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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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MAUVAIS EFFETS PRODUITS PAR L'EXHAUSSEMENT DU DIAPASON

A l'époque où l'on commença en France à écrire de la musique dramatique, à produire des opéras, au temps de Lulli par exemple, le diapason étant établi, mais non fixé (on le verra tout à l'heure), les chanteurs quels qu'ils fussent n'éprouvèrent aucune peine à chanter des rôles écrits dans les limites alors adoptées pour les voix. Quand ensuite le diapason eut subi une élévation sensible, il eût été du devoir et de l'intérêt des compositeurs d'en tenir compte et d'écrire un peu moins haut; ils ne le firent pas. Cependant les rôles écrits pour les théâtres de Paris par Rameau, Monsigny, Grétry, Glück, Piccini et Sacchini, dans un temps où le diapason était de près d'un ton moins élevé qu'aujourd'hui, restèrent longtemps chantables: la plupart le sont même encore, tant ces maîtres ont mis de prudence et de réserve dans l'emploi des voix, à l'exception de certains passages de Monsigny surtout, dont le tissu mélodique est disposé dans une région de la voix déjà un peu haute pour son époque, et qui l'est beaucoup trop pour la nôtre.

Spontini dans la Vestale, dans Cortez et Olympie, écrivit même des rôles de ténor que les chanteurs actuels trouvent trop bas.

Vingt-cinq ans plus tard (pendant lesquels le diapason avait rapidement monté), on multiplia les notes hautes pour les soprani et les ténors; on vit paraître les ut naturels aigus, en voix de tête et en voix de poitrine dans les rôles de ténor; l'ut dièse aigu dans ces mêmes rôles en voix de tête, il est vrai, mais que les anciens compositeurs n'eurent jamais l'idée d'employer. On exigea de plus en plus souvent des ténors le si naturel aigu lancé avec force en voix de poitrine (qui eût été pour l'ancien diapason un ut dièse dont il n'y a pas trace dans les partitions du siècle dernier), les ut aigus attaqués et soutenus par les soprani, et l'on sema les rôles de basse de mi naturels hauts. Ce dernier son, trop souvent employé par les vieux maîtres sous le nom de fa dièse haut, à l'époque du diapason bas, le fut pourtant beaucoup moins qu'il ne l'est généralement aujourd'hui sous le nom de mi naturel.

Enfin on multiplia tellement les intonations excessivement élevées, les sons que le chanteur ne peut plus émettre mais qu'il doit extraire avec violence, comme un opérateur vigoureux extrait une dent cariée, que, tout bien considéré, nous sommes obligés de céder à l'évidence et de tirer cette étrange conclusion: on a écrit en France pour le grand opéra de plus en plus haut au fur et à mesure que le diapason montait. On s'en convaincra aisément en comparant les partitions du siècle dernier à celles de nos jours.

Achille, dans Iphigénie en Aulide (l'un des rôles de ténor les plus hauts de Glück), ne monte qu'au si naturel, lequel si était alors ce qu'est aujourd'hui le la et se trouvait en conséquence d'un ton plus bas que le si actuel. Une seule fois il écrivit dans Orphée un re aigu; mais cette note unique, qui était le même son que l'ut employé trois fois dans Guillaume Tell, est présentée dans une vocalise lente en voix de tête, de façon à être effleurée plutôt qu'entonnée, et ne présente ni danger ni fatigue pour le chanteur. L'un des grands rôles de femme de Glück contient le si bémol haut lancé et soutenu avec force: c'est celui d'Alceste. Ce si bémol correspondait à notre la bémol actuel. Qui hésite maintenant à écrire pour une prima donna le la bémol et le la naturel, et le si bémol, et même le si naturel, et même l'ut?

Le rôle de femme écrit le plus haut par Glück est celui de Daphné, dans Cythère assiégée. Un air de ce personnage, «Ah quel bonheur d'aimer!» monte par un trait rapide jusqu'à l'ut (notre si bémol d'aujourd'hui), et l'inspection de l'ensemble du rôle démontre qu'il fut composé pour une de ces cantatrices exceptionnelles, comme on en trouve dans tous les temps, qu'on appelle chanteuses légères, et dont la voix est d'une étendue extraordinaire dans le haut. Telles sont de nos jours mesdames Cabel, Carvalho, Lagrange, Zerr et quelques autres. Encore l'ut aigu de Daphné, je le répète, correspondait-il à notre si bémol, note vulgaire aujourd'hui. Madame Cabel et mademoiselle Zerr donnent le contre-fa haut, madame Carvalho aborde sans peur le contre-mi, et madame Lagrange ne recule pas devant le contre-sol de la flûte.

Les anciens compositeurs (écrivant pour les théâtres de Paris) s'obstinèrent seulement, je ne sais pourquoi, à pousser toujours dans le haut les voix graves. Dans leurs rôles de basse, on ne rencontre presque que des notes de baryton. Ils n'osèrent jamais faire descendre les basses au-dessous du si bémol; encore n'écrivirent-ils que bien rarement cette note. Il passait pour avéré à l'Opéra, encore en 1827, que les sons plus graves n'avaient pas de timbre et ne pouvaient être entendus dans un grand théâtre. Les voix de basses furent ainsi dénaturées, et les rôles de Thoas, d'Oreste, de Calchas, d'Agamemnon, de Sylvain, que j'ai entendu chanter par Dérivis père, semblent avoir été écrits par Glück et par Grétry pour des barytons. Ceux-là donc, bien qu'ils fussent alors néanmoins chantables par de vraies basses, ne le sont plus aujourd'hui.

Mais jamais Glück ni ses émules n'eussent osé demander à leurs ténors ou à leurs soprani dramatiques les sons hauts que je citais tout à l'heure et dont on abuse de nos jours.

Ces excès des plus savants maîtres de l'école moderne ont eu, certes, de très-fâcheux résultats. Combien de ténors se sont brisé la voix sur les ut et les si naturels de poitrine! combien de soprani ont poussé des cris d'horreur et de détresse, au lieu de chanter, dans une foule de passages du répertoire moderne qu'il serait trop long de citer ici! Ajoutons que la violence des situations dramatiques motivant souvent l'énergie (sinon les brutalités de l'orchestre) la sonorité excessive des instruments, en pareil cas, excite encore les chanteurs, sans qu'ils s'en doutent, à redoubler d'efforts pour se faire entendre et à produire des hurlements qui n'ont plus rien d'humain. Certains maîtres ont eu au moins l'adresse de ne pas employer les grands accords forts du plein orchestre, en même temps que les sons importants des voix, laissant, au moyen d'une espèce de dialogue, le chant à découvert; mais beaucoup d'autres l'écrasent littéralement sous un monceau d'instruments de cuivre et d'instruments à percussion. Quelques-uns de ceux-là pourtant passent pour des modèles dans l'art d'accompagner les voix… Quel accompagnement!..

Ces défauts grossiers, palpables, évidents, aggravés par l'élévation du diapason, ne pouvaient manquer d'amener le triste résultat qui frappe aujourd'hui dans nos théâtres les auditeurs les moins attentifs.

Mais l'exhaussement du la en a encore produit un autre assez fâcheux: les musiciens chargés des parties de cor, de trompette et de cornet ne peuvent plus maintenant aborder sans danger, la plupart même ne peuvent plus du tout attaquer certaines notes d'un usage général autrefois. Tels sont le sol haut de la trompette en , le mi de la trompette en fa (ces deux notes produisent à l'oreille le son la), le sol haut du cor en sol, l'ut haut de ce même cor en sol (note employée par Handel et par Glück, et qui est devenue impraticable), et l'ut haut du cornet en la. A chaque instant des sons éraillés, brisés, qu'on nomme vulgairement couacs, viennent déparer un ensemble instrumental composé quelquefois des plus excellents artistes. Et l'on dit: «Les joueurs de trompette et de cor n'ont donc plus de lèvres? D'où cela vient-il? La nature humaine pourtant n'a pas changé.» Non la nature humaine n'a pas changé, c'est le diapason. Et beaucoup de compositeurs modernes semblent ignorer ce changement.

CAUSES QUI ONT AMENÉ L'EXHAUSSEMENT DU DIAPASON

Il paraît prouvé maintenant que les facteurs d'instruments à vent sont les seuls coupables du fait dont nous déplorons les conséquences. Afin de donner un peu plus d'éclat aux flûtes, aux hautbois et aux clarinettes, certains facteurs en ont clandestinement haussé le ton. Les jeunes virtuoses entre les mains desquels ces instruments sont arrivés ont dû d'abord, lorsqu'ils sont entrés dans un orchestre, en tirer un peu la coulisse pour les mettre d'accord avec les autres. Mais comme cet allongement du tube (des flûtes surtout) en dérange plus ou moins les proportions, et par suite en altère la justesse, ces artistes se sont peu à peu abstenus d'y recourir. Toute la masse des instruments à cordes a suivi alors, peut-être à son insu, l'impulsion donnée par ces instruments à vent aigus; les violons, les altos, les basses, en tendant un peu plus leurs cordes, ont ainsi adopté facilement un diapason plus haut. Les autres musiciens, les anciens de l'orchestre, chargés des parties de basson, de cor, de trompette, de second hautbois, etc., fatigués de ne pouvoir, malgré tous leurs efforts, se hausser jusqu'au ton devenu le ton dominant, ont alors fini par porter leurs instruments chez le facteur, pour en faire adroitement raccourcir le tube, pour le faire couper (c'est le terme adopté) et atteindre ainsi le ton nouveau. Et voilà le diapason haut installé dans cet orchestre, et bientôt après dans les concerts par des pianos accordés sur des diapasons d'acier, dont les branches raccourcies à coups de lime avaient pris le ton nouveau.

Le même fait, plus ou moins avoué, mais réel, se reproduit à peu près partout tous les vingt ans.

Aujourd'hui les facteurs d'orgues eux-mêmes suivent le mouvement et accordent leurs instruments au diapason haut. Nous ignorons certainement celui pour lequel saint Grégoire et saint Ambroise composèrent les plains-chants qu'ils ont légués à la liturgie ecclésiastique; mais il est bien évident que plus le diapason des églises monte, et plus, si c'est l'orgue qui donne le ton aux chantres et s'il ne transpose pas, le système entier du plain-chant est altéré, plus aussi l'économie vocale des hymnes sacrées se trouve dérangée. Les orgues devraient ou transposer, quand elles accompagnent le plain-chant, si elles sont au diapason moderne, ou être fixées au ton des plus anciennes; seulement elles devraient l'être dans des rapports avec le ton moderne qui n'empêcheraient point de leur adjoindre, en transposant, les instruments d'orchestre. Ainsi, fussent-elles d'un ton et demi au-dessous du diapason d'aujourd'hui, les instruments d'orchestre pourraient néanmoins s'accorder parfaitement avec les orgues, en jouant, par exemple, en fa quand les orgues joueraient en la bémol.

 

Malheureusement quelques facteurs prennent le pire de tous les moyens termes; ils construisent des orgues d'un quart de ton au-dessous du diapason des théâtres. J'en ai fait il y a quelques années la cruelle expérience dans l'église de Saint-Eustache, où, pour l'exécution d'un Te Deum, il fut impossible, malgré l'allongement de tous les tubes sonores de l'orchestre, de mettre la masse instrumentale d'accord avec le nouvel orgue, achevé depuis trois ans à peine.

FAUT-IL BAISSER LE DIAPASON?

Il ne pourrait, je crois, résulter de cet abaissement qu'un bien pour l'art musical, pour l'art du chant surtout; mais il me semble impraticable si l'on veut étendre la réforme sur la France entière. Un abus produit par une longue succession d'années ne se détruit pas en quelques jours; les musiciens, chanteurs et autres, les plus intéressés à l'introduction d'un diapason moins haut seraient peut-être même les premiers à s'y opposer; cela dérangerait leurs habitudes; et Dieu sait s'il est en France quelque chose de plus irrésistible que des habitudes. En supposant même qu'une volonté toute-puissante intervînt pour faire adopter la réforme, il en coûterait des sommes énormes pour la réaliser. Il faudrait, sans compter les orgues, acheter de nouveaux instruments à vent pour tous les théâtres et pour les musiques militaires, et interdire absolument l'emploi des anciens. Et si, la réforme une fois opérée, le reste du monde ne suivait pas notre exemple, la France resterait isolée avec son diapason bas et sans relations musicales possibles avec les autres peuples.

IL FAUT DONC SEULEMENT FIXER LE DIAPASON ACTUEL?

C'est, je pense, le parti le plus sage, et les moyens d'y parvenir, nous les possédons. Grâce à l'ingénieux instrument dont l'acoustique a été dotée il y a peu d'années, et qu'on nomme sirène, on peut compter avec une précision mathématique le nombre de vibrations qu'exécute par seconde un corps sonore.

En adoptant le la de l'Opéra de Paris comme le son type, comme l'étalon sonore officiel, ce la étant de 898 vibrations par seconde, je suppose, on n'aura qu'à placer dans le foyer de tous les orchestres de concert et de théâtre un tuyau d'orgue donnant exactement le son désigné. Ce tuyau sera seul consulté pour le la, et l'orchestre ne s'accordera plus, selon l'usage, sur le hautbois où sur la flûte, qui peuvent aisément, soit l'un en pinçant son anche avec les lèvres, soit l'autre en tournant son embouchure en dehors, faire monter le son.

Les instruments à vent devront en conséquence être parfaitement d'accord avec le tuyau d'orgue. Ils resteront en outre, dans l'intervalle des représentations et des concerts, enfermés dans le foyer où se trouve ce tuyau, lequel foyer sera, comme une serre, constamment maintenu à la température moyenne d'une salle de spectacle remplie par le public. Grâce à cette précaution, les instruments à vent n'arriveront point froids à l'orchestre, et ne monteront point au bout d'une heure, par le fait du souffle des exécutants et de leur immersion dans une atmosphère plus chaude que celle d'où ils sortent. C'est dire aussi que les instruments à vent d'un théâtre (d'un théâtre du gouvernement du moins) ne devront jamais en sortir, sous aucun prétexte. Ils resteront dans leur serre, comme les décors restent dans les magasins. Au reste, si quelque instrumentiste s'avisait, en emportant au dehors sa flûte où sa clarinette, de la faire couper, le méfait serait aussitôt reconnu, puisque le la de l'instrument coupé différerait de celui du tuyau d'orgue, qui, je le répète, devra seul être consulté pour accorder l'orchestre. Enfin le gouvernement, adoptant officiellement le la de 898 vibrations, tout fabricant qui aura mis en circulation des instruments à vent, des orgues, des pianos accordés au-dessus de ce la, sera passible de certaines peines, comme les marchands qui vendent à fausse mesure et à faux poids.

De telles précautions une fois prises, et ces règlements étant rigoureusement exécutés et maintenus, à coup sûr le diapason ne montera plus.

Mais le remède sera inutile pour conserver les voix, si les compositeurs continuent à écrire les notes dangereuses que j'ai citées tout à l'heure.

L'autorité devrait donc encore intervenir et interdire aux compositeurs (à ceux qui écrivent pour les théâtres subventionnés tout au moins) l'emploi des sons exceptionnels qui ont détruit tant de beaux organes, et leur conseiller (une partition échappant nécessairement sous ce rapport à toute censure) plus d'à-propos et plus d'adresse dans l'emploi des moyens violents de l'instrumentation.

LES TEMPS SONT PROCHES

L'art musical est en bon train à cette heure à Paris. On va l'élever à une haute dignité. Il sera fait Mamamouchi. Voler far un paladina. Ioc! Dar turbanta con galera. Ioc, Ioc! Hou la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da! Puis madame Jourdain, la raison publique, viendra quand il n'en sera plus temps s'écrier: Hélas! mon Dieu, il est devenu fou.

Heureusement il a quelquefois, quand on ne le mène pas au théâtre, des éclairs d'intelligence qui pourraient rassurer ses amis. Nous avons encore à Paris des concerts où l'on fait de la musique; nous avons des virtuoses qui comprennent les chefs-d'œuvre et les exécutent dignement; des auditeurs qui les écoutent avec respect et les adorent avec sincérité. Il faut se dire cela pour ne pas aller se jeter dans un puits la tête la première.

Le surlendemain de la représentation au théâtre de l'Opéra-Comique d'une œuvre inqualifiable qui exaspéra le public, nous nous trouvions avec quelques amis dans un salon musical. On venait de parler de la nouvelle et effrayante partition exécutée l'avant-veille. Et l'on avait dit: De quel messie ce compositeur est-il donc le Jean-Baptiste? – On songeait à la maladie dont l'art musical est en ce moment atteint, aux étranges médecins qu'on lui donne, aux entrepreneurs des pompes funèbres qui déjà frappent à sa porte, aux marbriers qui sont occupés à graver son épitaphe… quand quelqu'un s'avisa de se mettre aux pieds de madame Massart et de la conjurer de vouloir bien jouer la grande sonate en fa mineur de Beethoven. La virtuose se rendit gracieusement à la prière qu'on lui adressait, et bientôt toute l'assistance entra sous le charme terrible et sublime de cette œuvre incomparable. En écoutant cette musique de Titan exécutée avec une inspiration entraînante, avec une fougue bien ordonnée et si habilement contenue, on oublia bien vite toutes les défaillances, les misères, les hontes, les horreurs de la musique contemporaine. On se sentait frémir et trembler d'admiration en présence de la pensée profonde, de la passion impétueuse qui animent l'œuvre de Beethoven; œuvre plus grande que ses plus grandes symphonies, plus grande que tout ce qu'il a fait, supérieure en conséquence à tout ce que l'art musical a jamais produit.

Et la virtuose, épuisée après la dernière mesure du final, restait haletante au piano, et nous pressions ses mains devenues froides, et l'on se taisait… Que dire? Et nous formions dans ce salon, perdu au centre de Paris, où l'antiharmonie ne pénétra jamais, un groupe comparable à celui du tableau du Décaméron, où l'on voit des cavaliers et de belles jeunes femmes respirant l'air embaumé d'une villa délicieuse, pendant qu'à l'entour de cette oasis Florence est dévastée par la peste noire.

CONCERTS DE RICHARD WAGNER
LA MUSIQUE DE L'AVENIR

Après des peines excessives, des dépenses énormes, des répétitions nombreuses, mais fort insuffisantes encore, Richard Wagner est parvenu à faire entendre au Théâtre-Italien quelques-unes de ses compositions. Les fragments empruntés à des ouvrages dramatiques perdent plus ou moins à être ainsi exécutés hors du cadre qui leur fut destiné; les ouvertures et introductions instrumentales y gagnent au contraire, parce qu'elles sont rendues avec plus de pompe et d'éclat qu'elles ne le seraient par un orchestre d'opéra ordinaire, bien moins nombreux et moins avantageusement disposé qu'un orchestre de concert.

Le résultat de l'expérience tentée sur le public parisien par le compositeur allemand était facile à prévoir. Un certain nombre d'auditeurs sans préventions ni préjugés a bien vite reconnu les puissantes qualités de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système; un plus grand nombre n'a rien semblé reconnaître en Wagner qu'une volonté violente, et dans sa musique qu'un bruit fastidieux et irritant. Le foyer du Théâtre-Italien était curieux à observer le soir du premier concert: c'étaient des fureurs, des cris, des discussions, qui semblaient toujours sur le point de dégénérer en voies de fait. En pareil cas, l'artiste qui a provoquée l'émotion du public voudrait la voir aller plus loin encore, et ne serait pas fâché d'assister à une lutte corps à corps entre ses partisans et ses détracteurs, à la condition pourtant que ses partisans eussent le dessus. Victoire improbable cette fois, Dieu étant toujours du côté des gros bataillons. Ce qui se débite alors de non-sens, d'absurdités et même de mensonges, est vraiment prodigieux, et prouve avec évidence que, chez nous au moins, lorsqu'il s'agit d'apprécier une musique différente de celle qui court les rues, la passion, le parti pris, prennent seuls la parole, et empêchent le bon sens et le goût de parler.

Les préventions, favorables ou hostiles, dictent même la plupart des jugements sur les œuvres des maîtres reconnus et consacrés. Tel, acclamé comme un grand mélodiste, écrira un jour une œuvre entièrement dépourvue de mélodie, et n'en sera pas moins admiré pour cette même œuvre par des gens qui l'eussent sifflée si elle eût porté un autre nom. La grande, la sublime, l'entraînante ouverture d'Éléonore, de Beethoven, passe auprès de beaucoup de critiques pour une composition dépourvue de mélodie, bien qu'elle en soit pleine, bien que tout chante, que tout pleure mélodieusement dans l'allégro comme dans l'andante; et ces mêmes juges qui la dénigrent applaudissent et crient bis fort souvent après l'ouverture de Don Juan de Mozart, où il n'y a pas trace de ce qu'ils appellent mélodie; mais c'est de Mozart, le grand mélodiste!..

Ils adorent à juste titre, dans ce même opéra de Don Juan, la sublime expression des sentiments, des passions et des caractères; et, quand vient l'allegro du dernier air de dona Anna, pas un de ces aristarques si sensibles en apparence à la musique expressive, si chatouilleux sur les convenances dramatiques, n'est choqué des abominables vocalises que Mozart, poussé par quelque démon dont le nom est demeuré un mystère, a eu le malheur de laisser tomber de sa plume. La pauvre fille outragée s'écrie: Peut-être un jour le ciel encore sentira quelque pitié pour moi. Et c'est là-dessus que le compositeur a placé une série de notes aiguës, vocalisées, piquées, caquetantes, sautillantes, qui n'ont pas même le mérite de faire applaudir la cantatrice. S'il y avait jamais eu quelque part en Europe un public vraiment intelligent et sensible, ce crime (car c'en est un) ne fût pas demeuré impuni, et le coupable allegro ne serait pas resté dans la partition de Mozart.

Je pourrais citer une multitude d'exemples semblables pour prouver qu'à de très-rares exceptions près on juge la musique par prévention seulement et sous l'empire des plus déplorables préjugés.

Ce sera mon excuse pour la liberté que je vais prendre de parler de Richard Wagner d'après mon sentiment personnel et sans tenir aucun compte des diverses opinions émises à son sujet.

Il a osé composer le programme de sa première soirée exclusivement de morceaux d'ensemble, chœurs ou symphonies. C'était déjà un défi jeté aux habitudes de notre public, qui, sous prétexte d'aimer la variété, se montre toujours prêt à manifester le plus bruyant enthousiasme pour une chansonnette bien dite, pour une fade cavatine bien vocalisée, pour un solo de violon bien dansé sur la quatrième corde, ou pour des variations bien sifflotées sur quelque instrument à vent, après avoir fait un accueil honnête, mais froid, à quelque grande œuvre de génie. Ce public-là pense que le roi et le berger sont égaux pendant leur vie.

 

Rien de tel que de faire hardiment les choses faisables. Wagner vient de le prouver; son programme, dépourvu des sucreries qui allèchent les enfants de tout âge dans les festins musicaux, n'en a pas moins été écouté avec une attention constante et un très-vif intérêt.

Il commençait par l'ouverture du Vaisseau-Fantôme, opéra en deux actes, que je vis représenter à Dresde, sous la direction de l'auteur, en 1841, et dans lequel madame Schroeder-Devrient remplissait le principal rôle. Ce morceau me fit alors l'impression qu'il m'a faite récemment. Il débute par un foudroyant éclat d'orchestre où l'on croit reconnaître tout d'abord les hurlements de la tempête, les cris des matelots, les sifflements des cordages et les bruits orageux de la mer en furie. Ce début est magnifique; il s'empare impérieusement de l'auditeur et l'entraîne; mais, le même procédé de composition étant ensuite constamment employé, le tremolo succédant au tremolo, les gammes chromatiques n'aboutissant qu'à d'autres gammes chromatiques, sans qu'un seul rayon de soleil vienne se faire jour au travers de ces sombres nuées gorgées de fluide électrique et versant sans fin ni trêve leurs torrents, sans que le moindre dessin mélodieux vienne colorer ces noires harmonies, l'attention de l'auditeur se lasse, se décourage et finit par succomber. Déjà se manifeste dans cette ouverture, dont le développement me paraît en outre excessif, la tendance de Wagner et de son école à ne pas tenir compte de la sensation, à ne voir que l'idée poétique ou dramatique qu'il s'agit d'exprimer, sans s'inquiéter si l'expression de cette idée oblige ou non le compositeur à sortir des conditions musicales.

L'ouverture du Vaisseau-Fantôme est vigoureusement instrumentée, et l'auteur a su tirer au début un parti extraordinaire de l'accord de quinte nue. Cette sonorité ainsi présentée prend un aspect étrange et sauvage qui fait frissonner.

La grande scène du Tanhauser (marche et chœur) est d'un éclat et d'une pompe superbes, qu'augmente encore la sonorité spéciale du ton si naturel majeur. Le rhythme, qui ne se trouve jamais tourmenté ni gêné dans son action par la juxtaposition d'autres rhythmes de nature contraire, y prend des allures chevaleresques, fières, robustes. On est bien sûr, sans voir la représentation de cette scène, qu'une telle musique accompagne les mouvements d'hommes vaillants et forts et couverts de brillantes armures. Ce morceau contient une mélodie clairement dessinée, élégante, mais peu originale, qui rappelle par sa forme, sinon par son accent, un thème célèbre du Freyschütz.

Le dernier retour de la phrase vocale, au grand tutti, est plus énergique encore que tout ce qui précède, grâce à l'intervention d'un dessin des basses exécutant huit notes par mesure et contrastant avec la partie supérieure qui n'en fait entendre que deux ou trois. Il y a bien quelques modulations un peu dures et trop serrées les unes contre les autres, mais l'orchestre les impose avec une telle vigueur, une telle autorité, que l'oreille les accepte de prime abord sans résistance. En somme, il faut reconnaître là une page magistrale, instrumentée, comme tout le reste, par une main habile. Les instruments à vent et les voix y sont animés par un souffle puissant, et les violons, écrits avec une admirable aisance dans le haut de leur échelle, semblent lancer sur l'ensemble d'éblouissantes étincelles.

L'ouverture de Tanhauser est en Allemagne le plus populaire des morceaux d'orchestre de Wagner. La force et la grandeur y dominent encore; mais il résulte, pour moi du moins, du parti pris de l'auteur dans cette composition, une fatigue extrême. Elle débute par un andante maestoso, sorte de choral d'un beau caractère, qui plus tard, vers la fin de l'allegro, reparaît accompagné dans le haut par un trait obstiné de violons. Le thème de cet allegro, composé de deux mesures seulement, est en soi peu intéressant. Les développements auxquels il sert ensuite de prétexte sont, comme dans l'ouverture du Vaisseau-Fantôme, hérissés de successions chromatiques, de modulations et d'harmonies d'une extrême dureté. Quand enfin le choral reparaît, ce thème étant lent et d'une dimension considérable, le trait de violons qui doit l'accompagner jusqu'au bout se répète nécessairement avec une persistance terrible pour l'auditeur. Il a déjà été entendu vingt-quatre fois dans l'andante; on l'entend dans la péroraison de l'allégro cent dix-huit fois. Ce dessin obstiné, ou plutôt acharné, figure donc en somme cent quarante-deux fois dans l'ouverture. N'est-ce pas trop? il reparaît encore souvent dans le cours de l'opéra; ce qui me ferait supposer que l'auteur lui attribue un sens expressif relatif à l'action et que je ne devine pas.

Les fragments de Lohengrin brillent par des qualités plus saillantes que les œuvres précédentes. Il y a là, ce me semble, plus de nouveauté que dans le Tanhauser; l'introduction, qui tient lieu d'ouverture à cet opéra, est une invention de Wagner de l'effet le plus saisissant. On pourrait en donner une idée en parlant aux yeux par cette figure <>. C'est en réalité un immense crescendo lent, qui, après avoir atteint le dernier degré de la force sonore, suivant la progression inverse, retourne au point d'où il était parti et finit dans un murmure harmonieux presque imperceptible. Je ne sais quels rapports existent entre cette forme d'ouverture et l'idée dramatique de l'opéra; mais, sans me préoccuper de cette question et en considérant le morceau comme une pièce symphonique seulement, je le trouve admirable de tout point. Il n'y a pas de phrase proprement dite, il est vrai, mais les enchaînements harmoniques en sont mélodieux, charmants, et l'intérêt ne languit pas un instant, malgré la lenteur du crescendo et celle de la décroissance. Ajoutons que c'est une merveille d'instrumentation dans les teintes douces comme dans le coloris éclatant, et qu'on y remarque, vers la fin, une basse montant toujours diatoniquement pendant que les autres parties descendent, dont l'idée est fort ingénieuse. Ce beau morceau d'ailleurs ne contient aucune espèce de duretés; c'est suave, harmonieux autant que grand, fort et retentissant: pour moi, c'est un chef-d'œuvre.

La grande marche en sol, qui ouvre le second acte, a produit à Paris, comme en Allemagne, une véritable commotion, malgré le vague de la pensée au commencement et l'indécision froide du passage épisodique du milieu. Ces mesures incolores où l'auteur semble tâtonner, chercher son chemin, ne sont qu'une sorte de préparation pour arriver à une idée formidable, irrésistible, où l'on doit voir le vrai thème de la marche. Une phrase de quatre mesures, répétée deux fois en montant d'une tierce, constitue la véhémente période à laquelle on ne trouverait peut-être rien en musique qui pût lui être comparé pour l'emportement grandiose, la force et l'éclat, et, qui, lancée par les instruments de cuivre à l'unisson, fait des accents forts (ut, mi, sol) qui commencent les trois phrases autant de coups de canon qui ébranlent la poitrine de l'auditeur.

Je crois que l'effet serait plus extraordinaire encore si l'auteur eût évité les conflits de sons comme ceux qu'on a à subir dans la seconde phrase, où le quatrième renversement de l'accord de neuvième majeure et le retard de la quinte par la sixte produisent des dissonances doubles que beaucoup de gens (et je suis du nombre) ne peuvent ici supporter. Cette marche amène le chœur à deux temps (Freulich geführt zichet dahin), qu'on est consterné de trouver là, tant le style en est petit, je dirai même enfantin. L'effet en a été d'autant moins bon sur l'auditoire de la salle Ventadour, que les premières mesures rappellent un pauvre morceau des Deux Nuits de Boïeldieu: «La belle nuit, la belle fête!» introduit dans les vaudevilles, et que tout le monde connaît à Paris.