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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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À son retour en France, l'empereur ne prit aucun repos depuis Turin jusqu'à Fontainebleau. Il voyageait incognito, sous le nom du ministre de l'intérieur. Nous allions avec une si grande vitesse qu'à chaque relais on était obligé de jeter de l'eau sur les roues; malgré cela Sa Majesté se plaignait de la lenteur des postillons, et s'écriait à chaque instant: Allons, allons donc, nous ne marchons pas. Plusieurs voitures de service restèrent en arrière; la mienne n'éprouva aucun retard, et j'arrivai à chaque relais en même temps que l'empereur.

Pour monter la côte rapide de Tarare, l'empereur descendit de voiture ainsi que le maréchal Berthier qui l'accompagnait. Les équipages étaient assez loin derrière, parce qu'on avait arrêté afin de faire reposer les chevaux. Sa Majesté vit gravissant la montée, à quelques pas devant lui, une femme vieille et boiteuse, et qui ne cheminait qu'avec grand'peine. L'empereur s'approcha d'elle et lui demanda pourquoi, infirme comme elle semblait être, et ayant l'air si fatiguée, elle suivait à pied une route si pénible.

«Monsieur, répondit-elle, on m'a assuré que l'empereur doit passer par ici, et je veux le voir avant de mourir.» Sa Majesté, qui voulait s'amuser, lui dit «Ah! bon Dieu! pourquoi vous déranger? c'est un tyran comme un autre.»

La bonne vieille, indignée du propos, repartit avec une sorte de colère: «Du moins, monsieur, celui-là est de notre choix, et puisqu'il nous faut un maître, il est bien juste à tout le moins que nous le choisissions.» Je n'ai point été témoin de ce fait; mais j'ai entendu l'empereur lui-même le raconter au docteur Corvisart, avec quelques réflexions sur le bon sens du peuple, qui, de l'avis de Sa Majesté et de son premier médecin, a généralement le jugement très-droit.

CHAPITRE X

Séjour à Munich et à Stuttgard.—Mariage du prince Eugène avec la princesse Auguste-Amélie de Bavière.—Fêtes.—Tendresse mutuelle du vice-roi et de la vice-reine.—Comment le vice-roi élevait ses enfans.—Un trait de l'enfance de sa majesté l'impératrice actuelle du Brésil.—Portrait du feu roi de Bavière, Maximilien Joseph.—Souvenirs de son ancien séjour à Strasbourg, comme colonel au service de France.—Amour des Bavarois pour cet excellent prince.—Dévoûment du roi de Bavière pour Napoléon.—La main de Constant dans une main royale.—Contraste entre la destinée du roi de Bavière et celle de l'empereur.—Les deux tombeaux.—Portrait du prince royal, aujourd'hui roi de Bavière.—Surdité et bégaiement.—Gravité et amour pour l'étude.—Opposition du prince-royal contre l'empereur.—Voyage du prince Louis (de Bavière) à Paris.—Sommeil de ce prince au spectacle, et la méridienne de l'archi-chancelier de l'empire.—Portrait du roi de Wurtemberg.—Son énorme embonpoint.—Son attitude à table.—Sa passion pour la chasse.—La monture difficile à trouver.—Comment on dressait les chevaux du roi à porter l'énorme poids de leur maître.—Dureté excessive du roi de Wurtemberg.—Détails singuliers à ce sujet.—Fidélité gardée par ce monarque.—Luxe du roi de Wurtemberg.—Le prince royal de Wurtemberg.—Le prince primat.—Toilette surannée des princesses allemandes.—Les coches et les paniers.—Les journaux des modes, français.—Tristes équipages.—Portrait du prince de Saxe-Gotha.—Coquetterie de ci-devant jeune homme.—Michalon le coiffeur, et les perruques à la Cupidon.—Toilette extravagante d'une princesse de la confédération, au spectacle de la cour.—Madame Cunégonde.—L'impératrice Joséphine se souvient de Candide.—Le prince Murat, grand duc de Berg et de Clèves.—Le prince Charles-Louis Frédéric de Bade vient à Paris pour épouser une des nièces de l'impératrice Joséphine.—Portrait de ce prince.—La première nuit des noces.—Vive résistance.—Condescendance d'un bon mari.—La queue sacrifiée.—Rapprochement et bon ménage.—Le grand-duc de Bade à Erfurt.—L'empereur Alexandre excite sa jalousie.—Maladie et mort du grand-duc de Bade.—Un mot sur sa famille.—La grande-duchesse se livre à l'éducation de ses filles.—Fêtes, chasses, etc.—Gravité d'un ambassadeur turc, suivant une chasse impériale.—Il refuse l'honneur de tirer le premier coup.

Sa majesté l'empereur passa le mois de janvier 1806 à Munich et à Stuttgard; c'est dans la première de ces deux capitales que fut célébré le mariage du vice-roi avec la princesse de Bavière. Il y eut à cette occasion une suite de fêtes magnifiques dont l'empereur était toujours le héros. Ses hôtes ne savaient par quels hommages témoigner au grand homme l'admiration que leur inspirait son génie militaire.

Le vice-roi et la vice-reine ne s'étaient jamais vus avant leur mariage, mais ils s'aimèrent bientôt comme s'ils s'étaient connus depuis des années, car jamais deux personnes n'ont été mieux faites pour s'aimer. Il n'est pas de princesse, et même il n'est point de mère qui se soit occupée de ses enfans avec plus de tendresse et de soins que la vice-reine. Elle était faite pour servir de modèle à toutes les femmes; on m'a cité de cette respectable princesse un trait que je ne puis m'empêcher de rapporter ici. Une de ses filles encore tout enfant, ayant répondu d'un ton fort dur à une femme de chambre, Son Altesse Sérénissime la vice-reine en fut instruite, et pour donner une leçon à sa fille, elle défendit qu'à partir de ce moment on rendît à la jeune princesse aucun service, et qu'on répondit à ses demandes. L'enfant ne tarda pas à venir se plaindre à sa mère, qui lui dit fort gravement que, quand on avait, comme elle, besoin du service et des soins de tout le monde, il fallait savoir les mériter et les reconnaître par des égards et par une politesse obligeante. Ensuite elle l'engagea à faire des excuses à la femme de chambre et à lui parler dorénavant avec douceur, l'assurant qu'elle en obtiendrait ainsi tout ce qu'elle demanderait de raisonnable et de juste. La jeune enfant obéit, et la leçon lui profita si bien, qu'elle est devenue, si l'on en croit la voix publique, une des princesses les plus accomplies de l'Europe. Le bruit de ses perfections s'est même répandu jusque dans le nouveau monde, qui s'est empressé de la disputer à l'ancien, et qui a été assez heureux pour la lui enlever. C'est, je crois, aujourd'hui, Sa Majesté l'impératrice du Brésil.

Sa majesté le roi de Bavière Maximilien-Joseph était d'une taille élevée, d'une noble et belle figure; il pouvait avoir cinquante ans. Ses manières étaient pleines de charme, et il avait avant la révolution laissé à Strasbourg une renommée de bon ton et de galanterie chevaleresque, du temps où il était colonel au service de France, du régiment d'Alsace, sous le nom de prince Maximilien, ou prince Max, comme l'appelaient ses soldats. Ses sujets, sa famille, ses serviteurs, tout le monde l'adorait. Il se promenait souvent seul, le matin, dans la ville de Munich, allait aux halles, marchandait les grains, entrait dans les boutiques, parlait à tout le monde, et surtout aux enfans qu'il engageait à se rendre aux écoles. Cet excellent prince ne craignait point de compromettre sa dignité par la simplicité de ses manières, et il avait raison, car je ne pense pas que personne ait jamais été tenté de lui manquer de respect. L'amour qu'il inspirait n'ôtait rien à la vénération. Tel était son dévouement à l'empereur que sa bienveillance s'étendait jusques sur les personnes qui par leurs fonctions approchaient le plus de Sa Majesté impériale, et se trouvaient le mieux en position de connaître ses besoins et ses désirs. Ainsi (je ne raconte cela que pour citer une preuve de ce que j'avance, et non pour en tirer vanité), Sa Majesté le roi de Bavière ne venait pas de fois chez l'empereur qu'il ne me serrât la main, s'informant de la santé de Sa Majesté impériale, puis de la mienne, et ajoutant mille choses qui prouvaient tout ensemble son attachement pour l'empereur et sa bonté naturelle.

Sa majesté le roi de Bavière est maintenant dans la tombe comme celui qui lui avait donné un trône. Mais son tombeau est encore un tombeau royal, et les bons Bavarois peuvent venir s'y agenouiller et pleurer. L'empereur au contraire…! le vertueux Maximilien a pu léguer à un fils digne de lui le sceptre qu'il avait reçu de l'exilé mort à Sainte-Hélène.

Le prince Louis, aujourd'hui roi de Bavière, et peut-être le plus digne roi de l'Europe, était de moins grande taille que son auguste père; il avait aussi une figure moins belle, et par malheur il était affligé alors d'une surdité extrême, qui le faisait grossir et élever la voix sans qu'il s'en aperçût. Sa prononciation était également affectée d'un léger bégaiement; les Bavarois l'aimaient beaucoup. Ce prince était sérieux et ami de l'étude, et l'empereur lui reconnaissait du mérite, mais ne comptait pas sur son amitié; ce n'était pas qu'il le soupçonnât de manquer de loyauté. Le prince royal était au dessus d'un pareil soupçon; mais l'empereur savait qu'il était du parti qui craignait l'asservissement de l'Allemagne, et qui suspectait les Français, quoiqu'ils n'eussent jusqu'alors attaqué que l'Autriche, de projets d'envahissement sur toutes les puissances germaniques. Toutefois ce que je viens de dire du prince royal doit se rapporter uniquement aux années postérieures à 1806, car je suis certain qu'à cette époque, ses sentimens ne différaient pas de ceux du bon Maximilien, qui était, comme je l'ai dit, pénétré de reconnaissance pour l'empereur. Le prince Louis vint à Paris au commencement de cette année, et je l'ai vu maintes fois au spectacle de la cour dans la loge du prince archi-chancelier. Ils dormaient tous deux de compagnie et très-profondément; c'était au reste l'habitude de M. Cambacérès. Lorsque l'empereur le faisait demander, et qu'il recevait pour réponse que Monseigneur était au spectacle, «C'est bon, c'est bon, disait Sa Majesté, il fait la méridienne, qu'on ne le dérange pas.»

Le roi de Wurtemberg était grand, et si gros qu'on disait de lui que Dieu l'avait mis au monde pour prouver jusqu'à quel point la peau de l'homme peut s'étendre. Son ventre avait une telle dimension, que sa place à table était marquée par une profonde échancrure; et malgré cette précaution, il était obligé de tenir son assiette à la hauteur du menton pour manger son potage; il allait à la chasse, qu'il aimait beaucoup, à cheval, ou sur une petite voiture russe attelée de quatre chevaux qu'il conduisait souvent lui-même. Il aimait à monter à cheval, mais ce n'était pas chose aisée de trouver une monture de taille et de force à porter un si lourd fardeau. Il fallait que le pauvre animal y eût été dressé progressivement. À cet effet, l'écuyer du roi se serrait les reins d'une ceinture chargée de morceaux de plomb dont il augmentait chaque jour le poids, jusqu'à ce qu'il égalât celui de Sa Majesté. Le roi était despote, dur, et même cruel; il devait signer la sentence de tous les condamnés, et presque toujours, s'il faut en croire ce que j'en ai entendu dire à Stuttgard, il aggravait la peine prononcée par les juges. Difficile et brutal, il frappait souvent les gens de sa maison: on allait jusqu'à dire qu'il n'épargnait pas Sa Majesté la reine sa femme, sœur du roi actuel d'Angleterre. C'était au reste un prince dont l'empereur estimait l'esprit et les hautes connaissances. Il l'aimait et en était aimé, et il le trouva jusqu'à la fin fidèle à son alliance. Le roi Frédéric de Wurtemberg avait une cour brillante et nombreuse, et il étalait une grande magnificence.

 

Le prince héréditaire était fort aimé; il était moins altier et plus humain que son père; on le disait juste et libéral.

Outre les têtes couronnées de sa main, l'empereur reçut en Bavière un grand nombre de princes et princesses de la confédération qui dînaient ordinairement avec Sa Majesté. Dans cette foule de courtisans royaux, on remarquait le prince primat, qui ne différait en rien, sous le rapport des manières, du ton et de la mise, de ce que nous avons de mieux à Paris; aussi l'empereur en faisait-il un cas tout particulier. Je ne saurais faire le même éloge de la toilette des princesses, duchesses, et autres dames nobles. Le costume de la plupart d'entre elles était du plus mauvais goût; elles avaient entassé dans leur coiffure, sans art et sans grâce, les fleurs, les plumes, les chiffons de gaze d'or ou d'argent, et surtout grande quantité d'épingles à têtes de diamans.

Les équipages de la noblesse allemande étaient tous de gros et larges coches, ce qui était indispensable pour les énormes paniers que portaient encore ces dames. Cette fidélité aux modes surannées était d'autant plus surprenante, qu'à cette époque l'Allemagne jouissait du précieux avantage de posséder deux journaux des modes. L'un était la traduction du recueil publié par M. de la Mésangère; et l'autre, rédigé également à Paris, était traduit et imprimé à Manheim. À ces ignobles voitures, qui ressemblaient à nos anciennes diligences, étaient attelés avec des cordes des chevaux extrêmement chétifs; ils étaient tellement éloignés les uns des autres, qu'il fallait un espace immense pour faire tourner les équipages.

Le prince de Saxe-Gotha était long et maigre; malgré son grand âge, il était assez coquet pour faire faire à Paris, par notre célèbre coiffeur Michalon, de jolies petites perruques, d'un blond d'enfant, et bouclées comme la coiffure de Cupidon; au surplus, c'était un homme excellent.

Je me souviens, à propos des nobles dames allemandes, d'avoir vu au spectacle de la cour à Fontainebleau une princesse de la confédération, qui fut présentée à Leurs Majestés. La toilette de Son Altesse annonçait un immense progrès de la civilisation élégante au delà du Rhin. Renonçant aux gothiques paniers, la princesse avait adopté des goûts plus modernes; âgée de près de soixante-dix ans, elle portait une robe de dentelle noire sur un dessous de satin aurore; sa coiffure consistait en un voile de mousseline blanche, retenu par une couronne de roses, à la manière des vestales de l'Opéra. Elle avait avec elle sa petite fille, toute brillante de jeunesse et de charmes, et qui fut admirée de toute la cour, quoique son costume fût moins recherché que celui de sa grand'mère.

J'ai entendu sa majesté l'impératrice Joséphine raconter un jour qu'elle avait eu toutes les peines du monde à s'empêcher de rire, quand, dans le nombre des princesses allemandes, on vint en annoncer une sous le nom de Cunégonde. Sa Majesté ajouta que lorsqu'elle vit la princesse assise, elle s'imaginait la voir pencher de côté. Assurément l'impératrice avait lu les aventures de Candide et de la fille du très-noble baron de Thunder-Ten-Trunck.

On vit à Paris, au printemps de 1806, presque autant de membres de la confédération que j'en avais vu dans les capitales de la Bavière et du Wurtemberg. Un nom français prit rang parmi les noms de ces princes étrangers; c'était celui du prince Murat, qui fut créé, au mois de mars, grand duc de Berg et de Clèves. Après le prince Louis de Bavière, arriva le prince héréditaire de Bade, qui vint à Paris pour épouser une des nièces de sa majesté l'impératrice.

Les commencemens de cette union ne furent pas heureux. La princesse Stéphanie était une très-jolie femme, pleine de grâces et d'esprit. L'empereur voulut en faire une grande dame, et il la maria sans beaucoup la consulter. Le prince Charles-Louis-Frédéric, qui avait alors vingt ans, était bon par excellence, rempli de qualités précieuses, brave, généreux, mais lourd, flegmatique, toujours d'un sérieux glacial, et tout-à-fait dépourvu de ce qui pouvait plaire à une jeune princesse habituée à la brillante élégance de la cour impériale.

Le mariage eut lieu en avril, à la grande satisfaction du prince, qui ce jour-là parut faire violence à sa gravité habituelle, et permit enfin au sourire d'approcher de ses lèvres. La journée se passa fort bien; mais lorsque vint le moment où l'époux voulut user de ses droits, la princesse fit une grande résistance: elle cria, pleura, elle se fâcha; enfin elle fit coucher dans sa chambre une amie d'enfance, mademoiselle Nelly Bourjoly, jeune personne qu'elle affectionnait particulièrement. Le prince était désolé: il suppliait sa femme, il promettait de faire tout ce qu'elle voudrait: toutes ses promesses et ses supplications furent inutiles, au moins pendant huit jours.

On vint lui dire que la princesse trouvait sa coiffure affreuse, et que rien ne lui inspirait autant d'aversion que les coiffures à queue. Le bon prince n'eut rien de plus pressé que de faire couper ses cheveux. Quand elle le vit ainsi tondu, elle se mit à rire aux éclats, et s'écria qu'il était encore plus laid à la titus qu'autrement.

Enfin, comme il était impossible qu'avec de l'esprit et un bon cœur la princesse ne finît pas par apprécier les bonnes et solides qualités de son mari, elle mit un terme à ses rigueurs, puis elle l'aima aussi tendrement qu'elle en était aimée, et l'on m'a assuré que les augustes époux faisaient un excellent ménage.

Trois mois après ce mariage, le prince quitta sa femme pour suivre l'empereur dans la campagne de Prusse d'abord, ensuite dans celle de Pologne. La mort de son grand-père, arrivée quelque temps après la campagne d'Autriche de 1809, le mit en possession du grand duché. Alors il donna le commandement de ses troupes à son oncle, le Comte de Hochberg, et revint dans son gouvernement pour ne plus le quitter.

Je l'ai revu avec la princesse à Erfurt, où l'on m'a raconté qu'il était devenu jaloux de l'empereur Alexandre, qui passait pour faire à sa femme une cour assidue. La peur prit au prince, et il sortit brusquement d'Erfurt, emmenant avec lui la princesse, dont il est vrai de dire que jamais la moindre démarche imprudente de sa part n'avait autorisé cette jalousie bien pardonnable, au reste, au mari d'une si charmante femme.

Le prince était d'une santé faible. Dès sa première jeunesse on avait remarqué en lui des symptômes alarmans, et cette disposition physique entrait pour beaucoup sans doute dans l'humeur mélancolique qui faisait le fond de son caractère. Il est mort en 1818, après une maladie extrêmement longue et douloureuse, pendant laquelle son épouse eut pour lui les soins les plus empressés. Il avait eu quatre enfans, deux fils et deux filles. Les deux fils sont morts en bas âge, et ils auraient laissé la souveraineté de Bade sans héritiers, si les comtes de Hochberg n'avaient été reconnus membres de la famille ducale. La grande duchesse est aujourd'hui livrée tout entière à l'éducation de ses filles, qui promettent de l'égaler en grâces et en vertus.

Les noces du prince et de la princesse de Bade furent célébrées par de brillantes fêtes. Il y eut à Rambouillet une grande chasse, à la suite de laquelle Leurs Majestés, avec plusieurs membres de leur famille, et tous les princes et princesses de Bade, de Clèves, etc., parcoururent à pied le marché de Rambouillet.

Je me souviens d'une autre chasse qui eut lieu vers la même époque, dans la forêt de Saint-Germain, et à laquelle l'empereur avait invité un ambassadeur de la sublime Porte, tout nouvellement arrivé à Paris. Son Excellence turque suivit la chasse avec ardeur, mais sans déranger un seul muscle de son austère visage. La bête ayant été forcée, Sa Majesté fit apporter un fusil à l'ambassadeur turc pour qu'il eût l'honneur de tirer le premier coup; mais il s'y refusa, ne concevant pas sans doute quel plaisir on peut trouver à tuer à bout portant un pauvre animal épuisé, et qui n'a plus même la fuite pour se défendre.

CHAPITRE XI

Coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur.—L'armée de Boulogne en marche vers le Rhin.—Départ de l'empereur.—Tableau de l'intérieur des Tuileries, avant et après le départ de l'empereur pour l'armée.—Les courtisans civils et le jour sans soleil.—Arrivée de l'empereur à Strasbourg, et passage du pont de Kehl.—Le rendez-vous.—L'empereur inondé de pluie.—Le chapeau de charbonnier.—Les généraux Chardon et Vandamme.—Le rendez-vous oublié, et pourquoi.—Les douze bouteilles de vin du Rhin.—Mécontentement de l'empereur.—Le général Vandamme envoyé à l'armée wurtembergeoise.—Courage et rentrée en grâce.—L'empereur devance sa suite et ses bagages, et passe tout seul la nuit dans une chaumière.—L'empereur devant Ulm.—Combat à outrance.—Courage personnel et sang-froid de l'empereur.—Le manteau militaire de l'empereur servant de linceul à un vétéran.—Le canonnier blessé à mort.—Capitulation d'Ulm; trente mille hommes mettent bas les armes aux pieds de l'empereur.—Entrée de la garde impériale dans Augsbourg.—Passage à Munich.—Serment d'alliance mutuelle, prêté par l'empereur de Russie et le roi de Prusse, sur le tombeau du grand Frédéric; rapprochement.—Arrivée des Russes.—Le Couronnement, et la bataille d'Austerlitz.—L'empereur au bivouac.—Sommeil de l'empereur.—Visite des avant-postes.—Illumination militaire.—L'empereur et ses braves.—Bivouac des gens de service.—Je fais du punch pour l'empereur.—Je tombe de fatigue et de sommeil.—Réveil d'une armée.—Bataille d'Austerlitz.—Le général Rapp blessé; l'empereur va le voir.—L'empereur d'Autriche au quartier-général de l'empereur Napoléon.—Traité de paix.—Séjour à Vienne et à Schœnbrunn.—Rencontre singulière.—Napoléon et la fille de M. de Marbœuf.—Le courrier Moustache envoyé à l'impératrice Joséphine.—Récompense digne d'une impératrice.—Zèle et courage de Moustache.—Son cheval tombe mort de fatigue.

L'empereur ne resta que quelques jours à Paris, après notre retour d'Italie, et repartit bientôt pour son camp de Boulogne. Les fêtes de Milan ne l'avaient point empêché de suivre les plans de sa politique, et l'on se doutait bien que ce n'était pas sans raison qu'il avait crevé ses chevaux, depuis Turin jusqu'à Paris. Cette raison fut bientôt connue; l'Autriche était entrée secrètement dans la coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur. L'armée rassemblée au camp de Boulogne reçut l'ordre de marcher sur le Rhin, et Sa Majesté partit pour rejoindre ses troupes, sur la fin de septembre. Selon sa coutume il ne nous fit connaître qu'une heure à l'avance l'instant du départ. C'était quelque chose de curieux que le contraste du bruit et de la confusion qui précédaient cet instant, avec le silence qui le suivait. À peine l'ordre était-il donné, que chacun s'occupait à la hâte des besoins du maître et des siens. On n'entendait que courses dans les corridors de domestiques allant et venant, bruit de caisses que l'on fermait, de coffres que l'on transportait. Dans les cours, grand nombre de voitures, de fourgons et d'hommes occupés à les garnir, éclairés par des flambeaux; partout des cris d'impatience et des juremens. Les femmes, chacune dans son appartement, s'occupaient tristement du départ d'un mari, d'un fils, d'un frère. Pendant tous ces préparatifs, l'empereur faisait ses adieux à sa majesté l'impératrice, ou prenait quelques instans de repos; à l'heure dite, il se levait, on l'habillait, et il montait en voiture. Une heure après, tout était muet dans le château; on n'apercevait plus que quelques personnes isolées passant comme des ombres; le silence avait succédé au bruit, la solitude au mouvement d'une cour brillante et nombreuse. Le lendemain au matin, on ne voyait que des femmes s'approchant les unes des autres, le visage pâle, les yeux en larmes, pour se communiquer leur douleur et leur inquiétude. Bon nombre de courtisans qui n'étaient pas du voyage arrivaient pour faire leur cour et restaient tout stupéfaits de l'absence de Sa Majesté. C'était pour eux comme si le soleil n'eût pas dû se lever ce jour-là.

 

L'empereur alla sans s'arrêter jusqu'à Strasbourg; le lendemain de son arrivée dans cette ville, l'armée commença à défiler sur le pont de Kehl.

Dès la veille de ce passage, l'empereur avait ordonné aux officiers généraux de se rendre sur les bords du Rhin le jour suivant, à six heures précises du matin. Une heure avant celle du rendez-vous, Sa Majesté, malgré la pluie qui tombait en abondance, s'était transportée seule à la tête du pont pour s'assurer de l'exécution des ordres qu'elle avait donnés. Elle reçut continuellement la pluie jusqu'au moment du déploiement des premières divisions qui s'avancèrent sur le pont, et il en était tellement trempé, que les gouttes qui découlaient de ses habits se réunissaient sous le ventre de son cheval et y formaient une petite chute d'eau. Son petit chapeau était si fort maltraité par la pluie, que le derrière en retombait sur les épaules de l'empereur, à peu près comme le grand feutre des charbonniers de Paris. Les généraux qu'il attendait vinrent l'entourer; quand il les vit rassemblés il leur dit: «Tout va bien, Messieurs, voilà un nouveau pas fait vers nos ennemis, mais où donc est Vandamme? Pourquoi n'est-il pas ici? Serait-il mort?» Personne ne disait mot: «Répondez-moi donc, Messieurs, qu'est devenu Vandamme?» Le général Chardon, général d'avant-garde très-aimé de l'empereur, lui répondit: «Je crois, Sire, que le général Vandamme dort encore; nous avons bu ensemble hier soir une douzaine de bouteilles de vin du Rhin, et sans doute…—Il a bien fait, de boire, Monsieur, mais il a tort de dormir quand je l'attends.» Le général Chardon se disposait à envoyer un aide-de-camp à son compagnon d'armes, mais l'empereur le retint en lui disant: «Laissons dormir Vandamme, plus tard je lui parlerai.» En ce moment le général Vandamme parut: «Eh! vous voilà, Monsieur, il paraît que vous aviez oublié l'ordre que j'ai donné hier.—Sire, c'est la première fois que cela m'arrive, et…—Et pour éviter la récidive, vous irez combattre sous les drapeaux du roi de Wurtemberg; j'espère que vous donnerez aux Allemands des leçons de sobriété.» Le général Vandamme s'éloigna, non sans chagrin, et il se rendit à l'armée wurtembergeoise, où il fit des prodiges de valeur. Après la campagne, il revint auprès de l'empereur; sa poitrine était couverte de décorations, et il était porteur d'une lettre du roi de Wurtemberg à Sa Majesté, qui, après l'avoir lue, dit à Vandamme: «Général, n'oubliez jamais que si j'aime les braves, je n'aime pas ceux qui dorment quand je les attends.» Il serra la main du général et l'invita à déjeuner ainsi que le général Chardon, à qui cette rentrée en grâce faisait autant de plaisir qu'à son ami.

Avant d'entrer à Augsbourg l'empereur, qui était parti en avant, fit une si longue course que sa maison ne put le rejoindre. Il passa la nuit, sans suite et sans bagages, dans la maison la moins mauvaise d'un très-mauvais village. Lorsque nous atteignîmes Sa Majesté le lendemain, elle nous reçut en riant et en nous menaçant de nous faire relancer comme traîneurs par la gendarmerie.

D'Augsbourg l'empereur se rendit au camp devant Ulm, et fit des dispositions pour l'assaut de cette place.

À peu de distance de la ville, un combat terrible et opiniâtre s'engagea entre les Français et les Autrichiens, et il durait depuis deux heures, quand tout à coup on entendit des cris de vive l'empereur! Ce nom qui portait toujours la terreur dans les rangs ennemis, et qui encourageait partout nos soldats, les électrisa à tel point qu'ils culbutèrent les Autrichiens. L'empereur se montra sur la première ligne, criant en avant! et faisant signe aux soldats d'avancer. De temps en temps le cheval de Sa Majesté disparaissait au milieu de la fumée du canon. Durant cette charge furieuse, l'empereur se trouva près d'un grenadier blessé grièvement. Ce brave grenadier criait comme les autres «en avant! en avant!» L'empereur s'approcha de lui et lui jeta son manteau militaire en disant: «Tâche de me le rapporter, je te donnerai en échange la croix que tu viens de gagner.» Le grenadier, qui se sentait mortellement blessé, répondit à Sa Majesté que le linceul qu'il venait de recevoir valait bien la décoration, et il expira enveloppé dans le manteau impérial.

Le combat terminé, l'empereur fit relever le grenadier, qui était un vétéran de l'armée d'Égypte, et voulut qu'il fût enterré dans son manteau.

Un autre militaire, non moins courageux que celui dont je viens de parler, reçut aussi de Sa Majesté des marques d'honneur. Le lendemain du combat devant Ulm, l'empereur visitant les ambulances, un canonnier de l'artillerie légère, qui n'avait plus qu'une cuisse, et qui criait de toutes ses forces: vive l'empereur! attira son attention. Il s'approcha du soldat et lui dit: «Est-ce donc là tout ce que tu as à me dire?—Non, Sire, je puis aussi vous apprendre que j'ai à moi seul démonté quatre pièces de canon aux Autrichiens; et c'est le plaisir de les voir enfoncés qui me fait oublier que je vais bientôt tourner l'œil pour toujours.» L'empereur, ému de tant de fermeté, donna sa croix au canonnier, prit le nom de ses parens et lui dit: «Si tu en reviens, à toi l'hôtel des Invalides.—Merci, Sire, mais la saignée a été trop forte; ma pension ne vous coûtera pas bien cher; je vois bien qu'il faut descendre la garde, mais vive l'empereur quand même!» Malheureusement ce brave homme ne sentait que trop bien son état; il ne survécut pas à l'amputation de sa cuisse.

Nous suivîmes l'empereur à Ulm, après l'occupation de cette place, et nous vîmes une armée ennemie de plus de trente mille hommes mettre bas les armes aux pieds de Sa Majesté, en défilant devant elle; je n'ai jamais rien vu de plus imposant que ce spectacle. L'empereur était à cheval, quelques pas en avant de son état-major. Son visage était calme et grave, mais sa joie perçait malgré lui dans ses regards. Il levait à chaque instant son chapeau, pour rendre le salut aux officiers supérieurs de la division autrichienne.

Lorsque la garde impériale entra dans Augsbourg, quatre-vingts grenadiers marchaient en tête des colonnes, portant chacun un drapeau ennemi. L'empereur, arrivé à Munich, fut accueilli avec les plus grandes attentions par l'électeur de Bavière, son allié. Sa Majesté alla plusieurs fois au spectacle et à la chasse, et donna un concert aux dames de la cour. Ce fut, comme on l'a su depuis, pendant le séjour de l'empereur à Munich que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, se promirent à Postdam, sur le tombeau de Frédéric II, de réunir leurs efforts contre Sa Majesté. Un an après, l'empereur Napoléon fit aussi une visite au tombeau du grand Frédéric.