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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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Mâtho effleurait les dalles incrustées d'or, de nacre et de verre; et malgré la polissure du sol, il lui semblait que ses pieds enfonçaient comme s'il eût marché dans des sables.

Il avait aperçu derrière la lampe d'argent un grand carré d'azur se tenant en l'air par quatre cordes qui remontaient, et il s'avançait, les reins courbés, la bouche ouverte.

Des ailes de phénicoptères, emmanchées à des branches de corail noir, traînaient parmi les coussins de pourpre et les étrilles d'écaille, les coffrets de cèdre, les spatules d'ivoire. A des cornes d'antilope étaient enfilés des bagues, des bracelets; et des vases d'argile rafraîchissaient au vent, dans la fente du mur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta les pieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inégale qui faisaient dans la chambre comme une succession d'appartements. Au fond, des balustres d'argent entouraient un tapis semé de fleurs peintes. Enfin il arriva contre le lit suspendu, près d'un escabeau d'ébène servant à y monter.

La lumière s'arrêtait au bord; – et l'ombre, telle qu'un grand rideau, ne découvrait qu'un angle du matelas rouge avec le bout d'un petit pied nu posant sur la cheville. Mâtho tira la lampe tout doucement.

Elle dormait la joue dans une main et l'autre bras déplié. Les anneaux de sa chevelure se répandaient autour d'elle si abondamment qu'elle paraissait couchée sur des plumes noires, et sa large tunique blanche se courbait en molles draperies, jusqu'à ses pieds, suivant les inflexions de sa taille. On apercevait un peu ses yeux sous ses paupières entre-closes. Les courtines, perpendiculairement tendues, l'enveloppaient d'une atmosphère bleuâtre, et le mouvement de sa respiration, en se communiquant aux cordes, semblait la balancer dans l'air. Un long moustique bourdonnait.

Mâtho, immobile, tenait au bout de son bras la galère d'argent; la moustiquaire s'enflamma d'un seul coup, disparut, et Salammbô se réveilla.

Le feu s'était de soi-même éteint. Elle ne parlait pas. La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes moires lumineuses.

« – Qu'est-ce donc?» dit-elle.

Il répondit:

« – C'est le voile de la Déesse!

« – Le voile de la Déesse!» s'écria Salammbô; et, appuyée sur les deux poings, elle se penchait en dehors toute frémissante. Il reprit:

« – J'ai été le chercher pour toi dans les profondeurs du sanctuaire! Regarde!» Le zaïmph étincelait tout couvert de rayons.

« – T'en souviens-tu? – disait Mâtho. – La nuit, tu apparaissais dans mes songes; mais je ne devinais pas l'ordre muet de tes yeux!» Elle avança un pied sur l'escabeau d'ébène. «Si j'avais compris, je serais accouru; j'aurais abandonné l'armée; je ne serais pas sorti de Carthage. Pour t'obéir, je descendrais par la caverne d'Hadrumète dans le royaume des Ombres!.. Pardonne! c'étaient comme des montagnes qui pesaient sur mes jours; et pourtant quelque chose m'entraînait! Je tâchais de venir jusqu'à toi! Sans les Dieux, est-ce que jamais j'aurais osé!.. Partons! il faut me suivre! ou, si tu ne veux pas, je vais rester. Que m'importe!.. Noie mon âme dans le souffle de ton haleine! Que mes lèvres s'écrasent à baiser tes mains!

« – Laisse-moi voir! – disait-elle. – Plus près! plus près!»

L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les feuilles de talc dans les murs. Salammbô s'appuyait en défaillant contre les coussins du lit.

« – Je t'aime!» criait Mâtho.

Elle balbutia: – «Donne-le!» Et ils se rapprochaient.

Elle s'avançait toujours, vêtue de sa simarre blanche qui traînait, avec ses grands yeux attachés sur le voile. Mâtho la contemplait, ébloui par les splendeurs de sa tête, et tendant vers elle le zaïmph, il allait l'envelopper dans une étreinte. Elle écartait les bras. Tout à coup elle s'arrêta, et ils restèrent béants à se regarder.

Sans comprendre ce qu'il sollicitait, une horreur la saisit. Ses sourcils minces remontèrent, ses lèvres s'ouvraient; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une des patères d'airain qui pendaient au coin du matelas rouge, en criant:

« – Au secours! au secours! Arrière, sacrilège! infâme! maudit! A moi, Taanach, Kroûm, Ewa, Micipsa, Schaoûl!»

Et la figure de Spendius effarée, apparaissant dans la muraille entre les buires d'argile, jeta ces mots:

« – Fuis donc! ils accourent!»

Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers, et un flot de monde, des femmes, des valets, des esclaves, s'élancèrent dans la chambre avec des épieux, des casse-tête, des coutelas, des poignards. Ils furent comme paralysés d'indignation en apercevant un homme; les servantes poussaient le hurlement des funérailles, et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire.

Mâtho se tenait derrière les balustres. Avec le zaïmph qui l'enveloppait, il semblait un dieu sidéral tout environné du firmament. Les esclaves s'allaient jeter sur lui. Elle les arrêta.

« – N'y touchez pas! C'est le manteau de la Déesse!»

Elle s'était reculée dans un angle; mais elle fit un pas vers lui, et allongeant son bras nu:

« – Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit! Haine, vengeance, massacre et douleur! Que Gurzil, dieu des batailles, te déchire! que Mastiman, dieu des morts, t'étouffe! et que l'autre, – celui qu'il ne faut pas nommer – te brûle!»

Mâtho poussa un cri, comme à la blessure d'une épée. Elle répéta plusieurs fois: – «Va-t'en! va-t'en!»

La foule des serviteurs s'écarta, et Mâtho, baissant la tête, passa lentement au milieu d'eux; à la porte il s'arrêta, car la frange du zaïmph s'était accrochée à une des étoiles d'or qui pavaient les dalles. Il le tira brusquement d'un coup d'épaule et descendit les escaliers.

Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sautant par-dessus les haies, les rigoles, s'était échappé des jardins. Il arriva au pied du phare. Le mur en cet endroit se trouvait abandonné, tant la falaise était inaccessible. Il s'avança jusqu'au bord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant, se laissa glisser tout le long jusqu'en bas; puis il atteignit à la nage le cap des Tombeaux, fit un grand détour par la lagune salée, et le soir rentra au camp des Barbares.

Le soleil s'était levé; et comme un lion qui s'éloigne, Mâtho descendait les chemins, en jetant autour de lui des yeux terribles.

Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles. Elle était partie du palais, et elle recommençait au loin, du côté de l'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris le trésor de la République dans le temple de Moloch; d'autres parlaient d'un prêtre assassiné. On s'imaginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans la ville.

Mâtho, qui ne savait comment sortir des enceintes, marchait droit devant lui; on l'aperçut; une clameur s'éleva. Tous avaient compris; ce fut une consternation, puis une immense colère.

Du fond des Mappales, des hauteurs de l'Acropole, des catacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les patriciens sortaient de leurs palais, les vendeurs de leurs boutiques; les femmes abandonnaient leurs enfants; on saisit des épées, des haches, des bâtons; mais l'obstacle qui avait empêché Salammbô les arrêta. Comment reprendre le voile? Sa vue seule était un crime; il était de la nature des Dieux et son contact faisait mourir.

Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés se tordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient au hasard; on montait sur les maisons, sur les terrasses, sur l'épaule des colosses et dans la mâture des navires. Il s'avançait cependant, et à chacun de ses pas la rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vidaient à son approche, et ce torrent d'hommes qui fuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu'au sommet des muraille. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouverts comme pour le dévorer, des dents qui claquaient, des poings tendus; et les imprécations de Salammbô retentissaient en se multipliant.

Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre, et des pierres ronflaient; mais les coups, mal dirigés (car on avait peur d'atteindre le zaïmph), passaient au-dessus de sa tête. D'ailleurs se faisant du voile un bouclier, il le tendait à droite, à gauche, devant lui, par derrière; et ils n'imaginaient aucun expédient. Il marchait de plus en plus vite, s'engageant par les rues ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des chariots, des pièges; à chaque détour il revenait en arrière. Enfin il entra sur la place de Khamon, où les Baléares avaient péri; Mâtho s'arrêta, pâlissant comme quelqu'un qui va mourir. Il était bien perdu cette fois; la multitude battait des mains.

Il courut jusqu'à la grande porte fermée. Elle était très haute, tout en cœur de chêne, avec des clous de fer et doublée d'airain. Mâtho se jeta contre. Le peuple trépignait de joie, voyant l'impuissance de sa fureur; alors il prit sa sandale, cracha dessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entière hurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l'écraser. Mâtho promena sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes battaient à l'étourdir; il se sentit envahi par l'engourdissement des gens ivres. Tout à coup il aperçut la longue chaîne que l'on tirait pour manœuvrer la bascule de la porte. D'un bond il s'y cramponna, en roidissant ses bras, en s'arc-boutant des pieds; et, à la fin, les battants énormes s'entr'ouvrirent.

Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph et l'éleva sur sa tête le plus haut possible. L'étoffe, soutenue par le vent de là mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi, traversa toute la plaine jusqu'aux tentes des soldats; et le peuple, sur les murs, regardait s'en aller la fortune de Carthage.

VI
HANNON

« – J'aurais dû l'enlever! – disait-il le soir à Spendius. – Il fallait la saisir, l'arracher de sa maison! Personne n'eût osé rien contre moi!»

 

Spendius ne l'écoutait pas. Étendu sur le dos, il se reposait avec délices, près d'une grande jarre pleine d'eau miellée, où de temps à autre il se plongeait la tête pour boire plus abondamment.

Mâtho reprit:

« – Que faire?.. Comment rentrer dans Carthage?

« – Je ne sais», lui dit Spendius.

Cette impassibilité l'exaspérait; il s'écria:

« – Eh! la faute vient de toi! Tu m'entraînes, puis tu m'abandonnes, lâche que tu es! Pourquoi donc t'obéirais-je? Te crois-tu mon maître? Ah! prostitueur, esclave, fils d'esclave!» Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main.

Le Grec ne répondit pas. Un lampadaire d'argile brûlait doucement contre le mât de la tente, où le zaïmph rayonnait dans la panoplie suspendue.

Tout à coup, Mâtho chaussa ses cothurnes, boucla sa jaquette à lames d'airain, prit son casque.

« – Où vas-tu?» demanda Spendius.

« – J'y retourne! Laisse-moi! Je la ramènerai! Et s'ils se présentent, je les écrase comme des vipères! Je la ferai mourir, Spendius!» Il répéta: «Oui! je la tuerai! tu verras, je la tuerai!»

Spendius, qui tendait l'oreille, arracha brusquement le zaïmph et le jeta dans un coin, en accumulant, par-dessus, des toisons. On entendit un murmure de voix, des torches brillèrent; et Narr'Havas entra, suivi d'une vingtaine d'hommes environ.

Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards, des colliers de cuir, des pendants d'oreilles en bois, des chaussures en peau d'hyène; et, restés sur le seuil, ils s'appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent. Narr'Havas était le plus beau de tous; des courroies garnies de perles serraient ses bras minces; le cercle d'or attachant autour de sa tête son large vêtement retenait une plume d'autruche qui lui pendait derrière l'épaule; un continuel sourire découvrait ses dents; ses yeux semblaient aiguisés comme des flèches, et il y avait dans toute sa personne quelque chose d'attentif et de léger.

Il déclara qu'il venait se joindre aux Mercenaires, car la République menaçait depuis longtemps son royaume. Donc il avait intérêt à secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur être utile.

« – Je vous fournirai des éléphants (mes forêts en sont pleines), du vin, de l'huile, de l'orge, des dattes, de la poix et du soufre pour les sièges, vingt mille fantassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse à toi, Mâtho, c'est que la possession du zaïmph t'a rendu le premier de l'armée.» Il ajouta: «Nous sommes d'anciens amis, d'ailleurs.»

Mâtho considérait Spendius, qui écoutait assis sur les peaux de mouton, tout en faisant avec la tête de petits signes d'assentiment. Narr'Havas parlait. Il attestait les Dieux, il maudissait Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot. Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand hurlement, et Mâtho, emporté par cette colère, s'écria qu'il acceptait l'alliance.

On amena un taureau blanc avec une brebis noire, symbole du jour et symbole de la nuit. On les égorgea au bord d'une fosse. Quand elle fut pleine de sang, ils y plongèrent leurs bras. Puis Narr'Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho, Mâtho la sienne sur la poitrine de Narr'Havas. Ils répétèrent ce stigmate sur la toile de leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit à manger, et on brûla le reste des viandes avec la peau, les ossements, les cornes et les ongles.

Une immense acclamation avait salué Mâtho lorsqu'il était revenu portant le voile de la Déesse; ceux mêmes qui n'étaient pas de religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasme qu'un Génie survenait. Quant à chercher à s'emparer du zaïmph, aucun n'y songea; la manière mystérieuse dont il l'avait acquis suffisait, dans l'esprit des Barbares, à en légitimer la possession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Les autres, dont la haine était moins vieille, ne savaient que résoudre. S'ils avaient eu des navires, ils s'en seraient immédiatement allés.

Spendius, Narr'Havas et Mâtho expédièrent des hommes à toutes les tribus du territoire punique.

Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des impôts exorbitants; les fers, la hache ou la croix punissaient les retards et jusqu'aux murmures. Il fallait cultiver ce qui convenait à la République, fournir ce qu'elle demandait; personne n'avait le droit de posséder une arme; quand les villages se révoltaient, on vendait les habitants; les gouverneurs étaient estimés comme des pressoirs, d'après la quantité qu'ils faisaient rendre. Puis, au delà des régions directement soumises à Carthage, s'étendaient les alliés ne payant qu'un médiocre tribut; derrière les alliés vagabondaient les nomades, qu'on pouvait lâcher sur eux. Par ce système, les récoltes étaient toujours abondantes, les haras savamment conduits, les plantations superbes. Le vieux Caton, un maître en fait de labours et d'esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard en fut ébahi, et le cri de mort qu'il répétait dans Rome n'était que l'exclamation d'une jalousie cupide.

Durant la dernière guerre, les exactions avaient redoublé, si bien que les villes de la Libye, presque toutes, s'étaient livrées à Régulus. Pour les punir, on avait exigé d'elles mille talents, vingt mille bœufs, trois cents sacs de poudre d'or, des avances de grains considérables, et les chefs des tribus avaient été mis en croix ou jetés aux lions.

Tunis surtout exécrait Carthage! Plus vieille que la métropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur; elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au bord de l'eau, comme une bête venimeuse qui la regardait. Les déportations, les massacres et les épidémies ne l'affaiblissaient pas. Elle avait soutenu Archagate, fils d'Agathoclès. Les mangeurs de choses immondes, tout de suite, y trouvèrent des armes.

Les courriers n'étaient pas encore partis, que dans les provinces une joie universelle éclata. Sans rien attendre, on étrangla dans les bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de la République; on retira des cavernes les vieilles armes que l'on cachait; avec le fer des charrues on forgea des épées; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots, et les femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants d'oreilles, tout ce qui pouvait servir à la destruction de Carthage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lances s'amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs. On expédia des bestiaux et de l'argent. Mâtho paya vite aux Mercenaires l'arrérage de leur solde; et cette idée de Spendius le fit nommer général en chef, schalischim des Barbares.

En même temps, les secours d'hommes affluaient. D'abord parurent les gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Des caravanes de Nègres furent saisies, on les arma, et des marchands qui venaient à Carthage, dans l'espoir d'un profit plus certain, se mêlèrent aux Barbares. Il arrivait incessamment des bandes nombreuses. Des hauteurs de l'Acropole on voyait l'armée qui grossissait.

Sur la plate-forme de l'aqueduc les gardes de la Légion étaient postés en sentinelles; et près d'eux, de distance en distance, s'élevaient des cuves en airain où bouillonnaient des flots d'asphalte. En bas, dans la plaine, la grande foule s'agitait tumultueusement. Ils étaient incertains, éprouvant cet embarras que la rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares.

Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance. Colonies phéniciennes comme Carthage, elles se gouvernaient elles-mêmes, et, dans les traités que concluait la République, faisaient chaque fois admettre des clauses pour les en distinguer. Cependant elles respectaient cette sœur plus forte, qui les protégeait, et elles ne croyaient point qu'un amas de Barbares fût capable de la vaincre; ils seraient au contraire exterminés. Elles désiraient rester neutres et vivre tranquilles.

Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au fond d'un golfe, était commode pour amener dans Carthage les secours du dehors. Si Utique seule était prise, Hippo-Zaryte, à six heures plus loin sur la côte, la remplacerait, et la métropole, ainsi ravitaillée, se trouverait inexpugnable.

Spendius voulait qu'on entreprît le siège immédiatement. Narr'Havas s'y opposa; il fallait d'abord se porter sur la frontière. C'était l'opinion des vétérans, celle de Mâtho lui-même, et il fut décidé que Spendius irait attaquer Utique, Mâtho Hippo-Zaryte; le troisième corps d'armée, s'appuyant à Tunis, occuperait la plaine de Carthage; Autharite s'en chargea. Quant à Narr'Havas, il devait retourner dans son royaume pour y prendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les routes.

Les femmes crièrent bien fort à cette décision; elles convoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens aussi réclamèrent. On les avait appelés contre Carthage, et voilà qu'on s'en allait! Les soldats presque seuls partirent. Mâtho commandait ses compagnons avec les Ibériens, les Lusitaniens, les hommes de l'Occident et des îles, et tous ceux qui parlaient grec avaient demandé Spendius, à cause de son esprit.

La stupéfaction fut grande quand on vit l'armée se mouvoir tout à coup; puis elle s'allongea sous la montagne de l'Ariane, par le chemin d'Utique, du côté de la mer. Un tronçon demeura devant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l'autre bord du golfe, à la lisière des bois, où il s'enfonça.

Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être. Les deux cités tyriennes ne résisteraient pas; ils reviendraient sur Carthage. Déjà une armée considérable l'entamait, en occupant l'isthme par la base; et bientôt elle périrait affamée, car on ne pouvait vivre sans l'auxiliaire des provinces, les citoyens ne payant pas, comme à Rome, des contributions. Le génie politique manquait à Carthage. Son éternel souci du gain l'empêchait d'avoir cette prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque, elle s'y maintenait à force de travail. Les nations, comme des flots, mugissaient autour d'elle, et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine.

Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine et par tout ce qu'on avait gaspillé, perdu, tandis qu'on marchandait les Barbares. Cependant il fallait des soldats, et pas un gouvernement ne se fiait à la République! Ptolémée naguère lui avait refusé deux mille talents. D'ailleurs, le rapt du voile les décourageait. Spendius l'avait bien prévu.

Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son cœur son argent et ses dieux; et son patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement.

D'abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu'aucun fût assez fort pour l'accaparer. Les dettes particulières étaient considérées comme dettes publiques. Les hommes de race chananéenne avaient le monopole du commerce. En multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de l'usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Seule, elle ouvrait toutes les magistratures; et bien que la puissance et l'argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l'oligarchie, parce qu'on avait l'espoir d'y atteindre.

Les sociétés de commerçants, où l'on élaborait les lois, choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au sortir de leur charge, nommaient les cent membres du Conseil des anciens, dépendant eux-mêmes de la Grande-Assemblée, réunion générale de tous les riches. Quant aux deux suffètes, à ces restes de rois, moindres que des consuls, ils étaient pris le même jour dans deux familles distinctes. On les divisait par toutes sortes de haines, pour qu'ils s'affaiblissent réciproquement. Ils ne pouvaient délibérer sur la guerre; et, quand ils étaient vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait.

Donc la force de Carthage émanait des Syssites, c'est-à-dire d'une grande cour au centre de Malqua, à l'endroit, disait-on, où avait abordé la première barque des matelots phéniciens, la mer depuis lors s'étant beaucoup retirée. C'était un assemblage de petites chambres d'une architecture archaïque, en troncs de palmiers, avec des encoignures de pierre, et séparées les unes des autres pour recevoir isolément les différentes compagnies. Les riches se tassaient là tout le jour, pour débattre leurs intérêts et ceux du gouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu'à l'extermination de Rome. Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute terrasse bordant le mur de la cour; et d'en bas on les apercevait attablés dans les airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes et leurs grandes boucles d'oreilles qui se penchaient entre les buires, – tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de gros requins qui s'ébattent dans la mer.

 

Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes, ils étaient trop pâles; la foule qui les attendait aux portes les escortait jusqu'à leurs palais pour en tirer quelque nouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons étaient fermées; les rues s'emplissaient, se vidaient soudain; on montait à l'Acropole, on courait vers le port; chaque nuit le Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut convoqué sur la place de Khamon, et l'on décida de s'en remettre à Hannon, le vainqueur d'Hécatompyle.

C'était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ses revenus égalaient ceux des Barca. Personne n'avait une telle expérience dans les choses de l'administration.

Il décréta l'enrôlement de tous les citoyens valides, il plaça des catapultes sur les tours, il exigea des provisions d'armes exorbitantes, il ordonna même la construction de quatorze galères dont on n'avait pas besoin; et il voulut que tout fût enregistré, soigneusement écrit. Il se faisait transporter à l'arsenal, au phare, dans le trésor des temples; on apercevait toujours sa grande litière qui, en se balançant de gradin en gradin, montait les escaliers de l'Acropole. Dans son palais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer à la bataille, il hurlait, d'une voix terrible, des manœuvres de guerre.

Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave. Les riches, dès le chant des coqs, s'alignaient le long des Mappales; et, retroussant leurs robes, ils s'exerçaient à manier la pique. Mais, faute d'instructeur, on se disputait; ils s'asseyaient essoufflés sur les tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s'imposèrent un régime. Les uns, s'imaginant qu'il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se gorgeaient, et d'autres, incommodés par leur corpulence, s'exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir.

Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours de Carthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernier écrou manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunes à équiper les cent douze éléphants qui logeaient dans les remparts; c'étaient les vainqueurs de Régulus; le peuple les chérissait; on ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d'airain dont on garnissait leur poitrail, dorer leurs défenses, élargir leurs tours, et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçons bordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appelait leurs conducteurs des Indiens (d'après les premiers, sans doute, venus des Indes), il ordonna que tous fussent costumés à la mode indienne, c'est-à-dire avec bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon de byssus qui formait, par ses plis transversaux, comme les deux valves d'une coquille appliquée sur les hanches.

L'armée d'Autharite restait toujours devant Tunis. Elle se cachait derrière un mur fait avec la boue du lac et défendu au sommet par des broussailles épineuses. Des nègres y avaient planté çà et là, sur de grands bâtons, d'effroyables figures, masques humains composés avec des plumes d'oiseaux, des têtes de chacals ou de serpents, qui bâillaient vers l'ennemi pour l'épouvanter; – et, par ce moyen, s'estimant invincibles, les Barbares dansaient, luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage ne tarderait pas à périr; un autre qu'Hannon eût écrasé facilement cette multitude qu'embarrassaient des bestiaux et des femmes; d'ailleurs, ils ne comprenaient aucune manœuvre, et Autharite découragé n'en exigeait plus rien.

Ils s'écartaient, quand il passait en roulant ses gros yeux bleus. Puis, arrivé au bord du lac, il retirait son sayon en poil de phoque, dénouait la corde qui attachait ses longs cheveux rouges et les trempait dans l'eau. Il regrettait de n'avoir pas déserté chez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d'Eryx.

Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout à coup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de poussière brune, perpendiculairement étalé, accourait en tourbillonnant; les palmiers se courbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir des pierres sur la croupe des animaux; et le Gaulois, les lèvres collées contre les trous de sa tente, râlait d'épuisement et de mélancolie. Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d'automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard; et, fermant ses paupières, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au fond des bois.

D'autres que lui regrettaient la patrie, bien qu'elle ne fût pas aussi lointaine. Les Carthaginois captifs pouvaient distinguer au delà du golfe, sur les pentes de Byrsa, les velarium de leurs maisons, étendus dans les cours. Mais des sentinelles marchaient autour d'eux perpétuellement. On les avait tous attachés à une chaîne commune. Chacun portait un carcan de fer, et la foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les femmes montraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux qui pendaient sur leurs membres amaigris.

Toutes les fois qu'Autharite considérait Giscon, une fureur le prenait au souvenir de son injure; il l'eût tué sans le serment qu'il avait fait à Narr'Havas. Alors il rentrait dans sa tente, buvait un mélange d'orge et de cumin jusqu'à s'évanouir d'ivresse, puis se réveillait au grand soleil, dévoré par une soif horrible.

Mâtho, cependant, assiégeait Hippo-Zaryte.

Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui la dominaient se développait un mur fortifié de tours. Jamais il n'avait commandé de pareilles entreprises. Puis la pensée de Salammbô l'obsédait, et il rêvait, dans les plaisirs de sa beauté, comme les délices d'une vengeance qui le transportait d'orgueil. C'était un besoin de la revoir âcre, furieux, permanent. Il songea même à s'offrir comme parlementaire, espérant qu'une fois dans Carthage, il parviendrait jusqu'à elle. Souvent il faisait sonner l'assaut, et, sans rien attendre, s'élançait sur ce môle qu'on tâchait d'établir dans la mer. Il arrachait les pierres avec ses mains, bouleversait, frappait, enfonçait partout son épée. Les Barbares se précipitaient pêle-mêle; les échelles rompaient avec un grand fracas, et des masses d'hommes s'écroulaient dans l'eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs; le tumulte s'affaiblissait, et les soldats s'éloignaient pour recommencer.

Mâtho allait s'asseoir en dehors des tentes; il essuyait avec son bras sa figure éclaboussée de sang, – et, tourné vers Carthage, il regardait l'horizon.

En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes et les platanes, s'étalaient deux larges étangs qui rejoignaient un autre lac dont on n'apercevait pas les contours. Derrière une montagne surgissaient d'autres montagnes et, au milieu du lac immense, se dressait une île toute noire et de forme pyramidale. Sur la gauche, à l'extrémité du golfe, des tas de sables semblaient de grandes vagues blondes arrêtées, tandis que la mer, plate comme un dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu'au bord du ciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes; des caroubes brillaient comme des boutons de corail; des pampres retombaient des sycomores; on entendait le murmure de l'eau; des alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues sortant des joncs pour aspirer la brise.

Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait à plat ventre; il enfonçait ses ongles dans la terre et il pleurait; il se sentait misérable, chétif, abandonné. Jamais il ne la posséderait. Il ne pouvait même s'emparer d'une ville.