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Voyage musical en Allemagne et en Italie, I

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VII.
A MADEMOISELLE LOUISE BERTIN

Berlin

Je dois tout d'abord implorer votre indulgence, Mademoiselle, pour la lettre que je prends la liberté de vous écrire; j'ai trop lieu de craindre de la disposition d'esprit où je suis. Un accès de philosophie noire m'a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées sombres, à quels jugements saugrenus, à quels étranges récits il va infailliblement me porter… s'il continue. Vous ne savez peut-être pas encore bien exactement ce que c'est que la philosophie noire?.. C'est le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.

Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand poète; que Beethoven était un grand musicien; que vous êtes à la fois et au plus haut degré musicienne et poète; que Janin est un homme d'esprit; que si un bel opéra bien exécuté tombe, le public n'y a rien compris; que s'il réussit, le public, n'y a pas compris davantage; que le beau est rare; que le rare n'est pas toujours beau; que la raison du plus fort est la meilleure; qu'Abd-el-Kader a tort, O'Connell aussi; que décidément les Arabes sont des Français; que l'agitation pacifique est une bêtise; et autres propositions aussi embrouillées.

Par la philosophie noire on en vient à douter, à s'étonner de tout; à voir à l'envers les images gracieuses, et dans leur vrai sens les objets hideux; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort; on s'indigne, comme Hamlet, que la cendre de César puisse servir à calfeutrer un mur; on s'indignerait bien davantage si la cendre des misérables était seule propre à cet ignoble emploi; on plaint le pauvre Yorick de ne pouvoir même rire de la sotte grimace qu'il fait après quinze ans passés sous terre, et l'on rejette sa tête avec horreur et dégoût; ou bien on l'emporte, on la scie, on en fait une coupe, et le pauvre Yorick, qui ne peut plus boire, sert à étancher la soif des amateurs de vin du Rhin, qui se moquent de lui.

Ainsi dans votre solitude des Roches, où vous vous abandonnez paisiblement au cours de vos pensées profondes, je n'éprouverais, moi, à cette heure de philosophie noire, qu'un mécontentement et un ennui mortels. Si vous me faisiez admirer un beau coucher du soleil, je serais capable de lui préférer l'éclairage au gaz de l'avenue des Champs-Élysées; si vous me montriez sur le lac vos cygnes et leurs formes élégantes, je vous dirais: Le cygne est un sot animal, il ne songe qu'à barboter et à manger, il n'a de chant qu'un râle stupide et affreux; si, vous mettant au piano, vous vouliez me faire entendre quelques pages de vos auteurs favoris, Mozart et Cimarosa, je vous interromprais peut-être avec humeur, trouvant qu'il est bientôt temps d'en finir avec cette admiration pour Mozart, dont les opéras se ressemblent tous, et dont le beau sang-froid fatigue et impatiente!.. Quant à Cimarosa, j'enverrais au diable son éternel et unique Mariage Secret, presque aussi ennuyeux que le Mariage de Figaro, sans être à beaucoup près aussi musical; je vous prouverais que le comique de cet ouvrage réside seulement dans les pasquinades des acteurs; que son invention mélodique est assez bornée; que la cadence parfaite y revenant à chaque instant, forme à elle seule près des deux tiers de la partition; enfin que c'est un opéra bon pour le carnaval et les jours de foire. Si, choisissant un exemple du style opposé, vous aviez recours à quelque œuvre de Sébastien Bach, je serais capable de prendre la fuite devant ses fugues et de vous laisser seule avec sa Passion.

Voyez les conséquences de cette terrible maladie!.. On n'a plus, quand elle vous possède, ni politesse, ni savoir-vivre, ni prudence, ni politique, ni rouerie, ni bon sens; on dit toutes sortes d'énormités; et, qui pis est, on pense ce qu'on dit; on se compromet, on perd la tête. Si on pouvait au moins, comme notre homme du Freyschütz, s'en procurer une autre après l'avoir perdue! – Vous ne connaissez pas l'aventure de l'homme du Freyschütz?.. Ah! ma foi, puisque nous sommes allés trouver Yorick et les fossoyeurs d'Hamlet tout-à-l'heure, je vais vous la raconter; cela ne sortira pas du cimetière, mon état de philosophie noire me fera pardonner l'anatomisme des détails, et nous avons le temps de parler de Berlin.

En 1822 j'habitais le quartier latin. M. Fétis, dans sa notice biographique sur moi, a dit que j'étudiais alors le droit; c'est la moindre de ses erreurs; mais le fait est que j'étudiais la médecine. Quand vinrent à l'Odéon les représentations du Freyschütz, accommodé comme vous savez, sous le nom de Robin des Bois, par l'auteur de Pigeon-vole8, je pris l'habitude d'aller, malgré tout, entendre chaque soir le chef-d'œuvre torturé de Weber. J'avais alors déjà jeté le scalpel aux orties. Un de mes ex-condisciples, Dubouchet, devenu depuis l'un des médecins les plus achalandés de Paris, m'accompagnait souvent au théâtre et partageait mon fanatisme musical. A la sixième ou septième représentation, un grand nigaud-roux, armé de mains énormes, assis au parterre à côté de nous, s'avisa de siffler l'air d'Agathe au second acte, prétendant que c'était une musique baroque et qu'il n'y avait rien de bon dans cet opéra, excepté la walse et le chœur des chasseurs. L'amateur fut roulé à la porte, cela se devine, c'était alors notre manière de discuter, et Dubouchet, en rajustant sa cravate un peu froissée, s'écria tout haut: «Il n'y a rien d'étonnant, je le connais, c'est un garçon épicier de la rue Saint-Jacques!»

 

Et le parterre d'applaudir.

Six mois plus tard, après avoir trop bien fonctionné au repas de noces de son patron, ce pauvre diable (l'épicier) tombe malade; il se fait transporter à l'hospice de la Pitié; on le soigne bien, il meurt, on ne l'enterre pas, tout cela se devine encore…

Oh! mais vraiment je n'ose poursuivre cet effroyable récit; en écrivant, à vous, Mademoiselle, dont l'esprit est exempt de faiblesses, je le sais, mais qui doit s'accommoder mal, après tout, de pareils tableaux. Mon Dieu, comment faire? Me voilà embarqué maintenant, à propos de musique, dans cette histoire cadavéreuse, et je ne puis aller ni en arrière ni en avant. C'est mon accès; c'est la philosophie noire qui a causé tout cela. Eh bien! n'importe; je continue; vous vous vengerez, vous me forcerez d'entendre dans un appartement fermé quelque fugue d'orgue à quatre sujets, ou de deviner un canon énigmatique.

Or donc, notre jeune homme, bien traité et bien mort, est mis par hasard sous les yeux de Dubouchet, qui le reconnaît. L'impitoyable élève de la Pitié, au lieu de donner une larme à son ennemi vaincu, n'a rien de plus pressé que de l'acheter, et le remettant au garçon d'amphithéâtre:

«François, lui dit-il, voilà une préparation sèche à faire; soigne-moi cela, c'est une de mes connaissances.»

Malédiction! y a-t-il du bon sens à dévoiler à une dame un tel mystère de Paris? Enfin… quand on y est… D'ailleurs c'est mon accès; je l'avais prédit.

Quinze ans se passent (quinze ans! comme la vie est longue quand on n'en a que faire!), le directeur de l'Opéra me confie la composition des récitatifs du Freyschütz, et la tâche de mettre le chef-d'œuvre en scène. Duponchel étant encore chargé de la direction des costumes, je vais le trouver pour connaître ses projets relativement aux accessoires de la scène infernale. «Ah ça, lui dis-je, il nous faut une tête de mort pour l'évocation de Samiel, et des squelettes pour les apparitions; j'espère que vous n'allez pas nous donner une tête de carton, ni des squelettes en toile peinte comme ceux de Don Juan.

– Mon bon ami, il n'y a pas moyen de faire autrement, c'est le seul procédé connu.

– Comment, le seul procédé! et si je vous donne moi du naturel, du solide, une vraie tête, un véritable homme sans chair, mais en os, que direz-vous?

– Ma foi, je dirai… que c'est excellent, parfait; je trouverai votre procédé admirable.

– Eh bien! comptez sur moi, j'aurai notre affaire!

Là-dessus je monte en cabriolet et je cours chez le docteur Vidal, un autre de mes anciens camarades d'amphithéâtre. Il a fait fortune aussi celui-là; il n'y a que les médecins qui vivent!

– As-tu un squelette à me prêter?

– Non, mais voilà une assez bonne tête qui a appartenu, dit-on, à un docteur allemand mort de misère et de chagrin; ne me l'abîme pas, j'y tiens beaucoup.

– Sois tranquille, j'en réponds!

Je mets la tête du docteur dans mon chapeau, et me voilà parti.

En passant sur le boulevard, le hasard, qui se plaît à de pareils coups, me fait précisément rencontrer Dubouchet que j'avais oublié, et dont la vue me suggère une idée sublime. «Bonjour! bonjour! Très-bien, je vous remercie! mais il ne s'agit pas de moi. Comment se porte notre amateur?

– Quel amateur?

– Et parbleu le garçon épicier que nous avons mis à la porte de l'Odéon pour avoir sifflé la musique de Weber, et que François a si bien préparé.

– Ah! j'y suis, à merveille! Certes il est propre et net dans mon cabinet, tout fier d'être si artistement articulé et chevillé. Il ne lui manque pas une phalange, c'est un chef-d'œuvre! La tête seule est un peu endommagée.

– Eh bien! il faut me le confier; c'est un garçon d'avenir, je veux le faire entrer à l'Opéra, il y a un rôle pour lui dans la pièce nouvelle.

– Qu'est-ce à dire?

– Vous verrez!

– Allons, c'est un secret de comédie, et puisque je le saurai bientôt, je n'insiste pas. On va vous envoyer l'amateur.

Sans perdre de temps, le mort est transporté à l'Opéra; mais dans une boîte beaucoup trop courte. J'appelle alors le garçon ustensilier: Gattino!

– Monsieur.

– Ouvrez cette boîte. Vous voyez bien ce jeune homme?

– Oui, Monsieur.

– Il débute demain à l'Opéra. Vous lui préparerez une jolie petite loge où il puisse être à l'aise et étendre ses jambes.

– Oui, Monsieur.

– Pour son costume, vous allez prendre une tige de fer que vous lui planterez dans les vertèbres, de manière à ce qu'il se tienne aussi droit que M. Petipa, quand il médite une pirouette.

– Oui, Monsieur.

 

– Ensuite, vous attacherez ensemble quatre bougies que vous placerez allumées dans sa main droite; c'est un épicier, il connaît ça.

– Oui, Monsieur.

– Mais comme il a une assez mauvaise tête, voyez, tout écornée, nous allons la changer contre celle-ci.

– Oui, Monsieur.

– Elle a appartenu à un savant, n'importe! qui est mort de faim, n'importe encore! Quant à l'autre, celle de l'épicier, qui est mort d'une indigestion, vous lui ferez, tout en haut, une petite entaille (soyez tranquille, il n'en sortira rien) propre à recevoir la pointe du sabre de M. Bouché, qui s'en servira dans la scène de l'évocation.

– Oui, Monsieur.

Ainsi fut fait; et depuis lors, à chaque représentation du Freyschütz, au moment où Samiel s'écrie: «Me voilà!» la foudre éclate, un arbre s'abîme, et notre épicier, ennemi de la musique de Weber, apparaît aux rouges lueurs des feux de Bengale, agitant, plein d'enthousiasme, sa torche enflammée.

Qui pouvait deviner la vocation dramatique de ce gaillard-là? Qui jamais eût pensé qu'il débuterait précisément dans cet ouvrage? Il a une meilleure tête et plus de bon sens à cette heure. Il ne siffle plus.

 
… Alas! poor Yorick!…

 

Ces lignes de points expriment la moralité du fait, et fort heureusement aussi la fin de mon accès.

Foin de la philosophie noire! je suis assez sage maintenant pour vous parler des vivants; et voici, Mademoiselle, ce que j'ai vu et entendu à Berlin; je dirai plus tard ce que j'y ai fait entendre.

Je commence par le grand théâtre lyrique; à tout seigneur tout honneur!

Feu la salle de l'Opéra allemand, si rapidement détruite il y a trois mois à peine par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais très sonore et bien disposée pour l'effet musical. L'orchestre n'y occupait pas, comme à Paris, une place si avancée dans les rangs des auditeurs; il s'étendait beaucoup plus à droite et à gauche, et les instruments violents, tels que les trombones, trompettes, timbales et grosse caisse, un peu abrités par les premières loges, perdaient ainsi de leur excessif retentissement. La masse instrumentale, l'une des meilleures que j'aie entendues, est ainsi composée aux jours des grandes représentations: 14 premiers, 14 seconds violons, 8 altos, 10 violoncelles, 8 contrebasses, 4 flûtes, 4 hautbois, 4 clarinettes, 4 bassons, 4 cors, 4 trompettes, 4 trombones, 1 timbalier, 1 grosse caisse, 1 paire de cymbales et 2 harpes.

Les instruments à archet sont presque tous excellents; il faut signaler à leur tête les frères Ganz (1er violon et 1er violoncelle d'un grand mérite), et l'habile violoniste Ries. Les instruments à vent de bois sont aussi fort bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui que nous avons à l'Opéra de Paris. Cette combinaison est très avantageuse; elle permet de faire entrer deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et deux bassons ripienni dans le fortissimo, et adoucit singulièrement alors l'âpreté des instruments de cuivre qui, sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d'une belle force et tous à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a conservé l'opinion que j'avais il y a peu de temps encore au sujet de ce mécanisme nouveau. Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au cor à cylindres, parce qu'ils croient que son timbre n'est plus le même que celui du cor simple. J'ai fait plusieurs fois l'expérience, et en écoutant les notes ouvertes d'un cor simple et celles d'un cor chromatique ou à cylindres alternativement, j'avoue qu'il m'a été absolument impossible de découvrir entre les deux la moindre différence de timbre ou de sonorité. On a fait en outre au nouveau cor une objection fondée en apparence, mais qu'il est facile de détruire cependant. Depuis l'introduction dans les orchestres de cet instrument (selon moi perfectionné), certains cornistes, employant les cylindres pour jouer des parties de cor ordinaire, trouvent plus commode de produire en sons ouverts, par ce mécanisme, les notes bouchées, écrites avec intention par l'auteur. Ceci est en effet un abus très-grave, mais il doit être imputé aux exécutants et non point à l'instrument. Loin de là, puisque le cor à cylindres, entre les mains d'un artiste habile, peut rendre non seulement tous les tons bouchés du cor ordinaire, mais même la gamme entière sans employer une seule note ouverte. Il faut seulement conclure de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir de la main dans le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n'existait pas, et que les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent être faites bouchées, l'exécutant ne devant alors produire ouvertes que celles qui ne portent aucune indication.

Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l'emploi des trompettes à cylindres aujourd'hui général en Allemagne, mais avec moins de force cependant qu'il n'en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La question des sons bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur les trompettes, se trouvait naturellement écartée. On s'est borné à dire que le son de la trompette perdait, par le mécanisme des cylindres, beaucoup de son éclat; ce qui n'est pas, du moins pour mon oreille. Or, s'il faut une oreille plus fine que la mienne pour apercevoir une différence entre les deux instruments, on conviendra, j'espère, que l'inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à cylindres n'est pas comparable à l'avantage que ce mécanisme lui donne de pouvoir parcourir, sans difficulté et sans la moindre inégalité de sons, toute une échelle chromatique de deux octaves et demie d'étendue. Je ne puis donc qu'applaudir à l'abandon à peu près complet où les trompettes simples sont aujourd'hui tombées en Allemagne. Nous n'avons presque point encore en France de trompettes chromatiques ou à (ou à cylindres); la popularité incroyable du cornet à pistons leur a fait une concurrence victorieuse jusqu'à ce jour, mais injuste, à mon avis, le timbre du cornet étant fort loin d'avoir la noblesse et le brillant de celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instruments qui nous manquent; Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à cylindres, grandes et petites, dans tous les tons possibles usités et inusités, dont l'excellente sonorité et la perfection sont incontestables. Croirait-on que ce jeune et ingénieux artiste a mille peines à se faire jour et à se maintenir à Paris? On renouvelle contre lui des persécutions dignes du moyen-âge, et qui rappellent exactement les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin. On lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l'accuse de folie, on lui intente des procès; avec un peu plus d'audace, on l'assassinerait. Telle est la haine que les inventeurs excitent toujours parmi ceux de leurs rivaux qui n'inventent rien. Heureusement la protection et l'amitié dont M. le général de Rumigny a constamment honoré l'habile facteur, l'ont aidé à soutenir jusqu'à présent cette misérable lutte; mais suffiront-t-elles toujours?.. C'est au ministre de la guerre qu'il appartiendrait de mettre un homme aussi utile et d'une spécialité si rare dans la position dont il est digne par son talent, par sa persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique militaire n'ont point encore de trompettes à cylindres, ni de bass-tuba (le plus puissant des instruments graves). Une fabrication considérable de ces instruments va devenir inévitable pour mettre les orchestres militaires français au niveau de ceux que possèdent la Prusse et l'Autriche; une commande de trois cents trompettes et de cent bass-tuba, adressée à Ad. Sax par le ministère, le sauverait.

Berlin est la seule des villes d'Allemagne (que j'ai visitées) où l'on trouve le grand trombone basse (en mi bémol). Nous n'en possédons point encore à Paris, les exécutants se refusant à la pratique d'un instrument qui leur fatigue la poitrine. Les poumons prussiens sont apparemment plus robustes que les nôtres. L'orchestre de l'Opéra de Berlin possède deux de ces instruments, dont la sonorité est telle qu'elle écrase et fait disparaître complètement le son des autres trombones, alto et ténor, exécutant les parties hautes. Le timbre rude et prédominant d'un trombone basse suffirait à rompre l'équilibre et à détruire l'harmonie des trois parties de trombones qu'écrivent partout aujourd'hui les compositeurs. Or à l'Opéra de Berlin, il n'y a point d'ophicléide, et, au lieu de le remplacer par un bass-tuba dans les opéras venus de France, et qui contiennent presque tous une partie d'ophicléide, on a imaginé de faire jouer cette partie par un deuxième trombone-basse. Il en résulte que la partie d'ophicléide, écrite souvent à l'octave inférieure du troisième trombone, étant ainsi exécutée, l'union de ces deux terribles instruments produit un effet désastreux. On n'entend plus que le son grave des instruments de cuivre; c'est tout au plus si la voix des trompettes peut surnager encore. Dans mes concerts où je n'avais pourtant employé (pour les symphonies) qu'un trombone basse, je fus obligé, remarquant qu'on l'entendait seul, de prier l'artiste qui le jouait de rester assis, de manière à ce que le pavillon de l'instrument fût tourné contre le pupitre, qui lui servait en quelque sorte de sourdine, pendant que les trombones, ténor et alto, au contraire, jouaient debout, leur pavillon passant en conséquence par-dessus la planchette du pupitre. Alors seulement on put entendre les trois parties. Ces observations réitérées faites à Berlin, m'ont conduit à penser que la meilleure manière de grouper les trombones dans les théâtres est, après tout, celle qu'on a adoptée à l'Opéra de Paris, et qui consiste à employer ensemble trois trombones ténors. Le timbre du petit trombone (l'alto), est grêle, et ses notes hautes ne présentent que peu d'utilité. Je voterais donc aussi pour son exclusion, dans les théâtres, et ne désirerais la présence d'un trombone-basse que si l'on écrivait à quatre parties, et avec trois ténors capables de lui résister.

Si je ne parle pas d'or, au moins parlé-je beaucoup de cuivre; cependant je suis sûr, Mademoiselle, que ces détails d'instrumentation vous intéresseront beaucoup plus que mes tirades misanthropiques et mes histoires de tête de mort. Vous êtes mélodiste, harmoniste, et fort peu versée, du moins que je sache, en ostéologie. Ainsi donc je continue l'examen des forces musicales de l'Opéra de Berlin.

Le timbalier est bon musicien, mais n'a pas beaucoup d'agilité dans les poignets; ses roulements ne sont pas assez serrés. D'ailleurs ses timbales sont trop petites, elles ont peu de son, et il ne connaît qu'une seule espèce de baguettes, d'un effet médiocre, et tenant le milieu entre nos baguettes à tête de peau et celles à tête d'éponge. On est à cet égard, dans toute l'Allemagne, fort en arrière de la France. Sous le rapport même du mécanisme de l'exécution, et en exceptant Wibrecht, le chef des corps d'harmonie militaire de Berlin, qui joue des timbales comme un tonnerre, je n'ai pas trouvé un artiste qu'on puisse comparer, pour la précision, la rapidité du roulement et la finesse des nuances, à Poussard, l'excellent timbalier de l'Opéra. Faut-il vous parler des cymbales? Oui, et pour vous dire seulement qu'une paire de cymbales intactes, c'est-à-dire qui ne sont ni fêlées ni écornées, qui sont entières enfin, est chose fort rare et que je n'ai trouvée ni à Weimar, ni à Leipzig, ni à Dresde, ni à Hambourg, ni à Berlin. C'était toujours pour moi un sujet de très grande colère, et il m'est arrivé de faire attendre l'orchestre une demi-heure et de ne vouloir pas commencer une répétition avant qu'on m'eût apporté deux cymbales bien neuves, bien frémissantes, bien turques, comme je les voulais, pour montrer au maître de chapelle si j'avais tort de trouver ridicules et détestables les fragments de plats cassés qu'on me présentait sous ce nom. En général, il faut reconnaître l'infériorité choquante où certaines parties de l'orchestre ont été maintenues en Allemagne jusqu'à présent. On ne semble pas se douter du parti qu'on en peut tirer et qu'on en tire effectivement ailleurs. Les instruments ne valent rien, et les exécutants sont loin d'en connaître toutes les ressources. Telles sont les timbales, les cymbales, la grosse caisse même; tels sont encore le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Mais ce défaut tient évidemment à la manière d'écrire des compositeurs, qui, n'ayant jamais rien demandé d'important à ces instruments, sont cause que leurs successeurs, qui écrivent d'une autre façon, n'en peuvent presque rien obtenir.

Mais de combien les Allemands, en revanche, nous sont supérieurs pour les instruments de cuivre en général et les trompettes en particulier! Nous n'en avons pas d'idée. Leurs clarinettes aussi valent mieux que les nôtres; il n'en est pas de même pour les hautbois; il y a, je crois, à cet égard, égalité de mérite entre les deux écoles; quant aux flûtes, nous les surpassons; on ne joue nulle part de la flûte comme à Paris. Leurs contre-basses sont plus fortes que les contre-basses françaises; leurs violoncelles, leurs altos et leurs violons ont de grandes qualités; on ne saurait pourtant, sans injustice, les mettre au niveau de notre jeune école d'instruments à archets. Les violons, les altos, et les violoncelles de l'orchestre du Conservatoire à Paris n'ont point de rivaux. J'ai prouvé surabondamment, ce me semble, la rareté des bonnes harpes en Allemagne; celles de Berlin ne font point exception à la règle générale, et on aurait grand besoin dans cette capitale de quelques élèves de Parish-Alvars. Ce magnifique orchestre, dont les qualités de précision, d'ensemble, de force et de délicatesse sont éminentes, est placé sous la direction de:

Meyerbeer (directeur général de la musique du Roi de Prusse). C'est… Meyerbeer. Je crois que vous le connaissez!!!..

De Henning (premier maître de chapelle), homme habile, dont le talent est en grande estime auprès des artistes; et de Taubert (deuxième maître de chapelle), pianiste et compositeur brillant. J'ai entendu (exécuté par lui et les frères Ganz) un trio de piano de sa composition, d'une facture excellente, d'un style neuf et plein de verve. Taubert vient d'écrire et de faire entendre, avec grand succès, les chœurs de la tragédie grecque Médée, récemment mise en scène à Berlin.

MM. Ganz et Ries se partagent le titre et les fonctions de maître de concert.

Montons sur la scène maintenant.

Le chœur, aux jours des représentations ordinaires, se compose de soixante voix seulement; mais lorsqu'on exécute les grands opéras en présence du Roi, la force du chœur est alors doublée, et soixante autres choristes externes sont adjoints à ceux du théâtre. Toutes ces voix sont excellentes, fraîches, vibrantes. La plupart des choristes, hommes, femmes et enfants, sont musiciens, moins habiles lecteurs cependant que ceux de l'Opéra de Paris, mais beaucoup plus qu'eux exercés à l'art du chant, et plus attentifs, et plus soigneux, et mieux payés. C'est le plus beau chœur de théâtre que j'aie encore rencontré. Il a pour directeur Elssler, frère de la célèbre danseuse. Cet intelligent et patient artiste pourrait s'épargner beaucoup de peine et faire plus rapidement avancer les études des chœurs, si, au lieu d'exercer les cent vingt voix toutes à la fois dans la même salle, il les divisait préliminairement en trois groupes (les soprani et contralti, les ténors, les basses), étudiant isolément, en même temps, dans trois salles séparées, sous la direction de trois sous-chefs choisis et surveillés par lui. Cette méthode analytique, qu'on ne veut pas absolument admettre dans les théâtres, pour de misérables raisons d'économie et d'habitude routinière, est la seule cependant qui puisse permettre d'étudier à fond chaque partie d'un chœur et d'en obtenir l'exécution soignée et bien nuancée; je l'ai déjà dit ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter.

Les chanteurs-acteurs du théâtre de Berlin n'occupent pas dans la hiérarchie des virtuoses une place aussi élevée que celle où le chœur et l'orchestre sont parvenus, chacun dans sa spécialité, parmi les masses musicales de l'Europe. Cette troupe contient cependant des talents remarquables, parmi lesquels il faut citer:

Mademoiselle Marx, soprano expressif et très sympathique, dont les cordes extrêmes, dans le grave et l'aigu, commencent déjà malheureusement à s'altérer un peu;

Mademoiselle Tutchek, soprano flexible, d'un timbre assez pur et agile;

Mlle Hâhnel, contralto bien caractérisé;

Boëticher, excellente basse, d'une grande étendue et d'un beau timbre; chanteur habile, bel acteur, musicien et lecteur consommé;

Zsische, basse chantante d'un vrai talent, dont la voix et la méthode semblent briller au concert plus encore qu'au théâtre; Mantius, premier ténor; sa voix manque un peu de souplesse et n'est pas très étendue:

Madame Schrœder-Devrient, engagée depuis quelques mois seulement; soprano usé dans le haut, peu flexible, éclatant et dramatique cependant. Madame Devrient chante maintenant trop bas toutes les fois qu'elle ne peut pousser la note avec force. Ses ornements sont de très mauvais goût, et elle entremêle son chant de phrases et d'interactions parlées, comme font nos acteurs de vaudeville dans leurs couplets, d'un effet exécrable. Cette école de chant est la plus antimusicale et la plus triviale qu'on puisse signaler aux débutants pour qu'ils se gardent de l'imiter.

Pichek, l'excellent baryton dont j'ai parlé à propos de Francfort, vient aussi, dit-on, d'être engagé par M. Meyerbeer. C'est une acquisition précieuse, dont il faut féliciter la direction du théâtre de Berlin.

Voilà, Mademoiselle, tout ce que je sais des ressources que possède la musique dramatique dans la capitale de la Prusse. Je n'ai pas entendu une seule représentation du théâtre italien, je m'abstiendrai donc de vous en parler.

Dans une prochaine lettre, et avant de m'occuper du récit de mes concerts, j'aurai à rassembler mes souvenirs sur les représentations des Huguenots et d'Armide, auxquelles j'ai assisté, sur l'Académie de chant et sur les bandes militaires, institutions d'un caractère essentiellement opposé, mais d'une valeur immense, et dont la splendeur, comparée à ce que nous possédons en ce genre, doit profondément humilier notre amour-propre national.

8M. Castil-Blaze. L'opéra de Pigeon-Vole fut représenté l'an dernier, presque jusqu'au bout, au théâtre Ventadour. Vous serez peut-être bien aise, mademoiselle, de connaître l'historique de cette mémorable soirée. Le voici: Puisqu'il y avait sur le programme la Phèdre de Racine, je devrais dire que mademoiselle Maxime me parut excellente tragédienne dans ce rôle magnifique; mais ceci n'est pas directement de ma compétence, et d'ailleurs l'attrait principal de la soirée, le sujet de toutes les conversations, le point de mire de toutes les curiosités, c'était l'opéra en un acte (Pigeon-Vole) composé par M. Castil-Blaze. Je crois même que le chef-d'œuvre de Racine n'avait été placé là que comme un lever de rideau, pour compléter la représentation, et servir de préambule à la grande pièce de Pigeon-Vole. Un certain nombre d'artistes et de littérateurs s'étaient réunis pour entendre l'ouvrage de leur confrère et le juger franchement, d'après l'effet qu'il produirait, sans aucune arrière-pensée et sans la moindre disposition malveillante. On se méfiait un peu, il est vrai, de la nouvelle partition, à cause de l'acharnement avec lequel l'auteur en avait d'avance fait l'éloge, et des efforts inouïs tentés par lui pour obtenir sa mise en scène à l'Opéra-Comique; efforts dont l'inutilité l'avait enfin amené à se faire lui-même entrepreneur et directeur de théâtre pour une soirée. Ce grand amour de la gloire dans un homme de l'âge de M. Castil-Blaze, qui devait depuis longtemps, et plus qu'un autre, en avoir reconnu la vanité, semblait, en le rapprochant de quelques autres circonstances, indiquer une disposition d'esprit singulière et quelque peu inquiétante. On pensait involontairement à l'interrogatoire que les deux médecins de Molière font subir à M. de Pourceaugnac: «Mangez-vous? Dormez-vous? Faites-vous des songes? De quelle nature sont-ils?» On se demandait comment et par quel incroyable renversement de toutes les habitudes de sa vie M. Castil-Blaze en était venu à faire en personne la musique et les paroles de ses opéras, lui qui jusque-là avait chargé de ce soin Mozart, Rossini, Weber, Meyerbeer, Cimarosa, Regnard, Collé, Molière et tant d'autres hommes de génie ou de talent qu'il n'avait que la peine de rhabiller un peu; car les compositeurs surtout étaient loin de lui offrir cet idéal de beauté musicale qu'il rêvait. L'un avait écrit trop haut pour les voix: on le transposait, on baissait ses airs, ses duos d'un demi-ton, d'un ton même, et l'on publiait ainsi accommodé avec de beaux accompagnements de piano, le Gluck des salons, et l'on devenait un peu l'auteur d'Orphée, des Iphigénie, d'Alceste et d'Armide. L'autre avait eu la faiblesse de croire qu'on pouvait rhythmer des phrases mélodiques autrement que de quatre en quatre, et qu'un chant était bien coupé dès que l'oreille en était satisfaite: on venait compter les mesures, et, s'il en manquait une pour la carrure du rhythme, on s'empressait de l'ajouter, et on devenait ainsi le correcteur-collaborateur de Mozart, de Grétry, etc. Weber avait eu le tort de ne pas donner une redondance assez fastidieuse à ses cadences finales, et de terminer quelquefois ses mélodies sur le temps faible; vite on ajoutait par-ci par-là une petite queue, on supprimait ailleurs deux notes pour faire finir le chant sur le temps fort, et voilà Weber tout-à-fait civilisé. Ne lisant pas trop bien les partitions apparemment, tantôt on croyait y voir ce qui n'y était point, tantôt on n'y apercevait pas ce qui crevait les yeux, et, toujours dévoré de ce zèle ardent, de cette sollicitude paternelle pour les pauvres compositeurs qui n'avaient pas pu recevoir dans leur jeunesse des leçons de M. Castil-Blaze, on fourrait des trombones dans un orage où l'auteur en avait déjà mis (mais d'une autre façon), croyant de bonne foi réparer une grave omission, combler une énorme lacune, et l'on avouait naïvement être ainsi devenu l'instrumentateur d'une symphonie de Beethoven!!!!! Puis on faisait un opéra entier avec la comédie de l'un et la musique revue et corrigée de trois ou quatre autres; on reliait bien le tout, on le faisait graver, et cela se représentait à Paris et en province, sous le nom des Folies amoureuses. Mais ne parlons pas de folie; il paraît que ceci était fort sage au contraire. Et voilà que tout d'un coup M. Castil-Blaze, qui sait combien la gloire est inutile, puisqu'elle ne garantit les œuvres du génie d'aucun genre d'insulte, d'aucune espèce de profanation, se met à courir éperdu après elle, criant qu'il l'aime, qu'il l'adore, qu'il la lui faut à tout prix. Il est prêt à se ruiner pour elle; l'or n'est qu'une chimère; il dépensera pour ses œuvres à lui, pour Belzébuth et Pigeon-Vole, tout ce que lui rapportèrent les productions des maîtres italiens, français et allemands. Il demande qu'on l'exécute, il veut à toute force qu'on le joue. O vieillard insensé!.. soyez donc satisfait! vous voilà joué! vous voilà glorieux! vous voilà célèbre! On ne parle à cette heure que de vous dans Paris! Et bientôt, s'envolant de clocher en clocher comme l'aigle impériale, votre pigeon ira porter aux villes éloignées votre nom resplendissant d'une auréole nouvelle! Mais, hélas! je frémis en songeant aux malheurs, aux amertumes qui vont naître, pour votre jeune gloire, de votre ancienne célébrité. Chacun sait en France, en Allemagne, en Italie, que M. Castil-Blaze, au temps où il ne composait pas, a corrigé, revu, augmenté, retourné, taillé et détaillé les plus grands compositeurs anciens et modernes; il a ouvertement déclaré que c'était son droit, son devoir même de faire à Weber, à Beethoven et à tant d'autres, l'aumône de sa science et de son goût. Or que va-t-il arriver, ô grand maître, ô Castil-Blaze, si quelque ravaudeur étranger, imbu de vos doctrines, met la main sur votre pigeon et s'avise, pour l'embellir, de lui coller une crête sur la tête ou de lui couper la queue!!! vous avez beau dire, vos entrailles de père en seront douloureusement émues, vous en souffrirez, et beaucoup; et nous donc!! mais nous en pleurerons des larmes de sang, notre indignation n'aura point de bornes!!! Car Pigeon-Vole est une de ces œuvres comme on n'en voit pas, une production unique, que les amis de l'art vont proposer pour modèle au siècle présent et aux siècles futurs, en regrettant qu'il n'ait pas été donné au siècle dernier de la connaître, ce qui eût certes empêché Glück, Mozart, Weber et Beethoven de commettre tant de bévues! Famæ sacra fames!!! M. Castil-Blaze, en produisant son chef-d'œuvre, a voulu mettre à l'épreuve la sagacité du public. Il a donné à Pigeon-Vole le titre de drame lyrique, tandis que c'est en réalité un étourdissant opéra bouffon, archi-bouffon. «Voyons, s'est dit l'illustre auteur dans son injuste prévention contre le bon sens parisien, si ces malotrus comprendront ma musique! Je vais leur dire qu'il s'agit d'un drame ensanglanté, je parlerai de poignard, on verra un amant furieux, un chant d'amour dans la nuit sombre sera brusquement interrompu, on entendra des cris, le bruit d'un corps qui tombe, etc… Je suis curieux de savoir s'ils seront assez niais pour être émus, pour pleurer, et s'ils ne découvriront pas le vrai sens de mes mélodies!» A vrai dire, l'auditoire a bien été un peu interdit dans la première scène; il a bien semblé croire que c'était là de fort triste musique, pleine de lamentables souvenirs, de réminiscences funestes, de mélodies usées par la douleur, d'harmonies décolorées, pâlies par la souffrance… Mais bientôt la clairvoyance lui est revenue, une sorte d'hilarité, indécise d'abord, s'est dessinée sur tous les visages, qui, rapidement transformée en gaîté bruyante, a ébranlé à chaque instant la salle par ses éclats immodérés. C'est alors que l'auteur a dû éprouver une vive et douce satisfaction! «Ils me comprennent! a-t-il dû se dire, l'art est sauvé!» Oh! oui! nous vous avons compris, et bien compris, malgré le piége tendu à notre intelligence, spirituel et facétieux auteur de Pigeon-Vole. Aucun trait, aucun passage saillant n'a passé inaperçu; témoin ce vers du récitatif: «Il me prend donc au sérieux!» – (Le public): «Ah! ah! ah! non, certes, non… ah! ah!» Et celui-ci, quand M. Camus a eu joué la ritournelle extraordinairement prolongée de sa concertante: «Ceci n'est que la ritournelle.» Le public: «Ah! ah! ah! ce n'est que la ritournelle! eh bien! cela promet!» Plus loin, pendant que M. Camus et madame Casimir continuaient leur long duo pour flûte et soprano, le cruel amant d'Ortensia ayant chanté (en récitatif toujours) cette observation fort juste, mais assez inattendue: «On n'a rien fait de plus fort en musique!» les cris, les trépignements, les rires furibonds ont de nouveau fait explosion. Ce n'était pourtant encore que le prélude du succès, qui eût sans doute accueilli le dénoûment, si on avait pu l'entendre; mais M. Castil-Blaze n'avait pas assez ménagé les forces de son auditoire et de ses interprètes, et voici comment la pièce n'a pu être terminée. L'amant d'Ortensia, en voyant que la camériste tirait d'un petit panier un pigeon auquel elle essayait de donner la volée, a soupçonné qu'il s'agissait d'un poulet adressé à sa belle; il n'en doute plus en entendant M. Camus jouer dans la coulisse un solo de flûte. «C'est l'amant clandestin d'Ortensia! La perfide a l'audace de répondre et de renvoyer au soupirant des traits plus rapides et plus brûlants encore que ceux qu'il lui adresse! Elle l'aime, rien n'est plus certain!» Aussitôt le jaloux Vénitien fait signe à un sien ami qui joue fort bien d'un autre instrument, le poignard (de là le second titre de la pièce: Flûte et Poignard), d'aller mettre fin à cet amoureux dialogue. «O ciel! s'est écrié tout d'une voix le public, aurait-il le courage de couper le sifflet à qui s'en sert si bien?..» L'anxiété de l'auditoire était d'autant plus cruelle, que le spadassin tardait fort longtemps à frapper le coup fatal; Mme Casimir et M. Camus continuaient tranquillement, les malheureux! leur tendre romance; et, à chaque minute écoulée, on se disait comme dans les Huguenots: «Ils chantent encore!» Mais enfin Ortensia pousse un cri déchirant! son amant est mort!.. Mme Casimir a l'air de vouloir se trouver mal! – On frémit… quand tout d'un coup, M. Camus, pour rassurer le public, lui jette prestement une toute petite gamme chromatique, prrrrrut! Les rires alors de reprendre avec une force sans pareille! «Bravo! bravo!.. M. Camus n'est pas mort; à la bonne heure. Vivat! Ah! ah! ah! ah! scélérat de Vénitien, va! tu mériterais d'être pendu pour nous avoir fait une telle peur. L'auteur! l'auteur! etc., etc.» Là-dessus, les pauvres acteurs, incapables de tenir leur sérieux plus longtemps, plantent là le poignard et la flûte, et le pigeon et M. Castil-Blaze, et se sauvent dans la coulisse en riant comme tout le monde. Car, pour être chanteur, on n'en est pas moins homme. Puis un pompier a voulu faire baisser la toile et mettre fin à cette exorbitante hilarité. La toile qui, elle aussi, riait à se tordre, qui se ridait dans tous les sens, ne voulait pas descendre, curieuse apparemment de voir le dénoûment. Force pourtant est restée à la loi; la toile s'est abaissée bon gré mal gré, et le public en se dispersant a fait retentir les rues et les passages voisins du théâtre Ventadour, de ses exclamations joyeuses jusqu'à une heure du matin. Voilà un succès!!! Pour être juste, il faut dire que le poème y a puissamment contribué. On disait dans la salle que M. Henri Castil-Blaze, fils de l'illustre compositeur, prêtant à son père l'appui de sa jeune muse, en avait écrit les vers; nous le croyons sans peine. Les travaux que M. Henri Castil-Blaze a la modestie de signer H. V. dans une ou deux Revues, prouvent à mon sens, qu'il est parfaitement capable d'atteindre à ces poétiques hauteurs. Cette représentation fait, en tous cas, le plus grand honneur à l'auteur ou aux auteurs de Pigeon-Vole; il faudrait être blasé, archi-blasé, pour ne pas s'émouvoir à la vue d'un triomphe pareil; triomphe si péniblement obtenu, mais si bien mérité.