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Gustave Aimard
LES TRAPPEURS DE L’ARKANSAS
à Monsieur C.-V. Damoreau
mon beau-père et mon meilleur ami
Gustave Aimard
Note de la première édition
On a beaucoup écrit sur l’Amérique ; bon nombre d’auteurs d’un talent incontestable ont entrepris la tâche difficile de faire connaître ces savanes immenses, peuplées de tribus féroces et inaccessibles à la civilisation, mais peu d’entre eux ont réussi faute d’une connaissance approfondie des pays qu’ils voulaient décrire et des peuples dont ils prétendaient faire connaître les mœurs.
M. Gustave Aimard a été plus heureux que ses devanciers ; séparé pendant de longues années du monde civilisé, il a vécu de la vie du nomade au milieu des prairies, côte à côte avec les Indiens, fils adoptif d’une de leurs puissantes nations, partageant leurs dangers et leurs combats, les accompagnant partout, le rifle d’une main et le machète de l’autre.
Cette existence, toute de luttes et d’impossibilités vaincues, a des charmes inouïs que ceux-là seuls qui l’ont expérimentée peuvent comprendre. L’homme grandit dans le désert, seul, face à face avec Dieu, l’œil et l’oreille au guet, le doigt sur la détente de sa carabine, entouré d’ennemis de toutes sortes, Indiens et bêtes fauves qui, tapis dans les buissons, au fond des ravins ou au sommet des arbres, épient le moment de fondre sur lui pour en faire leur proie ; il se sent réellement le roi de la création qu’il domine de toute la hauteur de son intelligence et de son intrépidité.
Cette fiévreuse existence aux péripéties étranges, jamais les mêmes, a été pendant plus de quinze ans celle de M. Aimard. Chasseur intrépide, il a poursuivi les bisons avec les Sioux et les Pieds Noirs des prairies de l’Ouest ; perdu dans le Del Norte, ce désert de sables mouvants qui a englouti tant de victimes, il a erré près d’un mois en proie aux horreurs de la faim, de la soif et de la fièvre. Deux fois il a été attaché par les Apaches au poteau de torture ; esclave des Patagons du détroit de Magellan pendant quatorze mois, en butte aux plus cruels traitements, il échappe par miracle à ses persécuteurs. Il a traversé seul les pampas de Buenos-Aires à San Luis de Mendoza, sans crainte des panthères et des jaguars, des Indiens et des Gauchos. Poussé par un caprice insensé, il veut approfondir les mystères des forêts vierges du Brésil et les explore dans leur plus grande largeur malgré les hordes féroces qui les habitent.
Tour à tour squatter, chasseur, trappeur, partisan, gambusino ou mineur, il a parcouru l’Amérique, depuis les sommets les plus élevés des cordillères jusqu’aux rives de l’Océan, vivant au jour le jour, heureux du présent, sans souci du lendemain, enfant perdu de la civilisation.
Ce ne sont donc pas des romans que M. Aimard écrit aujourd’hui, c’est sa vie qu’il raconte, ses espoirs déçus, ses courses aventureuses. Les mœurs qu’il décrit ont été les siennes, les Indiens dont il parle, il les a connus. En un mot, il a vu, il a vécu, il a souffert avec les personnages de ses récits ; nul donc mieux que lui n’était en état de soulever le voile qui cache les habitudes étranges des Indiens des pampas et des hordes nomades qui sillonnent dans tous les sens les vastes déserts de l’Amérique.
Prologue. LE MAUDIT
I. Hermosillo
Le voyageur qui pour la première fois débarque dans l’Amérique du Sud éprouve malgré lui un sentiment de tristesse indéfinissable.
En effet, l’histoire du Nouveau Monde n’est qu’un lamentable martyrologe, dans lequel le fanatisme et la cupidité marchent continuellement côte à côte.
La recherche de l’or fut l’origine de la découverte du Nouveau Monde ; cet or une fois trouvé, l’Amérique ne fut plus pour ses conquérants qu’une étape où ces avides aventuriers venaient, un poignard d’une main et un crucifix de l’autre, recueillir une ample moisson de ce métal si ardemment convoité, après quoi ils s’en retournaient dans leur patrie faire étalage de leurs richesses et provoquer par le luxe effréné qu’ils déployaient de nouvelles émigrations.
C’est à ce déplacement continuel qu’il faut attribuer, en Amérique, l’absence de ces grands monuments, sortes d’assises fondamentales de toute colonie qui s’implante dans un pays nouveau pour y perpétuer sa race.
Ce vaste continent, qui pendant trois siècles a été la paisible possession des Espagnols, parcourez-le aujourd’hui, c’est à peine si de loin en loin quelque ruine sans nom y rappelle leur passage, tandis que les monuments élevés, bien des siècles avant la découverte, par les Aztèques et les Incas sont encore debout dans leur majestueuse simplicité, comme un témoignage impérissable de leur présence dans la contrée et de leurs efforts vers la civilisation.
Hélas ! que sont devenues aujourd’hui ces glorieuses conquêtes enviées par l’Europe entière, où le sang des bourreaux s’est confondu avec le sang des victimes au profit de cette autre nation si fière alors de ses vaillants capitaines, de son territoire fertile et de son commerce qui embrassait le monde entier ; le temps a marché et l’Amérique méridionale expie à l’heure qu’il est les crimes qu’elle a fait commettre. Déchirée par des factions qui se disputent un pouvoir éphémère, opprimée par des oligarchies ruineuses, désertée par les étrangers qui se sont engraissés de sa substance, elle s’affaisse lentement sous le poids de son inertie sans avoir la force de soulever le linceul de plomb qui l’étouffe, pour ne se réveiller qu’au jour où une race nouvelle, pure d’homicide et se gouvernant d’après les lois de Dieu, lui apportera le travail et la liberté qui sont la vie des peuples.
En un mot, la race hispano-américaine s’est perpétuée dans les domaines qui lui ont été légués par ses ancêtres sans en étendre les bornes ; son héroïsme s’est éteint dans la tombe de Charles Quint, et elle n’a conservé de la mère patrie que ses mœurs hospitalières, son intolérance religieuse, ses moines, ses guittareros et ses mendiants armés d’escopettes.
De tous les États qui forment la vaste confédération mexicaine, l’État de Sonora est le seul qui, à cause de ses luttes avec les tribus indiennes qui l’entourent et de ses frottements continuels avec ces peuplades, ait conservé une physionomie à part.
Les mœurs de ses habitants ont une certaine allure sauvage, qui les distingue au premier coup d’œil de ceux des provinces intérieures.
Le rio Gila peut être considéré comme la limite septentrionale de cet État ; de l’est à l’ouest il est resserré entre la sierra Madre et le golfe de Californie.
La sierra Madre, derrière Durango, se partage en deux branches, la principale continue la grande direction, courant du nord au sud, l’autre tourne vers l’ouest, longeant derrière les États de Durango et de Guadalajara, toutes les régions qui vont finir vers le Pacifique. Cette branche des cordillères forme les limites méridionales de la Sonora.
La nature semble comme à plaisir avoir prodigué ses bienfaits à pleines mains dans ce pays. Le climat est riant, tempéré, salubre ; l’or, l’argent, la terre la plus féconde, les fruits les plus délicieux, les herbes médicinales y abondent ; on y trouve les baumes les plus efficaces, les insectes les plus utiles pour la teinture, les marbres les plus rares, les pierres les plus précieuses, le gibier, les poissons de toutes sortes. Mais aussi dans les vastes solitudes du rio Gila et de la sierra Madre les Indiens indépendants, Comanches, Pawnees, Pimas, Opatas et Apaches, ont déclaré une rude guerre à la race blanche, et dans leurs courses implacables et incessantes lui font chèrement payer la possession de toutes ces richesses dont ses ancêtres les ont dépouillés et qu’ils revendiquent sans cesse.
Les trois principales villes de la Sonora sont : Guaymas, Hermosillo et Arispe.
Hermosillo, anciennement le Pitic et que l’expédition du comte de Raousset-Boulbon a rendu célèbre, est l’entrepôt du commerce mexicain dans le Pacifique et compte plus de neuf mille habitants.
Cette ville, bâtie sur un plateau qui s’abaisse dans la direction du nord-ouest en pente douce jusqu’à la mer, s’appuie et s’abrite frileusement contre une colline nommée el Cerro de la campana – Montagne de la cloche —, dont le sommet est couronné d’énormes blocs de pierre qui, lorsqu’on les touche, rendent un son clair et métallique.
Du reste, comme ses autres sœurs américaines, cette ciudad est sale, bâtie en pisé et présente aux yeux étonnés du voyageur un mélange de ruines, d’incurie et de désolation qui attriste l’âme.
Le jour où commence ce récit, c’est-à-dire le 17 janvier 1817, entre trois et quatre heures de l’après-midi, moment où d’ordinaire la population fait la siesta, retirée au fond de ses demeures, la ville d’Hermosillo, si calme et si tranquille d’ordinaire, offrait un aspect étrange.
Une foule de leperos, de gambusinos, de contrebandiers et surtout de rateros se pressait avec des cris, des menaces et des hurlements sans nom, dans la calle del Rosario – rue du Rosaire. Quelques soldats espagnols – le Mexique à cette époque n’avait pas encore secoué le joug de la métropole – cherchaient en vain à rétablir l’ordre et à dissiper la foule, frappant à tort et à travers à grands coups de bois de lances sur les individus qui se trouvaient devant eux.
Mais le tumulte loin de diminuer allait au contraire toujours croissant, les Indiens Hiaquis surtout, mêlés à la foule, criaient et gesticulaient d’une façon réellement effrayante.
Les fenêtres de toutes les maisons regorgeaient de têtes d’hommes et de femmes qui, les regards fixés du côté du Cerro de la campana, du pied duquel s’élevaient d’épais nuages de fumée en tourbillonnant vers le ciel, semblaient être dans l’attente d’un événement extraordinaire.
Tout à coup de grands cris se firent entendre, la foule se fendit en deux comme une grenade trop mûre, chacun se jeta de côté avec les marques de la plus grande frayeur et un jeune homme, un enfant plutôt car il avait à peine seize ans, apparut emporté comme dans un tourbillon par le galop furieux d’un cheval à demi sauvage.
– Arrêtez-le ! criaient les uns.
– Laissez-le ! vociféraient les autres.
– Valgamedios ! murmuraient les femmes en se signant, c’est le démon lui-même.
Mais chacun, loin de songer à l’arrêter, l’évitait au plus vite ; le hardi garçon continuait sa course rapide, un sourire railleur aux lèvres, le visage enflammé, l’œil étincelant et distribuant à droite et à gauche de rudes coups de chicote à ceux qui se hasardaient trop près de lui, ou que leur mauvais destin empêchait de s’éloigner aussi vite qu’ils l’auraient voulu.
– Eh ! eh ! Caspita ! fit lorsque l’enfant le frôla en passant un vaquero à la face stupide et aux membres athlétiques, au diable soit le fou qui a manqué me renverser ! Eh mais, ajouta-t-il après avoir jeté un regard sur le jeune homme, je ne me trompe pas, c’est Rafaël, le fils de mon compère ! attends un peu, picaro !
Tout en faisant cet aparté entre ses dents, le vaquero déroula le lasso qu’il portait attaché à sa ceinture et se mit à courir dans la direction du cavalier.
La foule qui comprit son intention applaudit avec enthousiasme.
– Bravo ! bravo ! cria-t-elle.
– Ne le manque pas, Cornejo ! appuyèrent des vaqueros en battant des mains.
Cornejo, puisque nous savons le nom de cet intéressant personnage, se rapprochait insensiblement de l’enfant devant lequel les obstacles se multipliaient de plus en plus.
Averti du péril qui le menaçait par les cris des assistants, le cavalier tourna la tête.
Alors, il vit le vaquero.
Une pâleur livide couvrit son visage, il comprit qu’il était perdu.
– Laisse-moi me sauver, Cornejo, lui cria-t-il avec des larmes dans la voix.
– Non ! non ! hurla la foule, lassez-le ! lassez-le !
La populace prenait goût à cette chasse à l’homme, elle craignait de se voir frustrer du spectacle qui l’intéressait à un si haut point.
– Rends-toi ! répondit le géant, ou sinon, je t’en avertis, je te lasse comme un Ciboto.
– Je ne me rendrai pas ! dit l’enfant avec résolution.
Les deux interlocuteurs couraient toujours, l’un à pied, l’autre à cheval.
La foule suivait en hurlant de plaisir.
Les masses sont ainsi partout, barbares et sans pitié.
– Laisse-moi, te dis-je, reprit l’enfant, ou je te jure, sur les âmes bénies du purgatoire, qu’il t’arrivera malheur !
Le vaquero ricana et fit tournoyer son lasso autour de sa tête.
– Prends garde, Rafaël, dit-il, pour la dernière fois, veux-tu te rendre ?
– Non ! mille fois non ! cria l’enfant avec rage.
– À la grâce de Dieu, alors ! fit le vaquero.
Le lasso siffla et partit.
Mais il se passa une chose étrange.
Rafaël arrêta court son cheval comme s’il eût été changé en un bloc de granit et s’élançant de la selle, il bondit comme un jaguar sur le géant que le choc renversa sur le sable, et avant que personne pût s’y opposer, il lui plongea dans la gorge le couteau que les Mexicains portent toujours à la ceinture.
Un long flot de sang jaillit au visage de l’enfant, le vaquero se tordit quelques secondes, puis resta immobile.
Il était mort !
La foule poussa un cri d’horreur et d’épouvante.
Prompt comme l’éclair, l’enfant s’était remis en selle et avait recommencé sa course désespérée en brandissant son couteau et en riant d’un rire de démon.
Lorsque après le premier moment de stupeur passé, on voulut se remettre à la poursuite du meurtrier, il avait disparu.
Nul ne put dire de quel côté il avait passé.
Comme toujours en pareille circonstance, le juez de letras – juge criminel flanqué d’une nuée d’alguazils déguenillés – arriva sur le lieu du meurtre lorsqu’il était trop tard.
Le juez de letras, don Inigo tormentos Albaceyte, était un homme de quelque cinquante ans, petit et replet, à la face apoplectique, qui prenait du tabac d’Espagne dans une boîte d’or enrichie de diamants, et cachait sous une apparente bonhomie une avarice profonde doublée d’une finesse extrême et d’un sang-froid que rien ne pouvait émouvoir.
Contrairement à ce qu’on aurait pu supposer, le digne magistrat ne parut pas le moins du monde déconcerté de la fuite de l’assassin, il secoua la tête deux ou trois fois, jeta un regard circulaire sur la foule, et clignant son petit œil gris :
– Pauvre Cornejo, dit-il en se bourrant philosophiquement le nez de tabac, cela devait lui arriver un jour ou l’autre.
– Oui, dit un lepero, il a été proprement tué.
– C’est ce que je pensais, reprit le juge, celui qui a fait le coup s’y connaît, c’est un gaillard qui en a l’habitude.
– Ah ! bien oui, répondit le lepero en haussant les épaules, c’est un enfant.
– Bah ! fit le juge avec un feint étonnement et en lançant un regard en dessous à son interlocuteur, un enfant !
– À peu près, dit le lepero, fier d’être ainsi écouté, c’est Rafaël, le fils aîné de don Ramon.
– Tiens, tiens, tiens, dit le juge avec une secrète satisfaction, mais non, reprit-il, ce n’est pas possible, Rafaël n’a que seize ans tout au plus, il n’aurait pas été se prendre de querelle avec Cornejo qui, rien qu’en lui serrant le bras, en aurait eu raison.
– C’est cependant ainsi, Excellence, nous l’avons tous vu, Rafaël avait joué au monté chez don Aguilar, il paraît que la chance ne lui était pas favorable, il perdit tout ce qu’il avait d’argent, alors la rage le prit, et pour se venger, il mit le feu à la maison.
– Caspita ! fit le juge.
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, Excellence, regardez, on voit encore la fumée quoique la maison soit déjà en cendres.
– En effet, fit le juge en jetant un regard du côté que lui indiquait le lepero, et ensuite…
– Ensuite, continua l’autre, naturellement il voulut se sauver, Cornejo essaya de l’arrêter…
– Il avait raison !
– Il avait tort puisque Rafaël l’a tué !
– C’est juste, dit le juge, mais soyez tranquilles, mes amis, la justice le vengera.
Cette parole fut accueillie par les assistants avec un sourire de doute.
Le magistrat, sans s’occuper de l’impression produite par ses paroles, ordonna à ses acolytes qui déjà avaient fouillé et dépouillé le défunt, de l’enlever et de le transporter sous le porche de l’église voisine, puis il rentra dans sa maison en se frottant les mains d’un air satisfait.
Le juge revêtit un habit de voyage, passa une paire de pistolets à sa ceinture, attacha une longue épée à son côté et, après avoir dîné légèrement, il sortit.
Dix alguazils armés jusqu’aux dents, et montés sur de forts chevaux, l’attendaient à la porte ; un domestique tenait en bride un magnifique cheval noir qui piétinait et rongeait son frein avec impatience. Don Inigo se mit en selle, se plaça en tête de ses hommes et la troupe s’ébranla au petit trot.
– Eh ! eh ! disaient les curieux qui stationnaient aux environs sur le pas des portes, le juez Albaceyte se rend chez don Ramon Garillas, nous aurons demain du nouveau.
– Caspita ! répondaient d’autres, son picaro de fils n’aura pas volé la corde qui servira à le pendre !
– Hum ! fit un lepero, avec un sourire de regret, ce serait malheureux, le gaillard promet, sur ma parole ! sa cuchillada à Cornejo est magnifique. Le pauvre diable a été proprement coupé (tué).
Cependant le juge continuait toujours sa route, rendant avec la plus grande ponctualité des saluts dont on l’accablait sur son passage, bientôt il fut dans la campagne.
Alors s’enveloppant dans son manteau :
– Les armes sont-elles chargées ? demanda-t-il.
– Oui, Excellence, répondit le chef des alguazils.
– Bien ! À l’hacienda de don Ramon Garillas, et bon pas, tâchons d’arriver avant la nuit.
La troupe partit au galop.
II. L’hacienda del Milagro
Les environs d’Hermosillo sont de véritables déserts.
Le chemin qui conduit de cette ville à l’hacienda del Milagro – ferme du Miracle – est des plus tristes et des plus arides.
L’on ne voit, à de rares intervalles, que des arbres à bois de fer, des gommiers, des arbres du Pérou aux grappes rouges et pimentées, des nopals et des cactus, seuls arbres qui peuvent croître dans un terrain calciné par les rayons incandescents d’un soleil perpendiculaire.
De loin en loin apparaissent comme une amère dérision les longues perches des citernes ayant un seau de cuir tordu et racorni à une extrémité et à l’autre des pierres attachées par des lanières ; mais les citernes sont taries et le fond n’est plus qu’une croûte noire et vaseuse dans laquelle une myriade d’animaux immondes prennent leurs ébats ; des tourbillons d’une poussière fine et impalpable soulevés par le moindre souffle d’air saisissent à la gorge le voyageur haletant, et sous chaque brin d’herbe desséché les cigales appellent avec fureur la rosée bienfaisante de la nuit.
Cependant lorsque avec des peines extrêmes on a fait six lieues dans ces solitudes embrasées, l’œil se repose avec délice sur une splendide oasis qui semble tout à coup surgir du sein des sables.
Cet éden est l’hacienda del Milagro. Au moment où se passe notre histoire, cette hacienda, l’une des plus riches et des plus vastes de la province, se composait d’un corps de logis élevé de deux étages, bâti en tapia et en adoves avec un toit en terrasse, fait en roseaux recouverts de terre battue.
On arrivait à l’hacienda par une immense cour dont l’entrée en forme de portique voûté était garnie de fortes portes battantes avec une poterne d’un côté. Quatre chambres complétaient la façade, les croisées avaient des grilles de fer dorées et dans l’intérieur des volets ; elles étaient vitrées, luxe inouï dans ce pays à cette époque ; sur chaque côté de la cour ou patio, se trouvaient les communs pour les peones, les enfants, etc.
Le rez-de-chaussée du corps de logis principal se composait de trois pièces, une espèce de grand vestibule meublé de fauteuils antiques et de canapés recouverts en cuir gaufré de Cordoue, d’une grande table de nopal et de quelques tabourets ; sur les murs étaient accrochés dans des cadres dorés plusieurs vieux portraits de grandeur nature représentant des membres de la famille ; les charpentes du plafond, laissées en relief, étaient décorées d’une profusion de sculptures.
Deux portes battantes s’ouvraient dans le salon ; le côté qui était en face du patio s’élevait d’un pied environ au-dessus du reste du plancher, il était couvert d’un tapis avec un rang de tabourets bas, sculptés curieusement, garnis de velours cramoisi avec des coussins pour mettre les pieds ; il y avait aussi une petite table carrée de dix-huit pouces de haut servant de table à ouvrage. Cette portion du salon est réservée aux dames qui s’y assoient les jambes croisées à la mauresque ; de l’autre côté du salon se trouvaient des chaises recouvertes avec la même étoffe que les tabourets et les coussins ; en face de l’entrée du salon s’ouvrait la principale chambre à coucher avec une alcôve à l’extrémité d’une estrade sur laquelle était placé un lit de parade, orné d’une infinité de dorures et de rideaux de brocart avec des galons et des franges d’or et d’argent. Les draps et les taies d’oreiller étaient de la plus belle toile et bordés d’une large dentelle.
Derrière le principal corps de logis se trouvait un second patio, où étaient placés les cuisines et le corral ; après cette cour venait un immense jardin, fermé de murs et de plus de cent perches de profondeur, dessiné à l’anglaise et renfermant les arbres et les plantes les plus exotiques.
L’hacienda était en fête.
C’était l’époque de la matanza del ganado – abattage des bestiaux —, les péons avaient formé à quelques pas de l’hacienda un enclos dans lequel, après avoir fait entrer les bestiaux, ils séparaient les maigres d’avec les gras, que l’on faisait sortir un à un de l’enceinte.
Un vaquero armé d’un instrument tranchant de la forme d’un croissant garni de pointes placées à la distance d’un pied, embusqué à la porte de l’enclos, coupait avec une adresse infinie les jarrets de derrière des pauvres bêtes au fur et à mesure qu’elles passaient devant lui.
Si par hasard il manquait son coup, ce qui était rare, un second vaquero à cheval suivait l’animal au grand galop, lui jetait le lasso autour des cornes et le maintenait jusqu’à ce que le premier lui eût coupé les jarrets.
Nonchalamment appuyé contre le portique de l’hacienda, un homme d’une quarantaine d’années, revêtu d’un riche costume de gentilhomme fermier, les épaules recouvertes d’un zarapé aux brillantes couleurs, et la tête garantie des derniers rayons du soleil couchant par un fin chapeau de paille de Panama d’au moins cinq cents piastres, semblait présider à cette scène tout en fumant une cigarette de maïs.
C’était un cavalier de haute mine, à la taille élancée fine, cambrée et parfaitement proportionnée, les traits de son visage, bien dessinés, aux lignes fermes et arrêtées dénotaient la loyauté, le courage et surtout une volonté de fer. Ses grands yeux noirs ombragés par d’épais sourcils étaient d’une douceur sans égale, mais lorsqu’une contrariété un peu vive colorait son teint bruni d’un reflet rougeâtre, son regard prenait une fixité et une force que nul ne pouvait supporter et qui faisaient hésiter et trembler les plus braves.
La finesse des extrémités et plus que tout le cachet d’aristocratie empreint sur sa personne dénotaient au premier coup d’œil que cet homme était de pure et noble race castillane.
En effet, ce personnage était don Ramon Garillas de Saavedra, le propriétaire de l’hacienda del Milagro que nous venons de décrire.
Don Ramon Garillas descendait d’une famille espagnole dont le chef avait été un des principaux lieutenants de Cortez, et s’était établi au Mexique après la miraculeuse conquête de cet aventurier de génie.
Jouissant d’une fortune princière, mais repoussé, à cause de son mariage avec une femme de race aztèque mêlée, par les autorités espagnoles, il s’était adonné tout entier à la culture de ses terres et à l’amélioration de ses vastes domaines.
Après dix-sept ans de mariage, il se trouvait chef d’une nombreuse famille composée de six garçons et de trois filles, en tout neuf enfants, dont Rafaël, celui que nous avons vu si lestement tuer le vaquero, était l’aîné.
Le mariage de don Ramon et de doña Jesusita n’avait été qu’un mariage de convenance, contracté du point de vue seul de la fortune, mais qui pourtant les rendait comparativement heureux ; nous disons comparativement, parce que la jeune fille n’étant sortie du couvent que pour se marier, l’amour n’avait jamais existé entre eux, mais avait été remplacé par une tendre et sincère affection.
Doña Jesusita passait son temps dans les soins que nécessitaient ses enfants, au milieu de ses femmes indiennes ; de son côté son mari complètement absorbé par les devoirs de sa vie de gentilhomme fermier restait presque toujours avec ses vaqueros, ses péons et ses chasseurs, ne voyant sa femme que pendant quelques minutes aux heures des repas, et restant parfois des mois entiers absent pour une partie de chasse sur les bords du rio Gila.
Cependant nous devons ajouter que, absent ou présent, don Ramon veillait avec le plus grand soin à ce que rien ne manquât au bien-être de sa femme et à ce que ses moindres caprices fussent satisfaits, n’épargnant ni l’argent ni les peines pour lui procurer ce qu’elle paraissait désirer.
Doña Jesusita était douée d’une beauté ravissante et d’une douceur angélique ; elle semblait avoir accepté sinon avec joie du moins sans trop de peine le genre de vie auquel son mari l’avait obligée à se plier ; mais dans les profondeurs de son grand œil noir languissant, dans la pâleur de ses traits et surtout dans le nuage de tristesse qui obscurcissait continuellement son beau front d’une blancheur mate, il était facile de deviner qu’une âme ardente était renfermée dans cette séduisante statue, et que ce cœur qui s’ignorait soi-même avait tourné toutes ses pensées vers ses enfants, qu’elle s’était mise à adorer de toutes les forces virginales de l’amour maternel, le plus beau et le plus sain de tous.
Pour don Ramon, toujours bon et prévenant pour sa femme, qu’il ne s’était jamais donné la peine d’étudier, il avait le droit de la croire la plus heureuse créature du monde, et elle l’était en effet depuis que Dieu l’avait rendue mère.
Le soleil était couché depuis quelques instants, le ciel perdait peu à peu sa teinte pourprée et s’assombrissait de plus en plus, quelques étoiles commençaient déjà à scintiller sur la voûte céleste, et le vent du soir se levait avec une force qui présageait pour la nuit un de ces orages terribles, comme ces régions en voient souvent éclater.
Le mayoral, après avoir fait renfermer avec soin le reste du ganado dans l’enclos, rassembla les vaqueros et péons, et tous se dirigèrent vers l’hacienda où la cloche du souper les avertissait que l’heure du repos était enfin venue.
Lorsque le majordome passa le dernier en le saluant devant son maître :
– Eh bien, lui demanda celui-ci, nô Eusébio, combien de têtes avons-nous cette année ?
– Quatre cent cinquante, mi amò – mon maître —, répondit le mayoral, grand homme sec et maigre, à la tête grisonnante et au visage tanné comme un morceau de cuir, en arrêtant son cheval et ôtant son chapeau, c’est-à-dire soixante-quinze têtes de plus que l’année passée ; nos voisins les jaguars et les Apaches ne nous ont pas causé de grands dommages, cette saison.
– Grâce à vous, nô Eusébio, répondit don Ramon, votre vigilance a été extrême, je saurai vous en récompenser.
– Ma meilleure récompense est la bonne parole que Votre Seigneurie vient de me dire, répondit le mayoral, dont le rude visage s’éclaira d’un sourire de satisfaction, ne dois-je pas veiller sur ce qui vous appartient avec le même soin que si tout était à moi ?
– Merci, reprit le gentilhomme avec émotion en serrant la main de son serviteur, je sais que vous m’êtes dévoué.
– À la vie et à la mort, mon maître, ma mère vous a nourri de son lait, je suis à vous et à votre famille.
– Allons ! allons ! nô Eusébio, dit gaiement l’hacendero, le souper est prêt, la señora doit être à table, ne la laissons pas nous attendre plus longtemps.
Sur ce, tous deux entrèrent dans le patio et nô Eusébio, ainsi que don Ramon l’avait nommé, se prépara, comme il le faisait chaque soir, à fermer les portes.
Pendant ce temps don Ramon entra dans la salle à manger de l’hacienda, où tous les vaqueros et les péons étaient réunis.
Cette salle à manger était meublée d’une immense table qui en tenait tout le centre ; autour de cette table il y avait des bancs de bois garnis de cuir et deux fauteuils sculptés destinés à don Ramon et à la señora. Derrière les fauteuils un Christ en ivoire de quatre pieds de haut pendait au mur entre deux tableaux représentant, l’un Jésus au jardin des Oliviers, l’autre le Sermon sur la montagne. Çà et là accrochées le long des murailles blanchies à la chaux, grimaçaient des têtes de jaguars, de buffles ou d’élans tués à la chasse par l’hacendero.
La table était abondamment servie de lahua, potage épais fait de farine de maïs cuite avec de la viande, de puchero ou olla podrida et de pépian ; de distance en distance il y avait des bouteilles de mezcal et des carafes d’eau.
Sur un signe de l’hacendero le repas commença.
Bientôt l’orage qui menaçait éclata avec fureur.
La pluie tombait à torrents, à chaque seconde des éclairs livides faisaient pâlir les lumières, précédant les éclats formidables de la foudre.
Vers la fin du repas l’ouragan acquit une violence telle que le tumulte des éléments conjurés couvrit le bruit des conversations.
Le tonnerre éclata avec une force épouvantable, un tourbillon de vent s’engouffra dans la salle en défonçant une fenêtre, toutes les lumières s’éteignirent, les assistants se signèrent avec crainte.
En ce moment, la cloche placée à la porte de l’hacienda retentit avec un bruit convulsif, et une voix qui n’avait rien d’humain cria à deux reprises différentes :
– À moi !… à moi !…
– Sang du Christ ! s’écria don Ramon en s’élançant hors de la salle, on égorge quelqu’un dans la plaine.
Deux coups de feu retentirent presque en même temps, un cri d’agonie traversa l’espace, et tout retomba dans un silence sinistre.
Tout à coup un éclair blafard sillonna l’obscurité, le tonnerre éclata avec un fracas horrible et don Ramon reparut sur le seuil de la salle, portant un homme évanoui dans ses bras.
L’étranger fut déposé sur un siège, l’on s’empressa autour de lui.