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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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LE FREYSCHÜTZ DE WEBER

Le public français comprend et apprécie aujourd'hui dans son ensemble et ses détails cette composition qui naguère encore ne lui paraissait qu'une amusante excentricité. Il voit la raison des choses demeurées obscures pour lui jusqu'ici; il reconnaît dans Weber la plus sévère unité de pensée, le sentiment le plus juste de l'expression, des convenances dramatiques, unis à une surabondance d'idées musicales mises en œuvre avec une réserve pleine de sagesse, à une imagination dont les ailes immenses n'emportent cependant jamais l'auteur hors des limites où finit l'idéal, où l'absurde commence.

Il est difficile, en effet, en cherchant dans l'ancienne et la nouvelle école, de trouver une partition aussi irréprochable de tout point que celle du Freyschütz; aussi constamment intéressante d'un bout à l'autre; dont la mélodie ait plus de fraîcheur dans les formes diverses qu'il lui plaît de revêtir; dont les rhythmes soient plus saisissants, les inventions harmoniques plus nombreuses, plus saillantes, et l'emploi des masses de voix et d'instruments plus énergique sans efforts, plus suave sans afféterie. Depuis le début de l'ouverture jusqu'au dernier accord du chœur final, il m'est impossible de trouver une mesure dont la suppression ou le changement me paraisse désirable. L'intelligence, l'imagination, le génie brillent de toutes parts avec une force de rayonnement dont les yeux d'aigle pourraient seuls n'être point fatigués, si une sensibilité inépuisable, autant que contenue, ne venait en adoucir l'éclat et étendre sur l'auditeur le doux abri de son voile.

L'ouverture est couronnée reine aujourd'hui; personne ne songe à le contester. On la cite comme le modèle du genre. Le thème de l'andante et celui de l'allegro se chantent partout. Il en est un que je dois citer, parce qu'on le remarque moins et qu'il m'émeut incomparablement plus que tout le reste. C'est cette longue mélodie gémissante, jetée par la clarinette au travers du tremolo de l'orchestre, comme une plainte lointaine dispersée par les vents dans les profondeurs des bois. Cela frappe droit au cœur; et, pour moi du moins, ce chant virginal qui semble exhaler vers le ciel un timide reproche, pendant qu'une sombre harmonie frémit et menace au-dessous de lui, est une des oppositions les plus neuves, les plus poétiques et les plus belles qu'ait produites en musique l'art moderne. Dans cette inspiration instrumentale on peut aisément reconnaître déjà un reflet du caractère d'Agathe qui va se développer bientôt avec toute sa candeur passionnée. Elle est pourtant empruntée au rôle de Max. C'est l'exclamation du jeune chasseur au moment où, du haut des rochers, il sonde de l'œil les abîmes de l'infernale vallée. Mais, un peu modifiée dans ses contours, et instrumentée de la sorte, cette phrase change complétement d'aspect et d'accent.

L'auteur possédait au suprême degré l'art d'opérer ces transformations mélodiques.

Il faudrait écrire un volume pour étudier isolément chacune des faces de cette œuvre si riche de beautés diverses. Les principaux traits de sa physionomie sont d'ailleurs à peu près généralement connus. Chacun admire la mordante gaieté des couplets de Kilian, avec le refrain du chœur riant aux éclats; le surprenant effet de ces voix de femmes, groupées en seconde majeure, et le rhythme heurté des voix d'hommes qui complètent ce bizarre concert de railleries. Qui n'a senti l'accablement, la désolation de Max, la bonté touchante qui respire dans le thème du chœur cherchant à le consoler, la joie exubérante de ces robustes paysans partant pour la chasse, la platitude comique de cette marche jouée par les ménétriers villageois en tête du cortége de Kilian triomphant; et cette chanson diabolique de Gaspard, dont le rire grimace, et cette clameur sauvage de son grand air: Triomphe! triomphe! qui prépare d'une façon si menaçante l'explosion finale! Tous à présent, amateurs et artistes, écoutent avec ravissement ce délicieux duo, où se dessinent dès l'abord les caractères contrastants des deux jeunes filles. Cette idée du maître une fois reconnue, on n'a plus de peine à en suivre jusqu'au bout le développement. Toujours Agathe est tendre et rêveuse; toujours Annette, l'heureuse enfant qui n'a point aimé, se plaît en d'innocentes coquetteries; toujours son joyeux babillage, son chant de linotte, viennent jeter d'étincelantes saillies au milieu des entretiens des deux amante inquiets, tristement préoccupés. Rien n'échappe à l'auditeur de ces soupirs de l'orchestre pendant la prière de la jeune vierge attendant son fiancé, de ces bruissements doucement étranges, où l'oreille attentive croit retrouver

 
Le bruit sourd du noir sapin
Que le vent des nuits balance.
 

et il semble que l'obscurité devienne tout d'un coup plus intense et plus froide, à cette magique modulation en ut majeur:

 
Tout s'endort dans le silence.
 

De quel frémissement sympathique n'est-on pas agité plus loin à cet élan: C'est lui! c'est lui!

Et surtout à ce cri immortel qui ébranle l'âme entière:

 
C'est le ciel ouvert pour moi!
 

Non, non, il faut le dire, il n'y a point de si bel air. Jamais aucun maître, allemand, italien ou français, n'a fait ainsi parler successivement dans la même scène la prière sainte, la mélancolie, l'inquiétude, la méditation, le sommeil de la nature, la silencieuse éloquence de la nuit, l'harmonieux mystère des cieux étoilés, le tourment de l'attente, l'espoir, la demi-certitude, la joie, l'ivresse, le transport, l'amour éperdu! Et quel orchestre pour accompagner ces nobles mélodies vocales! Quelles inventions! Quelles recherches ingénieuses! Quels trésors qu'une inspiration soudaine fit découvrir! Ces flûtes dans le grave, ces violons en quatuor, ces dessins d'altos et de violoncelles à la sixte, ce rhythme palpitant des basses, ce crescendo qui monte et éclate au terme de sa lumineuse ascension, ces silences pendant lesquels la passion semble recueillir ses forces pour s'élancer ensuite avec plus de violence. Il n'y a rien de pareil! c'est l'art divin! c'est la poésie! c'est l'amour même! Le jour où Weber entendit pour la première fois cette scène rendue comme il avait rêvé qu'elle pût l'être, s'il l'entendit jamais ainsi, ce jour radieux sans doute, lui montra bien tristes et bien pâles tous les jours qui devaient lui succéder. Il aurait dû mourir! que faire de la vie après des joies pareilles!

Certains théâtres d'Allemagne, pour aller aussi avant que possible dans une vérité en horreur à l'art, font entendre, dit-on, pendant la scène de la fonte des balles, les plus discordantes rumeurs, cris d'animaux, aboiements, glapissements, hurlements, bruits d'arbres fracassés, etc., etc. Comment entendre la musique au milieu de ce hideux tumulte? Et pourquoi, dans le cas même où on l'entendrait, mettre la réalité auprès de l'imitation? Si j'admire le rauque aboiement des cors à l'orchestre, la voix de vos chiens du théâtre ne peut m'inspirer que le dégoût. La cascade naturelle au contraire n'est point de ces effets scéniques incompatibles avec l'intérêt de la partition; loin de là, elle y ajoute. Ce bruit d'eau égal et continu, porte à la rêverie; il impressionne surtout durant ces longs points d'orgue que le compositeur a si habilement amenés, et s'unit on ne peut mieux avec les sons de la cloche éloignée qui tinte lentement l'heure fatale.

Lorsqu'en 1837 ou 1838 on voulut mettre en scène le Freyschütz à l'Opéra, on sait que j'acceptai la tâche d'écrire les récitatifs pour remplacer le dialogue parlé de l'ouvrage original, dont le règlement de l'Opéra interdit l'usage. Je n'ai pas besoin de dire aux Allemands que dans cette scène étrange et hardie, entre Samiel et Gaspard, je me suis abstenu de faire chanter Samiel. Il y avait là une intention trop formelle; Weber a fait Gaspard chanter, et Samiel parler les quelques mots de sa réponse. Une fois seulement la parole du diable est rhythmée, chacune de ses syllabes portant sur une note de timbales. La rigueur du règlement qui interdit le dialogue parlé à l'Opéra n'est pas telle qu'on ne puisse introduire dans une scène musicale quelques mots prononcés de la sorte; on s'est donc empressé d'user de la latitude qu'il laissait pour conserver aussi cette idée du compositeur.

La partition du Freyschütz, grâce à mon insistance, fut exécutée intégralement et dans l'ordre exact où l'auteur l'a écrite.

Le livret fut traduit et non arrangé par M. Emilien Pacini.

Il résulta de la fidélité, trop rare en tout temps et partout, avec laquelle l'Opéra monta ce chef-d'œuvre, que le finale du troisième acte fut pour les Parisiens à peu près une nouveauté. Quelques-uns l'avaient entendu quatorze ans auparavant aux représentations d'été de la troupe allemande; le plus grand nombre ne le connaissait pas. Ce finale est une magnifique conception. Tout ce que chante Max aux pieds du prince est empreint de repentir et de honte; le premier chœur en ut mineur, après la chute d'Agathe et de Gaspard, est d'une belle couleur tragique et annonce on ne peut mieux la catastrophe qui va s'accomplir. Puis le retour d'Agathe à la vie, sa tendre exclamation ô Max! les vivat du peuple, les menaces d'Ottokar, l'intervention religieuse de l'ermite, l'onction de sa parole conciliatrice, les instances de tous ces paysans et chasseurs pour obtenir la grâce de Max, noble cœur un instant égaré; ce sextuor où l'on voit l'espérance et le bonheur renaître, cette bénédiction du vieux moine qui courbe tous ces fronts émus et, du sein de la foule prosternée, fait jaillir un hymne immense dans son laconisme; et enfin ce chœur final où reparaît pour la troisième fois le thème de l'allegro de l'air d'Agathe, déjà entendu dans l'ouverture; tout cela est beau et digne d'admiration comme ce qui précède, ni plus ni moins. Il n'y a pas une note qui ne soit à sa place, et qui puisse être supprimée sans détruire l'harmonie de l'ensemble. Les esprits superficiels ne seront pas de cet avis peut-être, mais pour tout auditeur attentif la chose est certaine, et plus on entendra ce finale plus ou en sera convaincu.

 

Quelques années après cette mise en scène du Freyschütz à l'Opéra, pendant que j'étais absent de Paris, le chef-d'œuvre de Weber, raccourci, mutilé de vingt façons, a été transformé en lever de rideau pour les ballets; l'exécution en est devenue détestable, scandaleuse même; se relèvera-t-elle jamais?.. On ne peut que l'espérer.

OBÉRON
OPÉRA FANTASTIQUE DE CH. M. WEBER

SA PREMIÈRE REPRÉSENTATION AU THÉATRE-LYRIQUE
6 mars 1857.

L'atmosphère musicale de Paris est en général brumeuse, humide, sombre, froide, orageuse même parfois. Les saisons y manifestent des caprices étranges. A certains moments il neige des cirons, il pleut des sauterelles, il grêle des crapauds, et il n'y a parapluies de toile ni de tôle qui puissent garantir les honnêtes gens de cette vermine. Puis tout d'un coup le ciel s'éclaircit, il ne tombe pas de la manne, il est vrai, mais on jouit d'un air tiède et pur, on découvre ça et là de splendides fleurs épanouies parmi les chardons, les ronces, les orties, les euphorbes, et l'on court avec ravissement les respirer et les cueillir. Nous jouissons à cette heure des caresses de ce bienfaisant rayon; plusieurs très-belles fleurs de l'art viennent d'éclore et nous sommes dans la joie de les avoir découvertes. Citons d'abord le plus grand événement musical qu'on ait eu à signaler chez nous depuis bien des années, la mise en scène récente de l'Obéron de Weber au Théâtre-Lyrique. Ce chef-d'œuvre (c'est un vrai chef-d'œuvre, pur, radieux, complet) existe depuis trente et un ans. Il fut représenté pour la première fois le 12 avril 1826. Weber l'avait composé en Allemagne sur les paroles d'un librettiste anglais, M. Planchet, à la demande du directeur d'un théâtre lyrique de Londres qui croyait au génie de l'auteur du Freyschütz, et qui comptait sur une belle partition et sur une bonne affaire.

Le rôle principal (Huon) fut écrit pour le célèbre ténor Braham, qui le chanta, dit-on, avec une verve extraordinaire; ce qui n'empêcha pas l'œuvre nouvelle d'éprouver devant le public britannique un échec à peu près complet. Dieu sait ce qu'était alors l'éducation musicale des dilettanti d'outre-Manche!.. Weber venait de subir une autre quasi-défaite dans son propre pays; sa partition d'Euryanthe y avait été froidement reçue. Des gaillards qui vous avalent sans sourciller d'effroyables oratorios capables de changer les hommes en pierre et de congeler l'esprit-de-vin, s'avisèrent de s'ennuyer à Euryanthe. Ils étaient tout fiers d'avoir pu s'ennuyer à quelque chose et de prouver ainsi que leur sang circulait. Cela leur donnait un petit air sémillant, léger, Français, Parisien; et pour y ajouter l'air spirituel, ils inventèrent un calembour par à peu près et nommèrent l'Euryanthe l'Ennuyante, en prononçant l'ennyante. Dire le succès de cette lourde bêtise est impossible; il dure encore. Il y a trente-trois ans que le mot circule en Allemagne, et l'on n'est pas à cette heure parvenu à persuader aux facétieux qu'il n'est pas français, qu'on dit une pièce ennuyeuse et non une pièce ennuyante, et que les garçons épiciers de France eux-mêmes ne commettent pas de cuirs de cette force-là.

L'Euryanthe tomba donc, pour le moment, écrasée sous cette stupide plaisanterie. Weber, triste et découragé quand on lui proposa d'écrire Obéron, ne se décida pas sans hésitation à entreprendre une nouvelle lutte avec le public. Il s'y résigna pourtant, et demanda dix-huit mois pour écrire sa partition. Il n'improvisait pas. Arrivé à Londres, il eut beaucoup à souffrir tout d'abord des idées de quelques-uns de ses chanteurs; il les mit pourtant enfin tant bien que mal à la raison. L'exécution d'Obéron fut satisfaisante. Weber, l'un des plus habiles chefs d'orchestre de son temps, avait été prié de la diriger. Mais l'auditoire resta froid, sérieux, morne (very grave) pour employer encore un jeu de mots qui au moins est anglais. Et Obéron ne fit pas d'argent, et l'entrepreneur ne put couvrir ses frais; il avait obtenu la belle partition et fait une mauvaise affaire. Qui peut savoir ce qui se passa alors dans l'âme de l'artiste, sûr de la valeur de son œuvre?.. Afin de le ranimer par un succès qu'ils croyaient facile de lui faire obtenir, ses amis lui persuadèrent de donner un concert, pour lequel Weber composa une grande cantate intitulée, si je ne me trompe, le Triomphe de la paix. Le concert eut lieu, la cantate fut exécutée devant une salle presque vide, et la recette n'égala pas les dépenses de la soirée…

Weber, à son arrivée à Londres, avait accepté l'hospitalité de l'honorable maître de chapelle sir George Smart. Je ne sais si ce fut en rentrant de ce triste concert ou quelques jours plus tard seulement; mais un soir, après avoir causé une heure avec son hôte, Weber, accablé, se mit au lit, où, le lendemain, sir George le trouva déjà froid, la tête appuyée sur l'une de ses mains, mort d'une rupture du cœur.

Aussitôt on annonça une représentation solennelle d'Obéron; toutes les loges furent rapidement louées; les spectateurs se présentèrent tous en deuil; la salle fut pleine d'un public recueilli, dont l'attitude, exprimant des regrets sincères, semblait dire: «Nous sommes désolés de n'avoir pas compris son œuvre, mais nous savons que c'était un homme (He was a man, we shall not look upon his like again) et que nous ne reverrons pas son pareil!..»

Peu de mois après, l'ouverture d'Obéron fut publiée; le théâtre de l'Odéon de Paris, qui avait fait fortune avec le Freyschütz désossé et écorché, fut curieux de connaître au moins un morceau du dernier ouvrage de Weber. Le directeur ordonna la mise à l'étude de cette merveille symphonique. L'orchestre n'y vit qu'un tissu de bizarreries, de duretés et de non-sens, et je ne sais même si l'ouverture obtint les honneurs d'un égorgement en public.

Dix ou douze ans plus tard, ces mêmes musiciens de l'Odéon, transplantés dans l'orchestre monumental du Conservatoire, exécutaient sous une vraie direction, sous la direction d'Habeneck, cette même ouverture, et mêlaient leurs cris d'admiration aux applaudissements du public… Huit ou neuf autres années ensuite, la Société des concerts du Conservatoire exécuta un chœur de génies et le finale du premier acte d'Obéron que le public acclama avec un enthousiasme égal à celui qui avait accueilli l'ouverture; plus tard encore, deux autres fragments eurent le même bonheur… et ce fut tout.

Une petite troupe allemande venue à Paris perdre son temps et son argent pendant l'été fit seule entendre deux fois, il y a quelque vingt-sept ans, l'Obéron complet au théâtre Favart (aujourd'hui l'Opéra-Comique). Le rôle de Rezia y fut chanté par la célèbre madame Schroeder-Devrient. Mais cette troupe était fort insuffisante; le chœur mesquin, l'orchestre misérable; les décors troués, vermoulus; les costumes délabrés inspiraient la pitié; le public musical un peu intelligent était absent de Paris; Obéron passa inaperçu. Quelques artistes et amateurs clairvoyants adoraient seuls dans le secret, de leur cœur ce divin poëme, et répétaient, en pensant à Weber, les paroles d'Hamlet:

«C'était un homme et nous ne reverrons pas son pareil!»

Pourtant l'Allemagne avait recueilli la perle éclose dans l'huître britannique et que dédaignait le coq gaulois, si friand de grains de mil. Une traduction allemande de la pièce de M. Planchet se répandit peu à peu dans les théâtres de Berlin, de Dresde, de Hambourg, de Leipzig, de Francfort, de Munich, et la partition d'Obéron fut sauvée. Je ne sais si on l'a jamais exécutée en entier dans la ville spirituelle et malicieuse qui avait trouvé l'œuvre précédente de Weber Ennyante. Cela est probable. Les générations se suivent sans se ressembler.

Enfin, après trente et un ans, le hasard ayant placé à la tête de l'un des théâtres lyriques de Paris un homme qui comprend et sent la musique de style, un homme intelligent, hardi, actif et dévoué à l'idée qu'il a une fois adoptée, le merveilleux poëme de Weber nous a enfin été révélé. Le public n'a fait sur le maître ni sur son œuvre aucun nauséabond jeu de mots, n'est pas resté grave, mais a applaudi avec des transports véritables de plus en plus ardents; bien que cette musique dérange, culbute, bouscule avec un prodigieux mépris ses habitudes les plus chères, les plus enracinées, les plus inhérentes à ses instincts secrets ou avoués.

Le succès d'Obéron au Théâtre-Lyrique est très-grand, très-loyal, très-réel. C'est un succès de bonne compagnie qui attirera même la mauvaise. Tout Paris voudra entendre et voir Obéron, admirer sa délicieuse musique, ses beaux décors, ses riches costumes, et applaudir son nouveau ténor. Car il y en a un qui s'y révèle; M. Carvalho a découvert pour le rôle d'Huon un vrai ténor (Michot), et à chaque représentation la faveur du phénix augmente. Et pour achever d'expliquer la vogue de ce chef-d'œuvre, sachez qu'au dénoûment on rit à se tordre, et que la salle entière entre en convulsions.

On n'a pas cru devoir faire une traduction pure et simple du livret anglais de M. Planchet, mais une sorte d'imitation de ce livret et du poëme d'Obéron de Wieland. Je ne sais si c'est à tort ou à raison que cette liberté a été prise; au moins la partition a-t-elle été à peu près respectée. On ne l'a ni mutilée, ni instrumentée, ni insultée d'aucune façon, selon l'usage. Quelques morceaux seulement ont été transplantés d'une scène dans une autre, mais toujours dans une situation semblable à celle pour laquelle ils furent composés. Voici ce dont il s'agit dans cette féerie. Obéron, le roi des génies, aime tendrement sa reine Titania. Pourtant ces deux époux se disputent souvent. Titania s'obstine à soutenir la cause des femmes coupables (sans doute en souvenir de ses étranges amours avec le savetier Bottom. Un savetier qui porte une tête d'âne et qui s'appelle Bottom!.. Je ne vous dirai pas ce que signifie ce nom anglais. Cherchez. Lisez le Songe d'une nuit d'été. L'ironie de Shakspeare a dépassé là de cent coudées celle des plus terribles railleurs). Obéron défend la cause des hommes plus ou moins injustement trompés. Une belle nuit d'été, la patience lui échappe, et il se sépare de Titania en jurant de ne jamais la revoir. Il lui pardonnera seulement, si deux jeunes amants, épris l'un pour l'autre d'un amour chaste et fidèle, résistent à toutes les épreuves où pourront être soumises leur constance et leur vertu. Clause bizarre, car enfin les belles qualités quelconques d'un couple humain ne font rien aux mauvaises qualités de sa féerique majesté la reine Titania, et je ne vois pas ce que le roi des génies pourra gagner, en reprenant sa femme, au triomphe de la vertu de deux étrangers. Mais tel est le nœud de la pièce. Obéron a pour génie familier un petit esprit gracieux, doucement malicieux, espiègle sans méchanceté, adorable, charmant (du moins tel est le lutin de Shakspeare) qui se nomme Puck. Puck voit son maître triste et languissant. Il veut le réunir à Titania; il sait à quelles conditions il y parviendra. A l'œuvre donc. Il a découvert en France un beau chevalier, Huon, de Bordeaux; à Bagdad, une ravissante princesse, Rezia, fille du calife, et à l'aide d'un songe qu'il envoie simultanément à chacun d'eux, il les rend épris l'un de l'autre. Déjà Huon est en marche par monts et par vaux à la recherche de la princesse qu'il adore. Une bonne vieille qu'il rencontre au milieu d'une forêt lui apprend que Rezia habite Bagdad, et propose au chevalier et à son écuyer Chérasmin de les y transporter en une minute, si Huon veut jurer de rester toute sa vie fidèle à sa bien-aimée, et de ne pas lui demander la plus légère faveur jusqu'au moment de leur union. Huon prononce le double serment. Aussitôt la vieille se change en un gracieux esprit. C'est Puck qui reprend sa forme. Obéron survient, confirme les paroles de Puck, et nos voyageurs sont tout d'un coup transportés à cinq cents lieues de là, dans les jardins du harem du calife de Bagdad. Rezia y pleure l'absence de son chevalier inconnu et se désespère d'un mariage odieux auquel son père veut la contraindre. En promenant ses langueurs dans le jardin du palais, elle rencontre les nouveaux débarqués; dans l'un d'eux elle reconnaît le chevalier de son rêve: «O bonheur, c'est donc vous? – Je vous adore. – Je vous sauverai. – Revenez ce soir. Quand l'iman appellera les croyants à la prière, je serai là et nous concerterons tout pour notre fuite.» Le soir, en effet, nos amants se retrouvent, mais les gardes du palais saisissent les deux étrangers, les jettent en prison et le calife ordonne leur mort. La puissance surnaturelle d'Obéron vient à leur aide; ils sont libres; ils enlèvent de vive force un léger navire sur lequel Aboukan (le mari imposé à Rezia) venait chercher sa fiancée, Rezia reparaît avec sa suivante Fatime, ils partent tous les quatre.

 
 
Et vogue la nacelle qui porte leurs amours.
 

Hélas! la chair est faible, et longs sont les ennuis de la navigation. On conçoit que deux amants, tels que les nôtres, enfermés dans un étroit navire, puissent avoir quelque peine à contenir l'élan de leurs pensers d'amour. Obéron lit dans le cœur du chevalier, et furieux des désirs qu'il y découvre, il se résout à le séparer de Rezia. «Souffle, tempête, bouleverse l'Océan, que le vaisseau périsse!» Les vents accourent, Eurus, et Notus, et Borée, et vingt autres, suivis des esprits du feu, des météores, etc.

La nuit noire s'étend sur les eaux. Rezia est jetée seule sur un rocher, un autre écueil reçoit Fatime et Chérasmin. On ne sait ce qu'est devenu le chevalier. Les naufragés ne sont pas au bout de leurs peines. Pris par des pirates barbaresques, ils sont conduits sur la côte d'Afrique et vendus au bey de Tunis. Rezia est exposée aux honneurs du harem; elle a inspiré une passion violente au bey. Les deux autres amants (car Chérasmin et Fatime ont fini, eux aussi, par s'aimer d'amour tendre) sont plus heureux; ils n'ont point été séparés et leur tâche d'esclave se borne à cultiver l'un des jardins de Sa Hautesse.

L'eunuque Aboulifar leur apprend la révolution qui va s'accomplir dans le harem, c'est-à-dire la déchéance de l'ancienne favorite et l'élévation de Rezia.

Mais Rezia repousse avec mépris les hommages du bey, elle restera fidèle jusqu'à la mort à son chevalier. Puck, faisant habilement valoir cette noble constance, obtient d'Obéron qu'une dernière et solennelle épreuve soit accordée au chevalier. Le roi des génies y consent. Aussitôt Puck repêche quelque part le pauvre Huon et le transporte dans le jardin du bey de Tunis. Et nous le voyons entouré d'une foule de houris, toutes plus ravissantes les unes que les autres, qui dansent, qui chantent, qui l'enlacent dans leurs bras, le brûlent de leurs œillades, le dévorent de leurs sourires… Vains efforts, Huon résiste aux séductions; il aime Rezia, il n'aime qu'elle, il lui restera fidèle. Survient le bey qui, trouvant un étranger au milieu de ses femmes, ordonne son empalement immédiat. On va procéder à cette opération. Mais l'épreuve des amants a été décisive: l'amour a triomphé; Obéron est satisfait. Son cor enchanté se fait entendre, et aussitôt le bey, le chef des eunuques, les gardes du harem, tout le harem de céder à une impulsion irrésistible qui les force de danser, de pivoter comme des derviches tourneurs, de tourbillonner enfin dans un mouvement de rotation de plus en plus rapide, sous l'influence de plus en plus vive et impérieuse de l'impitoyable cor; jusqu'à ce que, sur un coup de tamtam, cette foule étourdie tombant à terre à demi-morte, Obéron, sa belle Titania et leur fidèle Puck s'élèvent au ciel dans une gloire. Et le roi des génies s'adressant aux amants: «Vous êtes restés fidèles l'un à l'autre, vous avez résisté à toutes les séductions, soyez heureux! Retourne en France, Huon; va présenter à la cour ta Rezia; ma protection t'y suivra.»

Il faudrait écrire beaucoup trop pour analyser dignement la partition d'Obéron, pour examiner les questions que le style de cet ouvrage fait naître, expliquer les procédés employés par l'auteur et trouver la cause du ravissement dans lequel cette musique plonge des auditeurs même étrangers à toute notion, sinon à tout sentiment de l'art des sons.

Obéron est le pendant du Freyschütz. L'un appartient au fantastique sombre, violent, diabolique; l'autre est du domaine des féeries souriantes, gracieuses, enchanteresses. Le surnaturel dans Obéron se trouve si habilement combiné avec le monde réel, qu'on ne sait précisément où l'un et l'autre commencent et finissent, et que la passion et le sentiment s'y expriment dans un langage et avec des accents qu'il semble qu'on n'ait jamais entendus auparavant.

Cette musique est essentiellement mélodieuse, mais d'une autre façon que celle des plus grands mélodistes. La mélodie s'y exhale des voix et des instruments comme un parfum subtil qu'on respire avec bonheur, sans pouvoir tout d'abord en déterminer le caractère. Une phrase qu'on n'a pas entendu commencer est déjà maîtresse de l'auditeur au moment précis où il la remarque; une autre qu'il n'a pas vu s'évanouir le préoccupe encore quelque temps après qu'il a cessé de l'entendre. Ce qui en fait le charme principal, c'est la grâce, une grâce exquise et un peu étrange. On pourrait dire de l'inspiration de Weber dans Obéron ce que Laërtes dit de sa sœur Ophélia:

 
Thought and affliction; passion, hell itself,
She turns to favour and to prettiness.
 

(La rêverie, l'affliction, la passion, l'enfer lui-même, elle change tout en charme et en grâce.)

N'était l'enfer qui n'y figure pas, et qui d'ailleurs, sous la main de Weber, n'a jamais pris des formes gracieuses, mais bien des formes effrayantes et terribles au contraire.

Les enchaînements harmoniques de Weber ont un coloris qu'on ne retrouve chez aucun autre maître, et qui se reflète plus qu'on ne croit sur sa mélodie. Leur effet est dû tantôt à l'altération de quelques notes de l'accord, tantôt à des renversements peu usités, quelquefois même à la suppression de certains sons réputés indispensables. Tel est, par exemple, l'accord final du morceau des nymphes de la mer, où la tonique est supprimée, et dans lequel, bien que le morceau soit en mi, l'auteur n'a voulu laisser entendre que sol dièse et si. De là le vague de cette désinence et la rêverie où elle plonge l'auditeur.

On en peut dire à peu près autant de ses modulations; si étranges qu'elles soient, elles sont toujours amenées avec un grand art, sans duretés, sans secousse, d'une façon presque toujours imprévue, pour concourir à l'expression d'un sentiment et non pour causer à l'oreille une puérile surprise.

Weber admet la liberté absolue des formes rhythmiques; jamais personne autant que lui ne s'est affranchi de la tyrannie de ce qu'on appelle la carrure, et dont l'emploi exclusif et borné aux agglomérations de nombres pairs contribue si cruellement, non-seulement à faire naître la monotonie, mais à produire la platitude. Dans le Freyschütz, il avait déjà donné des exemples nombreux d'une phraséologie nouvelle. Parmi ces exemples, les musiciens français, les plus carrés des mélodistes après les Italiens, furent tout surpris d'applaudir la chanson à boire de Gaspard, qui se compose, dans sa première moitié, d'une succession de phrases de trois mesures, et, dans sa seconde moitié, d'une succession de phrases de quatre. Dans Obéron on trouve divers passages où le tissu mélodique est rhythmé de cinq en cinq. En général, chaque phrase de cinq mesures ou de trois a son pendant qui constitue alors la symétrie, produisant le nombre pair, si cher aux musiciens vulgaires, en dépit du proverbe: Numero Deus impare gaudet. Mais Weber ne se croit point obligé d'établir à tout prix et partout cette symétrie; très-souvent sa phrase impaire n'a pas de pendant. Je m'adresserai aux gens de lettres pour savoir si la Fontaine a employé une forme excellente en jetant un petit vers isolé de deux pieds à la fin d'une de ses fables:

 
Mais qu'en sort-il souvent?
Du vent,
 

Leur réponse affirmative, je n'en doute pas, explique et justifie le procédé analogue introduit dans la musique par beaucoup de musiciens, au nombre desquels il faut citer avec Weber, Gluck et Beethoven. Il nous semble aussi absurde de vouloir rhythmer la musique exclusivement de quatre en quatre mesures, que de n'admettre en poésie qu'une seule espèce de vers.