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Monsieur Parent

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La bête à maît’ Belhomme

La diligence du Havre allait quitter Criquetot; et tous les voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.

C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de devant étaient toutes petites; celles de derrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’oeil, les têtes énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.

Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa sur le toit de sa voiture; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des oeufs; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant:

– Monsieur le curé de Gorgeville.

Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.

– L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets?

L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.

– Maît’ Poiret, deux places.

Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.

– Maît’ Rabot, deux places.

Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda: «C’est ben mé qu’t’appelles?»

Le cocher, qu’on avait surnommé «dégourdi», allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.

Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son trou.

– Maît’ Caniveau.

Un gros paysan, plus lourd qu’un boeuf, fit plier les ressorts et s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.

– Maît’ Belhomme.

Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un fort mal de dents.

Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils découvriraient dans les rues du Havre; et leurs chefs étaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la campagne normande.

Gésaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son siège et fit claquer son fouet.

Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent entendre un vague murmure de grelots.

Le cocher, alors, hurlant: «Hue!» de toute sa poitrine, fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.

On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait les épanchements. Il se mit à parler le premier, étant d’un caractère loquace et familier.

– Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez?

L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure et de ventre liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant:

– Tout d’même, m’sieu l’curé, tout d’même, et d’vote part?

– Oh! d’ma part, ça va toujours.

– Et vous, maît’ Poiret? demanda l’abbé.

– Oh! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) qui n’donneront guère c’t’année; et, vu les affaires, c’est là-dessus qu’on s’rattrape.

– Que voulez-vous, les temps sont durs.

– Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme la grande femme de maît’ Rabot.

Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissait que de nom.

– C’est vous, la Blondel? dit-il.

– Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.

Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant; il salua d’une grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire: «C’est bien moi Rabot, qu’a épousé la Blondel».

Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son oreille, se mit à gémir d’une façon lamentable. Il faisait «gniau… gniau… gniau» en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.

– Vous avez donc bien mal aux dents? demanda le curé.

Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre: – Non point… m’sieu le curé… C’est point des dents… c’est d’l’oreille, du fond d’l’oreille.

– Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Un dépôt?

– J’sais point si c’est un dépôt, mais j’sais ben qu’c’est eune bête, un’grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’dormais su l’foin dans l’grenier.

– Un’bête. Vous êtes sûr?

– Si j’en suis sûr? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vu qu’a m’grignote l’fond d’l’oreille. À m’mange la tête, pour sûr! a m’mange la tête! Oh! gniau… gniau… gniau… Et il se remit à taper du pied.

Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacun donnait son avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l’instituteur que ce fût une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l’Orne, où il était resté six ans; même la chenille était entrée dans la tête et sortie par le nez. Mais l’homme était demeuré sourd de cette oreille-là, puisqu’il avait le tympan crevé.

– C’est plutôt un ver, déclara le curé.

Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière, car il était monté le dernier, gémissait toujours.

– Oh! gniau… gniau… gniau… j’crairais ben qu’c’est eune frémi, eune grosse frémi, tant qu’a mord… T’nez, m’sieu le curé… a galope… a galope… Oh! gniau… gniau… gniau… que misère!!…

– T’as point vu l’médecin? demanda Caniveau.

– Pour sûr, non.

– D’où vient ça?

La peur du médecin sembla guérir Belhomme.

Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.

– D’où vient ça! T’as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là? Y s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois, quat’fois, cinq fois! Ça fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr… Et qu’est-ce qu’il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait? Sais-tu, té?

Caniveau riait.

– Non j’sais point! Ousquè tu vas, comme ça?

– J’vas t’au Havre vé Chambrelan.

– Qué Chambrelan?

– L’guérisseux, donc.

– Qué guérisseux?

– L’guérisseux qu’a guéri mon pé.

– Ton pé?

– Oui, mon pé, dans l’temps.

– Que qu’il avait, ton pé?

– Un vent dans l’dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied ni gambe.

– Qué qui li a fait ton Chambrelan?

– Il y a manié l’dos comm’pou’fé du pain, avec les deux mains donc! Et ça y a passé en une couple d’heures!

Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles, mais il n’osait pas dire ça devant le curé.

Caniveau reprit en riant:

– C’est-il point quéque lapin qu’tas dans l’oreille. Il aura pris çu trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’vas l’fé sauver.

Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait, aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même l’instituteur qui ne riait jamais.

Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu’on se moquât de lui, le curé détourna la conversation et, s’adressant à la grande femme de Rabot:

– Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille?

– Que oui, m’sieu le curé… Que c’est dur à élever!

Rabot opinait de la tête, comme pour dire: «Oh! oui, c’est dur à élever».

– Combien d’enfants?

Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre:

– Seize enfants, m’sieu l’curé! Quinze de mon homme!

Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot! Sa femme l’avouait! Donc, on n’en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu!

De qui le seizième? Elle ne le dit pas. C’était le premier, sans doute? On le savait peut-être, car on ne s’étonna point. Caniveau lui-même demeura impassible.

Mais Belhomme se mit à gémir:

– Oh! gniau… gniau… gniau… a me trifouille dans l’fond… Oh! misère!…

La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit: «Si on vous coulait un peu d’eau dans l’oreille, on la ferait peut-être sortir. Voulez-vous essayer?»

– Pour sûr! J’veux ben.

Et tout le monde descendit pour assister à l’opération.

Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d’eau; et il chargea l’instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient; puis, dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser brusquement.

 

Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhomme pour voir s’il ne découvrirait pas la bête à l’oeil nu, s’écria: – Cré nom d’un nom, qué marmelade! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’y collerait les quat’pattes.

Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce fut l’instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque. Alors, au milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme. Puis l’instituteur retourna vivement la tôle sur la cuvette, comme s’il eut voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vase blanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n’était sortie.

Cependant Belhomme déclarant: «Je sens pu rien», le curé, triomphant, s’écria: «Certainement elle est noyée». Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.

Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris terribles. La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta qu’elle faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard: «Tenez, v’la qu’a r’monte… gniau… gniau… gniau… qué misère!»

Caniveau s’impatientait: «C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All’est p’t-être ben accoutumée au vin».

On se remit à rire. Il reprit: «Quand j’allons arriver au café Bourbeux, donne-li du fil en six et all’n’bougera pu, j’te le jure».

Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria Césaire Horlaville d’arrêter à la première maison rencontrée.

C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté; puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération. Caniveau conseillait toujours de mêler de l’eau-de-vie à l’eau, afin de griser et d’endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra du vinaigre.

On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’il pénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l’organe habité.

Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme fut retournée tout d’une pièce par le curé et Caniveau, ces deux colosses, tandis que l’instituteur tapait avec ses doigts sur l’oreille saine, afin de bien vider l’autre.

Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet à la main.

Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant. C’était une puce! Des cris d’étonnement s’élevèrent, puis des rires éclatants. Une puce! Ah! elle était bien bonne, bien bonne! Caniveau se tapait sur la cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet; le curé s’esclaffait à la façon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue, et les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au gloussement des poules.

Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse dans l’oeil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d’eau.

Il grogna: «Te v’là, charogne», et cracha dessus.

Le cocher, fou de gaieté, répétait: «Eune puce, eune puce, ah! te v’là, sacré puçot, sacré puçot, sacré puçot!»

Puis, s’étant un peu calmé, il cria: «Allons, en route! V’là assez de temps perdu».

Et les voyageurs, riant toujours, s’en allèrent vers la voiture.

Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara: «Mé, j’m’en r’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette heure».

Le cocher lui dit: – N’importe, paye ta place!

– Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passé mi-chemin.

– Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.

Et une dispute commença qui devint bientôt une querelle furieuse: Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville affirmait qu’il en recevrait quarante.

Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.

Caniveau redescendit.

– D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi une tournée à tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’en donneras vingt à Césaire. Ça va-t-il, dégourdi?

Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et quinze, répondit: – Ça va!

– Allons, paye.

– J’payerai point. L’curé n’est pas médecin d’abord.

– Si tu n’payes point, j’te r’mets dans la voiture à Césaire et j’t’emporte au Havre.

Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enleva comme un enfant.

L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya.

Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent, regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur ses longues jambes.

À vendre

Partir à pied, quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse!

Quelle ivresse! Elle entre en vous par les yeux avec la lumière, par la narine avec l’air léger, par la peau avec les souffles du vent.

Pourquoi gardons-nous le souvenir si clair, si cher, si aigu de certaines minutes d’amour avec la Terre, le souvenir d’une sensation délicieuse et rapide, comme de la caresse d’un paysage rencontré au détour d’une route, à l’entrée d’un vallon, au bord d’une rivière, ainsi qu’on rencontrerait une belle fille complaisante.

Je me souviens d’un jour, entre autres. J’allais, le long de l’Océan breton, vers la pointe du Finistère. J’allais, sans penser à rien, d’un pas rapide, le long des flots. C’était dans les environs de Quimperlé, dans cette partie la plus douce et la plus belle de la Bretagne.

Un matin de printemps, un de ces matins qui vous rajeunissent de vingt ans, vous refont des espérances et vous redonnent des rêves d’adolescents.

J’allais, par un chemin à peine marqué, entre les blés et les vagues. Les blés ne remuaient point du tout, et les vagues remuaient à peine. On sentait bien l’odeur douce des champs mûrs et l’odeur marine du varech. J’allais sans penser à rien, devant moi, continuant mon voyage commencé depuis quinze jours, un tour de Bretagne par les côtes. Je me sentais fort, agile, heureux et gai. J’allais.

Je ne pensais à rien! Pourquoi penser en ces heures de joie inconsciente, profonde, charnelle, joie de bête qui court dans l’herbe, ou qui vole dans l’air bleu sous le soleil? J’entendais chanter au loin des chants pieux. Une procession peut-être, car c’était un dimanche. Mais je tournai un petit cap et je demeurai immobile, ravi. Cinq gros bateaux de pêche m’apparurent remplis de gens, hommes, femmes, enfants, allant au pardon de Plouneven.

Ils longeaient la rive, doucement, poussés à peine par une brise molle et essoufflée qui gonflait un peu les voiles brunes, puis, s’épuisant aussitôt, les laissait retomber, flasques, le long des mâts.

Les lourdes barques glissaient lentement, chargées de monde. Et tout ce monde chantait. Les hommes debout sur les bordages, coiffés du grand chapeau, poussaient leurs notes puissantes, les femmes criaient leurs notes aiguës, et les voix grêles des enfants passaient comme des sons de fifre faux dans la grande clameur pieuse et violente. Et les passagers des cinq bateaux clamaient le même cantique, dont le rythme monotone s’élevait dans le ciel calme; et les cinq bateaux allaient l’un derrière l’autre, tout près l’un de l’autre.

Ils passèrent devant moi, contre moi, et je les vis s’éloigner, j’entendis s’affaiblir et s’éteindre leur chant.

Et je me mis à rêver à des choses délicieuses, comme rêvent les tout jeunes gens, d’une façon puérile et charmante.

Comme il fuit vite, cet âge de la rêverie, le seul âge heureux de l’existence! Jamais on n’est solitaire, jamais on n’est triste, jamais morose et désolé quand on porte en soi la faculté divine de s’égarer dans les espérances, dès qu’on est seul. Quel pays de fées, celui où tout arrive, dans l’hallucination de la pensée qui vagabonde! Comme la vie est belle sous la poudre d’or des songes!

Hélas! c’est fini, cela!

Je me mis à rêver. À quoi? À tout ce qu’on attend sans cesse, à tout ce qu’on désire, à la fortune, à la gloire, à la femme.

Et j’allais, à grands pas rapides, caressant de la main la tête blonde des blés qui se penchaient sous mes doigts et me chatouillaient la peau comme si j’eusse touché des cheveux.

Je contournai un petit promontoire et j’aperçus, au fond d’une plage étroite et ronde, une maison blanche, bâtie sur trois terrasses qui descendaient jusqu’à la grève.

Pourquoi la vue de cette maison me fit-elle tressaillir de joie? Le sais-je? On trouve parfois, en voyageant ainsi, des coins de pays qu’on croit connaître depuis longtemps, tant ils vous sont familiers, tant ils plaisent à votre coeur. Est-il possible qu’on ne les ait jamais vus? qu’on n’ait point vécu là autrefois? Tout vous séduit, vous enchante, la ligne douce de l’horizon, la disposition des arbres, la couleur du sable!

Oh! la jolie maison, debout sur ses hauts gradins! De grands arbres fruitiers avaient poussé le long des terrasses qui descendaient vers l’eau, comme des marches géantes. Et chacune portait, ainsi qu’une couronne d’or, sur son faîte, un long bouquet de genêts d’Espagne en fleur!

Je m’arrêtai, saisi d’amour pour cette demeure. Comme j’eusse aimé la posséder, y vivre, toujours!

Je m’approchai de la porte, le coeur battant d’envie, et j’aperçus, sur un des piliers de la barrière, un grand écriteau: «À vendre».

J’en ressentis une secousse de plaisir comme si on me l’eût offerte, comme si on me l’eût donnée, cette demeure! Pourquoi? oui, pourquoi? Je n’en sais rien!

«À vendre». Donc elle n’était presque plus à quelqu’un, elle pouvait être à tout le monde, à moi, à moi! Pourquoi cette joie, cette sensation d’allégresse profonde, inexplicable? Je savais bien pourtant que je ne l’achèterais point! Comment l’aurais-je payée? N’importe, elle était à vendre. L’oiseau en cage appartient à son maître, l’oiseau dans l’air est à moi, n’étant à aucun autre.

Et j’entrai dans le jardin. Oh! le charmant jardin avec ses estrades superposées, ses espaliers aux longs bras de martyrs crucifiés, ses touffes de genêts d’or, et deux vieux figuiers au bout de chaque terrasse.

Quand je fus sur la dernière, je regardai l’horizon. La petite plage s’étendait à mes pieds, ronde et sablonneuse, séparée de la haute mer par trois rochers lourds et bruns qui en fermaient l’entrée et devaient briser les vagues aux jours de grosse mer.

Sur la pointe, en face, deux pierres énormes, l’une debout, l’autre couchée dans l’herbe, un menhir et un dolmen, pareils à deux époux étranges, immobilisés par quelque maléfice, semblaient regarder toujours la petite maison qu’ils avaient vu construire, eux qui connaissaient depuis des siècles, cette baie autrefois solitaire, la petite maison qu’ils verraient s’écrouler, s’émietter, s’envoler, disparaître, la petite maison à vendre!

Oh! vieux dolmen et vieux menhir, que je vous aime!

Et je sonnai à la porte comme si j’eusse sonné chez moi. Une femme vint ouvrir, une bonne, une vieille petite bonne vêtue de noir, coiffée de blanc, qui ressemblait à une béguine. Il me sembla que je la connaissais aussi, cette femme.

Je lui dis: – Vous n’êtes pas Bretonne, vous?

Elle répondit: – Non, monsieur, je suis de Lorraine. Elle ajouta: – Vous venez pour visiter la maison?

– Eh! oui, parbleu.

Et j’entrai.

Je reconnaissais tout, me semblait-il, les murs, les meubles. Je m’étonnai presque de ne pas trouver mes cannes dans le vestibule.

Je pénétrai dans le salon, un joli salon tapissé de nattes, et qui regardait la mer par trois larges fenêtres. Sur la cheminée, des potiches de Chine et une grande photographie de femme. J’allai vers elle aussitôt, persuadé que je la reconnaîtrais aussi. Et je la reconnus, bien que je fusse certain de ne l’avoir jamais rencontrée. C’était elle, elle-même, celle que j’attendais, que je désirais, que j’appelais, dont le visage hantait mes rêves. Elle, celle qu’on cherche toujours, partout, celle qu’on va voir dans la rue tout à l’heure, qu’on va trouver sur la route dans la campagne dès qu’on aperçoit une ombrelle rouge sur les blés, celle qui doit être déjà arrivée dans l’hôtel où j’entre en voyage, dans le wagon où je vais monter, dans le salon dont la porte s’ouvre devant moi.

 

C’était elle, assurément, indubitablement elle! Je la reconnus à ses yeux qui me regardaient, à ses cheveux roulés à l’anglaise, à sa bouche surtout, à ce sourire que j’avais deviné depuis longtemps.

Je demandai aussitôt: – Quelle est cette femme?

La bonne à tête de béguine répondit sèchement: – C’est madame.

Je repris: – C’est votre maîtresse?

Elle répliqua avec son air dévot et dur: – Oh! non, monsieur.

Je m’assis et je prononçai: – Contez-moi ça.

Elle demeurait stupéfaite, immobile, silencieuse.

J’insistai: – C’est la propriétaire de cette maison, alors!

– Oh! non, monsieur.

– À qui appartient donc cette maison?

– À mon maître, monsieur Tournelle.

J’étendis le doigt vers la photographie.

– Et cette femme, qu’est-ce que c’est?

– C’est madame.

– La femme de votre maître?

– Oh! non, monsieur.

– Sa maîtresse alors?

La béguine ne répondit pas. Je repris, mordu par une vague jalousie, par une colère confuse contre cet homme qui avait trouvé cette femme.

– Où sont-ils maintenant?

La bonne murmura:

– Monsieur est à Paris, mais, pour Madame, je ne sais pas.

Je tressaillis: – Ah! Ils ne sont plus ensemble.

– Non, monsieur.

Je fus rusé; et, d’une voix grave: – Dites-moi ce qui est arrivé, je pourrai peut-être rendre service à votre maître. Je connais cette femme, c’est une méchante!

La vieille servante me regarda, et devant mon air ouvert et franc, elle eut confiance.

– Oh! monsieur, elle a rendu mon maître bien malheureux. Il a fait sa connaissance en Italie et il l’a ramenée avec lui comme s’il l’avait épousée. Elle chantait très bien. Il l’aimait, monsieur, que ça faisait pitié de le voir. Et ils ont été en voyage dans ce pays-ci, l’an dernier. Et ils ont trouvé cette maison qui avait été bâtie par un fou, un vrai fou pour s’installer à deux lieues du village. Madame a voulu l’acheter tout de suite, pour y rester avec mon maître. Et il a acheté la maison pour lui faire plaisir.

Ils y sont demeurés tout l’été dernier, monsieur, et presque tout l’hiver.

Et puis, voilà qu’un matin, à l’heure du déjeuner, monsieur m’appelle: – Césarine, est-ce que Madame est rentrée?

– Mais non, monsieur.

On attendit toute la journée. Mon maître était comme un furieux. On chercha partout, on ne la trouva pas. Elle était partie, monsieur, on n’a jamais su où ni comment.

Oh! quelle joie m’envahit! J’avais envie d’embrasser la béguine, de la prendre par la taille et de la faire danser dans le salon!

Ah! elle était partie, elle s’était sauvée, elle l’avait quitté fatiguée, dégoûtée de lui! Comme j’étais heureux!

La vieille bonne reprit: – Monsieur a eu un chagrin à mourir, et il est retourné à Paris en me laissant avec mon mari pour vendre la maison. On en demande vingt mille francs.

Mais je n’écoutais plus! Je pensais à elle! Et, tout à coup, il me sembla que je n’avais qu’à repartir pour la trouver, qu’elle avait dû revenir dans le pays, ce printemps, pour voir la maison, sa gentille maison, qu’elle aurait tant aimée, sans lui.

Je jetai dix francs dans les mains de la vieille femme; je saisis la photographie, et je m’enfuis en courant et baisant éperdument le doux visage entré dans le carton.

Je regagnai la route et me remis à marcher, en la regardant, elle! Quelle joie qu’elle fût libre, qu’elle se fût sauvée! Certes, j’allais la rencontrer aujourd’hui ou demain, cette semaine ou la suivante, puisqu’elle l’avait quitté! Elle l’avait quitté parce que mon heure était venue!

Elle était libre, quelque part dans le monde! Je n’avais plus qu’à la trouver puisque je la connaissais.

Et je caressais toujours les têtes ployantes des blés mûrs, je buvais l’air marin qui me gonflait la poitrine, je sentais le soleil me baiser le visage. J’allais, j’allais éperdu de bonheur, enivré d’espoir. J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de la ramener pour habiter à notre tour dans la jolie maison. À vendre. Comme elle s’y plairait, cette fois!