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Read the book: «Mémoires de Hector Berlioz», page 43

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LVII

Paris. – Je fais nommer à la direction de l'Opéra MM. Roqueplan et Duponchel. – Leur reconnaissance. —La Nonne sanglante.– Je pars pour Londres. – Jullien, directeur de Drury-Lane. – Scribe. – Il faut que le prêtre vive de l'autel

À mon retour en France, je me hâtai d'aller passer quelques jours dans ma famille, dont j'étais éloigné depuis si longtemps, et présenter à mon père son petit-fils qu'il ne connaissait pas encore. Pauvre Louis! quel bonheur pour lui d'être ainsi tendrement accueilli par tous ses grands parents, par nos vieux domestiques, de courir les champs avec moi, un petit fusil à la main! Il m'en parlait avant-hier dans une lettre datée des îles Aland, et appelait ces quinze jours passés à la Côte-Saint-André les plus heureux de sa vie… Et le voilà marin, sur un navire de la flotte anglo-française, qui bloque les ports russes dans la Baltique, et toujours à la veille d'une bataille navale, cet enfer sur l'eau. Cette idée me bouleverse le cœur et la tête… heureux les gens qui n'aiment rien… C'est lui qui a choisi cette carrière. Pouvais-je m'y opposer?.. Car c'est une noble et belle carrière après tout. D'ailleurs on ne prévoyait pas alors la guerre… Ces innombrables et affreux moyens de destruction! Il faut espérer qu'il en sortira sain et sauf… Ces pièces de canon énormes qu'il est obligé de servir! ces boulets rouges! ces fusées à la congrève! cette pluie de mitraille! l'incendie! les voies d'eau! les explosions de la vapeur!.. Ah! j'en deviendrai fou!.. je ne puis plus écrire!....

DEUX JOURS PLUS TARD

J'y pense toujours. Parlons d'autre chose. Un combat naval… moderne… mon récit marche si lentement. C'est si ennuyeux à écrire, et sans doute aussi à lire. À quoi cela servira-t-il?.. Abrégeons, autant que possible, les faits sans réflexions ni commentaires. Pauvre cher enfant!

Après cette excursion en Dauphiné, je revins à Paris. On bombarde… Bomarsund… il est peut-être au milieu du feu en ce moment…

M. Léon Pillet allait quitter la direction de l'Opéra. M. Nestor Roqueplan et l'éternel Duponchel s'étaient associés et unissaient leurs efforts pour obtenir sa succession. Ils vinrent me trouver.

« – Vous savez, me dirent-ils que M. Pillet ne peut plus rester a l'Opéra; nous avons des chances pour y entrer (Duponchel pouvait dire: pour y rentrer); mais le ministre de l'intérieur ne nous est pas favorable, et vous seul pouvez, par l'intervention du directeur du Journal des Débats, changer, à notre égard, ses dispositions. Voulez-vous demander à M. Armand Bertin de faire une démarche auprès du ministre? Si, par suite, nous sommes nommés, nous vous offrirons une belle position à l'Opéra; nous vous donnerons la haute direction de la musique dans ce théâtre, et, en outre, la place de chef d'orchestre.

– Pardon, cette place est occupée par M. Girard, un de mes anciens amis, et à aucun prix je ne voudrais la lui faire perdre.

– Eh bien, il faut deux conducteurs à l'Opéra, nous ne voulons pas conserver le second, qui n'est bon à rien, et nous partagerons alors en deux parties égales, entre M. Girard et vous, les fonctions de chef d'orchestre. Laissez faire, tout sera arrangé à votre satisfaction.»

Séduit par ces belles paroles, j'allai voir M. Bertin. Après quelque hésitation, causée par son peu de confiance dans les deux solliciteurs, il consentit à parler pour eux au ministre. Ils furent nommés.

Dès les premiers jours de leur installation, les avanies de toute espèce commencèrent pour moi à l'Opéra. Roqueplan me donnait des rendez-vous et ne s'y trouvait pas; Duponchel l'imitait. On me faisait faire antichambre pendant deux heures; puis, quand l'un des directeurs arrivait enfin, il regrettait l'absence de son associé, déclarant ne pouvoir parler d'affaires sans lui. Je compris bien vite l'arrière-pensée de ces messieurs. De tels procédés me remplissaient d'une indignation que l'on concevra sans peine, mais je la contenais cependant, résolu à voir jusqu'où ils pousseraient la franchise. Je m'obstinai, comme on dit, à les mettre au pied du mur, et j'y parvins. Après je ne sais combien d'allées, de venues, de rendez-vous manqués, il fallut bien finir par nous trouver tous les trois en présence, et alors commença fort clairement la palinodie. On ne savait comment faire pour me créer une position à l'Opéra, on pourrait peut-être me confier la direction des chœurs, mais je ne joue pas du piano, et cela est nécessaire pour faire les répétitions. Girard ne voulait point admettre dans la direction de l'orchestre une autorité égale à la sienne: «Un trône, disait-il, ne se partage pas» (Roi d'Yvetot!), etc., etc. Bref, on était fort empêché. Mais voici le bouquet!

J'avais depuis longtemps commencé la partition d'un grand opéra en cinq actes (la Nonne sanglante) que m'avait demandé M. Léon Pillet, dont Scribe avait esquissé le livret, et pour lequel un contrat avait été signé entre nous et M. Pillet. Croirait-on qu'au milieu de notre conversation. Roqueplan eut l'audace de me jeter ces paroles à la face:

« – Vous avez un poëme d'opéra de Scribe?

– Oui.

– Eh bien! que voulez-vous en faire?

– Parbleu! ce qu'on fait des poëmes d'opéras apparemment.

– Mais, vous le savez, par un règlement ministériel, il est interdit aux artistes employés dans notre théâtre, d'y faire représenter leurs ouvrages, et comme vous allez y occuper une place, vous ne pourrez pas faire des opéras.

– Oh! je n'ai pas l'intention d'en écrire une douzaine, soyez tranquille; si j'en pouvais produire deux bons dans ma vie, je m'estimerais très-heureux.

– N'importe, il vous sera même impossible d'en faire jouer un seul. Votre Nonne sera perdue; vous devriez nous la donner; nous la ferions mettre en musique par un autre

Je me contins encore et répondis d'une voix étranglée:

« – Prenez-la!»

À partir de ce moment, la conversation devint de plus en plus embrouillée et inutile. J'avais deviné mes hommes. Mes soupçons étaient évidemment fondés. On visait à se débarrasser de moi, et non-seulement on ne voulait tenir aucune des promesses faites, mais, me regardant comme un absurde et dangereux compositeur, incapable d'autre chose que de compromettre un théâtre, on avait la ferme résolution de ne jamais rien faire entendre de ma composition à l'Opéra, et on allait jusqu'à me retirer un ouvrage déjà commencé et offert à moi par le précédent directeur.

Duponchel ne disait mot, assez embarrassé du cynisme de son confrère. Bien qu'il n'eût pas plus que lui de confiance en ma valeur musicale, il semblait sentir pourtant que des directeurs me devant leur place étaient tenus au moins de cacher toute opinion blessante pour moi, sinon de faire avec empressement un sacrifice en montant mon ouvrage, dont l'insuccès leur paraissait certain.

L'opinion de ces messieurs, au sujet de mes compositions, n'était pas, on peut le croire, ce qui m'indignait; je les avais souvent entendus exprimer leur mépris souverain pour Beethoven, pour Mozart, pour Gluck et pour tous les vrais dieux de la musique, et j'eusse été bien honteux au contraire de trouver chez eux quelque apparence de sympathie. Mais cette colossale ingratitude dépassait tout ce que j'avais pu connaître en ce genre jusqu'alors. En conséquence, le lendemain de cette conversation, où rien ne fut conclu, mais où j'appris ce que je voulais savoir, l'étendue de la reconnaissance de mes deux obligés, j'acceptai la proposition qui, par hasard, me fut faite alors d'aller diriger l'orchestre du grand Opéra anglais de Londres. J'écrivis aussitôt à MM. Duponchel et Roqueplan pour leur apprendre ma détermination, les dégageant de toutes leurs promesses et leur souhaitant toutes sortes de prospérités. Alors ces messieurs, pour se disculper aux yeux des personnes instruites de ce que j'avais fait pour eux, et rejetant sur moi l'odieux de leur conduite, allèrent partout dire que j'avais exigé la place de premier chef d'orchestre et l'expulsion de M. Girard. Double calomnie, puisque, dès l'origine, j'avais déclaré, au contraire, ne vouloir rien accepter au détriment de Girard. Il en résulta que celui-ci crut le mensonge; je m'offensai de sa crédulité; et depuis lors nous sommes demeurés brouillés; ce qui est pour moi, j'en conviens, un assez petit malheur. Au reste, il faut l'avouer, j'eus dans cette affaire à peu près ce que je méritais. Je connaissais parfaitement la moralité musicale de mes aspirants à la direction de l'Opéra; ce sont deux Chinois en fait de musique, et qui plus est, ils se croient doués de jugement et de goût. Ils joignent, en conséquence, à la plus complète ignorance, à la plus profonde barbarie, une entière confiance en eux. Il était donc de mon devoir, au lieu de leur aplanir la voie, pour arriver à notre grande scène lyrique, de les en écarter par tous les moyens.

Mais leur promesse de me confier la direction musicale de l'Opéra m'éblouit; je pensai tout de suite aux belles choses que l'on peut faire avec un pareil instrument, quand on sait s'en servir et qu'on se propose pour but unique la grandeur et le progrès de l'art. Je me dis: ils administreront les finances, ils se mêleront de la danse, des décors, etc., et quant à l'Opéra proprement dit, j'en serai le véritable directeur. Et je tombai dans leur nasse, et les promesses faites spontanément par ces messieurs n'ont pas été mieux tenues que tant d'autres, et depuis ce moment il n'en a plus été question.

J'étais à Londres depuis quelques semaines quand je songeai à mettre encore une fois au pied du mur, mes deux directeurs de la Nonne sanglante.

J'avais bien répondu à Roqueplan me redemandant cette pièce: «Prenez-la!» mais c'était un peu avec l'accent de Léonidas répondant à Xerxès qui lui demandait ses armes: «Viens les prendre!»

D'ailleurs, il s'agissait de ce fameux règlement qui interdit à un compositeur investi d'un emploi à l'Opéra d'écrire pour ce théâtre; bien que M. Diestch, directeur des chœurs, y ait fait jouer son Vaisseau fantôme (dont le poëme, composé par Richard Wagner, avait été acheté cinq cents francs à ce dernier, et donné à ce même Diestch, qui inspirait à M. le directeur beaucoup plus de confiance que Wagner, pour le mettre en musique!) bien que M. Benoist, accompagnateur du chant, y ait fait représenter son Apparition, et malgré l'exemple de M. Halévy, qui, à l'époque où il remplissait les fonctions de directeur du chant à l'Opéra, y fit néanmoins jouer la Juive, le Drapier et Guido et Ginevra. Toutefois Roqueplan avait ainsi une apparence de prétexte en déclinant la possibilité de la représentation de ma Nonne sanglante. Mais me trouvant maintenant fixé à Londres, hors de l'atteinte d'un règlement qui ne m'était plus appliquable, j'écrivis à Scribe pour le prier d'avoir le dernier mot de nos deux directeurs. «S'ils consentent, lui disais-je, à maintenir le traité que nous avons signé avec M. Pillet, veuillez les prier de m'accorder le temps dont j'ai besoin pour terminer ma partition. La direction de l'orchestre de Drury-Lane, ne me laisse pas le loisir de composer; vous n'avez pas vous-même terminé votre livret. Je désire méditer et revoir longuement cet ouvrage, lors même qu'il sera entièrement achevé; et je ne puis m'engager à le laisser paraître en scène avant trois ans. Si MM. Roqueplan et Duponchel ne veulent pas nous accorder cette latitude, ou s'ils se refusent, chose plus probable, à sanctionner notre traité, alors, mon cher Scribe, je n'abuserai pas davantage de votre patience, et je vous prierai de reprendre le poëme de la Nonne pour en disposer comme il vous plaira.»

Ce à quoi Scribe me répondit, après avoir vu les directeurs, que ces messieurs nous sachant fort loin d'être prêts, acceptaient la Nonne, à condition de pouvoir la mettre à l'étude immédiatement, et termina ainsi:

«Donc, je ne pense pas qu'il y ait chances bien favorables pour nous, et puisque vous avez la bonté et la loyauté de me laisser la disposition de notre vieux poëme, qui attend depuis si longtemps, je vous dirai avec franchise que j'accepte et que je chercherai ici, soit avec le théâtre National qui vient d'ouvrir, soit ailleurs, à lui trouver un placement.» Ainsi fut fait. Scribe reprit son poëme; il l'offrit ensuite, m'a-t-on dit, à Halévy, à Verdi, à Grisar, qui tous, connaissant cette affaire, et considérant la conduite de Scribe, à mon égard, comme un assez mauvais procédé, eurent la délicatesse de refuser son offre. M. Gounod enfin l'accepta, et sa partition sera très-prochainement entendue118.

J'en ai fait deux actes seulement. En tête des morceaux que je crois bons, dans ma musique, je mettrai le grand duo, contenant la légende de la Nonne sanglante et le finale suivant. Ce duo et deux airs sont entièrement instrumentés; le finale ne l'est pas. Cela ne sera jamais connu très-probablement119.

Quand, de retour à Paris, je vis ensuite Scribe, il sembla un peu confus d'avoir accepté ma proposition et repris son poëme de la Nonne: «Mais, me dit-il, vous le savez, il faut que le prêtre vive de l'autel.» Pauvre homme! il ne pouvait pas attendre en effet: il n'a guère que deux ou trois cent mille francs de revenus, une maison de ville, trois maisons de campagne, etc.

Liszt trouva un mot charmant, quand je lui répétai celui de Scribe: «Oui, dit-il, il faut qu'il vive de l'hôtel,» comparant ainsi Scribe à un aubergiste.

Je n'entrerai pas dans de grands détails sur mon premier séjour en Angleterre, je n'en finirais pas. D'ailleurs c'est toujours le même refrain. J'étais engagé par Jullien, le célèbre directeur des concerts-promenades, pour diriger l'orchestre du grand Opéra anglais qu'il avait eu l'étrange ambition de fonder au théâtre de Drury-Lane. Jullien, en sa qualité incontestable et incontestée de fou, avait engagé un aimable orchestre, un chœur du premier ordre, une assez convenable collection de chanteurs, en oubliant seulement le répertoire. Il avait en perspective pour tout bien, un opéra The Maid of honour commandé par lui à Balfe; se proposant d'ouvrir sa saison par une traduction anglaise de la Lucia di Lammermoor de Donizetti. Et il fallait, en attendant la mise en scène de l'opéra de Balfe, que cette nouveauté, la Lucia, produisît dix mille francs à chaque représentation, pour couvrir les frais seulement.

Le résultat était inévitable; les recettes de la Lucia n'atteignirent jamais le chiffre de dix mille francs; l'opéra de Balfe obtint un demi-succès, et, au bout de très-peu de temps, Jullien fut ruiné complètement. Je n'avais touché que le premier mois de mes honoraires; aujourd'hui, malgré les belles protestations de Jullien, qui, après tout, est honnête homme, autant qu'on puisse l'être avec un tel fonds d'imprudence, je considère ce qu'il me doit encore comme perdu sans retour.

C'est de lui et de son extravagant théâtre qu'il s'agit dans un passage sur l'Opéra anglais de mon livre les Soirées de l'orchestre. C'est Jullien que j'ai voulu désigner en parlant de cet imprésario aux abois qui me proposa sérieusement de faire représenter en six jours, l'opéra de Robert le Diable, dont il ne possédait ni les copies, ni la traduction anglaise, ni les costumes, ni les décors et dont le personnel chantant de son théâtre ne savait pas une note. C'était là seulement de la folie. Voici une idée bouffonne qui caractérise parfaitement l'homme habitué à s'adresser toujours aux instincts puérils de la foule et à réussir par les plus stupides moyens. Je ne puis m'empêcher de la rapporter ici.

Jullien, à bout de ressources, voyant que l'opéra de Balfe ne rapportait pas d'argent, et reconnaissant à peu près l'impossibilité de mettre en scène Robert le Diable en six jours, même en se reposant le septième, assembla son comité d'administration pour lui demander conseil. Ce comité se composait de sir Henri Bischop, de sir George Smart, de M. Planchet (l'auteur du livret de l'Obéron de Weber) de M. Gye (le régisseur de Drury-Lane), du maître de chant M. Marezzeck, et de moi. Il exposa son embarras et parla de différents opéras (non traduits et non copiés comme toujours,) qu'il avait envie de mettre en scène. Il fallait entendre les idées, les opinions de ces messieurs, sur les chefs-d'œuvre mis ainsi sur la sellette!.. Je les écoutais avec admiration. Enfin quand on en vint à l'Iphigénie en Tauride promise au public anglais par le prospectus de Jullien, selon l'usage (les directeurs de Londres annoncent tous les ans cet ouvrage et ne le donnent jamais), et les membres du comité n'en connaissant pas une note, ne sachant que dire, Jullien, impatienté de mon mutisme, se tourna vivement vers moi en m'interpellant:

« – Que diable! parlez donc, vous devez connaître cela, vous!

– Oh, oui! je connais cela, mais vous ne me demandez rien. Que voulez-vous savoir? dites, je vous répondrai.

– Je veux savoir en combien d'actes est l'Iphigénie en Tauride, quels sont les personnages qui y figurent, quel est leur genre de voix, et surtout le genre des décors et des costumes.

– Eh bien, prenez une feuille de papier et une plume; écrivez, je vais vous dicter:

Iphigénie en Tauride, opéra de Gluck (vous le savez sans doute), est en quatre actes. On y compte trois rôles d'homme: Oreste (baryton); Pylade (ténor); Thoas, (basse montant très-haut); un grand rôle de femme, Iphigénie (soprano); un autre petit rôle, Diane (mezzo soprano) et plusieurs coryphées. Les costumes, malheureusement, ne vous sembleront pas avantageux; les Scythes et leur roi Thoas sont des sauvages déguenillés des bords de la mer Noire. Oreste et Pylade paraissent dans le simple appareil de deux Grecs naufragés. Pylade seul a deux costumes; il revient au quatrième acte, le casque en tête…

– Il a un casque! s'écrie Jullien en m'interrompant avec transport. Nous sommes sauvés! Je vais écrire à Paris pour commander un casque doré, entouré d'une couronne de perles et surmonté d'un panache de plumes d'autruche, longues comme mon bras; et nous aurons quarante représentations.»

J'ai oublié comment se termina cette mirobolante séance, mais je me souviendrais encore dans cent ans des yeux enflammés, des gestes étranges, de l'enthousiasme éperdu de Jullien, apprenant que Pylade a un casque, et de son idée sublime de faire venir ce casque de Paris, aucun ouvrier anglais n'étant capable, selon lui, d'en confectionner un assez éblouissant, et de son espoir d'obtenir quarante représentations splendides du chef-d'œuvre de Gluck, grâce à la couronne de perles, à la dorure et à la longueur des plumes du casque de Pylade.

Prodigious! comme dit le bon Dominus Samson… pro-di-gious!..

Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'Iphigénie ne fut même pas mise à l'étude. Jullien avait quitté Londres quelques jours après ce savant concile, laissant son théâtre aller à vau-l'eau. D'ailleurs les chanteurs et le maître de chant s'étaient prononcés, comme de raison, contre cette vieille partition, et le dieu ténor(Reeves) avait beaucoup ri quand on lui parla de chanter le rôle de Pylade.

LVIII

Mort de mon père. – Nouveau voyage à la Côte-Saint-André. – Excursion à Meylan. – Accès furieux d'isolement. – Encore la Stella del monte. – Je lui écris

J'ai dit dans l'un des premiers chapitres de ces mémoires, en quel état je trouvai Paris à mon retour de Londres, après la Révolution de 1848.

Ce fut une triste impression; mais une autre douleur plus intime, et incomparablement plus profonde, vint m'y atteindre bientôt après: je reçus la nouvelle de la mort de mon père.

J'avais perdu ma mère dix ans auparavant, et cette éternelle séparation m'avait été cruelle. Mais à l'affection qui existe naturellement entre un père et son fils, s'était ajoutée pour nous une amitié indépendante de ce sentiment, et plus vive peut-être. Nous avions tant de conformité d'idées sur beaucoup de questions dont le simple examen électrise l'intelligence de certains hommes! Son esprit avait des tendance si hautes! Il était si plein de sensibilité, d'une bonté, d'une bienfaisance si parfaites et si naturelles! Il était si heureux d'avoir eu tort dans ses pronostics sur mon avenir musical!

À mon retour de Russie, il m'avoua que l'un de ses plus vifs désirs était de connaître mon Requiem.

– «Oui, je voudrais entendre ce terrible Dies iræ dont on m'a tant parlé, après quoi je dirais volontiers avec Siméon: «Nunc dimittis servum tuum, Domine.»

Hélas! je n'ai jamais pu lui donner cette satisfaction, et mon père est mort sans avoir jamais entendu le moindre fragment de mes ouvrages.

Il a laissé de véritables et profonds regrets, surtout parmi nos pauvres paysans qu'il obligea si souvent et de tant de manières. Mes sœurs, en m'apprenant sa mort, me donnèrent à cet égard de touchants détails… Mais que son agonie fut longue!..

«Nous ne pouvons regretter pour ce bon père, m'écrivait ma sœur Nanci, une existence qui lui était si fort à charge. Son idée fixe était de mourir au plus vite. On voyait qu'il ne voulait plus s'intéresser à aucune des choses de ce monde; il avait hâte de le quitter. Un glorieux cortège de tous les pauvres qu'il avait secourus, de tous les malades qu'il avait soulagés, l'a accompagné avec larmes à sa dernière demeure. Deux discours ont été prononcés sur sa tombe au milieu des pleurs de tous les assistants, l'un par un jeune médecin qui a rendu hommage à ses talents, à sa science et à ses vertus… l'autre par un homme du peuple qui était le naturel interprète de cette classe au milieu de laquelle il a vécu de cette vie humble et utile dont les exemples deviennent si rares! Si quelque chose peut adoucir le regret profond que tu éprouves de n'avoir pu, comme nous, recueillir son dernier souffle, c'est la pensée que sa faiblesse extrême l'empêchait de sentir vivement aucune privation. Il dormait presque continuellement et nous parlait à peine… Pourtant un jour il me demanda si je n'avais pas eu de tes nouvelles et de celles de Louis…»

Je ne puis m'empêcher de reproduire ici presque toute entière la lettre d'Adèle, mon autre sœur, où les brûlantes affections de son cœur aimant se décèlent avec explosion:

Vienne, samedi 4 août 1848.

«Embrassons-nous, mon frère, dans notre commune douleur… elle est affreuse… je ne doutais point de la violence du coup que tu recevrais… je te plaignais de ton isolement… on a besoin de se serrer les uns contre les autres dans ces moments de déchirements… Tu ne serais pas arrivé à temps pour être reconnu de notre bien-aimé père… console-toi donc de notre silence et pardonne-nous de ne pas t'avoir averti. Nous ignorions si tu étais à Paris, et pendant six jours nous croyions à chaque instant le voir expirer… nous étions abîmées de douleur depuis le dimanche jusqu'au vendredi (28 juillet) où il a expiré, à midi. Il délirait sans relâche, ne reconnaissant plus personne, qu'à de rares intervalles. Cette agonie des derniers jours a été horrible… on eût dit un cadavre galvanisé… Sa tête se balançait continuellement par une crispation nerveuse… ainsi que ses bras… Ses yeux, fixes et hagards, cette voix caverneuse nous demandant des choses impossibles… Nos caresses le calmaient par moment… Je le serrais dans mes bras avec frénésie dans les crises les plus violentes… Nanci se sauvait terrifiée… mais il ne souffrait pas, nous l'espérions du moins… le jeune médecin qui lui donnait des soins le pensait comme nous. Ces convulsions nerveuses étaient, nous disait-il, produites par l'opium, qu'il a pris jusqu'à sa dernière heure. Un jour, ami, notre bonne Monique lui montra ton portrait: il te nomma, et vite, vite, voulut du papier, une plume… on le satisfit. – Bien, dit-il, tout à l'heure j'écrirai… – Que voulait-il te dire? nul ne le sait; mais c'est la seule fois que ton souvenir ait traversé sa pensée. Il nous reconnaissait d'instinct plus que de fait, je crois… Un jour, devinant à son regard errant qu'il désirait quelque chose, je le questionnai pour le satisfaire… Rien, ma fille, me répondit-il, avec un indicible accent de tendresse, je cherche vos yeux. Ce mot si paternel nous fit fondre en larmes et ne sortira jamais de notre souvenir… Mon mari est resté le dernier auprès de lui. Il m'avait promis de lui fermer les yeux, de te remplacer dans ce douloureux devoir. Il m'a tenu parole, mon cœur lui en tiendra compte......»

Ce malheur dut bientôt après me ramener encore pour quelques jours à la Côte-Saint-André, pour y pleurer avec mes sœurs dans la maison paternelle… En arrivant je courus dans le cabinet de travail où mon père avait passé tant de longues heures en tristes méditations, où il avait commencé mon éducation littéraire, où il me donna les premières leçons de musique avant de m'effrayer par les études d'ostéologie.

Je tombai à demi évanoui sur son canapé, mes sœurs m'embrassaient en gémissant. Je touchai d'une main tremblante tout ce que j'apercevais: son Plutarque, son agenda, ses plumes, sa canne, sa carabine (arme innocente dont il ne se servit jamais), une de mes lettres qui se trouvait sur son bureau…

Alors Nanci, ouvrant un tiroir:

– «Tiens, cher frère, voilà sa montre, garde-la… ah! il l'a bien souvent consultée pendant sa suprême angoisse, pour savoir combien d'heures lui restaient encore à souffrir…»

Je pris la montre: elle marchait, elle vivait… et mon père ne vivait plus.

Avant de reprendre le chemin de Paris, je voulus aussi revoir Grenoble, et la maison de mon grand-père maternel, à Meylan.

Je voulus (singulière soif de douleurs) saluer le théâtre de mes premières agitations passionnées; je voulus enfin embrasser mon passé tout entier, m'enivrer de souvenirs, quelle que dût en être la navrante tristesse. Mes sœurs, comprenant que je devais désirer être seul dans ce pieux pèlerinage, où allaient naître pour moi tant d'impressions qui ont leur pudeur et redoutent même les plus chers témoins, restèrent à la Côte. Je sens bondir mes artères à l'idée de raconter cette excursion. Je veux le faire cependant, ne fût-ce que pour constater la persistance de certains sentiments anciens, inconciliables en apparence avec des sentiments nouveaux, et la réalité de leur coexistence dans un cœur qui ne sait rien oublier.

Cette inexorable action de la mémoire est si puissante chez moi, que je ne puis aujourd'hui voir sans peine le portrait de mon fils à l'âge de dix ans. Son aspect me fait souffrir comme si, ayant eu deux fils, il me restait seulement le grand jeune homme, la mort m'ayant enlevé le gracieux enfant.

J'arrivai à Grenoble à huit heures du matin. Mes cousins et mon oncle étaient à la campagne. Impatient d'ailleurs de revoir Meylan, je ne fis que traverser le faubourg et je m'acheminai à pied vers ce village… Il faisait une de ces belles journées d'automne, si pleines de charme poétique et de sérénité.

Arrivé à Meylan, devant l'habitation de mon grand-père, vendue depuis peu à l'un de ses fermiers, j'ouvre la porte, j'entre et n'y trouve personne. Le nouveau propriétaire s'était installé dans une récente construction, à l'autre extrémité du jardin.

Je m'introduis alors dans le salon, où se groupait autrefois la famille, quand nous venions passer quelques semaines auprès de notre aïeul. Le salon était toujours dans le même état, avec ses peintures grotesques et ses fantastiques oiseaux en papier de toutes couleurs collés contre le mur.

Voici le siège où dormait mon grand-père après midi, voilà son jeu de trictrac; sur le vieux buffet j'aperçois une petite cage d'osier que j'ai construite dans mon enfance; ici je vis valser mon oncle avec la belle Estelle… je me hâte de sortir.

On a labouré la moitié du verger… je cherche un banc sur lequel, le soir, mon père restait des heures entières perdu dans ses rêveries, les yeux fixés sur le Saint-Eynard, ce colossal rocher calcaire, fils du dernier cataclysme diluvien… le banc a été brisé, il n'en reste que les deux pieds vermoulus…

Là était le champ de maïs où j'allais, à l'époque de mon premier chagrin d'amour, dérober ma tristesse. C'est au pied de cet arbre que j'ai commencé à lire Cervantes.

À la montagne maintenant.

Trente-trois ans se sont écoulés depuis que je l'ai visitée pour la dernière fois. Je suis comme un homme mort depuis ce temps, et qui ressuscite. Et je retrouve en ressuscitant tous les sentiments de ma vie antérieure, aussi jeunes, aussi brûlants…

Je gravis ces chemins rocailleux et déserts me dirigeant vers la blanche maison entrevue seulement de loin, à mon retour d'Italie, seize ans auparavant, la maison où brilla la Stella.

Je monte, je monte, et au fur et à mesure que mon ascension se prolonge, je sens mes palpitations redoubler. Je crois reconnaître à gauche du chemin une allée d'arbres je la suis quelque temps; mais cette avenue aboutissant à une ferme inconnue, n'était pas celle que je cherchais.

Je reprends la route; elle n'avait pas d'issue et se perdait dans des vignobles. Évidemment je m'étais égaré. Je voyais encore dans mes souvenirs le vrai chemin comme si j'y eusse passé la veille; il s'y trouvait jadis une petite fontaine que je n'avais pas rencontrée… où suis-je donc?.. où est la fontaine?.. Cette erreur ne faisait qu'accroître mon anxiété.

Alors je me décide à aller me renseigner à la ferme aperçue tout à l'heure… J'entre dans la grange où j'interromps le travail des batteurs. Ils arrêtent un instant leurs fléaux à mon aspect, et je leur demande, en tremblant comme un voleur poursuivi par les gendarmes, s'ils pourraient m'indiquer le chemin de la maison autrefois habitée par madame Gautier.

L'un des batteurs se gratte le front:

» – Madame Gautier, dit-il, il n'y a personne de ce nom dans le pays…

– Oui, une vieille dame… elle avait deux jeunes nièces120 qui venaient la visiter tous les ans pendant l'automne…

– Je m'en souviens, moi, dit la femme du batteur intervenant; tu ne te rappelles pas?.. Mam'zelle Estelle, si jolie que tout le monde s'arrêtait à la porte de l'église, le dimanche, pour la voir passer?

– Ah! voilà que ça me revient… oui, oui, madame Gautier… C'est qu'il y a longtemps, voyez-vous… sa maison, à cette heure, est à un commerçant de Grenoble… C'est là-haut; il faut suivre encore un peu le chemin de la fontaine, ici derrière notre vigne; et puis tourner à gauche.

– La fontaine est là?.. Oh! à présent, je me retrouverai. Merci, merci. Je suis sûr de ne plus m'égarer…»

118.Elle l'a été avec un quart de succès. Quant au poëme, achevé enfin par Scribe et Germain Delavigne, il a paru si platement monotone, que je dois m'estimer heureux de ne l'avoir pas conservé.
119.Tout cela est détruit aujourd'hui, à l'exception des deux airs.
120.Non pas deux nièces, je me trompe, mais deux petites-filles.