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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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LIGNES ÉCRITES QUELQUE TEMPS APRÈS LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION D'ORPHÉE

Orphée commence à avoir une vogue inquiétante. Il faut espérer pourtant que Gluck ne deviendra pas à la mode. Que le théâtre soit plein à chacune des représentations du chef-d'œuvre, tant mieux; que M. Carvalho gagne beaucoup d'argent, tant mieux; que les mœurs musicales des Parisiens s'épurent, que leurs petites idées s'agrandissent et s'élèvent, tant mieux encore; que le public artiste se complaise dans sa joie exceptionnelle, tant mieux, mille fois tant mieux. Mais que les Polonius (c'est le nouveau nom de monsieur Prud'homme) se croient obligés maintenant de rester éveillés aux représentations d'Orphée, qu'ils se cachent pour aller voir leurs chères parodies dans un théâtre qu'il est interdit de nommer, qu'ils feignent de trouver la musique de Gluck charmante, tant pis! tant pis! Pourquoi chasser le naturel, puisqu'il ne tardera pas à revenir au galop? Pourquoi, quand on est un respectable M. Prud'homme, un Polonius barbu ou non barbu, ne pas parler la langue de son emploi, faire semblant de comprendre et de sentir, et ne pas dire franchement avec tant d'autres: «C'est assommant, ah! c'est assommant!» (Je ne cite pas le mot en usage dans la langue des Polonius, il est trop peu littéraire.) Pourquoi baisser la voix pour dire, comme je l'ai entendu dire si haut: «Veuillez m'excuser, madame, de vous avoir fait subir une telle rapsodie; assister à ce long enterrement; nous irons voir Guignol demain aux Champs-Elysées pour nous dédommager; car nous sommes volés, dans toute la force du terme, volés comme ou ne l'est pas en pleine forêt de Bondy. Ce sont ces imbéciles de journalistes qui nous ont amenés dans ce traquenard.» Ou bien: «C'est de la musique savante, très-savante; mais s'il faut étudier le contre-point pour la bien goûter, vous avouerez, ma chère madame Prud'homme, qu'elle est encore au-dessus de nos moyens.» – Ou bien: «Il n'y a pas deux mesures de mélodie là-dedans; si nous autres jeunes compositeurs nous écrivions de pareille musique, on nous jetterait des pommes de terre.» – Ou bien: «C'est de la musique faite par le calcul, et bonne seulement pour des mathématiciens.» – Ou bien: «C'est beau mais c'est bien long.» – Ou bien: «C'est long, mais ce n'est pas beau.» Et tant d'autres aphorismes dignes d'admiration.

Oui, tant pis, tant pis, si ce nouveau genre de tartuferie vient à se répandre; car rien n'est plus délicieux et plus flatteur pour les gens organisés d'une certaine façon que de voir les choses qu'ils aiment et admirent insultées par les gens organisés d'autre sorte. C'est le complément de leur bonheur. Et dans le cas contraire ils sont toujours tentés de paraphraser l'aparté d'un orateur de l'antiquité, et de dire: «Les Polonius sont enchantés, admirerions-nous une platitude?..»

Mais, rassurons-nous, il n'en sera pas ainsi; Gluck ne deviendra pas à la mode, et Guignol, depuis quelques jours, voit grossir le chiffre de ses recettes, tant il y a de gens qui vont le voir pour se dédommager.

Une des causes de l'excellent effet produit au Théâtre-Lyrique par l'œuvre de Gluck doit être attribuée aux dimensions modestes de la salle qui permettent d'entendre et les paroles si intimement unies à la musique, et les délicatesses de l'instrumentation. Je crois l'avoir prouvé, les salles trop vastes sont fatales à toute musique expressive, aux finesses et aux charmes les plus intimes de l'art. Ce sont les vastes salles qui ont amené dans les livrets d'opéras l'emploi de ces non-sens, de ces sottises audacieuses, qu'on n'entend pas (disent les cyniques qui les commettent). Ce sont les salles trop vastes, je ne me lasserai pas de le répéter, qui semblent justifier certains compositeurs des brutalités insensées de leur orchestre. Les salles trop vastes n'ont-elles pas ainsi contribué à produire l'école de chant dont nous jouissons, école où l'on vocifère au lieu de chanter, où, pour donner plus de force à l'émission du son, le chanteur respire de quatre en quatre notes, souvent de trois en trois, brisant, morcelant, désarticulant, détruisant ainsi toute phrase bien faite, toute noble mélodie, supprimant les élisions, faisant à tout bout de chant des vers de treize ou de quatorze pieds, sans compter l'écartèlement du rhythme musical, sans compter les hiatus et cent autres vilenies qui transforment la mélodie en récitatif, les vers en prose, le français en auvergnat? Ce sont ces gouffres à recettes qui ont amené de tout temps les hurlements des ténors, des basses, des soprani de l'Opéra, et ont fait les plus fameux chanteurs de ce théâtre mériter les appellations de taureaux, de paons et de pintades, que leur donnaient les gens grossiers, accoutumés à appeler les choses par leur nom.

On cite même à ce sujet un joli mot de Gluck. Pendant les répétitions d'Orphée à l'Académie royale de musique, Legros s'obstinait à hurler, selon sa méthode, la phrase de l'entrée au Tartare: «Laissez-vous toucher par mes pleurs!» Un jour enfin le compositeur exaspéré l'interrompit au milieu de sa période et lui envoya cette bourrade en pleine poitrine: «Monsieur! monsieur! voulez-vous bien modérer vos clameurs! De par le diable, on ne crie pas ainsi en enfer!»

 
Comme avec irrévérence
Parlait aux dieux ce maraud!
 

Et pourtant on était déjà loin du beau temps où Lulli cassait son violon sur la tête d'un mauvais musicien, où Handel jetait une cantatrice récalcitrante par la fenêtre. Mais Gluck était protégé par sa gracieuse élève, la reine de France, et Vestris, le diou de la danse, ayant osé dire que les airs de ballets de Gluck n'étaient pas dansants, se voyait contraint, par un ordre de Marie-Antoinette, d'aller faire des excuses au chevalier Gluck. On prétend même que cette entrevue fut très-agitée. Gluck était grand et fort; en voyant entrer le léger petit diou, il courut à lui, le prit sous les aisselles en chantonnant un air de danse d'Iphigénie en Aulide, et le fit sauter bon gré mal gré autour de l'appartement. Après quoi, le déposant tout essoufflé sur un siége: «Eh! eh! lui dit-il en ricanant, vous voyez bien que mes airs de ballets sont dansants, puisque seulement à me les entendre fredonner vous ne pouvez vous empêcher de bondir comme un chevreau!»

Le Théâtre-Lyrique a précisément les dimensions les plus convenables à l'effet complet d'une œuvre telle qu'Orphée. Rien n'y est perdu, ni des sons de l'orchestre, ni de ceux des voix, ni de l'expression des traits des acteurs.

A propos d'Orphée, je signalerai ici un des plagiats les plus audacieux dont il y ait d'exemple dans l'histoire de la musique, et que je découvris il y a quelques années en parcourant une partition de Philidor. Ce savant musicien, on le sait, avait eu entre les mains des épreuves de la partition italienne d'Orfeo qui se publiait à Paris en l'absence de l'auteur. Il jugea à propos de s'emparer de la mélodie

 
Objet de mon amour,
 

et de l'adapter tant bien que mal aux paroles d'un morceau de son opéra le Sorcier, qu'il écrivait alors. Il en changea seulement les mesures 1, 5, 6, 7 et 8, et transforma la première période de Gluck, composée de trois fois trois mesures, en une autre formée de deux fois quatre mesures, parce que la coupe des vers l'y obligeait. Mais à partir de ces paroles:

 
Dans son cœur on ne sent éclore
Que le seul désir de se voir,
 

Philidor a copié la mélodie de Gluck, sa basse, son harmonie, et même les échos de hautbois de son petit orchestre placé dans la coulisse, en transposant le tout en la. Je n'avais point entendu parler alors de ce vol impudent et qui paraîtra manifeste à quiconque voudra jeter les yeux sur la romance de Bastien:

 
Nous étions dans cet âge,
 

à la page 33 de la partition du Sorcier.

J'apprends que M. de Sévelinges l'avait déjà signalé dans une notice publiée par lui sur Philidor dans la Biographie universelle de Michaud, et que M. Fétis a voulu en défendre le musicien français. La première représentation d'Orfeo étant censée avoir eu lieu à Vienne dans le courant de 1764, et celle du Sorcier ayant eu lieu en effet à Paris le 2 janvier de la même année, il lui paraît impossible que Philidor ait eu connaissance de l'ouvrage de Gluck. Mais M. Farrenc a prouvé dernièrement par des documents authentiques que l'Orfeo fut joué pour la première fois à Vienne en 1762, que Favart fut chargé d'en publier la partition à Paris pendant l'année 1763, et que Philidor s'offrit, dans ce même temps, pour corriger les épreuves et inspecter la gravure de l'ouvrage.

Or il me semble très-vraisemblable que l'officieux correcteur d'épreuves, après avoir pillé la romance de Gluck, aura lui-même changé sur le titre de la partition d'Orfeo la date de 1762 en celle de 1764, afin de rendre plausible l'argument que cette fausse date a suggéré à M. Fétis: «Philidor ne peut avoir volé Gluck, puisque le Sorcier a été joué avant Orfeo.» Le vol est de la dernière évidence. Avec un peu plus d'audace, Philidor eût pu faire passer Gluck pour le voleur.

Je reviens maintenant à l'air de bravoure qui termine le premier acte de l'Orphée français. J'avais entendu dire qu'il n'était pas de Gluck, qui, pourtant, dans quelques-unes de ses partitions italiennes, a écrit plusieurs airs de cette espèce. J'ai voulu m'en assurer. Après avoir cherché inutilement à la bibliothèque du Conservatoire la partition du Tancrede de Bertoni, d'où on le disait tiré, j'ai fini par la trouver à la bibliothèque impériale, et en feuilletant le premier acte de cet ouvrage, j'ai reconnu du premier coup d'œil le morceau en question: il est impossible de le méconnaître; quelques notes seulement, dans la version d'Orphée, ont été ajoutées à la ritournelle. Comment cet air a-t-il été introduit dans l'opéra de Gluck? et par qui le fut-il? c'est ce que j'ignore. Dans une brochure française qu'un nommé Coquiau, antagoniste de Gluck, publia à Paris en 1779, et qui a pour titre: Entretiens sur l'état actuel de l'opéra de Paris, le grand compositeur était violemment attaqué, et accusé de divers plagiats, notamment d'avoir pris un air entier dans une partition de Bertoni. Les partisans de Gluck ayant nié le fait, Coquiau écrivit à Bertoni, de qui il reçut la réponse suivante qu'il publia dans un supplément à sa brochure, intitulé: Suite des entretiens sur l'état actuel de l'opéra de Paris, ou Lettres à M. S. (Suard).

 

Malgré la circonspection et l'embarras du musicien italien, et sa crainte comique de se compromettre, la vérité n'en éclate pas moins, d'une façon surabondante, je le répète, dans cette lettre dont nous devons la communication à l'obligeance de M. Anders, de la bibliothèque impériale. La voici:

«Londres, ce 9 septembre 1779.

«Monsieur,

«Je suis très-surpris de me voir interpellé par la lettre que vous me faites l'honneur de m'écrire, et je désirerais fort n'être point compromis dans une querelle musicale qui, par la chaleur que vous y mettez, pourrait devenir d'une très-grande conséquence, puisque vous m'assurez d'ailleurs que le fanatisme s'en mêle, ce qui est une raison de plus pour me soustraire à ses effets; je vous prierai donc de me permettre de vous répondre simplement que l'air de S'oche dal ciel discende a été composé par moi à Turin, pour la signora Girelli, je ne me rappelle pas dans quelle année, je ne pourrais pas même vous dire si je l'ai réellement faite (sic) pour l'Iphigénie en Tauride, comme vous m'en assurez, je croirais plutôt qu'elle (sic) appartient à mon opéra de Tancrede; mais cela n'empêche pas que l'air ne soit de moi: c'est ce que je puis, c'est ce que je dois certifier avec toute la vérité d'un homme d'honneur, plein de respect pour tous les ouvrages des grands maîtres, mais plein de tendresse pour les siens; c'est avec ces sentiments et la plus parfaite reconnaissance que je suis,

«Monsieur,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«FERDINANDO BERTONI.»

Tancrede fut joué à Venise pendant le carnaval de 1767, et l'Orphée français ne fut représenté à Paris qu'en 1774. Probablement le chanteur Legros, qui créa à Paris le rôle d'Orphée, ne s'accommodant pas du simple récitatif par lequel Calzabigi et Gluck avaient terminé leur premier acte, aura exigé un air de bravoure: Gluck, s'obstinant à ne pas vouloir l'écrire, et cédant néanmoins à ses instances, lui aura dit peut-être, en lui présentant l'air de Bertoni: «Tenez, chantez cela et laissez-moi tranquille.» Mais Gluck n'est pas justifié ainsi d'avoir laissé imprimer l'air de Bertoni dans sa partition, sans indiquer où ni à qui il l'avait pris. Cela n'explique pas davantage le silence qu'il semble avoir gardé, quand l'auteur de la brochure dont je viens de parler dénonça le plagiat.

Il faut savoir que ce Bertoni, si inconnu aujourd'hui, avait, en 1766, fait représenter au théâtre de San Benedetto, de Venise, l'Orfeo de Calsabigi, dont il avait refait la musique.

En publiant sa partition (que j'ai lue), il crut devoir s'excuser d'une telle hardiesse. «Je ne prétends ni n'espère, dit-il dans sa préface, obtenir pour mon Orfeo un succès comparable à celui qui vient d'accueillir le chef-d'œuvre de M. Gluck, dans toute l'Europe, et si je puis seulement mériter les encouragements de mes compatriotes, je m'estimerai trop heureux.»

Il avait raison d'être modeste, car sa musique est en quelque sorte calquée sur celle de Gluck; en plusieurs endroits même, dans la scène des enfers surtout, les formes rhythmiques du maître allemand sont si fidèlement imitées, que, si l'on regarde la partition d'une certaine distance, la figure des groupes de notes fait illusion, et l'on croit voir l'Orphée de Gluck.

Ne se peut-il pas que celui-ci ait dit, à l'occasion de l'air de Tancrede: «Cet Italien m'a assez pillé pour son Orfeo, je puis bien à mon tour lui prendre un air?» Cela est possible, mais trop peu digne d'un tel homme pour qu'on se laisse aller volontiers à le croire.

Je ne sais rien de plus sur ce fait.

Quand Adolphe Nourrit chanta à l'Opéra le rôle d'Orphée, il supprima l'air de bravoure, soit que le morceau ne lui plût pas, soit qu'il connût la fraude, et le remplaça par un fort bel air agité de l'Écho et Narcisse, de Gluck,

 
O transport, ô désordre extrême.
 

dont les paroles et la musique se trouvent par hasard convenir à la situation. C'est, je crois, ce qu'on devrait faire toujours.

L'ALCESTE D'EURIPIDE
CELLES DE QUINAULT ET DE CALSABIGI

LES PARTITIONS DE LULLI, DE GLUCK, DE SCHWEIZER, DE GUGLIELMI ET DE HANDEL SUR CE SUJET

Alceste, tragédie d'Euripide, a servi de sujet à plusieurs opéras; un de Quinault, mis en musique par Lulli, un autre de Calsabigi, mis en musique par Gluck, un autre de Wieland, mis en musique par Schweizer, et quelques autres. Celui de Gluck, écrit d'abord sur un texte italien pour l'Opéra de Vienne, fut ensuite traduit en français avec quelques modifications pour l'Académie royale de musique de Paris, et enrichi par Gluck de plusieurs morceaux importants. Aucune de ces œuvres lyriques ne ressemble complétement à la tragédie grecque; il n'est peut-être pas inutile, au moment de la remise en scène de l'œuvre monumentale de Gluck, d'examiner la pièce originale antique d'où les pièces modernes furent tirées.

La tragédie d'Euripide choquerait aujourd'hui les mœurs, les idées et les sentiments de tous les peuples civilisés. En la lisant peu attentivement, on conçoit presque qu'un professeur de rhétorique ait osé dire à ses élèves: «C'est une farce de Bobêche!» tant les mœurs ont changé d'une part, et tant l'éducation littéraire de l'autre, celle des Français surtout, a pris à tâche de faire détester le naturel et la vérité. On devrait pourtant se dire que les Athéniens n'étaient ni des barbares ni des sots, et trouver au moins improbable qu'ils aient en littérature admiré et applaudi des monstruosités et des impertinences.

D'Euripide comme de Shakspeare, nous exigerions volontiers qu'ils eussent tenu compte de nos habitudes, de nos croyances religieuses même, de nos préjugés, de nos vices nouveaux, et il nous faut tout au moins un grand effort de probité littéraire et de bon sens pour reconnaître qu'un poëte grec vivant à Athènes il y a deux mille ans, et écrivant pour un peuple dont nous ne connaissons bien ni la langue ni la religion, n'a pas dû se proposer d'obtenir le suffrage des Parisiens de l'an 1861. Ceci n'est que pour le fond de la question. Ne peut-on dire encore que les grands poëtes grecs qui se sont servis de la langue la plus harmonieuse peut-être que les hommes aient jamais parlée sont fatalement et inévitablement défigurés par d'infidèles traducteurs incapables de les comprendre fort souvent, et qui se trouvent toujours dans l'impossibilité de faire passer l'harmonie du style, les images et les pensées même de l'original, dans nos langues modernes, si peu colorées et d'une pruderie si inconciliable avec l'expression vraie de certains sentiments? Les poëtes latins sont à peu près dans le même cas. Qui oserait aujourd'hui, s'il le pouvait, traduire fidèlement en français ces touchantes et naïves paroles de la Didon de Virgile:

 
Si quis mihi parvulus aula
Luderet Æneas, qui te tamen ore referret;
 

une telle traduction ferait rire. Un petit Énée, dirait-on, un petit Énée jouant dans ma cour! A quoi joue-t-il, au cerceau, à la toupie? Ce qu'il y a de plaisant, c'est que dans un certain monde littéraire on croit sincèrement connaître les poèmes antiques par nos traductions et imitations modernes, et l'on étonnerait fort beaucoup de gens en leur prouvant que Bitaubé ne donne pas plus une idée d'Homère que l'abbé Delille n'en donne une de Virgile, et que Racine des tragiques grecs.

Ces réserves faites contre les traducteurs, qui sont nécessairement les plus perfides gens du monde, voyons ce que le Père Brumoy nous laisse entrevoir de l'Alceste d'Euripide, ou du moins de l'enchaînement de scènes, à peu près dépourvu de ce que nous appelons aujourd'hui l'action, et qui constitue cette tragédie.

Admète, roi de Phères en Thessalie, était sur le point de mourir, quand Apollon, qui, exilé du ciel par le courroux de Jupiter, avait été pendant le temps de sa disgrâce berger chez Admète, trompe les Parques et dérobe le jeune roi à leurs coups. Les déesses pourtant ne consentent à laisser la vie à Admète que si une autre victime leur est livrée. Il faut que quelqu'un consente à mourir à sa place. Personne n'y ayant consenti, la reine s'offre à la mort pour son époux. D'un débat assez vif qui s'élève à ce sujet dès le début de la pièce entre Apollon et Orcus (le génie de la mort), il résulte que le dévouement de la reine est déjà connu et accepté d'Admète lui-même. Il aime Alceste avec passion, mais il aime la vie davantage, et se laisse, quoiqu'à regret, sauver à ce prix. Douleur profonde de tous les personnages, deuil général, cris déchirants des enfants d'Alceste, lamentations du peuple, terreurs et désespoir de la jeune reine qui s'est dévouée, mais qui tremble devant l'accomplissement de son sacrifice. Scène touchante dans laquelle la reine mourante conjure Admète éploré de lui rester fidèle et de ne pas conduire une nouvelle épouse à l'autel de l'hymen. Admète s'y engage, et la reine consolée s'éteint entre ses bras. On prépare la cérémonie funèbre, on apporte les ornements et les dons qui doivent être déposés avec Alceste dans le tombeau. C'est alors que survient le vieux Phérès, père d'Admète, et que se déroule une scène abominable selon nos idées et nos mœurs, mais qui n'en est pas moins évidemment sublime. Je laisse au traducteur la responsabilité de sa traduction.

 
PHÉRÈS.
 

«J'entre dans vos peines, mon fils. La perte que vous avez faite est considérable, on ne peut en disconvenir. Vous perdez une épouse accomplie; mais enfin, quelque accablant que soit le poids de votre malheur, il faut le supporter. Recevez de ma main ces vêtements précieux pour les mettre dans la tombe. On ne saurait trop honorer une épouse qui a bien voulu s'immoler pour vous. C'est à elle que je dois le bonheur de m'avoir (le traducteur veut dire d'avoir) conservé un fils. C'est elle qui n'a pu souffrir qu'un père au désespoir traînât sa vieillesse dans le deuil.

ADMÈTE

«Je ne vous ai point appelé à ces funérailles, et, pour ne vous rien celer, votre présence en ces lieux ne m'est point agréable. Remportez ces vêtements, jamais ils ne seront mis sur le corps d'Alceste. Je saurai bien faire en sorte qu'elle se passe de vos dons dans le tombeau. Vous m'avez vu sur le point de mourir. C'était le temps de pleurer. Que faisiez-vous alors? Vous sied-il à présent de verser des larmes, après avoir fui le danger qui me menaçait, après avoir laissé mourir Alceste à la fleur de l'âge, tandis que vous êtes courbé sous le poids des années? Non, je ne suis plus votre fils et je ne vous reconnais point pour mon père.

«Il faut que vous soyez le plus lâche des hommes, puisque, arrivé au terme de la carrière, vous n'avez eu ni la volonté ni le courage de mourir pour un fils, puisque enfin vous n'avez pas eu honte de laisser remplir ce devoir à une étrangère…

PHÉRÈS

«Mon fils, à qui s'adresse ce discours hautain? Pensez-vous parler à quelque esclave de Lydie ou de Phrygie?.. Quand la nature et la Grèce ont-elles imposé aux pères la loi de mourir pour leurs enfants? Vous m'accusez de lâcheté; et toutefois, lâche vous-même, vous n'avez pas rougi d'employer tous vos efforts pour prolonger vos jours au delà du terme fatal en sacrifiant votre épouse. L'heureux artifice pour éluder maintenant le trépas, que celui de persuader à son épouse qu'elle doit mourir pour son époux!»

 

......

Puis un dialogue rapide, précipité, où les interlocuteurs s'accablent de mots atroces comme ceux-ci.

ADMÈTE

«La vieillesse a perdu toute honte.

PHÉRÈS

«Épousez plusieurs femmes pour multiplier vos années!

ADMÈTE

«Allez, vous et votre indigne femme, allez traîner une misérable vieillesse sans enfants, quoique je vive encore; voilà le prix de votre lâcheté. Je ne veux plus rien de commun avec vous, pas même la demeure, et que ne puis-je avec bienséance vous interdire votre palais! Je ne rougirais pas de le faire en public.»

On ne peut lire cela sans frémir. Shakspeare n'est pas allé plus loin. Ces deux poëtes semblent avoir connu des replis inexplorés du cœur humain, sombres cavernes dont les esprits ordinaires n'osent sonder la noire profondeur, où seul le génie aux prunelles ardentes pénètre sans crainte, pour en ressortir traînant au grand jour des monstres invraisemblables. Invraisemblables, et trop réels! car où sont les hommes qui refuseront le sacrifice de la femme même la plus aimée se dévouant pour leur conserver la vie? Ils existent, sans doute; mais à coup sûr ils sont aussi rares que les femmes capables d'un pareil dévouement. Chacun de nous peut dire: Il me semble que je suis de ceux-là. Mais le poëte philosophe répondra: Hélas! vous vous trompez peut-être; vous aimeriez mieux gémir que mourir.

Phérès a raison: Chacun est ici-bas pour soi. La lumière du jour vous est précieuse et douce, pensez-vous qu'elle me le soit moins? Molière, vingt siècles plus tard, a fait dire à l'un de ses plus honnêtes personnages parlant de son corps: «Guenille si l'on veut, ma guenille m'est chère.» Et la Fontaine a dit presque dans les mêmes termes que l'Admète d'Euripide:

 
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
 

Au milieu de ces scènes terribles, où le cœur du jeune roi se montre exaspéré par la douleur jusqu'à l'impiété parricide, survient un étranger. «O habitants de Phères, dit-il, trouverai-je Admète dans ce palais?» C'est Hercule, ce chevalier errant de l'antiquité. Il va, obéissant à un ordre d'Eurystée, roi de Tyrinthe, enlever à Diomède, fils de Mars, ses chevaux anthropophages, que Diomède lui seul a pu dompter jusqu'à ce jour. En passant à Phères pour remplir cette dangereuse mission, le vaillant fils d'Alcmène veut voir son ami. Admète s'avance et l'invite à entrer dans son palais. Mais l'air consterné du jeune roi étonne Hercule et l'arrête sur le seuil hospitalier. «Quel malheur t'a frappé? as-tu perdu ton père? – Non. – Ton fils? – Non. – Alceste? Je sais qu'elle s'est engagée à mourir pour toi…» Admète dissimule encore et assure à Hercule que la femme qu'on pleure est une étrangère élevée dans le palais. Il craint, en avouant la vérité, que son ami ne refuse l'hospitalité qui lui est offerte dans cette demeure désolée. Et ce serait pour lui un nouveau malheur. Hercule entre enfin, se laisse conduire dans l'appartement qui lui est destiné, où les esclaves lui préparent un festin somptueux. Et le roi ajoute ces mots touchants: «Fermez le vestibule du milieu. Ce serait une indécence de troubler un festin par des cris et des larmes. Il faut épargner aux yeux et aux oreilles de l'hôte que nous recevons le triste appareil des funérailles.» Hercule, rassuré tant bien que mal, se met à table, se couronne de myrte, mange, boit, s'enivre un peu, fait retentir le palais de ses chants, jusqu'au moment où, frappé de la stupeur des esclaves qui le servent, il les interpelle et apprend enfin la vérité. «Alceste est morte! Dieux! et comment dans cette situation avez-vous eu le moindre égard à l'hospitalité?» (Shakspeare fait dire aussi par Cassius à Brutus qu'il vient d'insulter: Porcia est morte! et tu ne m'as pas tué!)

HERCULE

«Alceste n'est plus. Cependant, malheureux, j'ai fait éclater ma joie dans un festin; j'ai couronné ma tête de fleurs dans la maison d'un ami désespéré. C'est toi qui es coupable de ce crime. Que ne me découvrais-tu ce funeste mystère? Où est le tombeau? Parle. Quelle route dois-je suivre?

L'OFFICIER

«Celle qui conduit à Larisse. A l'issue du faubourg, le tombeau s'offrira d'abord à vos yeux.»

Hercule alors se rend au tombeau royal, se place auprès en embuscade, s'élance sur Oreus, au moment où il vient pour boire le sang des victimes, et malgré ses efforts le contraint à lui rendre Alceste vivante. Revenu avec elle au palais, il la présente voilée à Admète. «Tu vois cette femme, lui dit-il, je te la confie et j'attends de ton amitié que tu la gardes jusqu'à ce qu'après avoir tué Diomède et enlevé ses coursiers je revienne triomphant.»

Admète le conjure de ne pas exiger ce service, la vue seule d'une femme lui rappelant Alceste lui déchirerait le cœur.

L'insistance d'Hercule devient telle, qu'Admète n'ose refuser sa demande et tend la main à la femme voilée. Hercule satisfait lève aussitôt le voile qui cache les traits de l'inconnue, et Admète éperdu reconnaît Alceste. Mais pourquoi reste-t-elle immobile et sans voix? Dévouée aux divinités infernales, il faut qu'elle soit purifiée, et ce n'est que dans trois jours qu'elle sera complétement rendue à la tendresse de son heureux époux. Des réjouissances publiques sont ordonnées; Hercule part pour son périlleux voyage, et la tragédie finit par cette moralité du chœur:

«Que les dieux font jouer des ressorts extraordinaires pour parvenir aux fins qu'ils su proposent! C'est par leur secrète puissance que les grands événements qu'ils ménagent semblent éclore contre l'attente des mortels. Tel est le prodige qui fait notre admiration et notre joie.»

Nos charpentiers ou charpenteurs de drames sont autrement forts qu'Euripide, et on le voit par cette rapide analyse du poëme grec, l'Alceste ressemble si peu à leurs pièces, qu'ils ont raison de dire: «Il n'y a pas de pièce là-dedans.»

Voyons maintenant ce que cette donnée du dévouement conjugal est devenue entre les mains de Quinault, qui ne fut pas non plus, on le sait, un très-habile charpentier.

L'opéra débute, comme la plupart des ouvrages de ce temps composés pour l'Académie royale de musique, par un prologue. Dans ce prologue, les nymphes de la Seine, de la Marne et des Tuileries expriment leur désir de voir revenir le roi et font des reproches à la Gloire de le retenir si longtemps.

 
Tout languit avec moi dans ces lieux pleins d'appas.
Le héros que j'attends ne reviendra-t-il pas?
Serai-je toujours languissante
Dans une si cruelle attente?
 

Quand les nymphes de la Seine, de la Marne et des Tuileries, les Plaisirs et la Gloire, les naïades et les hamadryades françaises ont chanté assez de fadeurs, la pièce commence.

Alceste vient d'épouser Admète. Deux prétendants évincés brûlent pour elle: ce sont Hercule et Lycomède, frère de Thétis, et roi de l'île de Scyros. Sous prétexte de la faire assister à une fête nautique, Lycomède invite Alceste à venir sur un de ses vaisseaux. A peine l'imprudente princesse, qui ne s'est pas fait accompagner par son mari, y est-elle montée, que le perfide Lycomède lève l'ancre, et, aidé par sa sœur Thétis qui lui envoie des vents favorables, il conduit Alceste à Scyros. Le rapt est consommé. Les deux rivaux de Lycomède se mettent aussitôt à la poursuite du ravisseur. Hercule et Admète arrivent à Scyros, assiégent la ville, en enfoncent les portes, mettent tout à feu et à sang en chantant:

 
Donnons, donnons, donnons de toutes parts.
Que chacun à l'envi combatte,
Que l'on abatte
Les tours et les remparts.
 

Alceste est reprise, et probablement Lycomède est tué, car on n'entend plus parler de lui. Mais, dans le combat, Admète est grièvement blessé, il va mourir si quelqu'un ne meurt volontairement à sa place. Le théâtre représente un grand monument élevé par les arts. Un autel vide paraît au milieu pour servir à porter l'image de la personne qui s'immolera pour Admète. Cette personne ne se présente pas; alors Alceste se dévoue. L'autel s'ouvre et l'on voit sortir l'image d'Alceste qui se perce le sein. La voilà descendue aux sombres bords. Désolation générale. Hercule, qui allait partir pour vaincre un tyran quelconque, se ravise alors et tient à Admète cet étrange langage:

 
J'aime Alceste; il est temps de ne m'en plus défendre;
Elle meurt; ton amour n'a plus rien à prétendre.
Admète, cède-moi la beauté que tu perds;
Au palais de Pluton j'entreprends de descendre:
J'irai jusqu'au fond des enfers
Forcer la mort à me la rendre.
 

Admète consent à cette étrange transaction et répond à Hercule:

 
Qu'elle vive pour vous avec tous ses appas,
Admète est trop heureux pourvu qu'Alceste vive.
 

Le grand Alcide arrive au bord du Styx. Il y trouve Caron repoussant à grand coups d'aviron les misérables ombres qui n'ont pas de quoi payer leur passage.