Free

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

CHAPITRE IX

Supplément au journal du voyage à Mayence.—Madame la princesse de Craon.—Le prince de B..... et ses deux fils.—Faveurs de Napoléon non sollicitées.—Motifs pour les accepter.—Froideur de Louis XVIII, et irritation du prince de B......—M. d'Aubusson.—Le prince de B...... demandant la clef de chambellan et craignant de l'obtenir.—Madame la princesse de B...... écrit à l'empereur.—Causticité de madame de Balbi.—Anne et zèbre de Montmorency.—Madame de Lavalette, dame d'atours.—Attributions de sa place usurpées par l'impératrice Joséphine.—Joséphine abuse du blanc.—Fâcheux effet du blanc sur le visage de l'impératrice.—Les farines.—Question indiscrète d'un docteur.—Réponse normande.—Le rouge et le blanc.—Toilette de Joséphine et de ses dames pour la cérémonie du 14 juillet.—Portrait de M. Denon.—Service d'honneur de l'impératrice pendant le voyage à Aix-la-Chapelle.—M. Deschamps, secrétaire des commandemens de l'impératrice.—Ses idées sur les alimens.—Influence des alimens sur l'esprit.—Routes défoncées.—Frayeur de Joséphine.—Excès de prudence pris pour du courage.—Confusion de mots.—La crainte du tonnerre.—Attention charmante de Joséphine pour l'auteur.—Voiture versée.—Importance de la première femme de chambre, et simplicité de l'impératrice.

Le journal de mon voyage avec Joséphine trouvait ici sa place parmi mes souvenirs; mais comme il a été publié dans les premiers volume des Mémoires de Constant, je le supprime et ne laisse subsister que quelques réflexions que j'y avais jointes.

Le jour de ma prestation de serment à Saint-Cloud, je m'y trouvai avec M. d'Aubusson. Nous revînmes à Paris ensemble. Je désirais faire une visite à la princesse de G....; lui-même voulait la voir, mais l'un et l'autre nous redoutions son opinion sur nos nouvelles dignités, et nous résolûmes de faire cette visite en commun, pour mieux nous défendre des sarcasmes que nous attendions.

La princesse de G.... est du petit nombre des personnes qui n'ont jamais dans aucun temps désespéré de la cause des Bourbons et de leur retour. Son dévouement, son attachement pour eux étaient généralement connus. Son fils, le prince de B***, partageait ses opinions; il blâmait vivement tout ce qui s'attachait à la cour de Napoléon. Lorsque je fus nommée dame du palais, il était une des personnes que je craignais le plus de rencontrer chez sa mère.

La manière dont l'empereur sut vaincre sa résistance et l'attirer à lui, mérite qu'on en parle. Napoléon attachait un grand prix à réunir autour de lui les familles les plus marquantes de l'ancienne cour. Il avait commencé par s'emparer de leurs enfans, sans que la volonté des parens pût en aucune façon les soustraire à son autorité.

Telle personne venait de payer dix mille francs pour acheter un remplaçant pour son fils atteint par la conscription, qui le voyait le lendemain arraché de ses bras comme garde d'honneur, pour aller paver de ses ossemens les routes de Russie. Charles et Edmond, les deux fils du prince de B***, étaient très-jeunes encore. Leur éducation n'était pas terminée; leur père espérait trouver dans leur grande jeunesse une sauve-garde contre la toute-puissance de Bonaparte. Mais c'était vainement qu'il s'en flattait. Son nom, son rang dans le monde, la réputation parfaite et si bien méritée de la princesse de B......, tout se réunissait pour que l'empereur cherchât les moyens d'attirer à lui cette famille.

Il commença par envoyer des brevets de sous-lieutenans à ses fils. Sous un gouvernement tel que celui de Napoléon, c'était un ordre difficile à éluder. Le prince de B...... eut recours à Fouché. Ce ministre, dans les temps difficiles de la révolution, avait rendu de grands services à plusieurs personnes de la cour, notamment à la maréchale de B***. Il était donc très-simple que le prince s'adressât à lui pour obtenir qu'on ne lui enlevât pas ses enfans.

Il représenta au ministre leur grande-jeunesse, et demanda du temps (au moins celui de terminer leur éducation).

Assurément tous les efforts que fit alors le prince de B....... pour soustraire ses fils à la volonté de l'empereur, et les retenir le plus long-temps possible loin de l'armée, prouvent bien le dégoût qu'il avait pour le gouvernement de Bonaparte: car dans cette famille l'honneur, la bravoure sont héréditaires, et les deux jeunes princes Charles et Edmond en ont donné plus tard d'assez brillantes preuves.

Fouché, ayant été mis en rapport avec le prince à cette occasion, fut employé par Bonaparte pour le séduire et lui faire accepter une place de chambellan et une de dame du palais pour la princesse.

Depuis plusieurs mois, les maisons de l'empereur et de l'impératrice avaient réuni un grand nombre des familles les plus distinguées de l'ancienne cour. En acceptant, le prince ne donnait plus l'exemple, il ne faisait que le suivre. On lui montrait en perspective la restitution des terres non vendues, appartenant au duc d'Harcourt, grand-père de la princesse. Cette immense restitution, d'un grand intérêt pour ses enfans, était fort importante aussi pour les deux sœurs de sa femme, la duchesse de C*** et la princesse de C***, toutes trois petites-filles du duc d'Harcourt. Était-il le maître de sacrifier tant d'intérêts réunis, par l'obstination de ses refus? Non; il devait accepter, et il le fit.

Lors du retour de Louis XVIII, il fut traité froidement par lui, et ne fut pas compris dans la formation de la chambre des pairs. Il en fut blessé; son caractère naturellement froid, haut, fier, s'irrita (je le suppose) de cette distinction: à sa place, il me semble que j'en eusse été très-flatté. Si le roi se montrait plus sévère avec lui qu'envers toutes les autres personnes qui comme lui avaient composé la cour de l'empereur, c'est que sans doute sa majesté faisait plus de cas de lui que de tout autre, et puisqu'elle regrettait que son nom eût été inscrit sur l'almanach impérial, c'est que ce nom ne devait pas se trouver sur la même ligne que ceux qu'on y voyait.

C'est ainsi (je pense) que le prince de B....... eût dû traduire ce petit moment de bouderie royale, mais ce n'est point ce qu'il fit. L'injustice dont il croyait avoir à se plaindre lui faisait trouver dans l'attachement même qu'il avait toujours professé pour la famille de nos rois un aliment à son irritation, et cette irritation détermina sans doute tout le reste de sa conduite, lorsqu'il revit l'empereur dans les cent jours.

Ce que je viens de raconter du prince de B....... me rappelle une anecdote relative à madame de B***, dont on ne s'étonnera pas, parce qu'il n'y a rien de bien qu'on ne puisse attendre d'elle.

M. d'Aubusson, désolé de se trouver chambellan malgré lui, ressemblait tout-à-fait à madame de La Rochefoucault, qui aurait voulu rendre toute l'ancienne cour tributaire de la nouvelle; il se chargea donc avec plaisir d'une lettre de M. D. B. qui demandait la clef de chambellan. Il s'était bien gardé de faire part à sa femme de cette démarche. Lorsqu'elle apprit cette nomination, elle fut au désespoir, ne se doutant pas que son mari l'eût sollicitée. Elle exigeait qu'il refusât. On peut juger dans quelle perplexité il se trouvait: refuser ce qu'il avait demandé avec instance était impossible. M. d'Aubusson, qui avait été employé par lui, était fort embarrassé, et se trouvait compromis par cette versatilité. Madame de B*** mit fin à cette position en écrivant elle-même une lettre aussi noble que touchante à l'empereur. Elle osa rappeler ses devoirs envers la duchesse d'Angoulême; sa mère et elle-même avaient partagé sa captivité; elle avait été la compagne de son enfance: pouvait-elle paraître à la cour de celui qui occupait le trône de sa famille?

En écrivant cette lettre, madame de B*** ne se doutait pas que son mari eût demandé cette faveur qu'elle repoussait; elle croyait n'avoir à réparer pour lui qu'un malheur, et non une faute. À cette époque, beaucoup de demandes avaient été adressées, mais presque personne ne voulait en convenir.

Madame de Balby était une de celles dont les sarcasmes et les moqueries étaient le plus redoutables, parce que son esprit satirique les rendait plus piquantes.

On a retenu d'elle beaucoup de mots qui restent dans le souvenir; j'en citerai un assez mordant.

Pendant l'émigration, le duc de Laval s'ennuyait à Altona, et disait un soir qu'il voulait rentrer en France.—Comment! lui dit madame de Balby, vous, monsieur le duc, vous voulez aller à Paris! et qu'y ferez-vous? quel monde verrez-vous? Vous savez qu'il n'est plus permis d'y porter ses titres: comment vous ferez-vous annoncer dans un salon?—Mais, dit le vieux duc en relevant fièrement la tête au souvenir de ses nobles ancêtres, je me ferai annoncer Anne de Montmorenci; ce titre en vaut bien d'autres.

–Ah! monsieur le duc, lui dit en souriant madame de Balby, vous voulez dire zèbre de Montmorenci. Ce mot ne vaut quelque chose que pour les personnes qui connaissaient le vieux duc.

Lorsque l'empereur forma la maison de l'impératrice, on avait nommé douze dames du palais, une dame d'honneur et une dame d'atours qui était madame de Lavalette, nièce de Joséphine. Elle s'était persuadé qu'elle devait avoir la direction entière de la toilette de l'impératrice, et décider celles que devaient porter les dames du palais dans les différentes cérémonies: en effet, les attributs de sa place pouvaient lui donner cette prétention; mais Joséphine, pour qui la toilette était une véritable occupation, et qui trouvait d'ailleurs que sa nièce manquait de goût, lui signifia qu'elle n'aurait que le nom de dame d'atours, mais qu'elle entendait choisir elle-même ses étoffes, et ne céder ce soin à personne.

C'était peut-être un tort dans la position élevée qui était devenue la sienne; elle eût dû laisser prendre ce soin aux personnes de son service. Joséphine se mettait fort bien, sa taille était charmante; elle avait de la grâce dans ses moindres actions: mais sa figure, quand je l'ai connue, était loin d'être bien. Je crois que sa peau a toujours été un peu brune, mais elle l'était devenue davantage par l'usage du blanc dont elle la couvrait.

 

On sait combien cette préparation est dangereuse pour la peau, qu'elle finit toujours par scorifier, lorsqu'on s'en est servi long-temps. C'est ce qui était arrivé à l'impératrice; son menton particulièrement avait été tellement gâté par l'usage du blanc, qu'il n'y tenait plus que très-difficilement. Il était difficile qu'elle se fît illusion à cet égard; mais elle nous disait (et peut-être le croyait-elle elle-même) que l'état de son menton indiquait l'état de sa santé; que, lorsqu'elle n'était pas bien, sa peau était couverte de farine blanchâtre. Il arrivait souvent, lorsqu'on lui demandait des nouvelles de sa santé, qu'elle répondait: Mais pas bien; voyez, j'ai mes farines.

Ces farines, sur l'existence desquelles elle consultait bien gravement le médecin allemand d'Aix-la-Chapelle, me mirent dans un étrange embarras. Ce petit docteur vint un jour me faire une visite, il paraissait fort embarrassé de ce qu'il avait à me dire; il amena la conversation sur la santé de l'impératrice, et enfin me demanda: Madame, Sa Majesté ne porte-t-elle pas du fard? Cette question, faite avec l'accent allemand le plus prononcé, me causa beaucoup d'embarras, et encore plus d'envie de rire. Je voyais que le docteur, consulté chaque jour par Joséphine sur ce qu'elle appelait ses farines, voulait savoir à quoi s'en tenir avant d'ordonner des remèdes qu'il ne voulait lui administrer qu'en sûreté de conscience. Il avait la vue très-basse, mais à travers les lunettes qu'il portait toujours, il avait bien cru apercevoir quelque chose qui ressemblait à ce qu'il nommait du fard. Je lui répondis comme on répond à la cour; en me quittant il n'en savait pas beaucoup plus qu'en entrant. Seulement je l'engageai beaucoup à ne pas droguer Sa Majesté, et lui conseillai de s'en rapporter un peu à la nature.

Je ne sais s'il me comprit; quoi qu'il en soit, l'impératrice garda ses farines.

Je ne sais pourquoi les femmes ne conviennent jamais qu'elles portent du blanc, et ne font aucun mystère de mettre du rouge; je n'ai jamais pu comprendre la différence qu'elles font du rouge au blanc.

On préparait une grande cérémonie aux Invalides; le 14 juillet, on devait y faire une grande distribution des décorations de la Légion-d'Honneur. L'impératrice devait s'y rendre, accompagnée de sa nouvelle cour. Madame de Lavalette décida que, pour une cérémonie du matin, ces dames ne devaient porter que des robes d'étoffe, ou du crêpe et des fleurs, mais ni broderies d'or ou d'argent, ni diamans. Son avis ne fut pas suivi: on décida que la toilette des dames devait toujours être en harmonie avec celle de l'impératrice. Madame de Lavalette seule parut avec une toilette très-simple.

Le soir du 14 juillet, l'empereur nous conduisit dans la salle des antiques, qu'il voulut voir aux flambeaux. M. Denon nous accompagnait. La réputation que ce directeur du musée a acquise en pays étranger, et particulièrement en Angleterre, est une chose étonnante.

Pour nous autres Français, M. Denon était un homme aimable, ayant de la grâce dans l'esprit, dans les manières, mais nous sommes bien loin de lui accorder les talens que les Anglais lui supposent. M. Denon est placé par eux en première ligne parmi les auteurs les plus remarquables; je ne sais en vérité s'ils ne mettraient pas Voltaire à sa suite. Au reste, ce n'est point à une femme à dépriser le mérite de M. Denon. Il était laid, mais laid comme il n'est vraiment pas permis de l'être, et pas un homme n'a eu autant de succès près des dames même dans un âge très-avancé; les femmes doivent consacrer le souvenir de ces succès comme une page honorable de leur histoire, qui doit servir de réponse à toutes les accusations de frivolité qu'on leur a adressées de tous temps, et qu'on continue plus par habitude que par conviction, car personne ne peut contester que M. Denon n'a pu devoir ses succès qu'aux grâces de son esprit et de ses manières.

Joséphine partit peu de jours après la cérémonie des Invalides pour aller prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle.

Madame de La Rochefoucault et quatre dames du palais devaient être du voyage. Je fus désignée pour l'une d'elles. Madame Auguste de Colbert, madame de Luçay et sa fille, étaient les trois autres. M. d'Harville, grand écuyer, M. de Foulers, écuyer cavalcadour, MM. de Beaumont et d'Aubusson, chambellans, composaient tout le service d'honneur, avec M. Deschamps, secrétaire des commandemens.

M. Deschamps était un homme d'un esprit fin, délié, tout-à-fait agréable. En voyage dans l'absence de l'empereur, Joséphine dînait avec toutes les personnes nommées pour l'accompagner; on y joignait l'officier de gendarmerie commandant son escorte, le colonel de la garde d'honneur qu'on lui donnait dans toutes les villes où elle séjournait. Je choisissais souvent ma place près de M. Deschamps; j'ai toujours préféré la société des hommes d'esprit amusans à celle des gens titrés ennuyeux. Il avait des manies fort drôles; celle, par exemple, d'être persuadé que l'espèce de nourriture avait quelque influence sur nos facultés intellectuelles, en sorte qu'il faisait une distinction des mets qui rendaient bêtes et de ceux qui laissaient à l'esprit tout son développement. Il prétendait qu'on devait manger des perdreaux, des viandes nourrissantes en très-petite quantité, et proscrire les légumes qui chargeaient l'estomac, et par leur digestion difficile nous rendent fort bêtes. Je donne ici sa recette pour avoir de l'esprit, bien persuadée que personne ne la suivra, car, dans ce monde je n'ai jamais rencontré aucun individu qui ne fût pas très-content du sien, et qui crût avoir besoin d'en acquérir davantage.

En traversant les Ardennes nous courûmes quelques dangers. L'empereur avait déterminé la route que nous devions suivre; malheureusement, cette route n'était tracée que sur la carte. Elle devint si mauvaise qu'on fut obligé, dans une descente très-rapide, de soutenir les voitures avec des cordes. Joséphine effrayée voulut descendre malgré la pluie et la boue qui couvrait la route. De toutes les personnes du voyage, hommes ou femmes, maîtres ou domestiques, je fus la seule qui restai dans ma voiture. J'ai remarqué souvent qu'on s'effraie de dangers imaginaires, et qu'on ne pense pas à ceux dont on est sans cesse entouré. J'en trouvais un très-réel à recevoir la pluie, à mouiller mes pieds, et à gagner un rhume presque certain. La chance d'être versée était beaucoup moins probable; on exalta beaucoup mon courage, qui ne me paraissait au contraire que de la prudence. C'est ainsi que dans le monde on ne s'entend pas toujours sur les mots; on devrait bien faire un dictionnaire qui leur donnerait leur véritable signification.

La peur que l'impératrice éprouva me rappelle celle de beaucoup de gens, lorsqu'ils entendent le tonnerre. Une femme de ma connaissance, âgée de soixante-dix ans, est toujours tourmentée à l'excès par tous les orages. Un jour je lui demandai si, dans le cours de sa longue vie, elle avait déjà vu quelqu'un tué par le tonnerre; elle me dit que non; je lui fis observer que sans doute, elle avait vu mourir autour d'elle une foule de personnes par suite d'apoplexies, de fièvres et d'accidens auxquels on ne pense jamais; que je croyais que dans tous les instans nous étions entourés de dangers qui peuvent nous atteindre avec bien plus de facilité que le tonnerre.

En parlant de cette route, je dois faire mention d'une attention charmante de Joséphine pour moi. En passant près de la forteresse du Luxembourg, elle envoya à la portière de ma voiture, qui suivait la sienne de très-près, son écuyer cavalcadour, pour me faire remarquer un ouvrage fortifié qu'on lui avait dit fait par mon père le général D***; rien au monde n'était plus aimable que ce message.

Dans la mauvaise route que nous avions parcourue, la voiture dans laquelle se trouvait madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, versa. Elle n'arriva à Liége qu'un jour après nous. Aussitôt qu'on s'était aperçu de son absence, on avait envoyé quelques cavaliers de l'escorte pour s'informer de la cause de ce retard, et protéger son voyage. Mais ces soins ne parurent pas suffisans à madame Saint-Hilaire, qui était très-offensée que la cour entière ne fût pas bouleversée par son absence; la gravité importante de sa contenance contrastait singulièrement avec la simplicité gracieuse de sa maîtresse.

CHAPITRE X

Vérité des tableaux de Téniers.—Beaux paysages et affreuse population.—Influence de la vie sédentaire et de l'abus du café.—Séjour à Aix-la-Chapelle.—L'impératrice à la préfecture.—Heureux hasard.—Mauvaise habitude et mauvaise humeur de madame de L....—L'auteur citée pour modèle par Joséphine.—Lésinerie de madame de L....—L'eau de Cologne de J. M. Farina.—Adoration perpétuelle devant l'empereur.—Napoléon questionneur.—M. de R....... courtisan parfait.—Définition du courtisan par le duc d'Orléans, régent.—Jalousie excitée par la broderie d'un habit.—Colère de M. d'Aubusson.—Plaisanterie cruelle.—Portrait de madame de La Rochefoucault.—Ambition et désappointement.—Piége de cour.—Le général Franceschi.—Naïveté de sa femme.—Querelles et coups de pincettes.—Diplomatie féminine à propos de révérences.—La révérence en pirouette.—Embarras, consultations et explication.—Les visages et les masques.—Gaucherie germanique.—Passion d'une princesse pour M. de Caulaincourt.—Colère de Napoléon excitée par la laideur d'une actrice.—Réintégration de M. Méchin destitué.—Humanité du prince primat.—Attention de ce prince pour l'auteur.—L'éventail brisé et remplacé.—Erreur légère et chagrin de Joséphine.—Audiences de Marie-Louise.—Questions habituelles de l'empereur répétées par Marie-Louise.—Gaucherie impériale.—Mauvaise mémoire de Marie-Louise.

En traversant la Belgique, on retrouve toute la vérité des tableaux de Téniers; les plus beaux paysages, et le peuple le plus affreux que j'aie jamais vus. Quand tous ces ouvriers sortaient de leurs manufactures pour voir l'impératrice, ils présentaient un spectacle affligeant. Ce contraste entre ce beau pays et ses habitans m'étonna; on me dit que c'était la conséquence de la vie sédentaire des peuples manufacturiers, et surtout leur mauvaise nourriture, dont le café est la base. Avec l'argent qu'il leur coûte, ils pourraient se procurer des alimens plus substantiels.

En arrivant à Aix-la-Chapelle, nous fûmes tous très-mal logés dans une maison achetée par l'empereur. Après quelques jours, M. Méchin, préfet d'alors, quitta l'hôtel de la préfecture pour le céder à Joséphine, et fut avec toute sa famille s'établir dans une auberge. Tout le service fut dispersé dans les maisons voisines de la préfecture. Je ne sais comment il arriva, dans ce voyage que presque toujours M. de Ségur, qui faisait les fonctions de maréchal-des-logis de la cour, désignait mon logement dans la maison occupée par l'impératrice. Il m'arriva très-rarement d'être logée ailleurs. Ce hasard (car sans doute ce n'était que cela) donnait beaucoup d'humeur à madame de L***. Elle avait la mauvaise habitude de n'être jamais prête. Je n'ai jamais vu aucune promenade, aucun départ qui ne fût un peu retardé par elle; ce qui donnait beaucoup d'humeur à Joséphine. Un jour même, cette humeur fut exprimée un peu sèchement. Elle eut la bonté de me citer pour exemple, comme ayant toujours une toilette très-soignée, et cependant me trouvant toujours la première dans le salon. Madame de L*** répondit que cela m'était très-facile, que j'étais toujours logée dans le palais, ou que, si je n'y étais pas, j'étais toujours très-près; que les coureurs chargés, les jours de départ, d'aller éveiller les femmes de chambre, n'arrivaient jamais chez elle qu'après avoir fait leur tournée. C'était un peu vrai, mais aussi madame de L*** ne stimulait jamais leur zèle par quelque gratification. Avec une belle fortune, elle cherchait à éviter les plus petites dépenses. Cette lésinerie était poussée à un point ridicule. Elle faisait payer par les personnes qui se trouvaient près d'elle mille bagatelles, sous le prétexte qu'elle n'avait sur elle que des napoléons. Entre mille exemples j'en citerai un: En quittant Cologne, nous avions toutes acheté beaucoup d'eau de Jean-Marie Farina; j'en avais gardé seulement dans un nécessaire pour le temps du voyage, et j'avais fait emballer le reste. Madame de L***, qui avait fait de même, mais qui n'en avait pas gardé assez, au lieu de déballer sa caisse, me tourmenta pouf me faire défaire la mienne, et envoya un jour la chercher chez ma femme de chambre: le tout pour s'éviter la peine d'un déballage, qu'elle ne voulait, disait-elle, faire qu'à Paris.

 

Madame de L*** était en adoration perpétuelle devant l'empereur; sa soumission pour tout ce qu'il disait ou voulait était entière. Je ne pense pas qu'elle ait eu jamais une seule pensée à elle. Ce qui, dans ses facultés, pouvait lui appartenir, était tellement confondu avec son admiration, que je suis bien sûre qu'elle-même n'aurait pas su en faire la distinction. Un jour, en partant pour la chasse, qu'elle devait suivre en calèche, je l'entendis dire à sa fille: Mais, Lucie, allez donc changer cette robe; vous savez que l'empereur n'aime pas cette couleur. Un autre jour, avant de descendre dans le salon, elle lui fit répéter sa leçon, et revoir ses cahiers d'extraits d'histoire qu'elle avait apportés avec elle. «L'empereur vous fera des questions, et vous ne saurez que répondre,» lui disait-elle. Il est vrai que souvent il questionnait les femmes, particulièrement les jeunes, et toutes généralement avaient grand'peur de se tromper en lui répondant.

L'empereur, en quittant Boulogne, vint joindre Joséphine à Aix-la-Chapelle. Parmi les personnes qui raccompagnaient, se trouvait M. de R… On eût pu le citer comme modèle d'un parfait courtisan; non cependant dans le sens de la définition donnée par le duc d'Orléans régent, qui disait que, pour être un parfait courtisan, il fallait être sans honneur et sans humeur. M. de R… était premier chambellan, et, comme tel, l'ordonnance lui attribuait une broderie plus large que celle des habits des chambellans. Cette distinction et quelques habitudes de M. de R… mettaient M. d'Aubusson dans des colères continuelles. Un jour entre autres, en parlant de cette différence de l'habit du premier chambellan avec celui des autres, il fit une plaisanterie peu applicable d'ailleurs à celui contre qui elle était dirigée. «L'habit du premier chambellan, dit-il, doit être surtout bien rembourré sur les épaules.» M. d'Aubusson était arrivé à cette cour un peu comme un chien qu'on fouette. Vingt fois je le vis au moment de donner sa démission de sa place, tant il s'en trouvait ennuyé. Madame de La Rochefoucault ne cessait de l'encourager à rester. Elle avait un vif désir de retrouver à cette cour ses habitudes et les gens de sa société. C'était une femme d'un esprit très-agréable. Sa physionomie était fine, spirituelle. Elle eût été jolie si elle n'eût pas été contrefaite. Son esprit était empreint d'une légère teinte de moquerie, mais de cette moquerie de bonne compagnie, qui n'était jamais offensante pour personne, et qui était tempérée par une sensibilité vraie. Je la vis souvent s'attendrir au récit de belles actions. Tout en rendant justice à son cœur, aux qualités aimables qui la distinguaient, je dois, à regret, convenir qu'elle eut quelque tort avec Joséphine à l'époque du divorce. Sa place était marquée près d'elle: jamais elle n'eût dû la quitter; dans cette occasion, elle fut tout-à-fait dupe de l'empereur et de sa propre ambition.

Napoléon avait un vif désir de lui voir donner sa démission. Si elle ne l'eût pas fait, elle restait, de droit et de fait, dame d'honneur de l'impératrice Marie-Louise. On lui fit insinuer, sous le voile de l'intérêt, que puisqu'elle ne voulait pas suivre Joséphine et s'attacher à son sort, elle ne pouvait pas rester, au moins volontairement, près de la nouvelle impératrice; mais que, si elle donnait sa démission, ce moyen concilierait tout, ce qu'elle devait à Joséphine et ce qu'elle devait à sa famille, dont l'intérêt exigeait qu'elle restât à la cour de Napoléon; que celui-ci ne manquerait certainement pas de la renommer dame d'honneur de Marie-Louise; qu'il s'en était expliqué, et qu'ainsi elle aurait envers Joséphine et envers le public l'excuse de l'impossibilité de résister aux volontés de l'empereur.

Elle donna dans ce piége. Elle dit à Joséphine que sa santé, ses enfans, sa famille l'empêchaient de la suivre, si elle s'éloignait de Paris et de la France (comme on le croyait alors), mais qu'elle ne resterait pas attachée à celle qui venait occuper son trône, et qu'elle donnait sa démission. Elle la donna en effet. C'était ce que voulait l'empereur. Chacun sait que, libre par cette résolution, ce fut de madame la duchesse de Montebello qu'il fit choix. Dans cette circonstance, madame de La Rochefoucault fut mal conseillée par son ambition; elle l'eût été mieux sans doute, si elle eût écouté son cœur et qu'elle fût restée près de Joséphine.

Je reviens à Aix-la-Chapelle, dont je me suis éloignée. Le cercle habituel se composait du service, et des personnes admises à faire leur cour. Elles étaient en assez petit nombre. Le général Franceschi s'y trouvait avec sa femme. Celle-ci ne pouvait pas se consoler d'avoir pu épouser Joseph Bonaparte, et de l'avoir refusé: «Mais aussi, disait-elle naïvement, qui eut jamais pu prévoir ce qui est arrivé?» Je crois que ce souvenir entrait bien pour quelque chose dans les querelles violentes qu'elle avait avec son mari, et dans lesquelles, disait-on, les pincettes figuraient quelquefois à défaut de meilleur argument. Une autre dame allemande, dont le mari, qui était Français, commandait à Cologne, était venue passer à Aix tout le temps de notre séjour en cette ville. Comme elle savait qu'en la quittant la cour se rendrait à Cologne, elle voulait prémunir ses amies contre les gaucheries qu'elles auraient pu faire, et elle leur donna ses instructions pour les présentations. Elle leur mandait qu'on devait faire trois révérences, une à la porte du salon, une au milieu, et une troisième quelques pas plus loin, en pirouette. Cette instruction pensa tourner toutes les têtes à Cologne (au moins celles des personnes qui prétendaient à l'honneur d'être présentées.) Le plus grand nombre était des dames âgées, plusieurs étaient d'une taille qui aurait pu leur rendre très-difficile et même dangereuse la tentative d'une pirouette. Madame Duchaylar, que je connaissais, et dont le mari occupait une place à Cologne, s'empressa, aussitôt mon arrivée dans cette ville, de venir me voir et me demander l'explication de cette troisième révérence, pour laquelle ces dames s'exerçaient depuis quinze jours. Après en avoir ri beaucoup ensemble, et à force d'y penser, je me rappelai qu'en effet la dame dont j'ai parlé plus haut, en faisant sa troisième révérence, se retournait un peu vers la place où nous étions assises, sans doute pour nous y faire participer; c'était sans doute cela qu'elle appelait une révérence en pirouette.

Il y avait bien dans ce qui composait ce cercle habituel certaines personnes qui présentaient quelques traits assez plaisans à peindre. Une personne de ma connaissance me le demandait dernièrement, mais c'est une œuvre fort difficile.

À la cour, on ne voit pas de visage, on ne voit que des masques. À la vérité, ce masque se dérange quelquefois, et laisse voir le bout de l'oreille; mais si on veut le peindre, on dit qu'on est méchant. Et pour, ne dessiner que des masques, ce n'est pas la peine; on en trouve partout. Il me semble que si j'étais souverain, je serais bien ennuyé de n'avoir jamais autour de moi que des êtres pensant et agissant d'après ma volonté. Autant vaudrait n'avoir pour compagnie que sa propre image répétée dans beaucoup de miroirs.

Je trouverais au contraire piquant de pouvoir jouir de la conversation de quelques personnes bien indépendantes, ayant en toute propriété leurs pensées, qu'elles ne craindraient pas d'exprimer. Mais à la cour, il en est des pensées comme des habits: il faut qu'elles soient déguisées par un certain tour d'expression convenu, et il est quelquefois aussi impossible de montrer ses idées qu'il le serait de paraître vêtu comme on l'était il y a deux siècles.