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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Une fanfare de cors ayant donné le signal de la chasse, les aboiemens des chiens et les cris des piqueurs retentirent bientôt dans le lointain; les calèches les carick, les tilburys et les chevaux étaient prêts aux portes de l'orangerie. Madame Tallien, lady Holland, M. Fox et le comte Markoff se placèrent dans une des voitures; mesdames Marmont, Visconti et Luchésini montèrent à cheval, et furent escortées par une brillante cavalcade. Enfin, chacun consulta son goût et s'arrangea à sa guise. Ceux qui ne voulurent pas suivre la grande chasse furent conduits par les gardes dans le parc, où il y avait abondance de lièvres et de faisans. Le rendez-vous général était désigné dans un carré de la forêt, où nous trouvâmes une compagnie de chasseurs qui nous attendaient, entre autres M. Ouvrard, qui, ayant prêté le château de Raincy à madame Tallien, pour y recevoir ses amis, avait, par un raffinement de galanterie, refusé d'y paraître, de peur que la présence du véritable propriétaire ne gênât celle qui en faisait ce jour-là les honneurs.

Parmi ceux qu'il avait amenés était M. d'Hantcour, qui passait pour un des meilleurs chasseurs de France, et à qui cette réputation valut depuis le titre de capitaine général des chasses de Napoléon; M. Destilières, fameux par sa grande fortune, et père de la comtesse d'Osmond, et le général Moreau qui s'excusa de n'avoir pu venir le matin déjeuner.

Tous ces messieurs étaient en costume complet de chasseur, et n'attendaient plus que les nouvelles du cerf, pour sonner de leurs cors. Si la magnificence du déjeuner avait excité l'admiration générale, les préparatifs de la chasse ne firent pas moins d'effet sur nous. Dans les clairières de la forêt, on avait dressé des tentes, et sous les tentes des tables avec des rafraîchissemens non-seulement pour les chasseurs, mais encore pour les habitans du voisinage, de toute condition, que l'intérêt du spectacle avait attirés en foule. La gaîté naturelle de cette multitude s'était encore accrue par la douce influence du vin, qui lui était généreusement versé, et la belle forêt de Bondy offrait un grand tableau composé de mille groupes différens.

Un accident, qui par bonheur n'eut aucun résultat funeste, troubla un instant la fête. Le cheval de madame Visconti, excité par l'ardeur de la chasse, se montra tout à coup indomptable, et partit au grand galop avec une espèce de fureur. Le général Berthier, le général Lannes et un troisième cavalier, coururent à toute bride au secours de la dame ainsi emportée, et qu'ils ne purent atteindre qu'auprès du village de Villemonble, environ à une lieue de distance.

Pendant ce rapide trajet, le général Berthier tomba de son cheval; de sorte que Lannes et M..... purent seuls retrouver madame Visconti, qui était dans les plus vives alarmes, quoiqu'elle en fût quitte pour la perte de son beau costume d'amazone, déchiré en lambeaux à travers la forêt. Il s'agissait de la transporter au château, car elle était trop fatiguée pour pouvoir monter à cheval. Le hasard voulut que Berthier, en se démenant dans une mare où sa monture l'avait jeté, pût faire entendre ses cris de quelques chasseurs qui étaient dans cet endroit de la forêt. Or, comme tout était prévu dans cette partie, y compris les accidens, on lui amena bientôt une calèche où s'étant placé, il arriva juste à temps pour donner asile à madame Visconti dans la voiture. Le chevalier, couvert de boue, et la dame, dans un autre désordre de toilette, se regardèrent en souriant de leurs mutuelles infortunes, et on les laissa s'en retourner en tête à tête dans cet accès de bonne humeur; mais on ne les revit plus de ce jour-là, car, déconcertés de leurs malencontreuses aventures, ils prirent la route de Paris sans s'inquiéter davantage des chasseurs et du cerf.

J'eus ce jour-là une longue conversation avec le général Lannes; il me raconta les événemens de sa vie militaire, qui, comme celle de tant d'autres guerriers de l'époque, ressemblait à un roman.

Ces hommes osaient alors se vanter de leur origine obscure. J'appris de Lannes lui-même qu'il avait quitté la boutique d'un teinturier pour les drapeaux de la république. Il devait le rang de général en chef à l'intrépidité avec laquelle il brava la mort à Lodi, à Arcole, à Aboukir, ainsi qu'à l'amitié qu'avait eue pour lui le général en chef. «Ne croyez pas, me dit le général, qu'il ne s'agisse que de bien se battre; que d'obstacles à surmonter avant de parvenir! et que de chances favorables nous sont nécessaires! Après tout, la carrière d'un soldat n'est qu'une alternative de bonne et de mauvaise fortune. Le mal y est tout physique et le bien tout moral. Cependant cette vie de privations est embrassée avec amour pour la gloire seule, dont la voix bien souvent ne proclame votre nom qu'au milieu du bruit du dernier coup de canon qui nous emporte.» Je me souvins de cette tirade philosophique cinq ans après, en lisant les bulletins de la bataille d'Esling57.

Deux heures après notre entrée en chasse, le cerf fut forcé près de l'étang de Bondy, en présence de tous les chasseurs et de la foule dont la curiosité avait grossi nos rangs. On n'entendit plus alors que les complimens qu'on échange en pareille occasion, et le récit plus ou moins improbable que chacun faisait de ses aventures particulières; mais tout le monde s'était amusé. Le but de ce grand jour était atteint.

En retournant au Raincy, nous vîmes que M. Ouvrard n'avait rien oublié pour l'éclat de cette partie; car, supposant que la chasse pouvait se prolonger fort tard, il avait tout fait disposer pour la continuer à la lueur des torches. J'avais déjà jugé de l'effet imposant d'une chasse aux flambeaux dans une partie qui, peu de temps auparavant, avait eu lieu par les ordres de Joseph Bonaparte dans la même forêt; mais cette fois-ci la chasse finit avec le jour, et la forêt ne retentit plus que des chants joyeux des paysans, à qui furent distribués les rafraîchissemens destinés aux chasseurs.

Les chasseurs au tir, qui étaient arrivés avant nous au château, n'avaient pas été moins heureux. Nous en jugeâmes à la quantité de gibier qui encombrait la porte de l'orangerie. La vue de ces monceaux d'animaux égorgés n'était pas du goût de M. Erskine, je le pensai du moins, en le voyant partir sans attendre ses amis, qu'il avait refusé d'accompagner à la chasse.

MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, deux fils naturels du duc d'Orléans, étaient de la partie au tir, et Ouvrard s'étudia, par la réception la plus affable, à leur faire oublier que le Raincy avait appartenu à leur père; mais c'était peut-être le leur rappeler que de mettre tout à leur disposition comme s'ils étaient chez eux.

Pendant la chasse, la plus grande activité avait présidé aux soins du dîner, qui, réunissant un plus grand nombre de convives que le déjeuner, égala ce premier repas en somptuosité. M. Ouvrard s'assit à table comme un simple convive, madame Tallien continuant à faire les honneurs.

Fox et Moreau furent charmés de se retrouver. Le général fut flatté des égards que les Anglais lui prodiguaient; il se laissa aller à causer librement et à raconter ses campagnes, en mettant de côté sa timidité ou sa réserve habituelle. Il fut même inspiré au point de s'attirer le compliment qu'il savait parler aussi bien que gagner des batailles.

Des orchestres d'instrumens à vent, placés dans les bosquets autour de l'orangerie, exécutaient des symphonies auxquelles répondaient dans le lointain les fanfares des chasseurs de Grobois et du Raincy, comme pour célébrer les amusemens du jour.

Après le dîner, plusieurs chansons de chasse furent chantées au bruit joyeux des verres; et un des convives fit en l'honneur de lady Holland des couplets qu'on trouva charmans et qui furent répétés en chœur.

Une partie si gaie ne pouvait se terminer sans danse. Le bal commença donc sur la pelouse devant le château, et chacun y prit part. Des généraux parvenus au pinacle de leur gloire, des hommes d'état riches d'honneurs et de renommée, de jeunes ambitieux à qui la fortune réservait tant de jouissances ou de revers, des exilés oubliant sur le sol natal les sévérités que la révolution exerça contre eux, Anglais, Russes, Prussiens et Français, tous payèrent leur tribut à Terpsichore. Minuit avait sonné avant qu'aucun des hôtes joyeux du Raincy se rappelât qu'il avait encore quatre lieues à faire pour retrouver son lit à Paris.

Ce fut peu de temps après cette fête enchantée que s'ouvrit pour celui qui l'avait donnée une carrière indéfinie de persécutions.

Bonaparte n'aimait pas M. Ouvrard, et celui-ci accrut encore cette inimitié du premier consul en refusant de prêter à l'État douze millions dont on avait le plus pressant besoin. Avant de s'engager de nouveau, le riche munitionnaire réclamait le paiement d'une ancienne créance de dix millions souscrite par le directoire.

Au lieu d'examiner sa demande, on le mit sous la surveillance de la gendarmerie, et les scellés furent apposés sur ses papiers.

Madame Visconti, dont j'ai raconté plus haut la mésaventure au Raincy, voulut faire en faveur de son ami quelques démarches auprès de Bonaparte; mais le général Berthier l'en empêcha en lui disant que le premier consul ne manquerait pas de les accuser, lui et madame Visconti, de faire des affaires avec M. Ouvrard. Ce fut M. Collot, depuis directeur de la monnaie, qui, bien qu'il ne connût pas M. Ouvrard, osa seul dire à Bonaparte: «C'est mal débuter, général, que d'inquiéter ainsi tout le monde.» Le premier consul répondit: «Un homme qui a trente millions et qui n'y tient pas est trop dangereux pour mon gouvernement.»

 

Après avoir été comblé des adulations que lui attiraient ses richesses, M. Ouvrard se vit obligé à deux époques différentes, et sous deux gouvernement antipathiques, de solliciter la faveur de sortir de prison accompagné d'un gardien, la première fois pour recevoir la bénédiction de sa mère mourante, la seconde pour se rendre auprès du lit de douleur de sa fille chérie, madame la comtesse de Rochechouart, dont une grave maladie menaçait les jours.

De tous les plaisirs auxquels on courait à cette époque, le plus recherché et le plus à la mode était le bal masqué du salon des Étrangers. Le marquis de Livry en faisait les honneurs. La meilleure société de l'Europe était alors rassemblée à Paris, et la France, à peine échappée aux derniers orages de la révolution, semblait saisir avec empressement tous les plaisirs qui pouvaient bannir de sa mémoire le souvenir de ses troubles politiques. Le salon des Étrangers était chaque soir rempli d'une foule immense.

De quel jeu effrayant j'ai été témoin! J'ai vu perdre trois cent mille francs d'un seul coup; et quels quadrilles! quels danseurs! c'était Duport, c'étaient Bigottini et Miller, qui rivalisaient de grâce et de légèreté dans les divertissemens de la soirée.

Les soupers étaient servis par Robert avec tout le luxe de la gastronomie, non pas à un seul couvert, mais sur plusieurs tables, de sorte que chacun pouvait choisir sa compagnie aussi bien que ses mets.

Il y avait un Anglais qui donnait régulièrement au garçon un louis chaque fois qu'il demandait quelque chose.

Un soir que le garçon avait reçu de cet Anglais généreux jusqu'à dix pièces d'or: «Milord, lui dit-il tout surpris, peut-être ignorez vous qu'on ne paie pas ici?—Oh! oh! peu importe garçon, reprit l'Anglais froidement; quand un homme risque cent mille francs sur une carte, il a bien de quoi donner quelques louis pour qu'on lui serve à souper. Voilà dix autres louis pour t'apprendre que je ne me trompe pas.»

Que de gens de tout sexe, de tout âge, de tout rang venaient chez le marquis de Livry, pour y hasarder, à la faveur du domino, le fruit de vingt ans de travail et d'économie sur une carte! Que d'intrigues, de politique ou d'amour se trouvaient sous le masque! Combien de personnes se cherchaient sans avoir la bonne fortune de se rencontrer! Combien d'autres se coudoyaient qui ne pensaient qu'à se fuir!

Le hasard me rendit le témoin d'une scène singulière dans un de ces bals: Il était près de deux heures du matin, la foule était immense, et la chaleur excessive; je m'en trouvai incommodée, et montai à l'étage supérieur pour respirer un peu plus librement; l'air frais m'eut bientôt remise, et je me préparais à descendre, lorsque mon attention fut attirée par une conversation très-animée qui se tenait dans un appartement voisin. Beaumarchais dit que pour entendre il faut écouter. Soupçonnant qu'il s'agissait de quelque intrigue sous le masque, je m'approchai de la cloison, et je reconnus les voix de deux femmes; mais comme le sujet de l'entretien paraissait n'avoir d'intérêt que pour elles, je me préparais à m'éloigner, lorsqu'à mon grand étonnement, l'une des interlocutrices prononça le nom de Bonaparte. Ce nom fixa de nouveau mon attention, et j'entendis que cette dame disait: «Je vous déclare, ma chère Thérésina, que j'ai fait tout ce que l'amitié pouvait me dicter, mais inutilement. Pas plus tard que ce matin, j'ai tenté un nouvel effort; mais il n'a rien écouté de ce que je voulais lui dire. Je ne saurais comprendre ce qui a pu le prévenir si fortement contre vous. Vous êtes la seule femme dont il a effacé le nom de la liste de mes amies intimes, et c'est de peur qu'il ne nous montrât directement son déplaisir (ce qui me désolerait), que je suis venue ici seule avec mon fils. Dans ce moment, on me croit bien endormie dans mon lit au château; mais j'étais décidée à venir pour vous voir, et vous prévenir, pour vous consoler et surtout me justifier.

»Joséphine, répondit l'autre dame, je n'ai jamais douté de la bonté de votre cœur ni de la sincérité de votre affection.

»Le ciel m'est témoin que la perte de votre amitié serait pour moi bien plus pénible que la crainte de Bonaparte.

»J'ai tenu, dans ces temps difficiles, une conduite telle qu'on pourrait peut-être s'honorer de mes visites; mais je ne vous importunerai pas sans son consentement. Il n'était pas consul quand Tallien le suivit en Égypte…, lorsque je vous reçus tous deux chez moi…, lorsque je partageai avec vous…» (Ici des sanglots interrompirent la voix de la dame.) «Calmez-vous, reprit l'autre, calmez-vous, ma chère Thérésina…, laissez passer l'orage…, je vous préparerai une réconciliation, mais il ne faut pas l'irriter davantage; vous savez qu'il n'aime pas Ouvrard, et l'on dit qu'il vous voit souvent!—Quoi donc! parce qu'il gouverne la France, espère-t-il tyranniser nos foyers? Faudra-t-il lui sacrifier nos amitiés privées?» Comme elle prononçait ces mots, on frappa à la porte.

C'était Eugène Beauharnais, qui cherchait partout sa mère.

«Madame, lui dit-il, voilà plus d'une heure que vous êtes absente; le conseil des ministres est peut-être terminé; que dira le premier consul, s'il ne vous trouve pas à son retour?»

Les deux dames et Eugène descendirent lentement, et je quittai aussi le bal quelques minutes après.

Je venais d'être témoin d'une scène très-intéressante; car une des deux dames devint par la suite impératrice des Français; l'autre était madame Tallien, à qui la France devait la chute de Robespierre.

CHAPITRE V

Sépulture de mon père dans le parc de sa maison de campagne.—Imprévoyance.—Maison ruineuse.—Confiance de mon mari en moi.—Son insouciance.—Visite à ma mère.—Maladie.—Travaux d'embellissement à ma maison de campagne.—Voyage en Angleterre, à la paix d'Amiens.—Le Ranelagh.—Madame Fitzhebert et le prince de Galles.—Lady Jersey.—Perfidie attribuée à une femme.—La première nuit des noces du prince de Galles (depuis George IV) et de la reine Caroline.—Dureté et froideur du prince de Galles envers sa femme.—Manières étranges de la princesse de Galles.—Courte faveur de lady Jersey.—Retour du prince de Galles à madame Fitzhebert.—Passion du prince pour cette dame.—Toast porté par le prince à sa maîtresse.—Le prince de Galles et les femmes de quarante ans.—Le prince de Galles inséparable de madame Fitzhebert.—Amabilité du prince à mon égard.—Il me présente à la duchesse de Devonshire.—Conversation avec le prince.—Son genre d'esprit.—Bonhomie d'un voyageur.—Le prince de Galles parlant parfaitement français.—Le prince régent et Henri V.—Excès de familiarité puni.—Fête magnifique chez la duchesse de Devonshire.—Monseigneur le duc d'Orléans et le duc de Beaujolais, son frère.—Les routs de Londres.—Les parties de thé.—Les belles pommes de terre et le capital beefstake.—Les peines d'estomac.—Timidité des Anglaises.—Leurs bonnes qualités.—Les femmes mariées en France et en Angleterre.

Mon père avait acquis, peu de temps avant sa mort, une maison de campagne charmante près de Paris; l'étendue du parc me permit d'en faire consacrer une partie pour lui servir de sépulture. Dans l'égarement de la douleur, je ne vis que la possibilité d'aller chaque jour visiter son tombeau.

Je ne calculai pas si l'avenir pouvait amener tels événemens qui me forçassent de renoncer à cette maison; je ne calculai pas que la moitié de la fortune de mon mari avait été abandonnée au gouvernement, par le partage qu'on en avait fait pendant son émigration; que sur la moitié qu'il nous était échu il restait les droits des personnes auxquelles il avait donné sa signature, avant l'émigration, en cautionnemens, dans le cas où les personnes qu'il avait cautionnées ne payeraient pas, et que par conséquent la fortune qui me restait n'était pas suffisante pour conserver une maison qui par son agrément, par l'étendue de ses jardins, et surtout par sa position entre Paris et Versailles, avait causé de grandes dépenses au dernier propriétaire. En effet, on attribuait en grande partie la ruine de M. de L. T. D. P., au séjour de cette maison, dans laquelle il recevait la cour et la ville. Je ne vis rien de ces dangers, aucune voix amie ne vint m'avertir de leur existence. Mon mari, si bon, si aimable pour tout ce qui le connaît, trouvait que j'avais sauvé avec beaucoup de bonheur et d'adresse une partie de sa fortune, et pensait qu'il pouvait sans danger m'en laisser la direction. Il n'avait jamais eu l'habitude de s'occuper d'affaires d'intérêt; il ne pouvait souffrir qu'on lui en parlât. S'il voyait entrer un fermier ou un homme d'affaires, il prenait son chapeau et sortait. Sa confiance en moi, sa parfaite bonté qui l'empêchait de me contrarier en rien, eurent une influence funeste sur le reste de ma vie, et malheureusement aussi sur la sienne. Aussitôt que mes forces me le permirent, je partis pour aller porter à ma mère (qui habitait loin de Paris) les seules consolations que je pusse lui offrir après la perte affreuse que nous venions de faire: pleurer ensemble était un besoin pour toutes deux.... À mon retour, ma santé, qui avait beaucoup souffert, ne me permit pas d'arriver jusqu'à Paris; je fus retenue près de six mois à cinquante lieues de la capitale; enfin, le temps, ce consolateur donné par la nature, vint calmer mes regrets et les rendre supportables; il ne me fit pas oublier mon excellent père, mais son souvenir, dont j'aime toujours à m'entourer, cessa d'être accompagné de ces déchiremens qui suivent les premiers instans d'une perte si cruelle.

À mon retour à Paris, je mis tous mes soins à embellir l'habitation qui m'était devenue précieuse depuis qu'elle renfermait un dépôt si cher.

J'abandonnai la direction des travaux que je me proposais d'y faire à un architecte, et, profitant de la liberté laissée par la paix d'Amiens de voyager en Angleterre, mon mari et moi nous partîmes pour Londres. Le but principal de notre voyage était de visiter une tante de M. de V…, à laquelle il était fort attaché, et qui habitait l'Angleterre depuis son émigration; le rang qu'elle occupait, ainsi que ses qualités personnelles, lui avaient attaché de nombreux amis qui nous accueillirent parfaitement mon mari et moi, qui s'empressèrent de rendre notre séjour à Londres aussi agréable qu'il pouvait l'être.

Le lendemain de mon arrivée, je fus conduite au Ranelagh. Cet établissement, qui est tombé depuis, était alors très à la mode. J'étais accompagnée de M. Smith, frère de madame Fitzhebert. On prétendait que cette dame avait été unie au prince de Galles par une sorte de mariage nul devant la loi, puisque madame Fitzhebert était catholique. Lorsque ce prince, cédant aux vœux de sa famille et du parlement, consentit à épouser la princesse de Brunswick, madame Fitzhebert s'était brouillée avec lui.

On disait que lady Jersey, dame d'honneur de la princesse de Galles, avait formé le projet de subjuguer le prince et remplacer dans son cœur madame Fitzhebert. On ajoutait que le jour de son mariage, désirant l'éloigner de sa jeune épouse, elle avait mêlé de l'eau-de-vie dans le vin destiné à la princesse, que les résultats de cette mixtion furent tels qu'ils inspirèrent au prince un profond dégoût pour elle.

Je ne sais quel degré de confiance on doit accorder à ces détails odieux, mais le fait que je vais citer est certain, je le tiens de la personne même qui en a été le témoin.

Le lendemain de son mariage, la princesse traversant un salon dans lequel se trouvait son auguste époux, s'approcha de lui et prit sa main d'une manière caressante; le prince la retira vivement et dit à l'ami qui se trouvait près de lui: Touchez ma main, sentez comme elle est froide; cette femme me glace en me touchant.

Sans attribuer à lady Jersey l'horrible action dont elle fut accusée, il est permis de penser que les manières seules de la princesse avaient suffi pour faire naître cette aversion, qui s'est manifestée dès la première nuit de leur mariage. Je serais d'autant plus disposée à le croire que je tiens de madame Egerton, dame d'honneur de la feue reine Charlotte, que, la veille du mariage de la princesse de Galles, les dames qui l'entouraient avaient été indignées de sa gaîté et des mauvaises plaisanteries qu'elle se permettait (plaisanteries qui m'ont été rendues, mais que je n'oserais répéter ici).

Quoiqu'il en soit, lady Jersey, qui était parvenue à plaire au prince pour quelques instans, fut bientôt délaissée; il revint à madame Fitzhebert avec tout l'empressement de la plus violente passion; il la suivait partout; on le voyait à cheval courant après sa voiture. Vainement elle voulut le fuir et mettre la mer entre eux en venant se réfugier en France; bientôt elle y apprit que le désespoir du prince avait altéré sa santé, qu'il était malade. Cédant alors à l'attachement qu'il lui avait inspiré, elle consentit à revenir en Angleterre.

 

Cette passion durait encore lorsque j'étais à Londres, quoique madame Fitzhebert eût alors plus de quarante ans. On sait que dans un dîner avec ses amis, dans lequel on discutait quel était l'âge le plus favorable à la beauté d'une femme, et quels étaient les avantages qui établissent cette beauté, le prince décida la question par un toast qu'il porta à une femme blonde, grasse et âgée de quarante ans.

En effet, les trois femmes qui ont successivement occupé son cœur avaient toutes plus de quarante ans.

En invitant madame Fitzhebert à une soirée on était sûr que le prince l'honorerait de sa présence; c'est ainsi que je me suis trouvée plusieurs fois avec lui chez lady Warren à Kensington, où elle avait une maison charmante, chez madame Daff et chez la duchesse de Saint-Albans sa sœur. Le lendemain de mon arrivée, il était au Ranelagh lorsque j'y fus accompagnée du frère de madame Fitzhebert; ce dernier s'approcha du prince et lui dit qu'il regrettait que la duchesse de Devonshire eût déjà quitté le Ranelagh, parce qu'il lui aurait demandé une invitation pour une dame française qui venait d'arriver à Londres, à laquelle il eût voulu faire voir la fête que la duchesse donnait le lendemain à Chiswick. Le prince répondit avec beaucoup de grâce que je n'avais pas besoin de billet, qu'il y serait, et qu'en le faisant avertir de mon arrivée il me présenterait à la duchesse. En effet, le lendemain M. Smith, qui nous accompagnait, alla prévenir le prince, qui non-seulement me présenta, mais qui se promena assez long-temps sur la pelouse avec moi. Le lendemain, les journaux de Londres, qui remplissent leurs longues colonnes de tous ces détails de la société, et de la description la plus minutieuse de la toilette des dames firent un long article de ma présentation et de ma promenade avec le prince. J'ai pu, dans cette circonstance, où j'ai joui assez long-temps de sa conversation, apprécier le charme de son esprit, remarquable surtout par une légère teinte de causticité et de moquerie d'un ton parfait. Il me parut fort amusé d'un M. Michel qui était venu depuis peu en Angleterre en même temps que madame Récamier, qui lui avait offert ses services et promis ses bons offices si le prince venait à Paris, comme si chacun ne devait pas savoir que l'héritier de la couronne d'Angleterre ne peut jamais quitter ses états, ou qu'il pût avoir besoin d'un M. Michel. Je fus étonnée de la perfection avec laquelle le prince parlait français sans le moindre accent étranger.

La conduite qu'il a tenue lorsqu'il devint régent du royaume a fait trouver de grands rapports entre lui et Henri V: tous deux eurent une jeunesse fort orageuse, tous deux surent éloigner d'eux à leur avènement au trône les compagnons de leurs joyeuses folies.

Mais, même au temps où il n'était que prince de Galles, il savait réprimer la trop grande familiarité que quelques-uns de ses amis, encouragés par celle qu'il avait avec eux, se permettaient quelquefois. On cite en exemple monsieur B…, qui un jour le pria de sonner pour un verre d'eau dont il avait besoin. Le prince sonna et dit froidement au valet de chambre, lorsqu'il ouvrit la porte: «Faites avancer la voiture de monsieur B…»

Cette correction infligée si à propos fit sentir à ses amis que lorsqu'un souverain veut bien oublier la distance qui le sépare de ses sujets, c'est un motif de plus pour que ceux-ci s'en souviennent. Monsieur B… ne reparut jamais depuis devant le prince; malheureux à l'excès par cette disgrâce, il quitta l'Angleterre, et depuis ce temps il habite Calais. Cette fête donnée par la duchesse de Devonshire était un déjeuner offert à cinq cents personnes. Des tables étaient dressées dans les appartemens et dans quelques fabriques du parc; le plus beau temps la favorisait. Après le déjeuner on forma plusieurs contredanses sur le gazon; j'eus l'honneur de me trouver de la même que messeigneurs le duc d'Orléans et son frère, qui vivait alors, monsieur le duc de Beaujolais.

Cette fête est une des plus agréables que j'aie vues pendant mon séjour en Angleterre.

En général, les assemblées si nombreuses, à la mode à Londres, me semblent peu agréables. Quand on a fait le tour des salons avec beaucoup de difficultés, et souvent en y laissant une partie de sa parure, on va se montrer dans un autre. La perfection pour un homme, et même pour quelques femmes, est d'être vues dans plusieurs le même jour.

Lorsqu'on veut témoigner à une personne une bienveillance particulière, on ne se contente pas de l'inviter à ces grandes assemblées, mais on la prie de venir prendre le thé. Que Dieu garde les voyageurs qui iront en Angleterre après moi de cette bienveillante politesse.

Rien dans le monde n'est plus ennuyeux que ces réunions (au moins pour des Français). Sur vingt ou vingt-cinq femmes, à peine y compte-t-on un ou deux hommes. La conversation assez généralement est relative au dîner qu'on a eu ou au souper qu'on aura. Je me rappelle qu'à une de ces réunions une dame placée près de moi parla beaucoup des beautiful potatoes et du capital beefstake qu'elle avait eus à son dîner, ainsi que des peines d'estomac qu'elle éprouvait.

Ce mot peine, dont nous nous servons en parlant de douleurs morales, me parût la chose du monde la plus drôle, appliquée aux douleurs physiques, ainsi que les belles pommes de terre et le capital beefstake. Mais s'il est difficile à une jeune femme de ne pas rire des choses qui sont en opposition directe avec ses habitudes, il serait fort injuste de juger sur des rapports semblables la société anglaise. Si la timidité, la mauvaise honte (comme ils disent), paralyse les moyens d'un grand nombre, elles n'en sont pas moins pour la plupart d'excellentes femmes, et il n'est pas rare d'en trouver qui réunissent beaucoup de talens et d'agrémens dans l'esprit. On a dit (et on a eu raison) que les mœurs sont plus pures en Angleterre que dans aucun autre pays (les personnes de la cour exceptées); mais on aurait tort d'en conclure que les femmes des autres pays valent moins.

En France, elles jouissent d'une grande liberté: elles font et reçoivent des visites sans leur mari; elles vont au bal, au spectacle sans lui; enfin celles qui se conduisent bien (et il y en a beaucoup) ne doivent qu'à elles seules leur vertu. En Angleterre, une jeune femme ne sort jamais seule à la promenade, au spectacle; partout enfin elle est entourée d'une protection qui ne lui manque jamais.

Ce genre de vie, si bien fait pour assurer le repos, le bonheur des familles, est une sauve-garde pour les femmes. Les mœurs du pays qui a adopté ces usages doivent être généralement bonnes; mais les individus ne valent pas mieux. Il ne faut jamais oublier que les hommes (et avec bien plus de raison les femmes) ne sont jamais que le produit des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. Cela est si vrai, que si vous isolez une Française et une Anglaise de toute espèce de protection, la Française trouvera en elle-même plus de force de résistance pour échapper à la séduction qu'une Anglaise lorsqu'elle sera séparée de tout ce qui forme son bouclier ordinaire.

57On sait que ce fut à cette bataille livrée le 22 mai 1809, que Lannes fut blessé à mort.