Menace Principale

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CHAPITRE DEUX

21 h 45, Heure de l’Est

La Salle de Crise

La Maison-Blanche

Washington, DC

— Qu’en pensez-vous, M. le Président ?

Clement Dixon était trop vieux pour ce travail. C’était surtout ça qu’il pensait.

Il était assis au bout de la table et tout le monde le regardait. Suite à une longue carrière dans la politique, il avait appris à lire les regards et les expressions faciales auprès des meilleurs formateurs. Or, ce qu’il lisait sur les visages des personnes présentes était que les gens puissants qui regardaient le gentleman aux cheveux blancs qui présidait cette réunion d’urgence avaient tous atteint la même conclusion que Dixon lui-même.

Il était trop vieux.

Il avait été activiste du mouvement des droits civiques dès la toute première manifestation, en mai 1961, où il avait mis sa vie en danger pour aider à briser la ségrégation qui régnait dans le sud. Il avait été un des jeunes orateurs qui s’étaient exprimés dans les rues pendant les émeutes de Chicago d’août 1968 et il y avait reçu du gaz lacrymogène au visage. Il avait passé trente-trois ans à la Chambre des Représentants des États-Unis, où les citoyens du Connecticut l’avaient élu en 1972. Il avait été président de la Chambre des Représentants des États-Unis deux fois, une fois pendant les années 1980 puis une autre fois jusqu’à juste deux mois de cela.

Maintenant, à l’âge de soixante-quatorze ans, il se retrouvait soudain Président des États-Unis. C’était un poste qu’il avait jamais désiré ou imaginé pour lui-même. Non, un instant. En fait, pendant sa jeunesse, son adolescence, quand il avait eu guère plus de vingt ans, il avait imaginé qu’il serait Président un jour.

Cependant, l’Amérique dont il s’était imaginé Président n’était pas cette Amérique, ce pays divisé, impliqué dans deux guerres étrangères reconnues publiquement ainsi que dans une demi-douzaine d’opérations clandestines, dites « noires », si noires, apparemment, que les gens qui les supervisaient n’aimaient pas les décrire à leurs supérieurs.

— M. le Président ?

Dans sa jeunesse, il n’aurait jamais imaginé qu’il serait Président d’une Amérique encore complètement dépendante des combustibles fossiles pour ses besoins énergétiques, où vingt pour cent de la population vivaient dans la pauvreté et où trente autres pour cent n’en étaient pas loin, où des millions d’enfants avaient faim tous les soirs et où plus d’un million de gens étaient sans domicile fixe, un pays où le racisme se portait encore comme un charme, un pays où des millions de gens ne pouvaient pas se permettre de tomber malades et où des gens devaient souvent choisir entre prendre leurs médicaments et manger. Ce n’était pas l’Amérique qu’il avait rêvé de diriger.

C’était une Amérique de cauchemar et, soudain, il était en charge de ce pays-là. Il avait passé toute sa vie à défendre ce qu’il considérait comme juste et à se battre pour les idéaux les plus nobles et, maintenant, il se retrouvait en train de ramper dans la crasse. Ce poste n’apportait que des compromis et des zones de flou et Clement Dixon était en plein milieu de tout ça.

Il avait toujours été croyant et, ces temps-ci, il se mettait à penser à Jésus-Christ, qui avait demandé à Dieu d’éloigner la coupe de lui. Toutefois, le sort de Dixon était différent de celui de Jésus-Christ parce que sa crucifixion n’avait pas été décidée par le destin. Une série de mésaventures et de mauvaises décisions avait emmené Clement Dixon où il en était à présent.

Si le Président David Barrett, un homme bon que Dixon avait connu pendant de nombreuses années, n’avait pas été assassiné, alors, personne n’aurait demandé au Vice-Président Mark Baylor de prendre sa place.

De plus, si Baylor n’avait pas été impliqué dans ce meurtre par des quantités de preuves circonstancielles (insuffisamment pour être accusé, mais plus qu’assez pour tomber en disgrâce et être banni de la vie publique), alors, il n’aurait pas démissionné en laissant la Présidence au président de la Chambre des Représentants des États-Unis.

Enfin, si Dixon lui-même n’avait pas accepté l’année dernière de rester président de cette chambre un trimestre de plus en dépit de son âge avancé …

Alors, il ne se serait pas retrouvé dans cette position.

Même s’il avait juste eu la force de refuser cette foutue proposition … Ce n’était pas parce que la Ligne de Succession imposait que le président de la Chambre des Représentants des États-Unis assume ce travail qu’il avait été obligé de l’accepter. Cependant, trop de gens s’étaient battus trop longtemps pour voir un homme comme Clement Dixon, porte-drapeau fougueux des idéaux libéraux traditionnels, devenir Président. D’un point de vue pragmatique, il n’avait pas pu refuser.

Donc, il était Président. Fatigué, vieux, il traversait les halls de l’Aile l’Ouest en boitant (oui, en boitant, car le nouveau Président des États-Unis avait de l’arthrose aux genoux et boitait donc de façon visible) et, accablé par le poids écrasant de ce que l’on lui confiait, il compromettait ses idéaux tout le temps.

— M. le Président ? Monsieur ?

Le Président Dixon était assis dans la Salle de Crise ovoïde. D’une façon ou d’une autre, cette pièce lui rappelait une série télévisée des années 1960 du nom de Cosmos 1999, qui présentait une image stupide de l’avenir selon un producteur de Hollywood. Cette pièce était dénudée, vide, inhumaine et conçue pour maximiser l’espace. Tout y était lisse, stérile et sans le moindre charme.

De grands écrans vidéo étaient encastrés dans les murs, avec un écran géant à l’autre bout de la table oblongue. Les chaises étaient de hauts fauteuils inclinables en cuir tels que le capitaine du pont de contrôle d’un vaisseau interstellaire aurait pu en avoir.

Cette réunion avait été décidée au dernier moment. Comme d’habitude, il y avait une crise. En dehors des fauteuils disposés autour de la table, qui étaient tous occupés, et de quelques chaises le long des murs, la salle était en grande partie vide. On y voyait les mêmes gens que d’habitude, dont quelques hommes en surpoids et en costume et aussi des militaires minces et droits comme des i dans leur uniforme.

Thomas Hayes, nouveau Vice-Président de Dixon, était présent lui aussi, Dieu merci. Ayant été embauché juste après avoir été gouverneur de Pennsylvanie, Thomas avait l’habitude de prendre des décisions exécutives. De plus, il avait le même avis que Dixon sur de nombreux sujets. Thomas aidait Dixon à former un front unifié.

Tout le monde savait que Thomas Hayes visait lui-même la présidence et c’était très bien. Il pouvait la prendre, pour ce qu’en pensait Clement Dixon. Thomas était grand, beau et intelligent et il dégageait une certaine autorité. Pourtant, ce qu’on voyait le plus chez lui, c’était son très grand nez. La presse nationale avait déjà commencé à s’en moquer.

Attendez un peu, Thomas, pensa Dixon. Attendez juste d’être Président. Les caricaturistes politiques dessinaient Clement Dixon comme s’il avait été un professeur distrait, un mélange entre Mark Twain et Albert Einstein avec les lacets défaits et sans l’humour simple ou l’intelligence affûtée qui caractérisaient ces hommes célèbres.

Bon sang, ils allaient sûrement s’amuser avec le nez de Hayes.

Un grand homme en uniforme de cérémonie vert se tenait à l’autre bout de la table. C’était un général quatre étoiles du nom de Richard Stark. Il était mince et en excellente forme physique, comme le marathonien qu’il était sûrement, et son visage semblait être ciselé dans la pierre. Il avait les yeux d’un chasseur, comme un lion ou un faucon. Quand il parlait, il affichait une confiance totale en ses opinions, en les informations que ses subalternes lui transmettaient et en la capacité de l’armée des États-Unis à résoudre tous les problèmes avec autorité, aussi épineux ou complexes qu’ils soient. Stark était quasiment une caricature de lui-même. Il semblait ne jamais avoir eu une seule seconde d’incertitude de toute sa vie. Quel était le vieux dicton ?

Il se trompe souvent mais ne doute jamais.

— Pouvez-vous réexpliquer ? dit le Président Dixon.

Il entendit presque les gémissements discrets que poussèrent tous les autres occupants de la salle. Dixon détestait être obligé de réécouter ça. Il détestait ces informations telles qu’il les comprenait et il détestait l’idée de devoir essayer une fois de plus de les comprendre complètement. Il ne voulait pas les comprendre.

Stark hocha la tête.

— Oui, monsieur.

Avec une longue baguette en bois, il montra un endroit sur la carte affichée sur le grand écran. La carte montrait North Slope, en Alaska, un vaste territoire situé dans le nord de cet État, à l’intérieur du Cercle Arctique et au bord de l’Océan Arctique.

Il y avait un point rouge dans l’océan juste au nord du bout des terres. La terre qui s’y trouvait était marquée RFNA. Dixon savait parfaitement que cela signifiait « Réserve Faunique Nationale de l’Arctique », car il faisait partie des gens qui s’étaient battus pendant des décennies pour que cette région sensible soit protégée contre la prospection de l’industrie pétrolière et contre ses forages.

Stark parla :

— La plate-forme de forage Martin Frobisher, que possède Innovate Natural Resources, se situe ici, dans l’océan, à neuf kilomètres au nord de la Réserve Faunique Nationale de l’Arctique. Nous n’avons pas de recensement exact au moment de l’attaque, mais on estime que quatre-vingt-dix hommes habitent et travaillent en permanence sur cette plate-forme et sur la petite île artificielle qui l’entoure. La plate-forme tourne vingt-quatre heures par jour et trois cent soixante-cinq jours par an, par tous les temps sauf le plus mauvais.

 

Stark s’arrêta et regarda fixement Dixon.

Dixon fit tourner une main comme une roue.

— Je comprends. Veuillez continuer.

Stark hocha la tête.

— Il y a guère plus de trente minutes de cela, un groupe d’hommes lourdement armés et non identifiés a attaqué la plate-forme et le campement. Ces hommes sont arrivés par bateau, sur un vaisseau qui avait été déguisé en navette à personnel emmenant les ouvriers sur l’île. Un nombre inconnu d’ouvriers ont été tués ou pris en otage. Selon les rapports préliminaires constitués à partir des flux vidéo et audio, les envahisseurs sont d’origine étrangère mais encore inconnue.

— Qu’est-ce que cela suggère ? dit Dixon.

Stark haussa les épaules.

— Ils ne semblent pas parler anglais. Bien que nous n’ayons encore aucune donnée audio claire, nos experts linguistiques pensent qu’ils parlent une langue d’Europe de l’Est, probablement slave.

Dixon soupira.

— Le Russe ?

Le jour où il avait commencé ce travail ingrat, en fait quelques moments après son assermentation, il avait unilatéralement empêché une confrontation entre les forces américaines et les Russes. Les Russes lui avaient fait la faveur de l’imiter. Depuis, Dixon avait été soumis à des critiques impitoyables et cinglantes de la part des bellicistes de la société américaine. Si les Russes changeaient d’avis et attaquaient maintenant …

Stark secoua très légèrement la tête.

— Nous n’en sommes pas encore certains, mais nous pensons que non.

— Ça réduit l’éventail des possibilités, dit Thomas Hayes.

— Avons-nous une quelconque idée de ce qu’ils veulent ? dit Dixon.

Cette fois-ci, Stark secoua complètement la tête.

— Ils ne nous ont pas contactés et ils refusent de répondre à nos tentatives de contact. Nous avons survolé le complexe avec des hélicoptères de combat mais, mis à part quelques feux, l’endroit paraît actuellement déserté. Les terroristes et les prisonniers sont à l’intérieur de la plate-forme elle-même ou du complexe de bâtiments, loin de nos yeux inquisiteurs.

Il s’interrompit.

— J’imagine que vous voulez y aller en force et reprendre la plate-forme, dit Dixon.

Stark secoua à nouveau la tête.

— Malheureusement, non. Bien que nous soyons certains de pouvoir reprendre ce complexe par la force brute, cela mettrait en danger la vie des otages. De plus, ce complexe est de nature sensible et, si nous effectuons une grande contre-attaque, nous risquerons d’attirer l’attention sur lui.

Dans la salle, quelques gens commencèrent à murmurer ensemble.

— Silence, dit Stark sans élever la voix. Silence, je vous prie.

— OK, dit Dixon. Ça m’intéresse. Qu’est-ce que cet endroit a de sensible ?

Stark regarda un homme à lunettes assis à une demi-table du Président. Cet homme était probablement proche de la quarantaine, mais il était en surpoids et cela lui donnait l’air d’un enfant angélique. L’homme avait l’air sérieux. Après tout, il était en réunion avec le Président des États-Unis.

— M. le Président, je suis le D. Fagen du Département de l’Intérieur.

— OK, D. Fagen, dit Dixon. Expliquez-moi tout.

— M. le Président, bien que la plate-forme Frobisher soit la propriété d’Innovate Natural Resources, c’est une entreprise commune à Innovate, ExxonMobil, ConocoPhillips et le Bureau de Gestion du Territoire des États-Unis. Nous lui avons prolongé une licence qui l’autorise à pratiquer ce que l’on appelle le forage horizontal.

Sur l’écran, l’image changea. Elle montra un dessin animé d’une plate-forme pétrolière. Dixon vit une foreuse descendre de la plate-forme, passer sous la surface de l’océan et pénétrer le fond marin. Une fois sous la terre, la foreuse changea de direction. Elle tourna de quatre-vingt-dix degrés et se retrouva alors en train d’avancer horizontalement sous la roche mère. Un peu plus tard, elle rencontra une mare noire sous le sol et du pétrole prélevé dans cette mare commença à couler de côté de la tête de forage dans le tuyau qui suivait derrière.

— Au lieu de forer verticalement, comme on le faisait la plupart du temps au vingtième siècle, nous maîtrisons maintenant la science du forage horizontal. Cela signifie qu’une plate-forme pétrolière peut être à de nombreux kilomètres d’un gisement de pétrole, peut-être un gisement situé à un endroit sensible du point de vue environnemental …

Dixon leva une main pour demander que le D. Fagen s’interrompe.

Le D. Fagen comprit ce que la main signifiait sans avoir à demander. Il arrêta immédiatement de parler.

— D. Fagen, me dites-vous que la plate-forme Martin Frobisher, située en mer à neuf kilomètres au nord de la Réserve Faunique Nationale de l’Arctique, fore en fait à l’intérieur de cette réserve ?

Fagen regardait fixement la table de conférence. Son langage corporel était une réponse suffisante.

— Monsieur, avec les dernières technologies, les plates-formes pétrolières peuvent exploiter d’importants gisements souterrains sans faire courir de risque à la flore ou à la faune sensible, et je sais que vous avez déjà exprimé votre inquiétude …

Dixon leva les yeux au ciel et lança les mains en l’air.

— Nom de Dieu !

Il regarda le général.

— Monsieur, dit Stark, la décision d’accorder cette licence a été prise il y a deux mandats de cela. Il s’agissait juste de perfectionner la technologie. Certes, cela prête à controverse. Certes, nous pouvons désapprouver, vous comme moi. Cependant, je pense que cette préoccupation est pour d’autres temps. Pour l’instant, nous avons une opération terroriste en cours avec un nombre inconnu de civils américains déjà morts et d’autres vies américaines en danger. Le temps presse. De plus, autant que possible, je pense qu’il faut que nous cachions au grand public aussi bien l’incident en soi que la nature de ce complexe, ou du moins pour l’instant. Plus tard, quand nous aurons sauvé les nôtres et que la tension sera retombée, il y aura beaucoup de temps pour débattre.

Dixon pensait que Stark avait raison et ça l’énervait. Il détestait ces …

… compromis.

— Que proposez-vous ? dit-il.

Stark hocha la tête. Sur l’écran, l’image changea et montra un schéma de ce qui semblait être un groupe de plongeurs sous-marins dessinés qui nageaient vers une île.

— Nous suggérons fortement d’envoyer un groupe secret d’agents spéciaux hautement qualifiés, des Marines, pour qu’ils infiltrent ce complexe, découvrent la nature des terroristes et leurs effectifs, tuent leurs leaders et, si possible, reprennent la plate-forme avec aussi peu de pertes en vies civiles que les circonstances le permettront.

— Combien et quand ? dit Dixon.

Stark hocha à nouveau la tête.

— Seize, peut-être vingt. Ce soir, dans les quelques heures qui viennent, avant l’aube.

— Les hommes sont prêts ? dit Dixon.

— Oui, monsieur.

Dixon secoua la tête. Être Président, c’était glisser sur une pente savonneuse. C’était ce qu’il n’avait jamais compris, en dépit de toutes ses années d’expérience. Tous ses discours de campagne fougueux, ses coups de poing sur le podium, ses exigences pour créer un monde plus juste, plus propre … cela avait servi à quoi ? Tout avait été jeté aux orties avant même qu’il ait commencé à exercer son mandat.

La Réserve Faunique Nationale de l’Arctique était interdite au forage. À partir de la surface. Donc, ils s’installaient en mer et foraient de dessous. Bien sûr qu’ils le faisaient. Ils étaient comme des termites, constamment en train de mordre, de ronger et de transformer la construction la plus solide qui soit en château de cartes.

Alors, les hommes qui effectuaient le forage avaient été attaqués et pris en otage. En tant que Président, qu’était-il supposé dire ? Qu’ils mangent de la brioche ?

Impossible. Ils étaient américains et, aussi difficile que ce soit de le comprendre, ils étaient innocents. Je faisais seulement mon travail, madame.

Dixon regarda Thomas Hayes. De tous les hommes présents dans cette salle, Hayes devait être le plus proche de ses opinions sur la question. Hayes se sentait probablement coincé, trahi, frustré et sidéré, tout comme Clement Dixon.

— Thomas ? dit Dixon. Qu’en pensez-vous ?

Hayes n’eut pas la moindre hésitation.

— Je comprends bien que c’est une discussion à remettre à plus tard, mais je suis choqué d’apprendre que nous forons dans un environnement naturel qui a besoin d’être entretenu et protégé. Je suis choqué, mais pas surpris, et c’est le pire.

Il s’interrompit.

— Quand ces hommes auront été sauvés et quand, comme vous dites, la tension s’apaisera, je pense qu’il faudra que nous réexaminions le moratoire sur le forage et expliquions clairement que pas de forage signifie pas de forage, qu’il soit effectué sous la terre ou sous la mer.

— Ensuite, s’il faut lancer une action de type militaire à cet endroit, je pense qu’il faut que les civils puissent superviser la totalité de l’opération, du début à la fin. Sans vouloir vous offenser, Général, au Pentagone, vous avez tendance à taper sur les moustiques à coups de massue. Je pense que, au Moyen-Orient, les frappes par drone ont détruit trop de cérémonies de mariage.

Le Général Stark sembla être sur le point de répondre quelque chose, puis s’arrêta.

— Pouvez-vous faire ça, Général Stark ? dit Dixon. Même si beaucoup de moyens militaires sont impliqués, pouvez-vous me garantir que les citoyens seront mis au courant et pourront participer à toute l’opération ?

Le général hocha la tête.

— Oui, monsieur. Je connais l’agence civile qu’il nous faut pour cette mission.

— Dans ce cas, faites ça, dit Dixon, et sauvez les hommes de la plate-forme si vous le pouvez.

CHAPITRE TROIS

22 h 01, Heure de l’Est

Ivy City

Le nord-est de Washington, DC

Un grand homme était assis sur une chaise pliante en métal dans un coin tranquille d’un entrepôt vide. Il secouait la tête et gémissait.

— Ne faites pas ça, dit-il. Ne faites pas cette chose.

L’homme avait les yeux bandés mais, malgré le chiffon qui lui cachait une partie du visage, on voyait facilement qu’il avait été battu et qu’il avait des quantités de bleus. Sa bouche était enflée. Son visage était couvert de sueur et de sang et le dos de son tee-shirt blanc était taché par la transpiration. Il y avait une tache sombre à l’entrejambe de son jean, où il s’était uriné dessus quelques moments auparavant.

De l’extrémité de ses manches de chemise à ses poignets, on voyait un enchevêtrement touffu de tatouages. L’homme avait l’air fort, mais ses poignets étaient menottés derrière son dos et ses bras étaient attachés à la chaise avec de lourdes chaînes.

Il avait les pieds nus et ses chevilles étaient elles aussi attachées avec des menottes en acier. Ses pieds étaient tellement rapprochés l’un de l’autre que, s’il avait réussi à se lever et essayé de marcher, il aurait dû sautiller au lieu de marcher.

— Quelle chose ? demanda Kevin Murphy.

Murphy était grand, mince et en excellente forme physique. Il avait le regard dur et une petite cicatrice au travers du menton. Il portait une chemise bleue élégante, un pantalon élégant foncé et des chaussures italiennes en cuir noir poli. Il avait les manches roulées juste quelques centimètres sur ses avant-bras. Il n’avait rien de fripé, transpirant ou sanguinolent. Il ne semblait pas avoir effectué d’effort épuisant. En fait, il aurait pu être sur le point d’aller dîner dans un restaurant chic. Le seul détail qui n’allait pas entièrement avec son style, c’était les deux gants de conduite en cuir noir qu’il portait aux mains.

Pendant quelques secondes, Murphy et l’homme assis sur la chaise restèrent immobiles comme des statues, comme des menhirs dans un cimetière médiéval. Leurs ombres partaient en diagonale dans la demi-lumière jaune et sinistre qui éclairait ce petit coin du grand entrepôt.

Murphy s’éloigna de quelques pas sur le sol en pierre et ses pas résonnèrent dans cet espace caverneux.

En ce moment-là, il affrontait un mélange inhabituel de sentiments. D’un côté, il se sentait détendu et calme. Il ne faisait que débuter un interrogatoire et il pourrait y consacrer quelques heures s’il le fallait, car personne ne viendrait ici.

 

À l’extérieur de cet entrepôt, il y avait un taudis. C’était un désert de béton qui contenait des boutiques lugubres serrées les unes contre les autres, des débits de boissons, des boutiques d’encaissement de chèques et des sociétés de prêt sur salaire. Le jour, des quantités de femmes qui portaient des sacs en plastique attendaient à des arrêts de bus. Quant aux hommes, ils se tenaient ivres aux coins de rue avec des canettes de bière et du vin bon marché dans des sacs de papier marron, toute la journée et jusqu’à la nuit.

À l’instant même, Murphy entendait les sons du quartier : le passage des voitures, la musique, les cris et les rires. Cependant, il se faisait tard et l’atmosphère commençait à se calmer. Même ce quartier finissait par aller se coucher.

Donc, oui, pour l’instant, Murphy avait du temps. Cependant, dans le sens plus général du terme, le temps n’était pas de son côté. Il était un agent de la Force Delta et un employé de l’Équipe d’Intervention Spéciale du FBI en période d’essai. Jusque-là, il avait bien travaillé. Au cours de sa toute première mission, un affrontement armé violent à Montréal, il avait prouvé ses qualités.

Ce que personne ne comprenait, c’était à quel point il avait été brillant. Il avait joué sur les deux tableaux et, avant la fusillade, il avait convaincu l’ex-agent de la CIA Wallace Speck, celui-là même que l’on appelait « Le Seigneur des Ténèbres », de virer deux millions et demi de dollars sur le compte anonyme de Murphy basé sur l’île de Grand Cayman.

Maintenant, Speck était en prison fédérale et risquait la peine de mort. Donc, dans la vie de Murphy, il restait une question énorme : est-ce que Speck parlait à ses geôliers et, si oui, que leur disait-il ?

Speck savait-il qui était Kevin Murphy ?

— Ne me tuez pas, dit l’homme assis sur la chaise.

Murphy sourit. Près de l’homme, il y avait une autre chaise. Murphy y avait déposé sa veste de sport. Sous la veste, il y avait son étui et son arme. Dans la poche de son pantalon, il y avait le grand silencieux qui allait à l’arme comme une main à un gant.

Faits l’un pour l’autre. Comment le disait cette vieille publicité télévisée ? Parfaits ensemble.

— Te tuer ? Pourquoi ferais-je ça ?

L’homme secoua la tête et commença à pleurer. Le haut de son grand corps trembla sous les sanglots.

— Parce que c’est votre travail.

Murphy hocha la tête. Ce n’était pas faux.

Il regarda fixement l’homme. Salaud de pleurnichard. Il détestait les hommes comme lui. C’était de la vermine, un assassin de sang froid, une brute, un gars qui aurait voulu être dur, un homme avec les mots BANG et PAF tatoués sur les articulations des doigts.

C’était le type de gars qui tuait des innocents sans défense, en partie parce que c’était ce qu’on le payait pour faire, mais aussi en partie parce que c’était facile et parce qu’il aimait le faire. Par contre, quand il croisait la route de quelqu’un comme Murphy, il se décomposait et commençait à le supplier. Murphy avait certainement tué beaucoup de gens lui-même mais, aussi loin qu’il se souvienne, il n’avait jamais tué de non-combattant ou d’innocent. Murphy se spécialisait dans l’assassinat des hommes qui étaient durs à assassiner.

Qu’en était-il de ce gars-là ?

Murphy soupira. Il savait sans le moindre doute qu’il pourrait forcer ce gars-là à ramper comme un ver sur le sol, s’il le voulait.

Il secoua la tête. Ça ne l’intéressait pas. Tout ce qu’il voulait vraiment, c’était des informations.

— Il y a quelques semaines de cela, à l’époque où notre cher Président maintenant défunt a disparu pour la première fois, tu as tué une jeune femme du nom de Nisa Kuar Brar. Ne le nie pas. Tu as aussi tué ses deux enfants, une fille de quatre ans et un bébé. Ce jour-là, la fille de quatre ans portait un pyjama avec Barney le Dinosaure Violet dessus. Oui, j’ai vu des photos de la scène du crime. Ces gens que tu as tués étaient la femme et les filles d’un chauffeur de taxi du nom de Jahjeet Singh Brar. La famille était entièrement composée de Sikhs originaires du Penjab, une région de l’Inde. Tu es entré dans leur appartement de Columbia Heights par la ruse, en prétendant être un flic de la zone métropolitaine de Washington DC du nom de Michael Dell. C’était très drôle. Michael Dell. As-tu trouvé que c’était drôle ?

L’homme secoua la tête.

— Non. Absolument pas. Rien de cela n’est vrai. Celui qui te l’a dit est un menteur. On t’a menti.

Le sourire de Murphy s’agrandit. Il haussa les épaules et faillit rire.

Ce gars …

— Ton complice me l’a dit. C’était un gars qui se donnait le nom de Roger Stevens, mais dont le vrai nom était Delroy Rose.

Murphy s’interrompit et inspira profondément à nouveau. Parfois, il se laissait emporter par les situations comme ça. Il était important qu’il reste calme. Il s’agissait d’obtenir des informations et rien d’autre.

— Est-ce que ça commence à te rappeler quelque chose, maintenant ?

L’homme laissa retomber ses épaules. Il sanglota silencieusement en tremblant.

— Non. Je ne sais pas qui cet …

— Tais-toi et écoute-moi, dit Murphy. OK ?

Il ne toucha pas l’homme et n’approcha pas de lui, mais l’homme hocha la tête et ne dit pas un autre mot.

— Bon. J’ai déjà interrogé Delroy de façon complète. Il a bien collaboré, mais seulement jusqu’à un certain point. Ensuite, ça s’est un peu compliqué, donc, finalement, j’accepte de croire qu’il m’a dit tout ce qu’il savait. Je veux dire, qui supporterait toutes ces souffrances rien que pour … te protéger ? Protéger quelqu’un comme toi ? Non. Je pense qu’il m’a probablement donné tout ce qu’il avait, mais ce n’était pas assez.

— Je vous en supplie, dit l’homme. Je vous dirai tout ce que je sais.

— Oui, c’est exact, dit Murphy, et j’espère que tu éviteras de trop faire l’imbécile.

L’homme secoua la tête, avec insistance, énergiquement. Pendant un moment, il ressembla à un automate, comme ceux que l’on remonte et dont la tête remue jusqu’à ce que le mécanisme ralentisse puis s’arrête.

— Non. Je ne ferai pas l’imbécile.

— Bien, dit Murphy.

Il rejoignit l’homme et lui enleva le chiffon ensanglanté des yeux. L’homme écarquilla les yeux, les fit tourner dans ses orbites, puis regarda Murphy.

— Tu me vois, n’est-ce pas ?

L’homme hocha la tête, très coopératif.

— Oui.

— Sais-tu qui je suis ? dit Murphy. Réponds par oui ou non. Ne mens pas.

L’homme hocha la tête à nouveau.

— Oui.

— Que sais-tu sur moi ?

— Vous êtes une sorte d’agent des Bérets Verts. CIA. Marines. Opérations secrètes. Quelque chose comme ça.

— Sais-tu comment je m’appelle ?

L’homme le regarda fixement.

— Non.

Murphy n’était pas sûr de pouvoir le croire. Il posa une question inoffensive pour tester la franchise de son prisonnier.

— As-tu tué Nisa Kuar Brar et ses deux enfants ? Il n’y a plus aucune raison de mentir, maintenant. Tu m’as vu. On joue cartes sur table.

— J’ai tué la femme, dit l’homme sans hésiter. L’autre gars a tué les enfants. Je n’ai pas participé à ça.

— Comment as-tu tué la femme ?

— Je l’ai traînée dans la chambre et je l’ai étranglée avec un câble informatique. Ethernet Cat 5. Il est résistant, mais pas tranchant. Il fonctionne efficacement sans faire couler beaucoup de sang.

Murphy hocha la tête. C’était exactement de cette manière que le meurtre avait eu lieu. Pour savoir ça, il fallait avoir accès à des informations confidentielles sur la scène de crime. Ce gars était le tueur. Murphy avait trouvé son homme.

— Et Wallace Speck ?

L’homme haussa les épaules.

— Que voulez-vous dire ?

Murphy sentit le découragement l’envahir.

— Tu t’imagines qu’on fait quoi, ici, connard ? dit-il d’une voix qui résonna dans l’obscurité. Tu crois que je suis venu te retrouver dans cette boîte à chaussures en béton en plein milieu de la nuit pour me soigner ? Je ne t’aime pas à ce point. Est-ce que Speck t’a embauché pour tuer cette femme ?