut, sur ces six millions, trouver six logemens de princes, douze de grands-officiers, et cinquante d'officiers.

»Alors on pourra dire seulement que l'on peut habiter Versailles et y passer un été.

»Avant que l'on exécute ce projet, il faut que l'architecte qui sera chargé de l'exécution puisse certifier que cela pourra être fait pour la somme proposée.»

Quelques jours seulement après leur arrivée, Leurs Majestés l'empereur et l'impératrice allèrent visiter le célèbre David, dans son atelier de la Sorbonne; afin de voir le magnifique tableau du Couronnement, qui venait d'être achevé. La suite de Leurs Majestés se composait de M. le maréchal Bessières, d'un aide de camp de l'empereur, M. Lebrun, de plusieurs dames du palais et chambellans. L'empereur et l'impératrice admirèrent long-temps cette belle composition, qui réunissait tous les genres de mérite; et le peintre était tout glorieux d'entendre Sa Majesté nommer l'un après l'autre tous les principaux personnages du tableau, dont la ressemblance était vraiment miraculeuse. «Que c'est grand! disait l'empereur, que c'est beau! quel relief ont tous les objets! quelle vérité! Ce n'est pas une peinture, on marche dans ce tableau.» Et d'abord, ses regards s'étant fixés sur la grande tribune du milieu, l'empereur reconnut Madame Mère, le général Beaumont, M. de Cossé, M. de La Ville, madame de Fontanges et madame Soult: «Je vois plus loin, dit-il, le bon M. Vien.» M. David répondit: «Oui, Sire, j'ai voulu rendre hommage à mon illustre maître, en le plaçant dans un tableau qui sera, par son objet, le plus important de mes ouvrages.» L'impératrice prit ensuite la parole pour faire remarquer à l'empereur avec quel bonheur M. David avait saisi et rendu le moment intéressant où l'empereur est prêt à la couronner: «Oui, dit Sa Majesté en regardant avec un plaisir qu'elle ne cherchait point à déguiser, le moment est bien choisi, l'action est parfaitement indiquée; les deux figures sont très-bien;» et en parlant ainsi, l'empereur regardait l'impératrice.

Sa Majesté, poursuivant l'examen du tableau dans tous ses détails, loua principalement le groupe du clergé italien près de l'autel, épisode inventé par le peintre. Elle parut désirer seulement de voir le pape représenté dans une action plus directe, paraissant donner sa bénédiction, et que l'anneau de l'impératrice fût porté par le cardinal légat.

À propos de ce groupe, le maréchal Bessières fit beaucoup rire Sa Majesté, en lui rappelant la discussion fort amusante qui avait eu lieu entre David et le cardinal Caprara.

On sait que le grand artiste avait de l'aversion pour les figures habillées, surtout habillées à la moderne. On remarque dans toutes ses compositions, un goût si prononcé pour l'antique, qu'il se glisse jusque dans sa manière de draper les personnages vivans. Or, le cardinal Caprara, l'un des assistans du pape à la cérémonie du couronnement, portait perruque. David l'ayant placé dans son tableau, jugea convenable de lui ôter sa perruque et de le représenter tête chauve, du reste, parfaitement ressemblant. Le cardinal, désolé, supplia l'artiste de lui rendre sa perruque; il essuya de la part de David un refus formel. «Jamais, lui dit-il, je n'avilirai mes pinceaux jusqu'à peindre une perruque.» Son éminence alla tout en colère, se plaindre à M. de Talleyrand, qui était à cette époque ministre des affaires étrangères, donnant entre autres raisons, celle-ci, qui lui paraissait sans réplique, que jamais pape n'ayant porté de perruque, on ne manquerait pas de supposer à lui, cardinal Caprara, l'intention de prétendre à la chaire pontificale en cas de vacance, intention bien clairement indiquée par la suppression de sa perruque dans le tableau du couronnement. Son éminence eut beau faire, David ne voulut jamais consentir à lui restituer sa précieuse perruque, disant qu'elle devait se croire très-heureuse de ce qu'il ne lui avait ôté que cela.

Après avoir entendu le récit dont les détails lui furent confirmés par le principal acteur de la scène, Sa Majesté fit encore à M. David quelques observations, en prenant tous les ménagemens possibles. Elles furent écoutées attentivement par cet artiste admirable, qui, en s'inclinant, promit à l'empereur de profiter de ses avis.

La visite de Leurs Majestés fut longue. Le jour, qui baissait, avertit enfin l'empereur qu'il était temps de s'en aller. Il fut reconduit par M. David jusqu'à la porte de l'atelier. Là, s'arrêtant tout court, l'empereur ôta son chapeau, et par un salut plein de grâce, témoigna l'honneur qu'il rendait à un talent si distingué. L'impératrice ajouta à la vive émotion dont M. David paraissait agité, par quelques-uns de ces mots charmans qu'elle savait si bien dire et placer si à propos.

En face du tableau du Couronnement était exposé celui des Sabines. L'empereur, qui s'était aperçu de l'envie qu'avait M. David de s'en défaire, donna l'ordre en s'en allant à M. Lebrun de voir si ce tableau ne pouvait point être placé convenablement dans le grand cabinet des Tuileries. Mais il changea bientôt d'idée, en songeant que la plupart des personnages étaient représentés in naturalibus, ce qui eût assez mal figuré dans un cabinet consacré aux grandes réceptions diplomatiques, et dans lequel s'assemblait ordinairement le conseil des ministres.

CHAPITRE II

Mariage de mademoiselle de Tascher avec le duc d'Aremberg.—Mariage d'une nièce du roi Murat avec le prince de Hohenzollern.—Grandes fêtes et bals masqués à Paris.—L'empereur au bal de M. de Marescalchi.—Déguisement de l'empereur.—Instructions de Constant.—L'empereur toujours reconnu.—L'incognito impossible.—Plaisanteries de l'empereur.—Napoléon intrigué par une inconnue.—L'impératrice au bal de l'Opéra.—L'empereur voulant surprendre l'impératrice au bal masqué.—Napoléon en domino.—Constant camarade de l'empereur et le tutoyant.—Espiégleries d'un masque et embarras de l'empereur.—Explication entre Napoléon et Joséphine.—Quel était le masque qui avait intrigué l'empereur.—Mascarades parisiennes.—Le docteur Gall et les têtes à perruque.—Bal costumé et masqué chez la princesse Caroline.—Constant envoyé à ce bal par l'empereur.—Instructions données par l'empereur à Constant.—Mariage du prince de Neufchâtel avec une princesse de Bavière.—Présent offert à l'impératrice par un habitant de l'île de France.—La macaque bien élevée.—Habitudes civilisées.

À la fin du mois de janvier, mademoiselle de Tascher, nièce de Sa Majesté l'impératrice, épousa M. le duc d'Aremberg. L'empereur, à cette occasion, éleva mademoiselle de Tascher à la dignité de princesse, et voulut, avec l'impératrice, honorer de sa présence les noces qui eurent lieu chez sa majesté la reine de Hollande, dans son hôtel de la rue de Cérutti. Elles furent superbes et dignes, en tout point, des augustes convives. L'impératrice ne se retira point tout de suite après le dîner; elle ouvrit le bal avec le duc d'Aremberg.

Quelques jours après, le prince de Hohenzollern épousa la nièce de M. le grand-duc de Berg, mademoiselle Antoinette Murat.

Sa Majesté fit pour elle ce qu'elle avait fait pour mademoiselle de Tascher, elle assista aussi avec l'impératrice au bal que le grand-duc de Berg donna à l'occasion de ce mariage, et dont la princesse Caroline faisait les honneurs.

Cet hiver fut remarquable à Paris, par la grande quantité de fêtes et de bals qu'on y donna. L'empereur, comme je l'ai déjà dit, avait une espèce d'aversion pour les bals, et surtout pour les bals masqués, qu'il trouvait la chose du monde la plus ridicule. C'était un des chapitres sur lesquels il était presque toujours en guerre avec l'impératrice. Un jour pourtant, il céda aux instances de M. de Marescalchi, ambassadeur d'Italie, renommé pour les bals magnifiques qu'il donnait, et auxquels assistaient les personnages les plus distingués de l'état. Ces réunions brillantes avaient lieu dans une salle que l'ambassadeur avait fait construire exprès, et décorer avec une richesse et un luxe extraordinaire. Sa Majesté consentit à honorer de sa présence un bal masqué donné par monsieur l'ambassadeur, et qui devait effacer tous les autres.

Le matin, l'empereur m'appela et me dit: «Constant, je me décide à danser ce soir chez l'ambassadeur d'Italie; vous porterez dans la journée dix costumes complets dans l'appartement qu'il a fait préparer pour moi.» J'obéis, et le soir je me rendis avec Sa Majesté chez M. de Marescalchi. Je l'habillai de mon mieux en domino noir, et m'appliquai à le rendre tout-à-fait méconnaissable. Tout allait assez bien, malgré bon nombre d'observations de la part de l'empereur sur ce qu'un déguisement a d'absurde, sur la mauvaise tournure que donne un domino, etc. Mais quand il fut question de changer de chaussure, il s'y refusa absolument, malgré tout ce que je pus lui dire à cet égard; aussi fut-il reconnu dès son entrée au bal. Il va droit à un masque, les mains derrière le dos, selon son habitude; il veut nouer une intrigue, et à la première question qu'il fait on lui répond en l'appelant Sire… Alors, désappointé, il se retourne brusquement, et revient à moi: «Vous aviez raison, Constant, on m'a reconnu.... Apportez-moi des brodequins et un autre costume. «Je lui chaussai les brodequins, et le déguisai de nouveau, en lui recommandant bien de tenir ses bras pendans, s'il ne voulait pas être reconnu au premier abord. Sa Majesté me promit de suivre de point en point ce qu'elle appelait mes instructions. Mais à peine entrée avec son nouveau costume, elle est accostée par une dame qui, lui voyant encore les mains croisées derrière le dos, lui dit: «Sire, vous êtes reconnu!» L'empereur laissa aussitôt tomber ses bras; mais il était trop tard, et déjà tout le monde s'éloignait respectueusement pour lui faire place. Il revient encore à son appartement, et prend un troisième costume, me promettant bien de faire attention à ses gestes, à sa démarche, et s'offrant à parier qu'il ne sera pas reconnu. Cette fois, en effet, il entre dans la salle comme dans une caserne, poussant et bousculant tout autour de lui; et malgré cela, on vient encore lui dire à l'oreille: «Votre Majesté est reconnue.» Nouveau désappointement, nouveau changement de costume, nouveaux avis de ma part, nouvelles promesses, même résultat; jusqu'à ce qu'enfin Sa Majesté quitta l'hôtel de l'ambassadeur, persuadée qu'elle ne pouvait se déguiser, et que l'empereur se reconnaissait sous quelque travestissement que ce fût.

Le soir au souper, le prince de Neufchâtel, le duc de Trévise, le duc de Frioul et quelques autres officiers étant présens, l'empereur raconta l'histoire de ses déguisemens, et plaisanta beaucoup sur sa maladresse. En parlant de la jeune dame qui l'avait reconnu la veille, et qui l'avait, à ce qu'il paraît, assez fortement intrigué: «Croiriez-vous, Messieurs, dit-il, que je n'ai jamais pu reconnaître cette coquine-là?»

On était dans le carnaval. L'impératrice témoigna le désir d'aller une fois au bal masqué de l'Opéra. L'empereur, qu'elle pria de l'y conduire, refusa, malgré tout ce que l'impératrice put lui dire de tendre et de séduisant pour le décider. On sait de combien de grâce elle entourait une prière, mais tout fut inutile; l'empereur dit nettement qu'il n'irait pas. «Eh bien, j'irai sans toi.—Comme tu voudras;» et l'empereur sortit.

Le soir, à l'heure fixée, l'impératrice partit pour le bal. L'empereur, qui voulait la surprendre, fit appeler une des femmes de chambre et lui demanda la description exacte du costume de l'impératrice. Ensuite il me dit de l'habiller en domino, monte dans une voiture sans armoiries avec le grand-maréchal du palais, un officier supérieur et moi, et nous voilà en chemin pour l'Opéra. Arrivés à l'entrée particulière de la maison de l'empereur, nous éprouvons beaucoup de difficultés de la part de l'ouvreuse, qui ne nous laissa passer qu'après m'avoir fait décliner mon nom et ma qualité… «Ces messieurs sont avec vous?—Vous le voyez bien!—Pardon, monsieur Constant, c'est que, voyez-vous, dans des jours comme aujourd'hui… il y a toujours des personnes qui cherchent à s'introduire sans payer....—C'est bon! c'est bon!» et l'empereur riait de tout son cœur des observations de l'ouvreuse. Enfin nous entrons. Ayant pénétré dans la salle, nous nous promenâmes deux à deux, je donnais le bras à l'empereur, qui, en me tutoyant, me recommanda d'en faire de même à son égard. Nous nous étions donné des noms supposés. L'empereur s'appelait Auguste, le duc de Frioul, François, l'officier supérieur, dont le nom m'échappe, Charles, et moi Joseph. Dès que Sa Majesté apercevait un domino semblable à celui que la femme de chambre de l'impératrice lui avait dépeint, elle me serrait fortement le bras en me disant: «Est-ce elle?—Non, si.... non, Auguste,» répondais-je toujours en me reprenant, car il m'était impossible de m'habituer à appeler l'empereur autrement que Sire ou Votre Majesté. Il m'avait, comme je l'ai dit, recommandé bien expressément de le tutoyer; mais il était à chaque instant obligé de me rappeler sa recommandation, car le respect me liait la langue toutes les fois que j'allais dire tu… Enfin, après avoir tourné de tous côtés, visité tous les coins et recoins de la salle, le foyer, les loges, etc., examiné tout, détaillé chaque costume pièce à pièce, Sa Majesté ne trouvant point l'impératrice plus que nous, commença à concevoir de vives inquiétudes, que je parvins néanmoins à dissiper en lui disant que sans doute Sa Majesté l'impératrice était allée changer de costume. À l'instant où je parlais, arrive un domino qui s'attache à l'empereur, lui parle, l'intrigue, le tourmente de toutes les façons, avec une vivacité telle qu'Auguste peut à peine se reconnaître. Je ne parviendrais jamais à donner une juste idée de ce qu'avait de comique l'embarras de Sa Majesté. Le domino, qui s'en apercevait, redoublait de verve et d'épigrammes jusqu'à ce que pensant qu'il était temps d'en finir, il disparut dans la foule.

 

L'empereur était piqué au vif; il n'en voulut pas davantage, et nous partîmes.

Le lendemain matin, en voyant l'impératrice: «Eh bien! dit Sa Majesté, tu n'étais pas hier au bal de l'Opéra!—Si vraiment, j'y étais.—Allons donc!—Je t'assure que j'y suis allée. Et toi, mon ami, qu'as-tu fait toute la soirée?—J'ai travaillé.—Oh! c'est singulier! j'ai vu hier au bal un domino qui avait le même pied et la même chaussure que toi; je l'ai pris pour toi et je lui ai parlé en conséquence.» L'empereur rit aux éclats en apprenant qu'il avait ainsi été pris pour dupe, que l'impératrice au moment de partir pour le bal avait changé de costume, parce qu'elle ne trouvait pas le premier assez élégant.

Le carnaval de cette année fut extrêmement brillant. Il y eut à Paris toutes sortes de mascarades. Les plus amusantes étaient celles où l'on mit en jeu le système que professait alors le fameux docteur Gall; je vis passer sur la place du Carrousel une troupe composée de pierrots, d'arlequins, de poissardes, etc., tous se tâtant le crâne et faisant mille singeries; un paillasse portait plusieurs crânes en carton de différentes grosseurs et peints en bleu, rouge, vert, avec ces inscriptions: Crâne d'un voleur; crâne d'un assassin, crâne d'un banqueroutier, etc. Un masque représentant le docteur Gall, était à cheval sur un âne, la tête tournée du côté de la queue de l'animal, et recevait des têtes à perruques couronnées de chiendent, de la main d'une mère gigogne qui suivait, montée aussi sur un âne.

S. A. I. la princesse Caroline donna un bal masqué auquel assistèrent l'empereur et l'impératrice; ce fut une des plus belles fêtes qu'on ait jamais vues. L'opéra de la Vestale était alors dans sa nouveauté et fort à la mode; il donna l'idée d'un quadrille de prêtres et de vestales qui fit son entrée au son d'une musique délicieuse de flûtes et de harpes. Avec cela, des enchanteurs, une noce suisse, des fiançailles tyroliennes, etc. Tous les costumes étaient d'une richesse et d'une exactitude remarquables. On avait établi dans les appartemens du palais un magasin de costumes tel que les danseurs purent en changer quatre ou cinq fois dans la nuit, ce qui fit que le bal parut s'être renouvelé autant de fois.

Comme j'habillais l'empereur pour aller à ce bal, il me dit: «Constant, vous viendrez avec moi; mais vous viendrez déguisé. Prenez le costume qui vous conviendra: arrangez-vous de manière à n'être point reconnu, et je vous donnerai vos instructions.» Je m'empressai de faire ce que désirait Sa Majesté. Je pris un costume suisse qui m'allait fort bien, et j'attendis, ainsi équipé, que l'empereur voulût bien me donner ses ordres.

Il s'agissait d'intriguer plusieurs grands personnages et deux ou trois dames que l'empereur me désigna avec un soin et des détails si minutieux qu'il était impossible de s'y tromper. Il m'apprit sur leur compte des choses fort curieuses et fort ignorées, bien faites pour leur causer le plus mortel embarras. Je partais; l'empereur me rappela: «Surtout, Constant, prenez bien garde de vous tromper; n'allez pas confondre madame de M.... avec sa sœur. Elles ont à peu près le même costume, mais madame de M.... est plus grande que sa sœur. Prenez garde!» Arrivé au milieu du bal, je cherchai et trouvai assez facilement les personnes que Sa Majesté m'avait désignées. Les réponses que l'on me fit l'amusèrent beaucoup, lorsque je les lui racontai à son coucher.

Il y eut à cette époque un troisième mariage, à la cour: celui du prince de Neufchâtel et de la princesse de Bavière. Il fut célébré dans la chapelle des Tuileries, par M. le cardinal Fesch.

Un voyageur de l'île de France présenta dans ce temps, à l'impératrice, un singe femelle de la famille des orang-outangs. Sa Majesté donna l'ordre que l'animal fût placé dans la ménagerie de la Malmaison. Cette macaque était extrêmement douce et paisible. Son maître lui avait donné une excellente éducation. Il fallait la voir lorsque quelqu'un s'approchait de la chaise où elle était assise, prendre un maintien décent, ramener sur ses jambes et sur ses cuisses les pans d'une longue redingote dont elle était revêtue, se lever ensuite pour saluer en tenant toujours sa redingote fermée devant elle, faire enfin tout ce que ferait une jeune fille bien élevée. Elle mangeait à table avec un couteau et une fourchette, plus proprement que beaucoup d'enfans qui passeraient pour être bien tenus; elle aimait, en mangeant, à se couvrir la figure avec sa serviette, puis se découvrait ensuite en poussant un cri de joie. Les navets étaient son aliment de prédilection; une dame du palais lui en ayant montré, elle se mit à courir, à cabrioler, à faire des culbutes, oubliant tout-à-fait les leçons de modestie et de décence que lui avait données son professeur. L'impératrice riait aux éclats de voir la macaque aux prises avec cette dame dans un tel désordre d'ajustement.

Cette pauvre bête eut une inflammation d'intestins. D'après les instructions du voyageur qui l'avait apportée, on la coucha dans un lit, vêtue comme une femme, d'une chemise et d'une camisole. Elle avait soin de ramener la couverture jusqu'à son menton, ne voulait rien supporter sur la tête, et tenait ses bras hors du lit, les mains cachées dans les manches de sa camisole. Lorsqu'il entrait dans sa chambre quelqu'un de sa connaissance, elle lui faisait signe de la tête et lui prenait la main qu'elle serrait affectueusement. Elle prenait avec avidité les tisanes ordonnées pour sa maladie, parce qu'elles étaient sucrées. Un jour qu'on lui préparait une potion de manne, elle trouva qu'on était trop lent à la lui donner, et montra tous les signes d'impatience d'un enfant, criant, s'agitant, jetant sa couverture à bas et tirant enfin son médecin par l'habit avec tant d'opiniâtreté que celui-ci fut obligé de céder. Dès qu'elle eut en sa possession la bienheureuse tasse, elle se mit à boire, tout doucement, à petits coups, avec toute la sensualité d'un gastronome qui aspire un verre de vin bien vieux et bien parfumé, puis elle rendit la tasse et se recoucha.