Free

Salammbô

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

– «Oui !» dit Salammbô, «quelqu’un m’attend.»

Taanach se recula de surprise, et, afin d’en savoir plus long :

– «Que m’ordonnes-tu, Maîtresse ? car si tu dois rester partie…»

Mais Salammbô sanglotait ; l’esclave s’écria :

– «Tu souffres ! qu’as-tu donc ? Ne t’en va pas ! emmène-moi ! Quand tu étais toute petite et que tu pleurais, je te prenais sur mon coeur et je te faisais rire avec la pointe de me mamelles ; tu les as taries, Maîtresse !» Elle se donnait des coups sur sa poitrine desséchée. «Maintenant, je suis vieille ! je ne peux rien pour toi ! tu ne m’aimes plus ! tu me caches tes douleurs, tu dédaignes ta nourrice !» Et de tendresse et de dépit, des larmes coulaient le long de ses joues, dans les balafres de son tatouage.

– «Non !» dit Salammbô, «non, je t’aime ! console-toi !»

Taanach, avec un sourire pareil à la grimace d’un vieux singe, reprit sa besogne. D’après les recommandations de Schahabarim, Salammbô lui avait ordonné de la rendre magnifique ; et elle l’accommodait dans un goût barbare, plein à la fois de recherche et d’ingénuité.

Sur une première tunique, mince, et de couleur vineuse, elle en passa une seconde, brodée en plumes d’oiseaux. Des écailles d’or se collaient à ses hanches, et de cette large ceinture descendaient les flots de ses caleçons bleus, étoilés d’argent. Ensuite Taanach lui emmancha une grande robe, faite avec la toile du pays des Sères, blanche et bariolée de lignes vertes. Elle attacha au bord de son épaule un carré de pourpre, appesanti dans le bas par des grains de sandastrum ; et par-dessus tous ces vêtements, elle posa un manteau noir à queue traînante ; puis elle la contempla, et, fière de son oeuvre, ne put s’empêcher de dire :

– «Tu ne seras pas plus belle le jour de tes noces !»

– «Mes noces !» répéta Salammbô ; elle rêvait, le coude appuyé sur la chaise d’ivoire.

Mais Taanach dressa devant elle un miroir de cuivre si large et si haut qu’elle s’y aperçut tout entière. Alors elle se leva, et, d’un coup de doigt léger, remonta une boucle de ses cheveux, qui descendait trop bas.

Ils étaient couverts de poudre d’or, crépus sur le front et par-derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades que terminaient des perles. Les clartés des candélabres avivaient le fard de ses joues, l’or de ses vêtements, la blancheur de sa peau ; elle avait autour de la taille, sur les bras, sur les mains et aux doigts des pieds une telle abondance de pierreries que le miroir, comme un soleil, lui renvoyait des rayons ; – et Salammbô, debout à côté de Taanach, se penchant pour la voir, souriait dans cet éblouissement.

Puis elle se promena de long en large, embarrassée du temps qui lui restait.

Tout à coup, le chant d’un coq retentit. Elle piqua vivement sur ses cheveux un long voile jaunes, se passa une écharpe autour du cou, enfonça ses pieds dans des bottines de cuir bleu, et elle dit à Taanach :

– «Va voir sous les myrtes s’il n’y a pas un homme avec deux chevaux.»

Taanach était à peine rentrée qu’elle descendait l’escalier des galeries.

– «Maîtresse !» cria la nourrice.

Salammbô se retourna, un doigt sur la bouche, en signe de discrétion et d’immobilité.

Taanach se coula doucement le long des proues jusqu’au bas de la terrasse ; et de loin, à la clarté de la lune, elle distingua, dans l’avenue des cyprès, une ombre gigantesque marchant à la gauche de Salammbô obliquement, ce qui était un présage de mort.

Taanach remonta dans la chambre. Elle se jeta par terre, en se déchirant le visage avec ses ongles ; elle s’arrachait les cheveux, et à pleine poitrine poussait des hurlements aigus.

L’idée lui vint que l’on pouvait les entendre ; alors elle se tut. Elle sanglotait tout bas, la tête dans ses mains et la figure sur les dalles.

Chapitre 11. Sous la tente

L’homme qui conduisait Salammbô la fit remonter au-delà du phare, vers les Catacombes, puis descendre le long faubourg Molouya, plein de ruelles escarpées. Le ciel commençait à blanchir. Quelquefois, des poutres de palmier, sortant des murs, les obligeaient à baisser la tête. Les deux chevaux, marchant au pas, glissaient ; et ils arrivèrent ainsi à la porte de Teveste.

Ses lourds battants étaient entrebâillés ; ils passèrent ; elle se referma derrière eux.

D’abord ils suivirent pendant quelque temps le pied des remparts, et, à la hauteur des Citernes, ils prirent par la Taenia, étroit ruban de terre jaune, qui, séparant le golfe du lac, se prolonge jusqu’au Rhadès.

Personne n’apparaissait autour de Carthage, ni sur la mer, ni dans la campagne. Les flots couleur d’ardoise clapotaient doucement, et le vent léger, poussant leur écume çà et là, les tachetait de déchirures blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbô frissonnait sous la fraîcheur du matin ; le mouvement, le grand air l’étourdissaient. Puis le soleil se leva ; il la mordait sur le derrière de la tête, et, involontairement, elle s’assoupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte, trottaient l’amble en enfonçant leurs pieds dans le sable muet.

Quand ils eurent dépassé la montagne des Eaux-Chaudes, ils continuèrent d’un train plus rapide, le sol étant plus ferme.

Mais les champs, bien qu’on fût à l’époque des semailles et des labours, d’aussi loin qu’on les apercevait, étaient vides comme le désert. Il y avait, de place en place, des tas de blé répandus ; ailleurs des orges roussies s’égrenaient. Sur l’horizon clair, les villages apparaissaient en noir, avec des formes incohérentes et découpées.

De temps à autre, un pan de muraille à demi calciné se dressait au bord de la route. Les toits des cabanes s’effondraient, et, dans l’intérieur, on distinguait des éclats de poteries, des lambeaux de vêtements, toutes sortes d’ustensiles et de choses brisées méconnaissables. Souvent un être couvert de haillons, la face terreuse et les prunelles flamboyantes, sortait de ces ruines. Mais bien vite il se mettait à courir ou disparaissait dans un trou. Salammbô et son guide ne s’arrêtaient pas.

Les plaines abandonnées se succédaient. Sur de grands espaces de terre toute blonde s’étalait, par traînées inégales, une poudre de charbon que leurs pas soulevaient derrière eux. Quelquefois ils rencontraient de petits endroits paisibles, un ruisseau qui coulait parmi de longues herbes ; et, en remontant sur l’autre bord, Salammbô, pour se rafraîchir les mains, arrachait des feuilles mouillées. Au coin d’un bois de lauriers-roses, son cheval fit un grand écart devant le cadavre d’un homme, étendu par terre.

L’esclave, aussitôt, la rétablit sur les coussins. C’était un des serviteurs du Temple, un homme que Schahabarim employait dans les missions périlleuses.

Par excès de précaution, maintenant il allait à pied, près d’elle entre les chevaux ; et il les fouettait avec le bout d’un lacet de cuir enroulé à son bras, ou bien il tirait d’une panetière suspendue contre sa poitrine des boulettes de froment, de dattes et de jaunes d’oeufs, enveloppées dans des feuilles de lotus, et il les offrait à Salammbô, sans parler, tout en courant.

Au milieu du jour, trois Barbares, vêtus de peaux de bêtes, les croisèrent sur le sentier. Peu à peu, il en parut d’autres, vagabondant par troupes de dix, douze, vingt-cinq hommes ; plusieurs poussaient des chèvres ou quelque vache qui boitait. Leurs lourds bâtons étaient hérissés de pointes en airain ; des coutelas luisaient sur leurs vêtements d’une saleté farouche, et ils ouvraient les yeux avec un air de menace et d’ébahissement. Tout en passant, quelques-uns envoyaient une bénédiction banale ; d’autres, des plaisanteries obscènes ; et l’homme de Schahabarim répondait à chacun dans son propre idiome. Il leur disait que c’était un jeune garçon malade allant pour se guérir vers un temple lointain.

Cependant le jour tombait. Des aboiements retentirent ; ils s’en rapprochèrent.

Puis, aux clartés du crépuscule, ils aperçurent un enclos de pierres sèches, enfermant une vague construction. Un chien courait sur le mur. L’esclave lui jeta des cailloux ; et ils entrèrent dans une haute salle voûtée.

Au milieu, une femme accroupie se chauffait à un feu de broussailles dont la fumée s’envolait par les trous du plafond. Ses cheveux blancs, qui lui tombaient jusqu’aux genoux, la cachaient à demi ; et sans vouloir répondre, d’un air idiot, elle marmottait des paroles de vengeance contre les Barbares et contre les Carthaginois.

Le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il revint près d’elle, en réclamant à manger. La vieille branlait la tête, et, les yeux fixés sur les charbons, murmurait :

– «J’étais la main. Les dix doigts sont coupés. La bouche ne mange plus.»

L’esclave lui montra une poignée de pièces d’or. Elle se rua dessus, mais bientôt elle reprit son immobilité.

Enfin il lui posa sous la gorge un poignard qu’il avait dans sa ceinture. Alors, en tremblant, elle alla soulever une large pierre et rapporta une amphore de vin avec des poissons d’Hippo-Zaryte confits dans du miel.

Salammbô se détourna de cette nourriture immonde, et elle s’endormit sur les caparaçons des chevaux étendus dans un coin de la salle.

Avant le jour, il la réveilla.

Le chien hurlait. L’esclave s’en approcha tout doucement ; et d’un seul coup de poignard, lui abattit la tête. Puis il frotta de sang les naseaux des chevaux pour les ranimer. La vieille lui lança par-derrière une malédiction. Salammbô l’aperçut, et elle pressa l’amulette qu’elle portait sur son coeur.

Ils se remirent en marche.

De temps à autre, elle demandait si l’on ne serait pas bientôt arrivé. La route ondulait sur de petites collines. On n’entendait que le grincement des cigales. Le soleil chauffait l’herbe jaunie ; la terre était toute fendillée par des crevasses, qui faisaient, en la divisant, comme des dalles monstrueuses. Quelquefois une vipère passait, des aigles volaient ; l’esclave courait toujours ; Salammbô rêvait sous ses voiles, et malgré la chaleur ne les écartait pas, dans la crainte de salir ses beaux vêtements.

 

A des distances régulières, des tours s’élevaient, bâties par les Carthaginois, afin de surveiller les tribus. Ils entraînaient dedans pour se mettre à l’ombre, puis repartaient.

La veille, par prudence, ils avaient fait un grand détour. Mais, à présent, on ne rencontrait personne ; la région étant stérile, les Barbares n’y avaient point passé.

La dévastation peu à peu recommença. Parfois, au milieu d’un champ, une mosaïque s’étalait, seul débris d’un château disparu ; et les oliviers, qui n’avaient pas de feuilles, semblaient au loin de larges buissons d’épines. Ils traversèrent un bourg dont les maisons étaient brûlées à ras du sol. On voyait le long des murailles des squelettes humains. Il y en avait aussi de dromadaires et de mulets. Des charognes à demi rongées barraient les rues. La nuit descendait. Le ciel était bas et couvert de nuages.

Ils remontèrent encore pendant deux heures dans la direction de l’Occident, et, tout à coup, devant eux, ils aperçurent quantité de petites flammes.

Elles brillaient au fond d’un amphithéâtre. Çà et là des plaques d’or miroitaient, en se déplaçant. C’étaient les cuirasses des Clinabares, le camp punique ; puis ils distinguèrent aux alentours d’autres lueurs plus nombreuses, car les armées des Mercenaires, confondues maintenant, s’étendaient sur un grand espace.

Salammbô fit un mouvement pour s’avancer. Mais l’homme de Schahabarim l’entraîna plus loin, et ils longèrent la terrasse qui fermait le camp des Barbares. Une brèche s’y ouvrait, l’esclave disparut.

Au sommet du retranchement, une sentinelle se promenait avec un arc à la main et une pique sur l’épaule.

Salammbô se rapprochait toujours ; le Barbare s’agenouilla, et une longue flèche vint percer le bas de son manteau. Puis, comme elle restait immobile, en criant, il lui demanda ce qu’elle voulait.

– «Parler à Mâtho» , répondit-elle. «Je suis un transfuge de Carthage.»

Il poussa un sifflement, qui se répéta de loin en loin.

Salammbô attendit ; son cheval, effrayé, tournoyait en reniflant.

Quand Mâtho arriva, la lune se levait derrière elle. Mais elle avait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant de draperies autour du corps qu’il était impossible d’en rien deviner. Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un fantôme dans les pénombres du soir.

Enfin elle lui dit :

– «Mène-moi dans ta tente ! Je le veux !»

Un souvenir qu’il ne pouvait préciser lui traversa la mémoire. Il sentait battre son coeur. Cet air de commandement l’intimidait.

– «Suis-moi !» dit-il.

La barrière s’abaissa ; aussitôt elle fut dans le camp des Barbares.

Un grand tumulte et une grande foule l’emplissaient. Des feux clairs brûlaient sous des marmites suspendues ; et leurs reflets empourprés, illuminant certaines places, en laissaient d’autres dans les ténèbres, complètement. On criait, on appelait ; des chevaux attachés à des entraves formaient de longues lignes droites au milieu des tentes ; elles étaient rondes, carrées, de cuir ou de toile ; il y avait des huttes en roseaux et des trous dans le sable comme en font les chiens. Les soldats charriaient des fascines, s’accoudaient par terre, ou, s’enroulant dans une natte, se disposaient à dormir ; et le cheval de Salammbô, pour passer par-dessus, quelquefois allongeait une jambe et sautait.

Elle se rappelait les avoir déjà vus ; mais leurs barbes étaient plus longues, leurs figures encore plus noires, leurs voix plus rauques. Mâtho, en marchant devant elle, les écartait par un geste de son bras qui soulevait son manteau rouge. Quelques-uns baisaient ses mains ; d’autres, en pliant l’échine, l’abordaient pour lui demander des ordres ; car il était maintenant le véritable, le seul chef des Barbares ; Spendius, Autharite et Narr’Havas étaient découragés, et il avait montré tant d’audace et d’obstination que tous lui obéissaient.

Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier. Sa tente était au bout, à trois cents pas du retranchement d’Hamilcar.

Elle remarqua sur la droite une large fosse, et il lui sembla que des visages posaient contre le bord, au niveau du sol, comme eussent fait des têtes coupées. Cependant leurs yeux remuaient, et de ces bouches entrouvertes il s’échappait des gémissements en langage punique.

Deux nègres, portant des fanaux de résine, se tenaient aux deux côtés de la porte. Mâtho écarta la toile brusquement. Elle le suivit.

C’était une tente profonde, avec un mât dressé au milieu. Un grand lampadaire en forme de lotus l’éclairait, tout plein d’une huile jaune où flottaient des poignées d’étoupes, et on distinguait dans l’ombre des choses militaires qui reluisaient. Un glaive nu s’appuyait contre un escabeau, près d’un bouclier ; des fouets en cuir d’hippopotame, des cymbales, des grelots, des colliers s’étalaient pêle-mêle sur des corbeilles en sparterie ; les miettes d’un pain noir salissaient une couverture de feutre ; dans un coin, sur une pierre ronde, de la monnaie de cuivre était négligemment amoncelée, et, par les déchirures de la toile, le vent apportait la poussière du dehors avec la senteur des éléphants, que l’on entendait manger, tout en secouant leurs chaînes.

– «Qui es-tu ?» dit Mâtho.

Sans répondre, elle regardait autour d’elle, lentement, puis ses yeux s’arrêtèrent au fond, où, sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant.

Elle s’avança vivement. Un cri lui échappa. Mâtho, derrière elle, frappait du pied.

– «Qui t’amène ? pourquoi viens-tu ?»

Elle répondit en montrant le zaïmph :

– «Pour le prendre !» et de l’autre main elle arracha les voiles de sa tête. Il se recula, les coudes en arrière, béant, presque terrifié.

Elle se tenait comme appuyée sur la force des Dieux ; et, le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle le réclamait en paroles abondantes et superbes.

Mâtho n’entendait pas ; il la contemplait, et les vêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire des étoffes était, comme la splendeur de sa peau, quelque chose de spécial et n’appartenant qu’à elle. Ses yeux, ses diamants étincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de sa tunique, soulevant un peu de ses seins, les rapprochaient l’un de l’autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où descendait un fil tenant une plaque d’émeraudes, que l’on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d’oreilles deux petites balances de saphir supportant une perle creuse, pleine d’un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la regardait tomber.

Une curiosité indomptable l’entraîna ; et, comme un enfant qui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de sa poitrine ; la chair un peu froide céda avec une résistance élastique.

Ce contact, à peine sensible pourtant, ébranla Mâtho jusqu’au fond de lui-même. Un soulèvement de tout son être le précipitait vers elle. Il aurait voulu l’envelopper, l’absorber, la boire. Sa poitrine haletait, il claquait des dents.

En la prenant par les deux poignets, il l’attira doucement, et il s’assit alors sur une cuirasse, près du lit de palmier que couvrait une peau de lion. Elle était debout. Il la regardait de bas en haut, en la tenant ainsi entre ses jambes, et il répétait :

– «Comme tu es belle ! comme tu es belle !»

Ses yeux continuellement fixés sur les siens la faisaient souffrir ; et ce malaise, cette répugnance augmentaient d’une façon si aiguë que Salammbô se retenait pour ne pas crier. La pensée de Schahabarim lui revint ; elle se résigna.

Mâtho gardait toujours ses petites mains dans les siennes ; et, de temps à autre, malgré l’ordre du prêtre, en tournant le visage, elle tâchait de l’écarter avec des secousses de ses bras. Il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s’exhalant de sa personne. C’était une émanation indéfinissable, fraîche, et cependant qui étourdissait comme la fumée d’une cassolette. Elle sentait le miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeur encore.

Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa tente, à sa discrétion ? Quelqu’un, sans doute, l’avait poussée ? Elle n’était pas venue pour le zaïmph ? Ses bras retombèrent, et il baissa la tête, accablé par une rêverie soudaine.

Salammbô, afin de l’attendrir, lui dit d’une voix plaintive :

– «Que t’ai-je donc fait pour que tu veuilles ma mort ?»

– «Ta mort !»

Elle reprit :

– «Je t’ai aperçu un soir, à la lueur de mes jardins qui brûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves égorgés, et ta colère était si forte que tu as bondi vers moi et qu’il a fallu m’enfuir ! Puis une terreur est entrée dans Carthage. On criait la dévastation des villes, l’incendie des campagnes, le massacre des soldats ; c’est toi qui les avais perdus, c’est toi qui les avais assassinés ! Je te hais ! Ton nom seul me ronge comme un remords. Tu es plus exécré que la peste et que la guerre romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur, les sillons sont pleins de cadavres ! J’ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch !»

Mâtho se leva d’un bond ; un orgueil colossal lui gonflait le coeur ; il se trouvait haussé à la taille d’un Dieu.

Les narines battantes, les dents serrées, elle continuait :

– «Comme si ce n’était pas assez de ton sacrilège, tu es venu chez moi, dans mon sommeil, tout couvert du zaïmph ! Tes paroles, je ne les ai pas comprises ; mais je voyais bien que tu voulais m’entraîner vers quelque chose d’épouvantable, au fond d’un abîme.»

Mâtho, en se tordant les bras, s’écria :

– «Non ! non ! c’était pour te le donner ! pour te le rendre ! Il me semblait que la Déesse avait laissé son vêtement pour toi, et qu’il t’appartenait ! Dans son temple ou dans ta maison, qu’importe ? n’es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme Tanit !» Et avec un regard plein d’une adoration infinie :

– «A moins, peut-être que tu ne sois Tanit ?»

– «Moi, Tanit !» se disait Salammbô.

Ils ne parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait. Des moutons bêlaient, effrayés par l’orage.

– «Oh ! approche !» reprit-il, «approche ! ne crains rien !» «Autrefois, je n’étais qu’un soldat confondu dans la plèbe des Mercenaires, et même si doux, que je portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m’inquiète de Carthage ! La foule de ses hommes s’agite comme perdue dans la poussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin de parvenir jusqu’à toi, pour te posséder ! D’ailleurs, en attendant, je me vengeais ! A présent, j’écrase les hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges, j’écarte les sarisses avec mes mains, j’arrête les étalons par les naseaux ; une catapulte ne me tuerait pas ! Oh ! Si tu savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi ! Quelquefois, le souvenir d’un geste, d’un pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m’enlace comme un filet ! j’aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des boucliers ! j’entends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me détourne, tu n’es pas là ! et alors je me replonge dans la bataille !»

Il levait ses bras où des veines s’entrecroisaient comme des lierres sur des branches d’arbre. De la sueur coulait sur sa poitrine, entre ses muscles carrés ; et son haleine secouait ses flancs avec sa ceinture de bronze toute garnie de lanières qui pendaient jusqu’à ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô, accoutumée aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cet homme. C’était le châtiment de la Déesse ou l’influence de Moloch circulant autour d’elle, dans les cinq armées. Une lassitude l’accablait ; elle écoutait avec stupeur le cri intermittent des sentinelles, qui se répondaient.

Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales d’air chaud. Il venait, par moment, de larges éclairs ; puis l’obscurité redoublait ; et elle ne voyait plus que les prunelles de Mâtho, comme deux charbons dans la nuit. Cependant, elle sentait bien qu’une fatalité l’entourait, qu’elle touchait à un moment suprême, irrévocable, et, dans un effort, elle remonta vers le zaïmph et leva les mains pour le saisir.

 

– «Que fais-tu ?» s’écria Mâtho.

Elle répondit avec placidité :

– «Je m’en retourne à Carthage.»

Il s’avança en croisant les bras, et d’un air si terrible qu’elle fut immédiatement comme clouée sur ses talons.

– «T’en retourner à Carthage !» Il balbutiait, et il répétait, en grinçant des dents :

– «T’en retourner à Carthage ! Ah ! tu venais pour prendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître ! Non ! non, tu m’appartiens ! et personne à présent ne t’arrachera d’ici ! Oh ! je n’ai pas oublié l’insolence de tes grands yeux tranquilles et comme tu m’écrasais avec la hauteur de ta beauté ! A mon tour, maintenant ! Tu es ma captive, mon esclave, ma servante ! Appelle, si tu veux, ton père et son armée, les Anciens, les Riches et ton exécrable peuple, tout entier ! Je suis le maître de trois cent mille soldats ! j’irai en chercher dans la Lusitanie, dans les Gaules et au fond du désert, et je renverserai ta ville, je brûlerai tous ses temples ; les trirèmes vogueront sur des vagues de sang ! Je ne veux pas qu’il en reste une maison, une pierre ni un palmier ! Et si les hommes me manquent, j’attirerai les ours des montagnes et je pousserai les lions ! N’essaye pas de t’enfuir, je te tue !»

Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dont les cordes vont éclater. Tout à coup des sanglots l’étouffèrent et, en s’affaissant sur les jarrets :

– «Ah ! pardonne-moi ! Je suis un infâme et plus vil que les scorpions, que la fange et la poussière ! Tout à l’heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face, et je me délectais comme un moribond qui boit à plat ventre au bord d’un ruisseau. Ecrase-moi, pourvu que je sente tes pieds ! maudis-moi, pourvu que j’entende ta voix ! Ne t’en va pas ! pitié ! je t’aime ! je t’aime !»

Il était à genoux, par terre, devant elle ; et il lui entourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mains errantes ; les disques d’or suspendus à ses oreilles luisaient sur son cou bronzé ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux pareils à des globes d’argent ; il soupirait d’une façon caressante, et murmurait de vagues paroles, plus légères qu’une brise et suaves comme un baiser.

Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et de supérieur, un ordre des Dieux la forçait à s’y abandonner ; des nuages la soulevaient, et, en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine.

– «Moloch, tu me brûles !» et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil.

Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, et d’un bout à l’autre les longues tresses de ses cheveux.

– «Emporte-le» , disait-il, «est-ce que j’y tiens ! Emmène-moi avec lui ! j’abandonne l’armée ! je renonce à tout ! Au-delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, on rencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fument se balancent comme d’éternels encensoirs ; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon ; l’air est si doux qu’il empêche de mourir. Oh ! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans les grottes de cristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne l’habite, ou je deviendrai le roi du pays.»

Il balaya la poussière de ses cothurnes ; il voulut qu’elle mît entre ses lèvres le quartier d’une grenade, il accumula derrière sa tête des vêtements pour lui faire un coussin. Il cherchait les moyens de la servir, de s’humilier, et même il étala sur ses jambes le zaïmph, comme un simple tapis.

– «As-tu toujours» , disait-il, «ces petites cornes de gazelle où sont suspendus tes colliers ? Tu me les donneras ; je les aime !» Car il parlait comme si la guerre était finie, des rires de joie lui échappaient ; et les Mercenaires, Hamilcar, tous les obstacles avaient maintenant disparu. La lune glissait entre deux nuages. Ils la voyaient par une ouverture de la tente.

– «Ah ! que j’ai passé de nuits à la contempler ! elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me regardais à travers ; ton souvenir se mêlait à ses rayonnements ; je ne vous distinguais plus !» Et la tête entre ses seins, il pleurait abondamment.

– «C’est donc là !» , songeait-elle «cet homme formidable qui fait trembler Carthage !»

Il s’endormit. Alors, en se dégageant de son bras, elle posa un pied par terre, et elle s’aperçut que sa chaînette était brisée.

On accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecter ces entraves comme une chose presque religieuse, et Salammbô, en rougissant, roula autour de ses jambes les deux tronçons de la chaîne d’or.

Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu’elle avait traversées, tourbillonnaient dans sa mémoire en images tumultueuses et nettes cependant. Mais un abîme survenu les reculait loin d’elle, à une distance infinie.

L’orage s’en allait ; de rares gouttes d’eau en claquant une à une faisaient osciller le toit de la tente.

Mâtho, tel qu’un homme ivre, dormait étendu sur le flanc, avec un bras qui dépassait le bord de la couche. Son bandeau de perles était un peu remonté et découvrait son front. Un sourire écartait ses dents. Elles brillaient entre sa barbe noire, et dans les paupières à demi closes il y avait une gaieté silencieuse et presque outrageante.

Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les mains croisées.

Au chevet du lit, un poignard s’étalait sur une table de cyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma d’une envie sanguinaire. Des voix lamentables se traînaient au loin, dans l’ombre, et, comme un choeur de Génies, la sollicitaient. Elle se rapprocha ; elle saisit le fer par le manche. Au frôlement de sa robe, Mâtho entrouvrit les yeux, en avançant la bouche sur ses mains, et le poignard tomba.

Des cris s’élevèrent ; une lueur effrayante fulgurait derrière la toile. Mâtho la souleva ; ils aperçurent de grandes flammes qui enveloppaient le camp des Libyens.

Leurs cabanes de roseaux brûlaient, et les tiges, en se tordant, éclataient dans la fumée et s’envolaient comme des flèches ; sur l’horizon tout rouge, des ombres noires couraient éperdues. On entendait les hurlements de ceux qui étaient dans les cabanes ; les éléphants, les boeufs et les chevaux bondissaient au milieu de la foule en l’écrasant, avec les munitions et les bagages que l’on tirait de l’incendie. Des trompettes sonnaient. On appelait : «Mâtho ! Mâtho !» Des gens à la porte voulaient entrer.

– «Viens donc ! c’est Hamilcar qui brûle le camp d’Autharite !»

Il fit un bond. Elle se trouva toute seule.

Alors elle examina le zaïmph ; et quand elle l’eut bien contemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur qu’elle s’imaginait autrefois. Elle restait mélancolique devant son rêve accompli.

Mais le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuse apparut. Salammbô ne distingua d’abord que les deux yeux, avec une longue barbe blanche qui pendait jusqu’à terre ; car le reste du corps, embarrassé dans les guenilles d’un vêtement fauve, traînait contre le sol ; et, à chaque mouvement pour avancer, les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. En rampant ainsi, elle arriva jusqu’à ses pieds, et Salammbô reconnut le vieux Giscon.

En effet, les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs de s’enfuir, à coups de barre d’airain leur avaient cassé les jambes ; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse, au milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaient le bruit des gamelles, se haussaient en criant : c’est ainsi que Giscon avait aperçu Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise, aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes ; et, dans le pressentiment d’un mystère considérable, en se faisant aider par ses compagnons, il était parvenu à sortir de la fosse ; puis, avec les coudes et les mains, il s’était traîné vingt pas plus loin, jusqu’à la tente de Mâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du dehors et tout entendu.