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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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MŒURS MUSICALES DE LA CHINE

On s'occupe beaucoup des Chinois, depuis quelque temps, et c'est toujours d'une façon peu flatteuse pour eux. Nous ne nous contentons pas de les battre, de tout bousculer dans leurs boutiques, de mettre en fuite leur empereur, de prendre le palais de sa céleste Majesté, de nous partager ses lingots, ses diamants, ses pierreries, ses soieries, il faut encore que nous nous moquions de ce grand peuple, que nous l'appellions peuple de vieillards, de maniaques, peuple de fous et d'imbéciles, peuple amoureux de l'absurde, de l'horrible, du grotesque. Nous rions de ses croyances, de ses mœurs, de ses arts, de sa science, de ses usages familiers même, sous prétexte qu'il mange son riz grain à grain avec des bâtonnets, et qu'il lui faut presque autant de temps pour apprendre à se servir de ces ridicules ustensiles que pour apprendre à écrire (chose qu'il ne sait jamais complétement), comme si, disons-nous, il n'était pas plus simple de manger du riz avec une cuiller. Et de ses armes, et de ses armées, et de ses étendards à dragons peints, pour effrayer l'ennemi, et de ses vieux fusils à mèche, et de ses canons dont les boulets vont dans la lune, nous en moquons-nous! et de ses instruments de musique, et de ses femmes aux pieds contrefaits, et de tout enfin! Pourtant il a du bon, le peuple chinois, beaucoup de bon, et ce n'est pas tout à fait sans raison qu'il nous appelle, nous autres Européens, les diables rouges, les barbares. Par exemple: soixante mille Chinois sont mis en déroute complète par quatre ou cinq mille Anglo-Français, c'est vrai; mais leur général en chef, voyant la bataille perdue, se scie le cou avec son sabre, très-bien, lui-même, sans recourir pour cela à son domestique, comme faisaient les Romains, et il n'est content que quand sa tête est à bas. C'est courageux cela; essayez donc d'en faire autant.

Il écrase les pieds de ses femmes de façon à les empêcher de marcher, mais de façon aussi à les empêcher bien plus encore d'aller au bal, de danser la polka, de valser, de rester, par conséquent, des nuits entières aux bras de jeunes hommes qui leur serrent la taille, respirent leur haleine, leur parlent à l'oreille, sous les yeux des pères, des mères, des maris et des amants.

Il a une musique que nous trouvons abominable, atroce, il chante comme les chiens bâillent, comme les chats vomissent quand ils ont avalé une arête; les instruments dont il se sert pour accompagner les voix nous semblent de véritables instruments de torture. Mais il respecte au moins sa musique, telle quelle, il protége les œuvres remarquables que le génie chinois a produites; tandis que nous n'avons pas plus de protection pour nos chefs-d'œuvre que d'horreur pour les monstruosités, et que chez nous le beau et l'horrible sont également abandonnés à l'indifférence publique.

Chez eux tout est réglé suivant un code immuable, jusqu'à l'instrumentation des opéras. La grandeur des tamtams et des gongs est déterminée d'après le sujet du drame et le style musical qu'il comporte. Il n'est pas permis d'employer pour un opéra-comique des tamtams aussi grands que pour un opéra sérieux. Chez nous, au contraire, pour le moindre opuscule lyrique maintenant, on emploie des grosses caisses aussi vastes que les grosses caisses du grand Opéra. Il n'en était pas ainsi il y a vingt-cinq ans, et c'est encore une preuve des avantages de l'immutabilité du code musical chinois.

Malgré les désastreux résultats de nos mœurs changeantes et déréglées, nous l'emportons néanmoins en musique, sous certains rapports, sur les habitants du Céleste-Empire. Ainsi, de l'aveu même des mandarins directeurs de la mélodie, les chanteurs et chanteuses de la Chine chantent souvent faux, ce qui prouve à quel point ils sont inférieurs aux nôtres, qui chantent si souvent juste. Mais les chanteurs chinois savent presque tous leur langue; ils n'en violent pas l'accentuation, ils en observent la prosodie. Il en était aussi de même chez nous il y a vingt-cinq ans; aujourd'hui, par suite de notre manie de tout bouleverser selon le caprice de chacun, il semble que la plupart des chanteurs d'Europe chantent du chinois.

Ce que l'on doit trouver vraiment beau et digne d'admiration, ce sont les règlements et les lois en vigueur dans l'Empire-Céleste depuis un temps immémorial pour protéger les chefs-d'œuvre des compositeurs. Il n'est pas permis de les défigurer, de les interpréter d'une façon infidèle, d'en altérer le texte, le sentiment ou l'esprit. Ces lois ne sont pas préventives, on n'empêche personne d'essayer l'exécution d'un ouvrage consacré, mais l'individu convaincu de l'avoir dénaturé est puni d'une façon d'autant plus sévère que l'auteur est plus illustre et plus admiré. Ainsi les peines encourues par les profanateurs des œuvres de Confucius paraîtront cruelles à nous autres barbares habitués à tout outrager impunément. Ce Confucius est appelé par les Chinois Koang-fu-tsée; c'est encore une jolie habitude que nous avons d'arranger les noms propres, comme on arrange les ouvrages que l'on traduit d'une langue dans une autre, ou que l'on transporte seulement d'une scène sur une autre scène. Nous ne pouvons conserver intégralement, ni le nom des grands hommes, ni celui des grandes villes des peuples étrangers. En France, nous appelons Ratisbonne la ville d'Allemagne que les Allemands nomment Regensburg, et les Italiens nomment Parigi la ville de Paris. Cette syllabe ajoutée, gi (prononcez dgi), leur plaît infiniment, et leur oreille serait choquée s'ils disaient, comme les Français, Paris tout court. Il n'est donc pas surprenant que nous disions en France Confucius pour Koang-fu-tsée, d'abord parce que la désinence latine en us est fort en honneur dans la langue philosophique; ensuite parce que nous avons pour principe de ne pas nous gêner quand il s'agit d'un nom difficile à prononcer. De là cette précaution tant admirée d'un artiste d'origine allemande, qui, dans la crainte de voir substituer à son nom tudesque un autre nom qui ne lui plairait pas, mit sur ses cartes de visite: Schneitzoeffer, prononcez Bertrand. Donc Koang-fu-tsée, ou Confucius, ou Bertrand, fut un grand philosophe, on le sait, et il unit à sa philosophie un grand fonds de science musicale; tellement qu'ayant composé des variations sur l'air célèbre de Li-po, il les exécuta sur une guitare ornée d'ivoire, d'un bout à l'autre du Céleste-Empire, dont il moralisa ainsi l'immense population. Et c'est depuis ce temps que le peuple chinois est si profondément moral. Mais l'œuvre de Koang-fu-tsée ne se borne pas à ces fameuses variations pour la guitare ornée d'ivoire; non, le grand philosophe musicien écrivit en outre bon nombre de cantates morales et d'opéras moraux dont le mérite principal, au dire de tous les lettrés et de tous les musiciens de la Chine, est une simplicité et une beauté de style mélodique unies à la plus profonde expression des passions et des sentiments. On cite ce fait remarquable d'une femme chinoise qui, assistant à un opéra dans lequel Koang-fu-tsée a peint avec la plus touchante vérité les joies de l'amour maternel, se prit, dès le septième acte, à pleurer amèrement. Comme ses voisins lui demandaient la cause de ses larmes: «Hélas! répondit-elle, j'ai donné le jour à neuf enfants, je les ai tous noyés, et je regrette maintenant de n'en avoir pas gardé au moins un; je l'aimerais tant!» Les législateurs chinois ont donc, et avec grande raison, selon moi, prononcé des peines sévères, non-seulement contre les directeurs de théâtre qui représenteraient mal les belles œuvres lyriques de Koang-fu-tsée, mais encore contre les chanteurs et les chanteuses qui se permettraient, dans les concerts, d'en chanter des fragments indignement. Chaque semaine un rapport est fait par la police musicale au mandarin directeur des arts; et si une chanteuse s'est rendue coupable du délit de profanation que je viens d'indiquer, on lui adresse un avertissement en lui coupant l'oreille gauche. Si elle retombe dans la même faute, on lui coupe l'oreille droite pour second avertissement; après quoi, si elle récidive encore, vient l'application de la peine: on lui coupe le nez. Ce cas est fort rare, et la législation chinoise, d'ailleurs, se montre là un peu sévère, car on ne peut pas exiger une exécution irréprochable d'une cantatrice qui n'a pas d'oreilles. Les pénalités de certains peuples ont quelque chose de comique qui nous étonne toujours. Je me rappelle avoir vu à Moscou une grande dame de l'aristocratie russe balayer une rue en plein jour au moment du dégel. «C'est l'usage, me dit un Russe; on l'a condamnée à balayer la rue pendant deux heures, pour la punir de s'être laissé prendre en flagrant délit de vol dans un magasin de nouveautés.»

A Taïti, cette charmante province française, les belles insulaires convaincues d'avoir eu des sourires pour un trop grand nombre d'hommes, Français ou Taïtiens, sont condamnées à exécuter de leurs mains un bout de grande route plus ou moins long, pavé ou non pavé; et la galanterie tourne ainsi à l'avantage des voies de communication. Que de femmes à Paris qui n'arrivent à rien, et qui, dans ce pays-là, feraient joliment leur chemin!

On a dû trouver fort étrange le titre de directeur des arts que j'ai employé tout à l'heure pour un mandarin. On ne peut en effet concevoir l'utilité d'une telle direction, chez nous, où l'art est si libre de s'égarer, où il peut se faire mendiant, voleur, assassin, icoglan; où il peut mourir de faim, ou parcourir ivre les rues de nos cités; où chanteurs et cantatrices ont tous leur nez et leurs oreilles, où la première condition requise pour être administrateur d'un théâtre musical est de ne savoir pas la musique; où des lettrés sont les arbitres du sort des musiciens; où les prix de composition musicale sont donnés par des peintres, les prix de peinture par des architectes, les prix de statuaire par des graveurs. Si les Chinois savaient cela! Pauvres Chinois! Eh bien! pourtant, je vous l'ai dit, ils ont du bon. Ils ont des directeurs des arts qui connaissent ce qu'ils dirigent; ils ont même des colléges entiers de mandarins artistes, dont l'influence pourrait être immense et s'exercer, pour le plus grand avantage de l'art, sur l'empire tout entier. Il ne se publie pas dans toute la Chine un livre sur la musique, la peinture, l'architecture, etc., que l'auteur ne soumette son travail à l'examen des mandarins artistes, afin, s'ils l'approuvent, de pouvoir inscrire sur la seconde édition de l'ouvrage: Approuvé par le collége. Malheureusement les membres respectés de cette institution, qui auraient souvent le droit de faire infliger aux auteurs le supplice de la cangue, ont toujours été, à l'inverse des directeurs spéciaux de l'art musical, animés d'une telle bienveillance, qu'ils approuvent généralement tout ce qu'on leur présente. Aujourd'hui ils loueront un auteur d'avoir exposé telle ou telle doctrine, préconisé telle ou telle méthode de tamtam, demain un autre exposera la doctrine contraire, prônera la méthode opposée, et le collége ne manquera pas de l'approuver encore. Ils en sont venus à un tel degré de bonhomie et d'indulgence, que maintenant la plupart des auteurs, dès la première édition de leurs livres, y placent la formule «approuvé par le collége» avant même de le lui avoir présenté, tant ils sont certains d'obtenir son suffrage.

 

Ah! pauvres Chinois! il ne faut plus s'étonner de voir chez eux l'art rester obstinément stationnaire!

Mais je leur pardonne tout en faveur de leur règlement sur les tamtams et de leurs lois contre les profanateurs.

Alors, direz-vous, s'ils coupent le nez et les oreilles aux chanteurs qui profanent les chefs-d'œuvre, que font-ils pour ceux qui les interprètent avec fidélité, avec grandeur, avec inspiration? – Ce qu'ils font? Ils les comblent de distinctions honorifiques de toute espèce, ils leur donnent des bâtonnets en argent pour manger le riz, ils accordent aux uns le bouton jaune, à d'autres le boulon bleu; à celui-ci le bouton de cristal, à celui-là les trois boutons; on voit en Chine des virtuoses qui sont couverts de boutons. Ce n'est pas comme en France, où l'on ne donne la croix à un chanteur que s'il a quitté le théâtre, s'il a perdu sa voix, s'il n'est plus bon à rien.

Les mœurs chinoises, si différentes des nôtres en tout ce qui touche aux beaux-arts en général, et à la musique en particulier, s'en rapprochent sur un seul point: pour diriger les flottes, ils prennent des marins. Si nous continuons, à la vérité, nous finirons par leur ressembler tout à fait.

A MM.
LES MEMBRES DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

DE L'INSTITUT
11 septembre 1861

Messieurs et chers confrères,

Vous pensez que le récit de ce que je fais à Bade en ce moment pourra intéresser l'auditoire d'une séance publique de l'Institut. Je ne partage pas votre opinion7; mais, puisque vous le voulez, je me résigne et je vous écris.

N'imaginez pas pourtant que je me fourvoie au point de paraphraser tant de descriptions de Bade, faites avec un si rare talent par MM. Eugène Guinot, Achard et quelques autres écrivains. Non, je parlerai de musique, de géologie, de zoologie, de ruines, de palais splendides, de philosophie, de morale; nous évoquerons l'antiquité, le moyen âge; nous examinerons le temps présent; je citerai l'Apocalypse, et Homère, et Shakspeare, peut-être M. Paul de Kock; je critiquerai çà et là, par habitude; je désapprouverai même quelques-unes de vos approbations, et vous serez obligés néanmoins de tout entendre. Vous l'aurez voulu.

Que de choses dans un menuet! disait le grand Vestris. Que de choses dans une lettre! allez-vous dire. Rassurez-vous, ma lettre sera peut-être fort convenable, claire et nette comme une lettre de faire part. Cela va dépendre de ma santé, qui est détestable et des caprices de ma névralgie. Je lâche ce mot à dessein, afin que vous puissiez dire, quand je serai par trop ennuyeux: – C'est sa névralgie!

En effet, beaucoup de gens sont dépourvus d'esprit et de bon sens quand ils se portent bien; pour moi c'est tout le contraire, et mon défaut d'esprit n'est jamais si évident que dans l'état de maladie. Je suis de la seconde catégorie; trop heureux de me figurer que je n'appartiens pas à la troisième, à celle des gens qui n'ont pas le sens commun dans tous les cas.

Ce que je fais à Bade?.. J'y fais de la musique; chose qui m'est absolument interdite à Paris, faute d'une bonne salle, faute d'argent pour payer les répétitions, faute de temps pour les bien faire, faute de public, faute de tout.

M. Benazet, qui, pendant cinq mois, est le véritable souverain de Bade, et qui exerce sa souveraineté pour la plus grande gloire de l'art et le bonheur des artistes, me tint, il y a huit ans, à peu près ce langage: «Mon cher monsieur, je donne beaucoup de concerts dans les petits salons du palais de la Conversation. Tous les pianistes du monde y viennent successivement et plusieurs y viennent simultanément faire leurs exercices. On y entend les plus grands artistes et les virtuoses les plus excentriques; on y voit des violonistes jouer de la flûte, des flûtistes jouer du violon, des basses chanter en voix de soprano, des soprani chanter en voix de basse; on y entend même des chanteurs qui ne se servent d'aucune espèce de voix. Ce sont donc, en somme, de beaux concerts. Pourtant, quoiqu'on prétende que le mieux est ennemi du bien, j'ambitionne le mieux. Voulez-vous venir à Bade organiser annuellement un grand concert festival? Je mettrai à votre disposition tout ce que vous demanderez en chanteurs et en instrumentistes, pour former un ensemble en rapport avec les dimensions de la grande salle du palais de la Conversation, et surtout en rapport avec le style des œuvres que vous ferez exécuter. Vous composerez vos programmes, vous désignerez les jours de répétition; s'il nous manque certains artistes spéciaux dont le concours soit nécessaire, faites-les venir, promettez-leur de ma part ce qu'ils demanderont, j'ai confiance en vous, je ne me mêlerai de rien… que de payer! – O Richard, ô mon roi! m'écriai-je éperdu, en entendant ces sublimes paroles. Quoi! il y a un souverain capable de cela? Quoi! vous me laisserez faire? Vous choisissez un musicien pour diriger une institution musicale, une entreprise musicale, une fête musicale! Vous abandonnez les errements de toute l'Europe! Vous ne prenez pas pour directeur de vos concerts un capitaine de vaisseau, un colonel de cavalerie, un avocat, un orfèvre? Il est donc vrai; Dieu a dit: Que la lumière soit! et la lumière… est. Voilà le renversement des usages les plus sacrés. Vous êtes un ultra-romantique, on va crier haro! sur vous. On cassera vos vitres! Vous allez être horriblement compromis; les autres souverains retireront leurs ambassadeurs. – N'importe, répliqua M. Benazet; dût le concert européen en être bouleversé, j'y suis résolu, c'est entendu! Je compte sur vous.»

Depuis ce temps, tous les ans, à l'approche du mois d'août, une certaine inquiétude que je ressens dans le bras droit m'annonce que je vais bientôt avoir un orchestre à conduire. Aussitôt je m'occupe du programme, s'il n'est pas (ce qui arrive presque toujours) composé dès la saison précédente. Il me reste alors seulement à m'entendre avec les dieux et les déesses du chant engagés pour le festival, sur le choix de leurs morceaux. Quant à désigner moi-même ce qu'ils devront chanter, je m'en garde, je sais trop le respect que les simples mortels doivent aux divinités. Au bout de six semaines on parvient, en général, à découvrir qu'on ne peut pas s'entendre, les cantatrices surtout ayant pour habitude de changer dix fois d'avis avant le moment du concert.

A l'heure qu'il est, pour le festival qui aura lieu dans quelques jours, je ne sais pas encore quel duo le ténor et la prima donna chanteront; il y a trois mois que je les supplie de me l'indiquer.

Pour l'air du ténor seulement, nous nous sommes entendus tout de suite. C'est un air admirable que la modestie d'un de nos confrères ne me permet pas de désigner autrement.

Je saisis cette occasion, messieurs, pour vous adresser une question. Vous avez, m'a-t-on dit, approuvé dernièrement un ouvrage sur l'art du chant dont l'auteur, homme de talent et d'esprit, par malheur, déclare que c'est non-seulement le droit, mais le devoir du chanteur de broder les airs d'expression, d'en changer à son gré certains passages, de les modifier de cent façons, de se poser en collaborateur du compositeur et de venir en aide à son insuffisance. Que croyez-vous que ferait le musicien auteur de ce bel air, dites-le-moi franchement, si, mettant en pratique cette incroyable théorie, un ténor s'avisait, en le chantant devant lui, d'en dénaturer toutes les phrases dont l'expression est si absolument vraie, le sentiment si profond, le style mélodique si naturel? De quelle façon ses entrailles de père seraient-elles émues, si le traditore s'avisait d'ajouter seulement des apoggiatures au passage sublime où respirent à la fois la candeur, l'innocence, une grâce ingénue et la terreur naïve de la mort?

Il n'est pas partisan du suicide, je le sais, mais s'il avait un pistolet à la main, à coup sûr il lui brûlerait la cervelle.

Soyez tranquilles, cela n'arrivera pas à Bade. Mon ténor est un artiste sérieux; il ne rêva jamais de monstruosités pareilles. D'ailleurs je serai là, et s'il était assez abandonné de son ange gardien pour commettre à la répétition générale un tel crime de lèse-majesté de l'art et du génie, je dirais aussitôt à l'orchestre ce que je lui ai dit une fois à Londres, en semblable circonstance: «Messieurs, quand nous en serons à ce passage, regardez-moi bien; si le chanteur ose le défigurer comme il vient de le faire, je vous ferai signe de vous arrêter court; je vous défends de jouer, il chantera sans accompagnement.»

Et vous approuveriez de pareilles incartades et la théorie qui les consacre!.. Vous!.. quand vous mourriez pour revenir ensuite me l'affirmer avec une voix d'outre-tombe, je ne le croirais pas.

Et tenez, voici une jolie anecdote qui se rattache au sujet par tous les points. Elle est vraie; j'en prends à témoin un autre de nos confrères qui y figure comme victime d'un virtuose. Il s'agit ici d'un traditore instrumentiste. Car nous autres compositeurs nous avons la chance d'être assassinés par tout le monde, par les chanteurs sans talent, par les méchants virtuoses, par les mauvais orchestres, par les choristes sans voix, par les chefs d'orchestre incapables, lymphatiques ou bilieux, par les machinistes, par les metteurs en scène, par les copistes, par les graveurs, par les marchands de cordes, par les fabricants d'instruments, par les architectes qui construisent les salles, enfin par les claqueurs qui nous applaudissent. Tellement que jamais, depuis qu'on exécute en France le Don Juan de Mozart, il n'a été possible d'entendre la belle phrase instrumentale qui termine le trio des masques; elle est toujours couverte par les applaudissements.

En Allemagne, les applaudisseurs (il n'y a pas dans ce pays-là de claqueurs de profession) sont plus avisés; ils n'applaudissent point ainsi à tort et à travers; ils écoutent d'abord. Je me souviens d'avoir assisté à Francfort à une représentation de Fidelio pendant laquelle le public ne donna pas une marque d'approbation. Arrivé là avec mes idées et mes habitudes parisiennes, je m'indignais. Mais, après le dernier accord du dernier acte, toute la salle se leva et salua l'œuvre de Beethoven d'une foudroyante salve d'applaudissements. A la bonne heure! mais il était temps. Je me trompe: il était temps, mais à la bonne heure!

Que vous disais-je? O névralgie! m'y voilà. Il s'agit d'une anecdote sur ces virtuoses brigands qui égorgent les grands compositeurs. Celui de mon histoire fit bien pis, il égorgea un membre de l'Institut! Je vous vois frémir. Voici le fait:

Il y a cinq ans, on donnait à Bade un nouvel et charmant opéra composé exprès pour la saison, intitulé le Sylphe. On avait fait venir un harpiste de Paris pour accompagner dans l'orchestre un morceau de chant très-important. Persuadé qu'un homme de sa valeur se devait de faire parler de lui en Allemagne, puisqu'il avait daigné y venir, et que l'auteur de l'opéra ne voudrait pas écrire pour la harpe un solo que l'action du drame lyrique ne comportait pas, notre homme se servit lui-même; il écrivit clandestinement un petit concerto de harpe, et le soir de la première représentation du Sylphe, au moment où, après la ritournelle de l'orchestre, la cantatrice se disposait à commencer son air, le virtuose, profitant d'un moment de silence, se mit tranquillement à exécuter son concerto, au grand ébahissement du chef d'orchestre, de tous les musiciens, de la cantatrice et du malheureux compositeur, qui, suant d'anxiété et d'indignation, croyait faire un mauvais rêve. J'y étais. L'auteur est philosophe, il n'a pas perdu du coup trop de son embonpoint; mais j'en ai maigri pour lui. Dites, messieurs, approuvez-vous aussi le concerto de harpe et la collaboration forcée des virtuoses et des compositeurs?

 

Je dois dire encore que ce même harpiste, quelques jours auparavant, avait fait partie de l'orchestre du festival; il était placé tout près de moi. Le voyant cesser de jouer dans un tutti: «Pourquoi ne jouez-vous pas? lui dis-je. – C'est inutile, on ne pourrait m'entendre.» Il n'admettait pas qu'il fût utile à l'ensemble ni convenable pour lui de jouer quand sa harpe ne pouvait se faire remarquer parmi les autres instruments. De sorte que si cette doctrine était en vigueur, à chaque instant, presque toujours, dans les ensembles, la seconde flûte, le second hautbois, la seconde clarinette, les troisième et quatrième cors, et tous les altos auraient raison de s'abstenir… Ai-je besoin de vous dire que ce noble ambitieux n'a pas remis et ne remettra jamais le pied dans un orchestre placé sous ma direction?

Ce système de suppressions est assez rarement pratiqué; celui des additions, au contraire, est fort répandu. Rendons-en les désastres plus frappants en le supposant appliqué à la littérature.

Il y a des gens qui récitent en public des fragments de poésie et les mettent plus ou moins en relief par leur manière de les dire; la plupart du temps ils se font applaudir en outrant leur diction, en exagérant les accents, en soulignant les mots, en prononçant avec emphase les expressions simples, etc. Que l'un d'eux, en récitant la fable de La Fontaine, la Mort et le Mourant, ait l'idée d'y introduire des vers de sa façon pour obtenir plus d'effet, il se peut, il faut malheureusement le reconnaître, qu'il y ait des esprits assez mal faits pour l'absoudre de cette insolence et pour trouver même très-ingénieuse l'addition de ses vers à ceux de l'immortel fabuliste. Qu'il dise ainsi:

 
La mort ne surprend point le sage:
Il est toujours prêt à partir
Sans gémir.
 

En effet, remarquera-t-on, pourquoi gémir, quand il est sûr que toute plainte sera vaine, que rien au monde ne peut retarder l'instant fatal? La Fontaine n'avait pas songé à cela.

Donc:

 
Il est toujours prêt à partir
Sans gémir,
S'étant su lui-même avertir
Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage
D'usage.
 

«Ah! ceci est admirable, diront encore nos Philintes, rien n'est, à coup sûr, plus en usage que la mort, et ce petit vers, ainsi jeté après un alexandrin, est d'une intention excellente que La Fontaine eût approuvée sans doute, si quelqu'un l'avait eue de son vivant.»

Avouez, avouez, avouez donc que, témoins d'une pareille abomination littéraire, bien loin de faire comme ces juges complaisants, toujours prêts à soutenir les insulteurs contre l'insulté, vous demanderiez pour ce lecteur de la Fontaine

 
Un cabanon
A Charenton.
 

Eh bien, c'est cela, et plus encore que l'on fait journellement en musique.

Ce n'est pas que tous les compositeurs s'indignent ouvertement d'être corrigés par leurs interprètes. Rossini, par exemple, semble heureux d'entendre parler des changements, des broderies et des mille vilenies que les chanteurs introduisent dans ses airs.

«Ma musique n'est pas encore faite, disait un jour le terrible railleur; on y travaille. Mais ce n'est que le jour où il n'y restera plus rien de moi qu'elle aura acquis toute sa valeur.»

A la dernière répétition d'un opéra nouveau:

«Ce passage ne me va pas, dit naïvement un chanteur, il faut que je le change. – Oui, répliqua l'auteur, mettez quelque autre chose à la place. Chantez la Marseillaise.» Ces ironies, si âcres qu'elles soient, ne remédieront pas au mal. Les compositeurs ont tort de plaisanter à ce sujet; les chanteurs ne manquant pas alors de dire: «Il a ri, il est désarmé.» Il faut être armé, au contraire, et ne pas rire…

Autre exemple en sens inverse et pourtant analogue.

Un célèbre chef d'orchestre, qui passait pour vénérer profondément Beethoven, prenait néanmoins avec ses œuvres de déplorables libertés.

Un jour il entra le visage très-animé dans un café où je me trouvais.

«Ah! parbleu, dit-il en m'apercevant, vous venez de me faire avoir une belle algarade! – Comment cela? – Je sors de la répétition de notre premier concert; quand nous avons commencé le scherzo de la symphonie en ut mineur, ne voilà-t-il pas nos contre-bassistes qui se sont mis à jouer; et comme je les arrêtais, ils ont invoqué votre opinion pour blâmer la suppression que j'ai faite des contre-basses dans ce passage. – Comment, répliquai-je, ces malheureux ont eu l'audace de vous désapprouver et celle plus grande encore d'exécuter les parties de contre-basse écrites par Beethoven! Cela crie vengeance! – Bah! bah! vous raillez! Les contre-basses ne produisent pas là un bon effet; je les ai retranchées il y a plus de vingt ans; j'aime mieux les violoncelles seuls. Vous savez que lorsqu'on monte un ouvrage nouveau il faut toujours que le chef d'orchestre y arrange quelque chose. – Moi? je n'entendis jamais parler de cela. Je sais seulement que quand on étudie pour la première fois un ouvrage, le chef d'orchestre et ses musiciens doivent s'efforcer d'abord de le bien comprendre, et l'exécuter ensuite avec une fidélité scrupuleuse unie à de l'inspiration, s'il se peut. Voilà tout ce que je sais. Ayant écrit une symphonie, si vous aviez prié Beethoven de la corriger, et s'il eût consenti à la retoucher de haut en bas pour vous être agréable, cela paraîtrait tout naturel; mais vous, sans autorisation, sans autorité, porter ainsi de bas en haut la main sur une symphonie de Beethoven et en corriger l'orchestre, c'est bien l'exemple le plus extravagant de témérité et d'irrévérence que l'on puisse citer dans l'histoire de l'art. Quant à l'effet produit par les contre-basses dans cet endroit, et qui est mauvais, dites-vous, cela ne regarde ni vous, ni moi, ni personne. Les parties de contre-basse sont écrites par l'auteur, on doit les exécuter. D'ailleurs votre sentiment ne sera certainement pas celui de tous les chefs d'orchestre, autorisés par votre exemple à vous imiter. Vous aimez mieux faire dire le thème du scherzo par les violoncelles, un autre aimera mieux le faire chanter par les bassons, celui-ci voudra des clarinettes, celui-là des altos; il n'y aura que l'auteur qui n'aura pas voix au chapitre. N'est-ce pas le désordre à son comble, une débâcle générale, la fin de l'art? Si Beethoven revenait au monde, et si, en entendant sa symphonie ainsi arrangée, il demandait qui s'est avisé de lui donner là une leçon d'instrumentation, vous feriez en sa présence une singulière figure, convenez-en. Oseriez-vous lui répondre: C'est moi? Lulli cassa un jour un violon sur la tête d'un musicien de l'Opéra qui lui manquait de respect; ce n'est pas un violon, mais une contre-basse que Beethoven casserait sur la vôtre, en se voyant insulté et bravé de la sorte.» Mon homme réfléchit un instant, puis, frappant du poing sur une table: «C'est égal, dit-il, les contre-basses ne joueront pas! – Oh! quant à cela, les gens qui vous connaissent n'en sauraient douter. Nous attendrons.» Il mourut. Son successeur crut devoir réintégrer dans leurs fonctions les contre-basses du scherzo. Mais ce changement n'était pas le seul commis dans la splendide symphonie. Au final se trouve une reprise indiquant que la première partie du morceau doit se dire deux fois. Trouvant que cette répétition faisait longueur, on avait supprimé la reprise. Le nouveau chef d'orchestre, qui, pour les contre-basses, venait de donner raison à Beethoven contre son prédécesseur, donna raison à celui-ci contre Beethoven et maintint la suppression de la reprise. (Voyez l'exercice du libre arbitre de ces messieurs! n'est-ce pas admirable?) Le nouveau chef mourut. Si M. T… qui le remplace, donne maintenant, comme il est probable, complétement raison à Beethoven, il réinstallera la reprise, et il aura fallu en conséquence trois générations de chefs d'orchestre et trente-cinq ans d'efforts des admirateurs de Beethoven pour que cette œuvre merveilleuse du plus grand des compositeurs de musique instrumentale ait pu être exécutée à Paris telle que l'auteur l'a conçue.

7La lettre, en effet, a paru d'un style trop en dehors des habitudes académiques et n'a pas été lue en séance publique.