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La petite roque

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L'automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et nuit, descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands arbres; et on commençait à voir le ciel à travers les branches. Quelquefois, quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie lente et continue s'épaississait brusquement, devenait une averse vaguement bruissante qui couvrait la mousse d'un épais tapis jaune, criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait une plainte, et ces feuilles tombant toujours, semblaient des larmes, de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient jour et nuit sur la fin de l'année, sur la fin des aurores tièdes et des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs soleils, et aussi peut-être sur le crime qu'ils avaient vu commettre sous leur ombre, sur l'enfant violée et tuée à leur pied. Ils pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné et redouté, où devait errer, seule, l'âme, la petite âme de la petite morte.

La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune et colère entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres et nus.

Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la futaie. Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison, descendait à pas lents son perron, et s'en allait sous les arbres d'un air songeur, les mains dans ses poches. Il marchait longtemps sur la mousse humide et molle, tandis qu'une légion de corbeaux, accourus de tous les voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à travers l'espace, à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en poussant des clameurs violentes et sinistres.

Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les branches emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des crépuscules d'automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant affreusement et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long feston sombre de leur vol.

Ils s'abattaient enfin sur les faîtes les plus hauts et cessaient peu à peu leurs rumeurs, tandis que la nuit grandissante mêlait leurs plumes noires au noir de l'espace.

Renardet errait encore au pied des arbres, lentement; puis, quand les ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait, tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire, en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la flamme.

Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays: le maire faisait abattre sa futaie.

Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le coin le plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du maître.

D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc.

Liés à lui par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs bras, puis, levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de pointe d'acier fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, y reste enfoncée, et l'homme s'élève dessus comme sur une marche pour frapper de l'autre pied avec l'autre pointe sur laquelle il se soutiendra de nouveau en recommençant avec la première.

Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui l'attache à l'arbre; sur ses reins, pend et brille la hachette d'acier. Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant un géant, il monte lourdement le long de l'immense colonne, l'embrassant et l'éperonnant pour aller le décapiter.

Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec méthode, entaillant le membre tout près du tronc; et, soudain, la branche craque, fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans sa chute les arbres voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent longtemps.

Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux gigantesques amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes.

Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet du fût droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il redescendait ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.

Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet, et l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit sourd et la secousse d'un coup de canon lointain.

Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une armée perd ses soldats.

Renardet ne s'en allait plus; il restait là du matin au soir, contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus, ainsi que sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte d'impatience secrète et calme, comme s'il eût attendu, espéré, quelque chose à la fin de ce massacre.

Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée. On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule.

Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons voulurent arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un hêtre énorme, mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on ébranchât et abattît ce colosse qui avait ombragé le crime.

Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.

L'arbre résista; son tronc puissant, bien qu'entaillé jusqu'au milieu, était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une sorte de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à terre, et ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et réglait leur effort.

Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au poing, pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet, immobile, la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion inquiète et nerveuse.

Un des hommes lui dit: «Vous êtes trop près, monsieur le maire; quand il tombera, ça pourrait vous blesser.»

Il ne répondit pas et ne recula point; il semblait prêt à saisir lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.

Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse douloureuse; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort plus grand; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le choc irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol.

Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le jetant sur la face à cinq mètres de là.

Les ouvriers s'élancèrent pour le relever; il s'était déjà soulevé lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie.

Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes, surpris, l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit, en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours, il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans être touché. C'était une bêtise, il l'avouait; mais tout le monde a de ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile.

Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde; puis il s'en alla en disant: «A demain, mes amis, à demain.»

Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table, que sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant son front entre ses mains, il se mit à pleurer.

Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et regarda sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa: «J'ai le temps avant le dîner», et il alla fermer sa porte à clef. Il revint alors s'asseoir devant sa table; il fit sortir le tiroir du milieu, prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté. L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.

Renardet le contempla quelque temps avec l'œil trouble d'un homme ivre; puis il se leva et se mit à marcher.

Il allait d'un bout à l'autre de l'appartement, et de temps en temps s'arrêtait pour repartir aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de son cabinet de toilette, trempa une serviette dans la cruche à eau et se mouilla le front, comme il avait fait le matin du crime. Puis il se remit à marcher. Chaque fois qu'il passait devant sa table, l'arme brillante attirait son regard, sollicitait sa main; mais il guettait la pendule et pensait: «J'ai encore le temps.»

La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon dedans comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes, immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.

Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant: «Je ne peux pas. Je n'ose pas! Mon Dieu! Mon Dieu! Comment faire pour avoir le courage de me tuer!»

 

On frappait à la porte; il se dressa, affolé. Un domestique disait: «Le dîner de monsieur est prêt.» Il répondit: «C'est bien. Je descends.»

Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis se regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.

Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui ne veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa chambre.

Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes ses armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il alluma ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois sur lui-même, parcourut de l'œil tout l'appartement avec une angoisse d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il avait violée, puis étranglée.

Toutes les nuits, l'odieuse vision recommençait. C'était d'abord dans ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine à battre ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commençait alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col de chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, il essayait de lire, il essayait de chanter; c'était en vain; sa pensée, malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions les plus violentes de la première minute à la dernière.

Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l'horrible jour, un peu d'étourdissement et de migraine qu'il attribuait à la chaleur, de sorte qu'il était resté dans sa chambre jusqu'à l'appel du déjeuner. Après le repas, il avait fait la sieste; puis il était sorti vers la fin de l'après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante sous les arbres de sa futaie.

Mais, dès qu'il fut dehors, l'air lourd et brûlant de la plaine l'oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente. Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna les grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille évaporait un peu de fraîcheur sous l'immense toiture de branches. Mais il se sentait mal à l'aise. Il lui semblait qu'une main inconnue, invisible, lui serrait le cou; et il ne songeait presque à rien, ayant d'ordinaire peu d'idées dans la tête. Seule, une pensée vague le hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait de vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué depuis dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence de tous les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un besoin impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser régulier. Depuis la mort de Mme Renardet, il souffrait sans cesse sans bien comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler ses jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s'affaiblir entre ses bras, surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.

Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant d'Hercule, et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil et ses veilles. Il les chassait; elles revenaient; et il murmurait par moments en souriant de lui-même: «Me voici comme saint Antoine.»

Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir lui vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir et apaiser l'ardeur de son sang.

Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les gens du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.

Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se reposait, sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en approchant, crut entendre un léger bruit, un faible clapotement qui n'était point celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les feuilles et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers l'onde transparente, battait l'eau des deux mains, en dansant un peu dedans, et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n'était plus une enfant, ce n'était pas encore une femme; elle était grasse et formée, tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque mûre. Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d'angoisse, le souffle coupé par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le cœur battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et trop jeune, cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du ruisselet, comme l'autre, la grande, dans les vagues de la mer.

Soudain l'enfant sortit du bain, et, sans le voir, s'en vint vers lui pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu'elle approchait à petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il se sentait poussé vers elle par une force irrésistible, par un emportement bestial qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et le faisait trembler des pieds à la tête.

Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le cachait. Alors, perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua sur elle et la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour résister, trop épouvantée pour appeler, et il la posséda sans comprendre ce qu'il faisait.

Il se réveilla de son crime, comme on se réveille d'un cauchemar. L'enfant commençait à pleurer.

Il dit: «Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l'argent.»

Mais elle n'écoutait pas; elle sanglotait.

Il reprit: «Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc.»

Elle hurla en se tordant pour s'échapper.

Il comprit brusquement qu'il était perdu; et il la saisit par le cou pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles. Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d'un être qui veut fuir la mort, il ferma ses mains de colosse sur la petite gorge gonflée de cris, et il l'eut étranglée en quelques instants, tant il serrait furieusement, sans qu'il songeât à la tuer, mais seulement pour la faire taire.

Puis il se dressa, éperdu d'horreur.

Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se sauver, quand surgit dans son âme bouleversée l'instinct mystérieux et confus qui guide tous les êtres en danger.

Il faillit jeter le corps à l'eau: mais une autre impulsion le poussa vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il avait de la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou profond du ruisseau, sous un tronc d'arbre dont le pied baignait dans la Brindille.

Puis il s'en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de l'autre côté du pays, et il rentra pour dîner à l'heure ordinaire en racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.

Il dormit pourtant cette nuit-là; il dormit d'un épais sommeil de brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il n'ouvrit les yeux qu'aux premières lueurs du jour, et il attendit, torturé par la peur du forfait découvert, l'heure ordinaire de son réveil.

Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit à la façon des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les choses et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage d'ivresse, dans ce doute d'irréalité qui trouble l'esprit aux heures des grandes catastrophes.

Seul le cri déchirant de la Roque lui traversa le cœur. A ce moment il faillit se jeter aux genoux de la vieille femme en criant: «C'est moi.» Mais il se contint. Il alla pourtant, durant la nuit, repêcher les sabots de la morte, pour les porter sur le seuil de sa mère.

Tant que dura l'enquête, tant qu'il dut guider et égarer la justice, il fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait paisiblement avec les magistrats toutes les suppositions qui leur passaient par l'esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs raisonnements. Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à troubler leurs perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter ceux qu'ils suspectaient.

Mais à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il devint peu à peu nerveux, plus excitable encore qu'autrefois, bien qu'il maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de peur; il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des pieds à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un besoin impérieux de mouvement l'envahit, le força à des courses prodigieuses, le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa chambre.

Ce n'était point qu'il fût harcelé par des remords. Sa nature brutale ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte morale. Homme d'énergie et même de violence, né pour faire la guerre, ravager les pays conquis et massacrer les vaincus, plein d'instincts sauvages de chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie humaine. Bien qu'il respectât l'Église, par politique, il ne croyait ni à Dieu, ni au diable, n'attendant par conséquent, dans une autre vie, ni châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des encyclopédistes du siècle dernier; et il considérait la Religion comme une sanction morale de la Loi, l'une et l'autre ayant été inventées par les hommes pour régler les rapports sociaux.

Tuer quelqu'un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou par accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé une chose amusante et crâne, et n'eût pas laissé plus de traces en son esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre; mais il avait ressenti une émotion profonde du meurtre de cette enfant. Il l'avait commis d'abord dans l'affolement d'une ivresse irrésistible, dans une espèce de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au cœur, gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts d'assassin une sorte d'amour bestial, en même temps qu'une horreur épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible; et bien qu'il s'efforçât de chasser cette image, qu'il l'écartât avec terreur, avec dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de lui, attendant sans cesse le moment de réapparaître.

Alors il eut peur des soirs, peur de l'ombre tombant autour de lui. Il ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient effrayantes; mais il les redoutait d'instinct; il les sentait peuplées de terreurs. Le jour clair ne se prête point aux épouvantes. On y voit les choses et les êtres; aussi n'y rencontre-t-on que les choses et les êtres naturels qui peuvent se montrer dans la clarté. Mais la nuit, la nuit opaque, plus épaisse que des murailles, et vide, la nuit infinie, si noire, si vaste, où l'on peut frôler d'épouvantables choses, la nuit où l'on sent errer, rôder l'effroi mystérieux, lui paraissait cacher un danger inconnu, proche et menaçant! Lequel?

Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un soir qu'il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre. Il attendit, inquiet, le cœur battant; la draperie ne bougeait plus; puis, soudain, elle s'agita de nouveau; du moins il pensa qu'elle s'agitait. Il n'osait point se lever; il n'osait plus respirer; et pourtant il était brave; il s'était battu souvent et il aurait aimé découvrir chez lui des voleurs.

Était-il vrai qu'il remuait, ce rideau? Il se le demandait, craignant d'être trompé par ses yeux. C'était si peu de chose, d'ailleurs, un léger frisson de l'étoffe, une sorte de tremblement des plis, à peine une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet demeurait les yeux fixes, le cou tendu; et brusquement il se leva, honteux de sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et l'écarta largement. Il ne vit rien d'abord que les vitres noires, noires comme des plaques d'encre luisante. La nuit, la grande nuit impénétrable s'étendait par derrière jusqu'à l'invisible horizon. Il restait debout en face de cette ombre illimitée; et tout à coup il y aperçut une lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il approcha son visage du carreau, pensant qu'un pêcheur d'écrevisses braconnait sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et cette lueur rampait au bord de l'eau, sous la futaie. Comme il ne distinguait pas encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains; et brusquement cette lueur devint une clarté, et il aperçut la petite Roque nue et sanglante sur la mousse.

 

Il recula crispé d'horreur, heurta son siège et tomba sur le dos. Il y resta quelques minutes l'âme en détresse, puis il s'assit et se mit à réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout; une hallucination venue de ce qu'un maraudeur de nuit marchait au bord de l'eau avec son fanal. Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce que le souvenir de son crime jetât en lui, parfois, la vision de la morte.

S'étant relevé, il but un verre d'eau, puis s'assit. Il songeait: «Que vais-je faire, si cela recommence?» Et cela recommencerait, il le sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard, l'appelait, l'attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise; puis il prit un livre et essaya de lire; mais il lui sembla entendre bientôt s'agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement pivoter sur un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore; certes, il avait remué, cette fois; il n'en pouvait plus douter; il s'élança et le saisit d'une main si brutale qu'il le jeta bas avec sa galerie; puis il colla avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout était noir au dehors; et il respira avec la joie d'un homme dont on vient de sauver la vie.

Donc il retourna s'asseoir; mais presque aussitôt le désir le reprit de regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau était tombé, elle faisait une sorte de trou sombre attirant, redoutable, sur la campagne obscure. Pour ne point céder à cette dangereuse tentation, il se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et ferma les yeux.

Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le sommeil. Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les ouvrit, croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur son coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l'attirait toujours, invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques étoiles; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là bas, sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore, éclairant l'ombre autour de lui!

Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu'au matin, la tête cachée sous l'oreiller.

A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. Il passait ses jours dans la terreur des nuits; et chaque nuit, la vision recommençait. A peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter; mais en vain. Une force irrésistible le soulevait et le poussait à sa vitre, comme pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, couché d'abord au lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes ouvertes, tel que le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait et s'en venait, à petits pas, ainsi que l'enfant avait fait en sortant de la rivière. Elle s'en venait, doucement, tout droit en passant sur le gazon et sur la corbeille de fleurs desséchées; puis elle s'élevait dans l'air, vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers lui, comme elle était venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et l'homme reculait devant l'apparition, il reculait jusqu'à son lit et s'affaissait dessus, sachant bien que la petite était entrée et qu'elle se tenait maintenant derrière le rideau qui remuerait tout à l'heure. Et jusqu'au jour il le regardait, ce rideau, d'un œil fixe, s'attendant sans cesse à voir sortir sa victime. Mais elle ne se montrait plus; elle restait là, sous l'étoffe agitée parfois d'un tremblement. Et Renardet, les doigts crispés sur ses draps, les serrait ainsi qu'il avait serré la gorge de la petite Roque. Il écoutait sonner les heures; il entendait battre dans le silence le balancier de sa pendule et les coups profonds de son cœur. Et il souffrait, le misérable, plus qu'aucun homme n'avait jamais souffert.

Puis, dès qu'une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant le jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa chambre; et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d'un sommeil inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve l'épouvantable vision de ses veilles.

Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se sentait courbaturé comme après de prodigieuses fatigues; et il mangeait à peine, hanté toujours par la crainte de celle qu'il reverrait la nuit suivante.

Il savait bien pourtant que ce n'était pas une apparition, que les morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause de son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle, appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait empreinte l'image ineffaçable. Mais il savait aussi qu'il ne guérirait pas, qu'il n'échapperait jamais à la persécution sauvage de sa mémoire; et il se résolut à mourir, plutôt que de supporter plus longtemps ces tortures.

Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide. Car il tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères; et si on soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime, inexpliqué, à l'introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à l'accuser du forfait.

Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par l'arbre au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida donc à faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre refusa de lui casser les reins.

Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son revolver, et puis il n'avait pas osé tirer.

L'heure du dîner sonna, il avait mangé, puis était remonté. Et il ne savait pas ce qu'il allait faire. Il se sentait lâche maintenant qu'il avait échappé une première fois. Tout à l'heure il était prêt, fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution; à présent, il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la morte.

Il balbutiait: «Je n'oserai plus, je n'oserai plus»; et il regardait avec terreur, tantôt l'arme sur sa table, tantôt le rideau qui cachait sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose d'horrible aurait lieu sitôt que sa vie cesserait! Quelque chose? Quoi? Leur rencontre peut-être? Elle le guettait, elle l'attendait, l'appelait, et c'était pour le prendre à son tour, pour l'attirer dans sa vengeance et le décider à mourir qu'elle se montrait ainsi tous les soirs.

Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant: «Je n'oserai plus, je n'oserai plus.» Puis il tomba sur les genoux, et balbutia: «Mon Dieu, mon Dieu.» Sans croire à Dieu, pourtant. Et il n'osait plus, en effet, regarder sa fenêtre où il savait blottie l'apparition, ni sa table où luisait son revolver.

Quand il se fut relevé, il dit tout haut: «Ça ne peut pas durer, il faut en finir.» Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit passer un frisson de peur le long des membres; mais comme il ne se décidait à prendre aucune résolution; comme il sentait bien que le doigt de sa main refuserait toujours de presser la gâchette de l'arme, il retourna cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et il réfléchit.

Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir, inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les condamnés qu'on mène à l'échafaud au milieu des soldats. Oh! s'il pouvait prier quelqu'un de tirer; s'il pouvait, avouant l'état de son âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais, obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible? A qui? Il cherchait parmi les gens qu'il connaissait? Le médecin? Non. Il raconterait cela plus tard, sans doute? Et tout à coup, une bizarre pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d'instruction, qu'il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu'il endurait, et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu'il employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu'il aurait appris que le coupable s'était fait justice. Renardet pouvait compter sur ce magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d'une parole légère. C'était un de ces hommes qui ont une conscience inflexible gouvernée, dirigée, réglée par leur seule raison.