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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE XII

Événement tragique raconté par madame de La Rochefoucault.—Dernière précaution d'une mourante.—Désespoir d'un jeune homme.—Réflexions de la maréchale… sur cette aventure.—Le voleur de cœur.—Attendrissement suivi d'hilarité.—Le diamant volé et retrouvé.—Empressement des jeunes femmes auprès de la maréchale…—La devise de la république brodée en garniture de robe par ordre de la maréchale…—Tendresse du prince de Talleyrand pour mademoiselle Charlotte.—Conjectures.—Stupéfaction du corps diplomatique.—Question de M. d'Azara à madame Duroc.—Méprise de celle-ci.—Madame Duroc prise pour habile diplomate.—Désolation de madame Duroc qui craint de passer pour sotte.—Promenade proposée par l'empereur.—Correspondance mystérieuse.—Lettres anonymes.—Napoléon dénoncé à Joséphine, et Joséphine dénoncée à Napoléon.—L'espion cherchant à exciter la jalousie de l'empereur.—Secret impénétrable.—Promenade à la Malmaison.—Noms rayés par l'empereur.—Bonne mémoire de Napoléon.—Spectacle et cercle à la cour.—Mésaventure d'un riche banquier.—Mot de la princesse Dolgorouki sur la cour impériale.

La maréchale*** était du nombre des personnes qui venaient d'arriver dans le salon de l'impératrice. Madame de La Rochefoucault, encore tout émue d'un événement que son médecin venait de lui raconter, nous dit qu'il avait été appelé pour donner ses soins à une jeune femme qui était tombée sous les roues d'une voiture, qu'elle était tellement blessée qu'elle mourut quelques minutes après qu'il fut près d'elle, mais qu'elle avait eu encore assez de force pour lui dire avant de mourir: «Monsieur, il va arriver ici quelqu'un qui sera bien malheureux de ma perte, je vous le recommande, ne l'abandonnez pas à son désespoir. Emportez les pistolets qui se trouvent dans mon secrétaire, car je craindrais que dans le premier moment de sa douleur il ne pût en faire un usage funeste.»

En effet, ce médecin avait vu arriver peu de temps après un jeune homme dont le désespoir était si déchirant, qu'il lui avait inspiré un véritable intérêt.

La maréchale***, présente à ce récit que madame de La Rochefoucault nous faisait avec beaucoup d'émotion, l'interrompit pour lui demander bien gravement: «Ce jeune homme était-il son mari?—Je ne le crois pas, répondit la comtesse, mais il est bien malheureux, et par conséquent il inspire de l'intérêt.—Comment, Madame, dit la maréchale; d'une voix éclatante, pouvez-vous vous intéresser à un de ces voleurs de cœur, car il est bien clair qu'il n'était que cela, un voleur de cœur…» Cette expression de voleur de cœur, qui nous paraissait si drôle, ainsi que la sévérité de la maréchale, séchèrent les larmes que le récit de madame de La Rochefoucault avait presque fait couler.

Joséphine avait raconté à quelques-unes de nous le vol d'un diamant de la maréchale, qui paraissait presque incroyable; elle se pencha vers moi, et me dit tout bas: «Je vais vous faire répéter l'histoire du diamant.»

La conversation ayant été mise sur ce sujet, la maréchale entra de nouveau dans tous les détails: elle nous dit qu'elle avait un frotteur qu'elle soupçonnait fort de lui avoir volé un très-beau diamant; elle était entrée dans la chambre où il était, un pistolet à la main, en avait fermé la porte à la clef, et lui avait dit qu'elle ne quitterait pas la chambre sans avoir retrouvé son diamant; que l'homme avait voulu protester de son innocence; que, pour la prouver, il s'était mis nu comme un ver, et que c'était dans cet état qu'elle avait su retrouver son diamant caché sur lui. Ce récit fut accompagné de beaucoup de détails que je dois omettre ici…

Chaque fois que la maréchale*** venait voir l'impératrice, l'empressement des jeunes femmes autour d'elle était extrême. Elles espéraient toujours recueillir quelques-uns de ces mots qui ont fait fortune dans le monde.

Je crois qu'on lui en a prêté beaucoup plus qu'elle n'en a jamais dit.

Mais aussi un proverbe vulgaire nous apprend qu'on ne prête qu'aux riches.

Au temps où les édifices publics étaient couverts de cette devise: Vivre libre ou mourir; unité, indivisibilité de la république, la maréchale l'ayant trouvée jolie, la fit broder sur un ruban dont elle fit garnir une robe.

Au reste, toutes les plaisanteries qu'on a faites sur elle n'ont pour objet que des ridicules; combien de femmes seraient heureuses que les reproches qu'on peut leur adresser n'eussent pas des motifs plus graves!

Ce même jour madame Duroc revint toute triste d'une visite qu'elle venait de faire chez la princesse de Talleyrand; en se rappelant une réponse qu'elle avait faite à M. d'Azara, elle craignit qu'il ne l'eût prise pour une sotte. Avant de raconter ce qui fit naître cette crainte, il faut rappeler l'extrême tendresse de M. de Talleyrand pour une jolie petite fille qui tomba un jour des nues chez lui. Elle se nommait Charlotte; non-seulement elle était l'objet des soins de la princesse, mais le prince en raffolait; il en parlait sans cesse, les occupations les plus graves, la présence des ambassadeurs, rien ne pouvait l'en distraire.

Lorsqu'il vint à Aix-la-Chapelle, elle était malade. Il attendait l'arrivée des courriers avec une anxiété dont l'excès excitait la curiosité de tout le monde; le vaste champ des conjectures fut parcouru en tous sens pendant long-temps, sans qu'il fût possible de deviner; mais enfin on sut très-positivement que l'extrême tendresse du prince ne prouvait que la gentillesse de l'enfant, et non aucun lien de parenté; cette tendresse n'en était pas moins un sujet d'étonnement. Souvent, au milieu d'intérêts très-graves, si cet enfant s'approchait de lui, tout entier aux caresses qu'elle lui prodiguait, il la pressait dans ses bras, interrompait pour elle la conversation la plus sérieuse, et laissait autour de lui tous les diplomates stupéfaits.

Ce même jour, M. d'Azara, dont la conversation avait été ainsi interrompue, vint se placer près de madame Duroc, et se penchant vers elle, il lui demanda bien bas: «Madame, pourriez-vous me dire ce que c'est que Charlotte?»

La duchesse, qui dans cet instant ne pensait pas du tout à cet enfant, regarda M. d'Azara avec étonnement, et lui dit: «Monsieur, c'est un entremet qu'on fait avec des pommes.» M. d'Azara, en recevant cette réponse à bâtons rompus, se persuada que la jeune duchesse était une diplomate beaucoup plus fine que lui, et qu'elle ne voulait pas répondre à sa question, dont la solution, devait sans doute rester un problème; il s'inclina, et n'ajouta pas un mot.

Madame Duroc, en sortant de chez le prince, pensait à la singulière question de M. d'Azara, ne pouvant pas comprendre à quel propos il lui avait parlé de cuisine, quant tout à coup un souvenir de cet enfant vint la frapper, et lui faire penser que la question de M. d'Azara pouvait bien avoir eu cette petite fille pour objet. Alors elle se désolait de sa réponse.

«Qu'aura pensé M. d'Azara? il aura cru que j'étais folle,» nous disait-elle tristement. Au contraire, cette réponse, qu'elle croyait si ridicule, avait paru le nec plus ultra de l'adresse diplomatique, pour répondre sans rien dire.

Je n'avais pas vu l'empereur depuis ma démission; ce souvenir, auquel se joignait celui de ce terrible regard lancé sur moi la veille de notre départ de Mayence, me troubla un peu lorsqu'il entra chez l'impératrice; mais étant accompagné de plusieurs personnes, et beaucoup d'autres étant survenues, je me remis bientôt. Il venait proposer à Joséphine une promenade qui fut acceptée; elle eut la bonté de m'engager à l'accompagner.

Pendant la promenade, j'espérais profiter d'un instant de solitude pour lui rappeler ma démission et ses motifs, dont rien malheureusement ne pouvait atténuer la force, mais nous ne fûmes jamais seules.

Joséphine nous parla d'une circonstance assez extraordinaire et jusqu'alors parfaitement inexplicable; et cependant la police du château et celle de Paris avaient été employées successivement pour en découvrir les auteurs.

Chaque fois que l'empereur faisait une action, quelle qu'elle fût, dont il désirait dérober la connaissance à Joséphine, elle recevait peu d'heures après une lettre qui l'en instruisait dans tous les détails qui y étaient relatifs.

De même tout ce que faisait Joséphine et qui pouvait donner lieu à interprétation était toujours transmis par la même voie à l'empereur.

Ces lettres arrivaient toutes par la poste du gouvernement; elles étaient de la même écriture. Pendant le séjour de la cour à Saint-Cloud, elles arrivaient si promptement, qu'on s'étonnait quelquefois qu'on eût le temps de les envoyer à la poste à Paris.

À une époque où le prince Eugène partait pour l'armée, il dit à Joséphine qu'il avait dans son régiment un jeune officier qu'il aimait beaucoup, qui venait de perdre sa mère qui lui avait laissé de très-beaux diamans, qu'il en était fort embarrassé, ne pouvant pas les emporter à l'armée, et qu'il lui avait offert de les faire garder, avec ceux de l'impératrice, par la personne préposée à cet effet; Joséphine lui dit qu'elle y consentait, que cet officier pouvait se présenter chez sa première femme pour y déposer ses diamans, mais qu'on la fît prévenir, attendu qu'elle voulait connaître ce qu'on déposait.

Le lendemain à l'issue de son déjeuner, on vint l'avertir de l'arrivée de cet officier; elle monta un instant très-court dans l'appartement de cette première femme de chambre, pour s'assurer de la valeur de ce qu'on lui confiait. L'amitié que le prince Eugène avait pour cet officier la portait à prendre tous ces soins; aussitôt que la remise de ces objets fut faite, elle revint dans son appartement.

Deux heures après, l'empereur était instruit de tous ces détails par le correspondant anonyme, à la réserve qu'on lui avait tu la circonstance du dépôt qui avait motivé cette visite; on voyait qu'on aurait voulu pouvoir y donner une apparence coupable. L'heure, le signalement de l'officier étaient bien exacts.

 

Pendant plusieurs années, cette mystérieuse correspondance a été suivie à chaque circonstance qui pouvait présenter quelques malignes interprétations. Il n'y avait aucun doute que l'auteur ne fût une personne du château, et même il fallait qu'elle y occupât une place qui lui donnât l'entrée des salons, car souvent ces lettres avaient pour objet des choses qui devaient rester inconnues aux personnes du service subalterne. L'écriture de ces lettres, qui était toujours la même, ne paraissait pas contrefaite.

Jamais on n'a pu avoir aucune lumière sur ce génie invisible qui suivait leurs majestés partout. Deux jours après, Joséphine m'envoya chercher pour l'accompagner à la Malmaison. L'empereur était de cette promenade; en y arrivant, nous nous assîmes quelques instans dans le salon. M. de Rémuzat en profita pour s'approcher de l'empereur; il tenait un papier d'une main et une écritoire de l'autre; il lui présenta le papier; l'empereur le parcourut, prit la plume, et biffa vivement avec humeur deux noms.

C'était la liste pour les invitations d'un cercle. Joséphine, qui était près de moi, sourit et prit mon bras pour passer dans le parc. J'étais curieuse de connaître les deux noms rayés qui avaient fait naître ce sourire; mais je ne devais pas me permettre de question. L'impératrice ne laissa pas long-temps ma curiosité en suspens; elle me dit que Napoléon voulait qu'on lui présentât toujours la liste des invitations des cercles; souvent il rayait quelques noms, mais qu'il y en avait deux qu'on était presque certain de trouver dans les raturés. Si l'empereur les laissait quelquefois, c'était à regret, et par des considérations relatives à l'entourage de ces dames; car pour elles-mêmes, leurs noms eussent toujours été rayés: l'une était madame de V***, l'autre madame de T… L'empereur avait une mémoire des noms et des personnes qui le trompait rarement.

Lorsqu'il y avait spectacle à la cour, le cercle dans les appartemens y succédait; beaucoup de personnes de la ville recevaient des billets pour le spectacle: ces billets ne leur donnaient aucun droit de se présenter au cercle.

Un soir, M. de ***, riche banquier, était dans le parterre en habit habillé très-brillant, sa toilette ne le cédait en rien à celle de beaucoup de personnes de la cour, près desquelles il se trouvait. En sortant, il rencontra plusieurs membres du corps diplomatique qu'il connaissait, et, tout en causant avec eux, il les suivit et arriva dans les salons.

Il y avait fort peu de temps qu'il y était, lorsque l'empereur distingua au milieu de cette foule de courtisans une figure qui lui était inconnue; il lui fit dire de sortir. L'existence honorable dont M. de *** jouissait dans le monde rendit cette commission fort dure à exécuter pour celui qui en fut chargé. M. de *** en fut frappé d'autant plus douloureusement, qu'il aimait à s'entourer habituellement de beaucoup de personnes de la cour, qu'il recevait chez lui tous les ambassadeurs, et en général fort bonne compagnie.

Ces cercles furent définis un soir devant moi par la princesse Dolgorouki; cette femme, fort spirituelle, avait fait par son esprit les délices de la cour de l'impératrice Catherine. Elle arriva chez la baronne de Saint-Marceau où j'étais, en sortant du château; on lui demanda ce qu'elle en pensait; elle répondit: On trouve bien là une grande puissance, mais non pas une cour.

CHAPITRE XIII

Conversation avec l'impératrice, au sujet au mariage du prince de....—Ordre donné par l'empereur au prince de se séparer de sa maîtresse.—Esprit et paresse du prince de....—Démarches de madame*** auprès de l'empereur.—Résultat de ses démarches.—Madame***, mariée au prince de.....—Sotte timidité des gens d'esprit, et audace heureuse des sots.—Mécontentement de l'empereur.—Son aversion pour madame***.—Les deux premiers maris de madame***.—Double complaisance, et argent reçu des deux mains.—Consentement acheté fort cher.—Suite de la conversation avec l'impératrice.—Détails racontés par l'impératrice sur les sœurs de l'empereur.—Toilette de la princesse Pauline.—Aisance incroyable.—Mort du fils du général Leclerc et de la princesse Pauline.—Le café et le sucre.—Économie outrée de la princesse Pauline et des frères et sœurs de Napoléon.—Traits de parcimonie de madame-mère.—La dame de compagnie à mille francs d'appointemens, et le voile de 500 francs.—Le melon au sucre.—Madame-mère se coupant des chemises.—Parcimonie du cardinal Fesch.—Louis Bonaparte.—Exaltation de ses sentimens.—Dehors froids et âme passionnée de Louis.—Sa jalousie.—Mademoiselle C., amie de la reine Hortense.—Portrait de la reine Hortense.—Hilarité d'Hortense excitée par une épithète impériale.—Gravité de Cambacérès déconcertée.—Gravité d'un jugement de Napoléon sur son frère Joseph.—Tête-à-tête de l'auteur avec Joséphine.—L'impératrice enviant le sort d'une pauvre femme.—Aversion de Joséphine pour l'étiquette.—Chagrin causé à l'impératrice par des calomnies.—Lettre de Napoléon à Joséphine au sujet d'Hortense.—Timidité d'Hortense vis-à-vis de Napoléon.—L'auteur persiste dans sa résolution de s'éloigner de la cour.

En parlant des cercles, je me suis éloignée de l'impératrice avec laquelle je me promenais; la conversation qu'elle avait commencée l'amena à me parler du mariage d'un ministre dont tout le monde s'était étonné (à commencer, je crois, par lui).

L'empereur, effrayé de la dissolution des mœurs suite nécessaire de l'anarchie dans laquelle la France avait été plongée, et de l'irréligion devenue presque générale, avait cru consolider son autorité en rétablissant le culte, et en donnant l'exemple d'une vie régulière.

Ses regards s'étendirent sur plusieurs personnes de sa cour. Un de ses ministres reçut l'ordre de renvoyer de chez lui sa maîtresse, qui jusqu'alors avait fait les honneurs de sa maison.

On trouvait très-simple qu'il eût une maîtresse s'il en avait la fantaisie, mais on voulait qu'il allât la voir chez elle, et que sa présence chez lui ne fût pas pour les représentans de tous les souverains de l'Europe une preuve de mépris pour toutes les opinions reçues.

Ce ministre, qui joint à tout l'esprit qu'il est possible d'avoir, une faiblesse, une paresse de caractère qui lui fait préférer d'être gouverné par les gens qui l'entourent à l'ennui d'avoir une volonté avec eux60, fut charmé (ceci est une supposition) que les ordres de l'empereur missent fin à une manière de vivre qui devait lui déplaire, mais qu'il n'avait pas la force de changer.

Quant à sa maîtresse, ce fut tout autre chose; elle avait dit, écrit, répété à toute la terre qu'elle était sa femme; que ce qui manquait à la cérémonie de leur mariage était si peu de chose que ce n'était pas la peine d'en parler, et qu'à l'exception de s'être présentés à la municipalité, c'était tout-à-fait la même chose: elle n'était pas femme à abandonner ainsi la partie.

La faiblesse du ministre, son laissez-aller avec elle, lui donnaient l'assurance qu'il ne dirait pas non, si elle pouvait parvenir à vaincre la résolution de l'empereur.

Elle mit donc tout en œuvre pour parvenir à le voir.

Ce n'était pas chose facile; il ne l'aimait pas. Sa liaison avec le ministre, qu'elle s'était plu à afficher, l'avait indisposé contre elle.

Joséphine, à qui elle s'adressa pour obtenir une audience, n'osa pas même la demander. Mais madame*** ne se rebuta pas. Elle alla dans les appartemens, dans les corridors, et après bien des heures d'attente, elle saisit l'empereur au détour d'une porte, se jeta à ses pieds, et tant il est vrai que la bête la plus bête a une sorte d'éloquence de sentiment quand il s'agit d'intérêts qui touchent son bonheur, elle arracha à l'empereur ces mots: Eh bien, madame, si vous ne voulez pas le quitter, alors épousez-le.

Elle ne demandait pas mieux assurément, c'était la volonté du ministre qu'elle n'avait pu maîtriser jusqu'alors assez pour arriver à ce but désiré, qu'elle redoutait: mais une fois munie de l'ordre qu'elle se fit donner, elle sortit triomphante, et force fut au ministre de se soumettre à épouser… Dans cette circonstance on put se convaincre d'une grande vérité, c'est qu'une personne de peu d'esprit réussit dans beaucoup de choses ou échoueraient celles qui ont du tact et le sentiment des convenances; celles-là sont retenues par mille craintes, par mille bienséances qu'elles craignent de blesser. Celle qui manque de ces qualités n'aperçoit que son but, elle y marche hardiment en passant sur tous les obstacles qui arrêteraient des personnes plus délicates.

L'empereur était mécontent de lui, mécontent d'avoir cédé à ces importunes sollicitations. C'était la première fois qu'on eût emporté un ordre contraire à sa volonté.

La précipitation qu'on mit à le faire exécuter lui épargna la peine de le révoquer.

Mais il garda toujours au fond de son cœur un fond d'aversion pour la femme qui la première avait pu changer son immuable volonté. Sa vue lui rappelait toujours un souvenir désagréable; aussi l'évitait-il aussi souvent qu'il le pouvait.

Moins cette femme possédait de séduction d'esprit, plus l'humeur de lui avoir cédé s'en augmentait. On dit que cette personne qui a été si belle a été très-profitable à ses deux premiers maris. On prétend que le premier qui l'épousa la perdit le premier jour de son mariage. Elle lui fut enlevée par le second, qui, ainsi que cela se pratique dans les pays soumis à la domination anglaise, lui paya une somme très-considérable pour le dédommager de la privation de sa femme.

Ce second mari avait été vivement sollicité par elle depuis long-temps pour consentir au divorce. Elle lui donnait beaucoup d'argent dans l'espérance d'obtenir qu'il céderait à ses instances; d'un autre côté, on dit que le ministre, qui était bien aise d'avoir un obstacle à opposer aux sollicitations de madame***, pour l'épouser, payait fort chèrement le mari pour qu'il gardât son titre. Celui-ci, qui trouvait très-doux de recevoir des deux mains, ne demandait pas mieux de prolonger cette importante négociation; mais on prétend que lorsqu'il vit qu'il allait perdre cette double pension et qu'il fallait se décider, il mit un prix très-haut à son consentement.

Joséphine, qui me raconta l'histoire du mariage que je viens de rapporter, y ajouta cet épisode qu'elle ne me donna que comme un on dit. Cette conversation l'amena à parler des sœurs de l'empereur; nous étions seules. Je pus juger qu'elle les aimait peu. Elle s'étonnait que la sévérité qu'il voulait introduire dans les mœurs de sa cour ne s'étendît pas à sa propre famille. La princesse Pauline fut en grande partie le sujet de cette conversation; elle était parfaitement jolie, et elle voulait qu'on ne pût pas douter de la perfection de sa personne. Souvent les dames de service près d'elle étaient admises dans son appartement pendant sa toilette, qu'elle prolongeait à dessein de se faire admirer. Souvent un intervalle assez long séparait le moment où on lui offrait sa chemise de celui où on la lui passait; pendant ce temps elle se promenait dans sa chambre avec autant d'aisance que si elle eut été totalement vêtue. Il y a sur cette toilette des détails qui paraissent incroyables, mais dont je n'aime pas à rappeler le souvenir même dans le secret de ma pensée. Joséphine me parla du fils que la princesse Pauline avait eu de son premier mariage avec le général Leclerc; cet enfant charmant fut envoyé en Italie au milieu de la famille du second mari de sa mère. On prétendait que cette famille l'aimait peu, que croyant qu'il naîtrait des enfans de ce mariage, elle voyait avec peine qu'ils auraient pour frère un fils du général Leclerc: quoi qu'il en soit, cet enfant mourut.

Joséphine disait qu'il était très-intéressant; elle me cita de lui une naïveté pleine de malice.

Un jour, sa mère, avec beaucoup d'affectation, refusait de prendre du café61, et donnait pour raison qu'il lui avait coûté trop cher (voulant faire entendre que c'était pour ces denrées coloniales que l'empereur avait fait partir l'expédition de Saint-Domingue, dans laquelle le général Leclerc avait perdu la vie). Mais, maman, lui dit son fils, tu manges bien du sucre tous les jours

 

L'impératrice parlait de cet enfant avec beaucoup d'intérêt, et regrettait sa fin prématurée.

La princesse Pauline avait en commun avec toute la famille de Napoléon une parcimonie qui eût été ridicule dans une personne d'un rang peu élevé, et qui le paraissait bien davantage quand c'était la sœur du chef de l'état qui en était capable. À côté de grandes dépenses d'ostentation se trouvaient des économies qu'on a peine à concevoir. J'en citerai un exemple: Étant aux bains de Lucques, il y avait sur la cheminée de son salon des candélabres portant des bougies; à l'instant où les visites sortaient on les éteignait; et lorsqu'on entendait une voiture entrer, on les rallumait précipitamment. Cet exercice se renouvelait plusieurs fois dans la soirée.

Mais tout ce qui dans ce genre paraissait ridicule parmi les frères et sœurs de Napoléon était effacé par ce qu'on racontait de sa mère.

Dans le temps du consulat, sa maison n'était pas encore montée comme elle l'a été depuis; elle n'avait qu'une dame de compagnie à laquelle elle donnait mille francs d'appointemens. Cette dame avait été chanoinesse, et appartenait à une très-bonne famille de Franche-Comté.

Dans un voyage à Rome, pendant lequel madame Bonaparte fut présentée au pape, elle dit à madame D…, sa dame de compagnie, qu'elle devait avoir pour cette présentation une toilette convenable, et particulièrement un grand voile lamé, tel qu'on en portait alors. Sur l'observation que madame D… lui fit que ce voile lui coûterait 500 fr., ce qui, avec le reste de sa parure, excéderait la somme qu'elle pouvait y consacrer, madame Bonaparte lui dit: «Je vous avancerai six mois de vos appointemens. Cette dame ne pouvant pas consacrer six mois de ses appointemens pour un seul voile, se détermina, lors de son retour à Paris, à donner sa démission. Depuis, lorsque la maison de madame-mère (comme on la nommait alors) fut montée, obligée d'avoir une table bien servie, elle s'était aperçue que plusieurs des dames faisant partie de sa maison demandaient du sucre avec des melons; elle fit défendre à son cuisinier d'en servir pour éviter cette double consommation.

Dans ce temps elle se faisait conduire quelquefois dans la rue des Moineaux, dans les magasins du Gagne-Petit, descendait à quelque distance de la maison, de peur que la vue de sa voiture ne l'exposât à payer quelques sous de plus: elle y achetait de la toile pour des chemises, et, revenue à son hôtel, elle s'enfermait dans sa chambre pour les couper elle-même, dans la crainte qu'une lingère pût lui prendre un peu plus de toile.

Le cardinal Fesch, son frère, qui a dépensé tant de millions dans son hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, participait à cette maladie de famille. Lorsqu'il fut nommé cardinal, sa sœur se trouvait à Borne, et il logeait chez elle.

Donnant un grand dîner à tous les cardinaux, le cuisinier de madame Bonaparte lui dit qu'il avait besoin de beaucoup de vases communs en terre, pour mettre les jus, etc. Le cardinal lui dit d'en acheter. Lorsque le chef de cuisine lui présenta la facture de 18 fr. jointe à la dépense du dîner, il lui donna l'ordre de rapporter toutes ces poteries dans une armoire de son antichambre, ne voulant pas les laisser dans la cuisine de sa sœur, puisque c'était lui qui les payait…

Louis était, de toute la famille de l'empereur, celui qui participait le moins à ce défaut, et celui qui réunissait quelques belles qualités. C'est un honnête homme un peu exagéré dans tous ses sentimens. Il eût été passionné pour sa femme, si elle l'eût aimé; mais elle n'éprouvait pour lui que de l'éloignement; elle avait sacrifié ses affections aux désirs de sa mère, mais l'attrait peut-il se commander? Sans doute la conduite dépend de nous, mais nos sentimens sont involontaires. J'ai vu souvent dans le monde confondre la conduite et les affections, ce qui me semble très-injuste: on doit à soi-même et au mari qu'on aime le moins une conduite régulière, mais l'aimer est tout autre chose. La volonté est souvent insuffisante à cet égard.

Louis cachait sous des dehors assez froids une âme passionnée: il ne put se contenter des seuls sentimens que sa femme put lui accorder; ses affections les plus pures, sa tendresse pour sa mère, son attachement pour son frère, excitaient son envie; il était jaloux de tout ce qui pouvait la distraire de lui; il eût voulu lui interdire la musique, le dessin, qu'elle cultivait avec beaucoup de succès. Ces innocentes occupations excitaient souvent son humeur.

La reine Hortense avait une amie dans la personne d'une de ses lectrices, mademoiselle C…, qui était détestée de Louis. Je pense que l'affection de sa femme pour elle était le seul motif de cette antipathie.

Mademoiselle C… conduisait toute la maison de la reine. Elle passait pour avoir de l'esprit; on a dit (je ne sais sur quoi cette supposition est fondée) que loin de calmer l'irritation des deux époux, elle y avait ajouté par ses conseils. C'est un on dit que je répète sans y croire, Hortense ayant bien assez d'esprit pour se conduire d'après ses propres lumières. C'était une femme fort agréable par ses grâces, ses talens, ses manières et son aimable caractère; elle n'était pas jolie; la conformation de sa bouche, qui laissait paraître ses dents longues et saillantes, gâtait sa figure, qui sans ce défaut eût été remarquable par de jolis yeux bleus, une belle peau et des cheveux d'un blond charmant; sa taille était moyenne et sa tournure fort agréable. Dans les premiers momens de son élévation, et de celle de sa famille, elle eut à écouter un jour un discours de Cambacérès. Peu faite encore à l'épithète d'auguste qu'on se croyait obligé d'ajouter au nom de sa mère, elle partit d'un grand éclat de rire. La gravité du grand chancelier en fut presque altérée; mais il fut bientôt remis; chacun sait avec quelle sérieuse importance il remplissait les fonctions de sa place.

L'empereur, en parlant de son frère Joseph, disait qu'il avait l'esprit de commérage d'une vieille femme.

Deux jours après cette promenade à la Malmaison, je reçus un message de Joséphine qui désirait me voir à Saint-Cloud. La maison de campagne que j'occupais en était peu éloignée. En arrivant, je la trouvai dans sa chambre à coucher. Elle pleurait et paraissait profondément affectée. Elle prit ma main, et me fit asseoir sur un siége placé près de celui qu'elle occupait, en gardant ma main dans la sienne. Elle continuait de pleurer; je voulus essayer quelques paroles consolantes, toujours embarrassantes à prononcer quand on ignore le sujet qui fait couler les larmes qu'on voudrait tarir.

«Vous voyez ce tableau62, me dit-elle en élevant la main pour me le désigner; eh bien! la femme qu'il représente était plus heureuse que moi. Ah! souvent tous mes vœux se sont réunis pour envier son sort bien préférable au mien. Je voudrais être à sa place, et cependant on croit mon sort heureux! on l'envie! Ah! si on pouvait bien le connaître, on le plaindrait loin de l'envier. L'impératrice n'est qu'une esclave parée; l'expression de ma pensée ne m'appartient même pas, on veut me la dicter, on voudrait anéantir tous mes souvenirs, et paralyser tous mes sentimens.» Sans s'expliquer positivement, je vis qu'elle venait d'éprouver une vive contrariété, relative, je crois, à quelques amies qu'elle avait voulu servir sans avoir pu y réussir. Cette contrariété qu'elle venait d'éprouver ajoutait à l'humeur qu'elle avait si souvent contre l'étiquette dont on l'entourait.

«On exige, me dit-elle, que je reste assise lorsque des femmes qui naguère m'étaient supérieures, entrent chez moi, c'est impossible, je ne le puis pas. Quelle jouissance pourrais-je trouver à faire sentir aux personnes qui m'entourent, la différence du rang qu'elles occupent à celui auquel je suis parvenue? non, cela est impossible.

»Être aimée est le premier besoin de mon cœur…» Nous restâmes long-temps seules.

Elle me parla des horribles calomnies imprimées dans les journaux anglais au sujet de sa fille, et répétées par le public parisien. Dans ce moment, disposée à l'attendrissement auquel elle venait de se livrer, elle alla chercher dans une cassette quelques lettres; elle en prit une qui lui avait été écrite en dernier lieu par l'empereur, du camp de Boulogue à Aix-la-Chapelle.

60On sent bien (sans qu'il soit besoin de l'expliquer) que cette indifférence, ce laissez-aller ne s'étend qu'aux détails de la vie intérieure qui ne lui paraissaient pas valoir la peine qu'il s'en occupât.
61Il lui était défendu pour sa santé.
62Ce tableau flamand, qui représentait la boutique d'un savetier dont la femme raccommodait une chemise à côté de son mari, était dans la chambre à coucher occupée par Joséphine.