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Les affinités électives

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CHAPITRE XIII

Le Baron se trouvait dans une situation d'esprit bien différente. Le sommeil était si loin de lui, qu'il ne songeait pas même à se déshabiller. Tenant toujours dans ses mains l'acte copié par Ottilie, il couvrait les premières pages de baisers, et regardait avec une muette admiration celles qui paraissaient écrites de sa main à lui. L'idée que ce papier était un contrat de vente, l'avait désespéré d'abord; mais il se rappela bientôt que ce contrat accomplissait un de ses plus chers désirs, et que la copie qui lui était si chère devait rester entre ses mains. Quoique profanée par des signatures authentiques, son coeur pourrait toujours reconnaître dans cette copie les caractères de la main d'Ottilie, et cette conviction le consola.

La lune venait de se lever au-dessus des plus grands arbres de la forêt. L'air était tiède: entraîné par un vague besoin de mouvement, Édouard descendit au jardin. Il s'y trouva trop à l'étroit, et se mit à courir à travers la campagne, et la campagne lui parut trop vaste; c'est qu'il était à la fois le plus heureux et le plus agité des mortels. L'instinct le ramena sous les murs du château, sous les fenêtres d'Ottilie.

– Des murailles et des verroux nous séparent, se dit-il, mais nos coeurs sont unis. Si elle était là, devant moi, elle volerait dans mes bras, je me précipiterais dans les siens! Cette certitude ne doit-elle pas suffire à mon bonheur?

Autour de lui, tout était silence et repos, et s'il n'avait pas été absorbé par des rêves séduisants, il aurait pu entendre le travail nocturne de ces animaux infatigables, ennemis nés des jardiniers, et pour lesquels il n'y a ni jour ni nuit.

Bercé par ses heureuses illusions, il s'assit sur les premières marches d'une terrasse où il finit enfin par s'endormir. Lorsqu'il se réveilla, les brouillards du matin fuyaient déjà devant les premiers rayons du soleil.

Tandis que tout dormait encore dans ses domaines, il fut visiter les constructions nouvelles; les ouvriers n'y arrivèrent qu'après lui. Leur nombre lui parut insuffisant, et il donna l'ordre d'en faire venir le double. On le satisfit dans le courant de la même journée; concession inutile: les travaux marchaient toujours trop lentement pour son impatience. Il eût voulu finir tout à la fois, afin qu'Ottilie pût jouir à l'instant même de la maison d'été, des promenades et des plantations nouvelles, du lac formé par les trois étangs, et de tous les embelissements projetés. Au reste, l'anniversaire de la naissance de cette jeune fille n'était pas très-éloigné, et rien ne lui paraissait assez grand, assez beau, pour célébrer dignement cette fête. Ses voeux n'avaient plus de bornes, ses désirs plus de limites, la certitude d'aimer et d'être aimé le jetait dans l'incommensurable.

L'agitation de son esprit était telle, qu'il ne reconnaissait plus ni ses domaines, ni son château; Ottilie y était, il ne voyait qu'elle. Pour lui, tout s'absorbait dans cette enfant, tout, jusqu'à la voix de la conscience. Les divers liens qui semblaient avoir enchaîné et dompté son ardente nature s'étaient rompus brusquement; et la surabondance de ses forces aimantes se précipitait au-devant d'Ottilie avec l'impétuosité d'un torrent qui vient de rompre ses digues.

L'activité passionnée du Baron n'avait pu échapper au Capitaine, qui s'en alarma sérieusement. On était convenu de faire marcher les travaux lentement et, d'un commun accord, Édouard les faisait aller à pas de géant et au gré de ses désirs à lui. La métairie était vendue, Charlotte avait encaissé le premier paiement, et cette somme, qui devait suffire jusqu'au second terme, se trouva épuisée en peu de semaines. Était-il juste, était-il possible de l'abandonner dans un pareil embarras? Lors même que le Capitaine n'aurait eu que de l'amitié pour elle, il se serait cru obligé de la seconder. Il lui expliqua donc franchement ses craintes et ses inquiétudes. Tous deux comprirent qu'ils chercheraient en vain à arrêter Édouard, et qu'au reste il valait mieux terminer les travaux tant que le Capitaine pouvait encore les diriger. Ces divers motifs leur firent prendre la résolution d'emprunter une somme suffisante pour achever tout ce qui était commencé, dans le plus court délai possible.

Ces arrangements les avaient rapproches de nouveau, et ils s'expliquèrent sur la passion d'Édouard pour Ottilie. Déjà Charlotte avait sondé le coeur de cette jeune fille, et acquis la certitude qu'elle partageait cette passion. Dans un pareil état de choses il n'y avait pas d'autre moyen de salut possible que de séparer les amants. Le hasard venait de lui fournir un prétexte pour rendre cette séparation simple et facile, car la grande tante de Luciane, charmée des brillantes qualités de cette jeune personne, l'avait appelée près d'elle pour l'introduire dans le grand monde, ce qui rendait le retour d'Ottilie à la pension aussi simple que naturel.

Constamment guidée par la raison, Charlotte se croyait en droit d'espérer qu'après le départ d'Ottilie et du Capitaine, elle parviendrait facilement à rétablir ses rapports avec son mari, tels qu'ils étaient avant l'arrivée des deux personnes qui les avaient troublés. Enfin, ses projets étaient si bien combinés, ses résolutions si sages et si prudentes, qu'elle ne supposa pas même combien il est difficile de rentrer dans une position bornée, quand ces bornes ont été brisées par une explosion violente.

Édouard ne tarda pas à s'apercevoir qu'on cherchait à l'éloigner d'Ottilie, car il ne pouvait presque plus l'entretenir sans témoins, ce qui l'irrita au point que quand il pouvait lui glisser quelques mots, c'était moins pour l'assurer de son amour que pour se plaindre de la tyrannie que sa femme et son ami se permettaient d'exercer contre eux. Sans songer que par son empressement à terminer les travaux il avait lui-même épuisé la caisse, il accusa sa femme et son ami d'avoir violé leurs premières conventions, et poussa l'injustice jusqu'à leur faire un crime de l'emprunt qu'ils venaient de négocier et que cependant il avait approuvé.

La haine est partiale, l'amour l'est plus encore; aussi la douce et bonne Ottilie devint-elle malveillante pour Charlotte et pour le Capitaine. Lorsqu'un jour Édouard se plaignait amèrement de ce dernier, elle lui répondit qu'elle avait depuis longtemps la preuve de sa perfidie.

– Plus d'une fois, lui dit-elle, je l'ai entendu se plaindre à Charlotte de votre obstination à leur déchirer les oreilles avec votre flûte; vous pouvez vous imaginer combien cette injustice m'a blessée, moi qui aime tant à vous accompagner, et surtout à vous entendre.

A peine avait elle prononcé ces mots, qu'elle sentit la faute qu'elle venait de commettre, car une colère concentrée altéra les traits du Baron; jamais rien ne l'avait aussi douloureusement offensé. Il faisait de la musique sans prétention et pour s'amuser. Ne pas respecter un plaisir aussi innocent, c'était manquer non-seulement aux devoirs de l'amitié, mais encore à ceux de l'humanité, dans son dépit, il ne songeait pas que pour des oreilles musicales il n'y a pas de tortures plus cruelles que d'écouter une exécution au-dessous du médiocre. Il était offensé et exalta sa colère jusqu'à la fureur, afin de ne point pardonner. Il lui semblait que Charlotte et le Capitaine venaient de le dégager de tous ses devoirs envers eux.

Le besoin de confier toutes ses pensées à Ottilie devint chaque jour plus dominant chez Édouard. Les difficultés toujours croissantes contre lesquelles il était obligé de lutter pour lui adresser quelques mots, lui suggérèrent l'idée de lui écrire et de l'engager à une correspondance secrète. Il venait d'exprimer laconiquement ce désir sur un petit morceau de papier, lorsque son valet de chambre entra pour lui friser les cheveux. Le courant d'air qu'il avait occasionné en ouvrant la porte, fit tomber ce papier sur le parquet; le valet de chambre le ramassa pour essayer le degré de chaleur du fer à friser; Édouard le lui arracha des mains, mais trop tard: une partie de l'écriture était brûlée.

Un second billet qu'il écrivit dans la même journée lui parut moins bien; il éprouva même quelques scrupules sur la démarche dans laquelle il allait engager sa jeune amie. Il hésita et se promit d'attendre; mais dès qu'il en trouva l'occasion, il lui glissa son billet dans la main. Dans la même soirée, Ottilie trouva le moyen de lui remettre sa réponse; ne pouvant la lire à l'instant, il la cacha dans la poche de son gilet. Mais ce gilet, fait à la dernière mode, était très-court et la poche si petite, qu'au premier mouvement qu'il fit, le papier tomba par terre. Charlotte le releva et y jeta un regard fugitif.

– Voici, dit-elle, en lui remettant ce billet, quelque chose de ton écriture que tu ne serais peut-être pas content de perdre.

Édouard la remercia d'un air embarrassé.

– Est-ce de la dissimulation, se dit-il à lui-même, ou prend-elle en effet l'écriture d'Ottilie pour la mienne?

Ce hasard et plusieurs autres du même genre qu'on peut regarder comme des avertissements par lesquels la Providence daigne quelquefois chercher a nous garantir contre les dangers qui nous menacent, étaient perdus pour lui. Les entraves que l'on opposait à sa passion l'irritèrent toujours plus fortement, et bientôt un sentiment de malveillance, de haine, remplaça son ancienne affection pour sa femme et pour son ami. Parfois, cependant, il se reprochait ce changement, et alors il cherchait à cacher ses remords sous une gaîté folle; mais comme cette gaîté ne partait pas du coeur, elle dégénérait en ironie amère.

Charlotte supporta toutes ces boutades avec patience et courage. Irrévocablement décidée à renoncer au Capitaine, ce sacrifice la rendait satisfaite et fière d'elle-même, et lui inspirait le désir de venir en aide au couple qui marchait si imprudemment vers l'abîme qu'elle avait su éviter. Elle sentait que pour éteindre une passion arrivée à un aussi haut degré de violence, il ne suffit pas de séparer les amants, elle essaya de donner quelques conseils généraux à Ottilie. Malheureusement ces conseils se rapportaient aussi bien à sa propre position qu'à celle de sa nièce; et plus elle cherchait à détourner cette jeune fille de la route funeste où elle s'était engagée, plus elle sentait qu'elle-même était bien loin encore de se retrouver sur le chemin du devoir.

 

Forcée ainsi de garder le silence, elle se borna à tenir les amants éloignés l'un de l'autre, ce qui ne rendit pas la position meilleure. Les allusions délicates par lesquelles elle cherchait parfois à avertir Ottilie, ne produisirent aucun effet; car Édouard était parvenu à lui prouver que sa femme aimait le Capitaine, et que, par conséquent, elle aussi désirait le divorce, pour lequel il ne s'agissait plus que de trouver un prétexte décent. Soutenue par le sentiment de son innocence, elle croyait pouvoir sans crime s'avancer vers le but où elle devait trouver un bonheur si ardemment désiré; elle ne respirait plus que pour Édouard: cet amour l'affermissait dans le bien, embellissait sou cercle d'activité et la rendait plus expansive envers tout le monde; elle se croyait au ciel sur la terre.

C'est ainsi que nos quatre amis continuèrent à vivre, en apparence du moins, de leur vie habituelle. Rien dans leurs allures n'était changé, ainsi que cela arrive souvent dans les positions les plus terribles; tout est remis en question, les habitudes quotidiennes suivent leur cours ordinaire, comme si rien ne menaçait cette existence paisible.

CHAPITRE XIV

Le Capitaine venait de recevoir deux lettres du Comte: l'une, qu'il devait montrer à ses amis, contenait des promesses, des espérances; l'autre, écrite pour lui seul, renfermait l'offre positive d'une charge importante d'administration et de cour, le grade de major, de forts appointements et plusieurs autres avantages brillants. Comme il était indispensable de tenir cette offre secrète pendant quelque temps encore, le Capitaine ne parla à ses amis que des espérances que lui donnait la première de ces deux lettres.

S'occupant avec toutes les précautions nécessaires, des préparatifs de son prochain départ, il chercha surtout à hâter les travaux commencés. Édouard le seconda de son mieux, car il désirait que tout fût fini pour la fête d'Ottilie.

Le projet de réunir les trois étangs pour en former un lac, avait déjà eu un commencement d'exécution; il était donc impossible d'y renoncer. Sachant qu'il ne pourrait le mener à fin lui-même, le Capitaine fit venir, sous un prétexte spécieux, un jeune architecte, autrefois son élève, et qu'il savait être capable d'achever dignement cette entreprise difficile.

Le Capitaine avait un mérite réel et un caractère noble et généreux, aussi était-il loin de ressembler à ces êtres vaniteux qui, pour mieux faire sentir leur importance, jettent le désordre et la confusion dans les entreprises qu'ils doivent cesser de diriger, afin de laisser après eux la certitude qu'il est impossible de les remplacer.

Le Baron ne pouvait avouer la véritable de cause l'ardeur fiévreuse avec laquelle il hâtait les travaux, car il savait que sa femme ne consentirait jamais à célébrer avec éclat et ostensiblement le jour anniversaire de la naissance d'Ottilie. Au reste, il comprit lui-même que l'âge de cette jeune fille et sa position de protégée qui devait tout à la bienfaisance de sa tante, ne lui permettait pas de paraître publiquement en reine d'une grande fête. Aussi les préparatifs et les invitations se firent-ils sous le prétexte de l'inauguration de la maison d'été et des promenades nouvelles.

Décidé à prouver à Ottilie par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, que tout se faisait pour elle, il lui destinait des présents qu'il voulait mettre en harmonie avec la force de sa passion. Les conseils que Charlotte lui donnait à ce sujet étaient si opposés à ses intentions, qu'il prit le parti de s'adresser à son valet de chambre, qui soignait sa garde-robe, et se trouvait, par conséquent, en relation avec les marchands de nouveautés. Cet adroit serviteur commanda aussitôt un coffre d'une forme élégante, couvert eu maroquin rouge et garni de clous d'acier; les parures et les objets de toilette dont il le fit remplir, répondaient à la magnificence de ce coffre. Il avait depuis longtemps deviné la passion de son maître, et, sans lui en parler directement, il la servait toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Ce fut dans ce but qu'il rappela au Baron qu'il avait depuis longtemps au château tous les matériaux nécessaires pour un feu d'artifice, et que si on s'en servait pour célébrer l'anniversaire de la naissance d'Ottilie, cette fête n'en aurait que plus d'éclat. Édouard saisit cette proposition avec empressement, et le valet de chambre se chargea des préparatifs, qui devaient se faire avec le plus grand mystère afin de surprendre la société.

De son côté, le Capitaine prenait toutes les mesures de précaution nécessaires pour prévenir les accidents qui troublent presque toujours les solennités auxquelles assiste une foule nombreuse.

Édouard et son confident ne s'occupèrent que du feu d'artifice. L'échafaudage devait s'élever sur les bords de l'étang et au milieu des chênes centenaires. La place des spectateurs était naturellement en face, sous les platanes, d'où l'on pourrait, sans danger, voir l'ensemble du feu, ainsi que ses merveilleux effets dans l'eau. Lorsqu'on débarrassa cette place des plantes et des buissons qui l'embarrassaient, Édouard remarqua avec plaisir que ses arbres chéris étaient plus beaux et plus robustes encore qu'il ne le croyait.

– C'est à peu près dans cette saison que je les ai plantés, se dit-il à lui-même, mais dans quelle année?

La date précise lui était échappée, il se souvint toutefois qu'elle se rapportait à un événement de famille qui était resté gravé dans sa mémoire. Il chercha cet événement sur le journal dans lequel son père enregistrait tout ce qui lui arrivait d'important. Quel ne fut pas son ravissement, lorsqu'il reconnut que, par le plus merveilleux des hasards, le jour et l'année où il avait planté ces arbres étaient le jour et l'année de la naissance d'Ottilie!

CHAPITRE XV

Dès les premières heures de la matinée, si impatiemment attendue, les invités arrivèrent en foule au château du Baron. Les personnes présentes à la pose de la première pierre de la maison d'été, avaient conservé un agréable souvenir de cette cérémonie, et celles qui n'avaient pu y assister en avaient entendu parler avec beaucoup d'éloges; aussi chacun s'empressa-t-il de venir prendre sa part d'une nouvelle fête de ce genre.

Au moment où on allait se mettre à table, les charpentiers, précédés par une joyeuse musique, firent leur entrée solennelle dans la cour du château. L'un d'eux prononça une courte harangue et fit circuler une immense couronne de chêne, ornée de mouchoirs et de rubans de soie. Les dames s'empressèrent d'enrichir cette couronne de toutes sortes de dons gracieux qu'elles y attachèrent elles-mêmes. Puis on se mit à table, et les charpentiers, heureux et fiers, continuèrent leur marche à travers le village, où ils enlevèrent aux jeunes filles leurs plus beaux mouchoirs, leurs plus beaux rubans; et le cortège grossi par la foule des curieux arriva, au milieu des cris de joie, à la maison d'été, dont le toit fut aussitôt orné de la couronne de chêne surchargée d'offrandes de tout genre.

Après le dîner, Charlotte, qui ne voulait ni cortège ni marche régulière, se borna à proposer à ses hôtes une promenade sur la montagne de la maison d'été, où l'on arriva par groupes isolés et sans ordre; Ottilie, qu'elle avait retenue afin de l'empêcher de jouer un rôle dans cette fête, arriva la dernière sur la plate-forme, circonstance qui causa précisément le mal que Charlotte avait voulu éviter. Les trompettes et les cymbales qui devaient saluer la société, et qui avaient attendu qu'elle fût toute réunie, n'entonnèrent leurs bruyantes fanfares qu'au moment où la jeune fille parut, et ils la proclamèrent ainsi la reine de la fête.

Pour mettre la maison d'été en harmonie avec la solennité de ce jour, on l'avait décorée de guirlandes de fleurs disposées selon les règles architectoniques. Le Baron avait fait placer sur le fronton, des chiffres en fleurs qui indiquaient la date de cette inauguration. Il avait en même temps donné l'ordre de faire figurer le nom d'Ottilie dans le tympan du fronton; heureusement le Capitaine était arrivé assez tôt pour enlever les lettres en fleurs et les remplacer par d'autres ornements.

Les rubans et les mouchoirs bigarrés qui ornaient la couronne flottaient dans l'air, et le vent emporta la nouvelle et courte allocution du charpentier. La cérémonie était terminée et la place devant la maison avait été nivelée et entourée de branches d'arbres, afin de la disposer en salle de danse.

Un jeune charpentier présenta au Baron une svelte et jolie villageoise, et pria fort poliment Ottilie de lui faire l'honneur d'ouvrir le bal avec lui. Les deux couples trouvèrent de nombreux imitateurs, et Édouard ne tarda pas à changer sa rustique danseuse contre la charmante Ottilie. Les invités pour lesquels ce genre de plaisir n'avait point d'attrait, se dispersèrent dans les alentours et admirèrent les promenades et les plantations nouvelles; mais avant de se séparer, on s'était donné rendez-vous sous les platanes, à la chute du jour.

Édouard arriva le premier à ce rendez-vous, et donna ses derniers ordres au valet de chambre, qui se rendit aussitôt, avec l'artificier, sur la rive opposée de l'étang où déjà tout était prêt pour la surprise que l'on réservait à la société. Ce ne fut qu'en ce moment que le Capitaine devina le mystère qu'on lui avait caché jusqu'ici. Prévoyant que la foule allait se porter sur les bords de l'étang, il allait faire prendre des mesures de précaution; mais le Baron lui dit sèchement qu il voulait diriger seul un divertissement de son invention.

Ainsi que le Capitaine l'avait prévu, les campagnards, qui ne croyaient jamais pouvoir s'approcher assez près du lieu où devait s'opérer la merveille qu'on venait de leur annoncer, se pressèrent sur les digues auxquelles l'on avait déjà commencé à ôter une partie de leurs soutiens, la réunion des trois étangs en un seul ayant rendu leur destruction nécessaire.

Le soleil venait enfin du se coucher, le crépuscule du soir enveloppait déjà la contrée, et les nobles spectateurs, réunis sous les platanes où l'on venait de servir une magnifique collation, attendaient fort commodément une obscurité plus complète. La soirée était calme, pas un souffle n'agitait le feuillage, et tout permettait d'espérer que le feu d'artifice réussirait complètement.

Tout à coup des cris horribles se firent entendre, d'immenses mottes de terre s'étaient détachées des digues, et des hommes, des femmes, des enfants roulaient avec elles dans l'eau. On se précipita vers le lieu du désastre, pour voir plutôt que pour secourir, car le malheur paraissait sans remède. Les digues, dégarnies et trop faibles pour supporter le poids qui les surchargeait, s'affaissaient de plus en plus. Enfin la confusion était telle, que tous ceux qui se trouvaient sur ces digues ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. Le Capitaine seul conserva assez de présence d'esprit pour faire chasser, de force, de ces digues, la foule éperdue, ce qui empêcha de nouveaux éboulements, et donna aux hommes courageux dont il s'était entouré assez de place pour secourir les malheureux qui luttaient contre les flots. Au bout de quelques minutes, tous avaient été ramenés sur le rivage. Un jeune garçon seul avait été poussé trop avant dans l'eau pour gagner la terre, et les efforts qu'il fit pour s'en approcher l'éloignèrent toujours davantage; ses forces l'abandonnèrent, et l'on n'aperçut plus que ses bras qu'il élevait vers le Ciel comme pour implorer son secours. Le bateau était rempli de pièces d'artifice qu'on devait brûler sur l'eau, et le temps que l'on aurait mis à le décharger était plus que suffisant pour rendre certaine la mort du malheureux enfant. La résolution du Capitaine fut bientôt prise, il se dépouilla en hâte de son habit et se précipita dans l'étang.

Un long cri de surprise et d'admiration retentit dans la foule; tous les yeux étaient fixés sur l'intrépide nageur qui, après avoir plongé plusieurs fois, reparut avec l'enfant. Il l'amena sur le rivage et le remit au chirurgien, car il ne donnait plus aucun signe de vie; puis il demanda s'il ne manquait plus personne et fit faire à ce sujet une enquête sévère. En vain Charlotte le supplia de retourner au château et de s'y faire donner les soins nécessaires, il ne consentit à s'éloigner qu'après avoir acquis la certitude que tout le monde était sauvé; le chirurgien le suivit avec l'enfant qui avait repris l'usage de ses sens.

 

A peine les eut-on perdus de vue que Charlotte se souvint que le thé, le sucre, le vin et les autres objets dont ils avaient besoin étaient enfermés sous clef, et que par conséquent sa présence et celle d'Ottilie étaient nécessaires au château. Pour y retourner il fallait passer sous les platanes, où elle vit son mari occupé à réunir et à retenir la société, en l'assurant que le feu d'artifice allait commencer. Elle le supplia de remettre un plaisir dont personne en ce moment n'était en état de profiter, et lui fit sentir qu'il serait inhumain de s'amuser avant de savoir qu'il n'y avait en effet plus rien à craindre pour le malheureux enfant et pour son généreux sauveur.

– Le chirurgien fera son devoir, répondit sèchement le Baron, il a tout ce qu'il faut pour cela et notre présence au château ne ferait que le gêner.

Charlotte n'insista pas davantage, mais elle fit signe à Ottilie de la suivre; elle allait obéir, Édouard la retint.

– Je ne veux pas, s'écria-t-il, qu'on la traite en soeur de charité; cette journée est trop belle pour la terminer à l'hôpital! L'enfant noyé est sauvé et le Capitaine se séchera fort bien sans nous.

Charlotte partit seule et en silence; quelques invités la suivirent d'abord, et après une courte hésitation, toute la société prit le chemin du château. Restée seule sous les platanes avec Édouard, la tremblante Ottilie le supplia d'imiter l'exemple qu'on venait de leur donner.

– Non, non, dit-il, restons ici ensemble: les choses exceptionnelles ne se font pas sur les routes ordinaires. Que la catastrophe de ce soir hâte notre union, tu m'appartiens, je te l'ai juré assez de fois, que les actions succèdent enfin aux paroles!

Le bateau traversa l'étang et s'approcha des platanes: c'était le valet de chambre qui venait demander à son maître ce que deviendrait le feu d'artifice.

– Fais-le partir, s'écria le Baron.

Et le valet de chambre retourna à son poste. Édouard prit les deux mains d'Ottilie.

– C'est pour toi seule qu'il a été préparé, qu'il s'exécute pour toi seule, permets-moi seulement de l'admirer à tes côtés.

Puis il s'assit près d'elle d'un air tendrement ému, mais avec une réserve respectueuse.

Au milieu des explosions principales et terribles comme le tonnerre des canons, on entendait le sifflement des fusées, des balles luisantes et des serpenteaux, le craquement des roues et des soleils, et le bruissement des pluies de feu.

Édouard suivait avec ravissement du regard et de la pensée tous ces météores qui s'élançaient dans les airs, tantôt les uns après les autres, et tantôt tous à la fois. Mais pour la tendre et douce Ottilie, déjà intimidée par tout ce qui avait précédé cet instant, ces apparitions bruyantes et éphémères furent plutôt un objet d'effroi que de plaisir. Dominée par la peur, elle se rapprocha de son ami, qui ne vit dans ce mouvement qu'une preuve de confiance, et la promesse réitérée de lui appartenir pour toujours.

La nuit avait repris ses droits que l'éclat du feu d'artifice venait de lui disputer; la lune argentait seule les étangs, et éclairait l'étroit sentier sur lequel les deux amants retournaient au château. Tout à coup un homme se présenta devant eux et leur demanda l'aumône, et Édouard reconnut l'insolent qui l'avait forcé à prendre des mesures contre l'importunité des mendiants. Trop heureux pour ne pas chercher à étendre ce bonheur sur tout ce qui l'entourait, il jeta une pièce d'or dans le chapeau de cet homme.

Grâce à l'habileté du chirurgien et aux soins empressés de Charlotte, l'enfant était presque entièrement remis, et la santé du Capitaine et des hommes qui l'avaient secondé ne courait plus aucun danger; toutes les mesures de précaution nécessaires en pareil cas ayant été prises a temps.

La catastrophe de l'étang avait laissé une certaine inquiétude dans l'esprit de tout le monde, aussi les invités s'était-ils empressés de regagner leurs demeures.

Resté seul avec Charlotte, le Capitaine l'informa de son prochain départ; cette nouvelle inattendue la surprit sans la troubler. La soirée avait été si fertile en événements graves et extraordinaires, que tout ce qui pouvait les suivre n'était plus pour elle que la réalisation de l'avenir solennel dont ces mêmes événements lui avaient paru le présage certain. Telle était la disposition de son esprit lorsqu'elle vit entrer Édouard et Ottilie. Son premier soin fut de leur apprendre que le Capitaine était sur le point de les quitter pour aller remplir un poste brillant. Le Baron ne vit dans ce changement de fortune subit, qu'un hasard favorable qui ne pouvait manquer de hâter l'accomplissement de ses voeux. Son imagination devançant les événements, lui montrait d'un côté Charlotte heureuse et fière de son nouvel époux, et de l'autre Ottilie établie par lui en qualité de maîtresse légitime du château et de ses vastes domaines.

Éblouie par des rêves semblables, la jeune fille s'était retirée dans sa chambre, où elle trouva le riche coffre qui contenait les cadeaux de son ami. Les mousselines, les soieries, les dentelles, les schalls étaient aussi riches qu'élégants; de magnifiques bijoux complétaient ce trousseau. Elle devina sans peine que l'intention d'Édouard était de l'habiller d'une manière digne du rang qu'il lui destinait; mais tous ces objets étaient si bien rangés et surtout si brillants, qu'elle osa à peine les soulever, et encore moins se les approprier même de la pensée.