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Bouvard et Pécuchet

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Bouvard n'avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des messageries à la dernière minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen; il s'était trompé de diligence.

Le soir toutes les places pour Caen étaient retenues; ne sachant que faire, il alla au Théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins, disant qu'il était retiré du négoce et nouvellement acquéreur d'un domaine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen ses ballots n'y étaient pas. Il les reçut le dimanche, et les expédia sur une charrette, ayant prévenu le fermier qu'il les suivrait de quelques heures.

À Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval de renfort, et jusqu'au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de Bretteville, ayant quitté la grande route, il s'engagea dans un chemin de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles. Cependant les ornières s'effaçaient, elles disparurent, et ils se trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir? Enfin Pécuchet abandonna le chariot, et pataugeant dans la boue, s'avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes, les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa route. On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à coup deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s'élança pour le rejoindre. Bouvard était dedans.

Mais où pouvait être la voiture du déménagement? Pendant une heure, ils la hélèrent dans les ténèbres. Enfin, elle se retrouva, et ils arrivèrent à Chavignolles.

Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle. Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils s'attablèrent.

On leur avait préparé une soupe à l'oignon, un poulet, du lard et des oeufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à autre s'informer de leurs goûts. Ils répondaient: Oh très bon! très bon! et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix, tout les délecta! Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant, ils promenaient autour d'eux un regard de satisfaction, en mangeant sur la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures étaient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre, ils s'appuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se répétaient: – Nous y voilà donc! quel bonheur! il me semble que c'est un rêve!

Bien qu'il fût minuit, Pécuchet eut l'idée de faire un tour dans le jardin. Bouvard ne s'y refusa pas. Ils prirent la chandelle, et l'abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des plates-bandes.

Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes: Tiens: des carottes!

Ah! des choux.

Ensuite, ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur; – et les deux ombres de leur corps s'y dessinaient agrandies, en répétant leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire; et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. Au loin, un coq chanta.

Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d'en faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise.

Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis s'endormirent; Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue, Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d'un bonnet de coton; – et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui entrait par les fenêtres.

CHAPITRE II

Quelle joie, le lendemain en se réveillant! Bouvard fuma une pipe, et Pécuchet huma une prise, qu'ils déclarèrent la meilleure de leur existence. Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage.

On avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le clocher de l'église, – et à gauche un rideau de peupliers.

Deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en quatre morceaux. Les légumes étaient compris dans les plates-bandes, où se dressaient, de place en place, des cyprès nains et des quenouilles. D'un côté, une tonnelle aboutissait à un vigneau, de l'autre un mur soutenait les espaliers; – et une claire-voie, dans le fond, donnait sur la campagne. Il y avait au delà du mur un verger, après la charmille un bosquet, derrière la claire-voie un petit chemin.

Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme à chevelure grisonnante et vêtu d'un paletot noir, longea le sentier, en raclant avec sa canne tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit que c'était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l'arrondissement.

Les autres notables étaient le comte de Faverges, autrefois député, et dont on citait les vacheries, le maire M. Foureau qui vendait du bois, du plâtre, toute espèce de choses, M. Marescot le notaire, l'abbé Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu. – Quant à elle, on l'appelait la Germaine, à cause de feu Germain son mari. Elle faisait des journées mais aurait voulu passer au service de ces messieurs. Ils l'acceptèrent, et partirent pour leur ferme, située à un kilomètre de distance.

Quand ils entrèrent dans la cour, le fermier, maître Gouy, vociférait contre un garçon et la fermière sur un escabeau, serrait entre ses jambes une dinde qu'elle empâtait avec des gobes de farine. L'homme avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous, et les épaules robustes. La femme était très blonde, avec les pommettes tachetées de son, et cet air de simplicité que l'on voit aux manants sur le vitrail des églises.

Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient suspendues au plafond. Trois vieux fusils s'échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir chargé de faïences à fleurs occupait le milieu de la muraille; – et les carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rouge une lumière blafarde.

Les deux Parisiens désiraient faire leur inspection, n'ayant vu la propriété qu'une fois, sommairement. Maître Gouy et son épouse les escortèrent; – et la kyrielle des plaintes commença.

Tous les bâtiments, depuis la charreterie jusqu'à la bouillerie, avaient besoin de réparations. Il aurait fallu construire une succursale pour les fromages, mettre aux barrières des ferrements neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter considérablement de pommiers dans les trois cours.

Ensuite, on visita les cultures. Maître Gouy les déprécia. Elles mangeaient trop de fumier; les charrois étaient dispendieux, – impossible d'extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies; – et ce dénigrement de sa terre atténua le plaisir que Bouvard sentait à marcher dessus.

Ils s'en revinrent par la cavée, sous une avenue de hêtres. La maison montrait de ce côté-là, sa cour d'honneur et sa façade.

Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande, et le salon. Les quatre chambres au premier s'ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections; la dernière fut destinée à la bibliothèque; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvèrent d'autres bouquins, mais n'eurent pas la fantaisie d'en lire les titres. Le plus pressé, c'était le jardin.

Bouvard, en passant près de la charmille découvrit sous les branches une dame en plâtre. Avec deux doigts, elle écartait sa jupe, les genoux pliés, la tête sur l'épaule, comme craignant d'être surprise. – Ah! pardon! ne vous gênez pas! – et cette plaisanterie les amusa tellement que vingt fois par jour pendant plus de trois semaines, ils la répétèrent.

Cependant, les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître – on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les ouvertures avec des planches. La population fut contrariée.

Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tête un mouchoir noué en turban, Pécuchet sa casquette; et il avait un grand tablier avec une poche par devant, dans laquelle ballottaient un sécateur, son foulard et sa tabatière. Les bras nus, et côte à côte, ils labouraient, sarclaient, émondaient, s'imposaient des tâches, mangeaient le plus vite possible; – mais allaient prendre le café sur le vigneau, pour jouir du point de vue.

S'ils rencontraient un limaçon, ils s'approchaient de lui, et l'écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet, – et coupaient en deux les vers blancs d'une telle force que le fer de l'outil s'en enfonçait de trois pouces. Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les arbres, à grands coups de gaule, furieusement.

Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon – et des pommes d'amour qui devaient retomber comme des lustres, sous l'arceau de la tonnelle.

Pécuchet fit creuser devant la cuisine, un large trou, et le disposa en trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d'autres récoltes, procurant d'autres engrais, tout cela indéfiniment; – et il rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l'avenir, des montagnes de fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. Mais le fumier de cheval si utile pour les couches lui manquait. Les cultivateurs n'en vendaient pas; les aubergistes en refusèrent. Enfin, après beaucoup de recherches, malgré les instances de Bouvard, et abjurant toute pudeur, il prit le parti d'aller lui-même au crottin!

 

C'est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, l'accosta sur la grande route. Quand elle l'eut complimenté, elle s'informa de son ami. Les yeux noirs de cette personne, très brillants bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elle avait même un peu de moustache) intimidèrent Pécuchet. Il répondit brièvement et tourna le dos – impolitesse que blâma Bouvard.

Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils s'installèrent dans la cuisine, et faisaient du treillage; ou bien parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la pluie tomber.

Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps, et répétaient chaque matin: tout part. Mais la saison fut tardive; et ils consolaient leur impatience, en disant: tout va partir.

Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent beaucoup.

La vigne promettait.

Puisqu'ils s'entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans l'agriculture; – et l'ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de l'étude ils s'en tireraient, sans aucun doute.

D'abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres; – et ils rédigèrent une lettre, où ils demandaient à M. de Faverges l'honneur de visiter son exploitation. Le Comte leur donna tout de suite un rendez-vous.

Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d'un coteau qui domine la vallée de l'Orne. La rivière coulait au fond, avec des sinuosités. Des blocs de grès rouge s'y dressaient de place en place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise surplombant la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l'autre colline, la verdure était si abondante qu'elle cachait les maisons. Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de l'herbe par des lignes plus sombres.

L'ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuiles indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la droite avec un bois au delà, et une pelouse descendait jusqu'à la rivière où des platanes alignés reflétaient leur ombre.

Les deux amis entrèrent dans une luzerne qu'on fanait. Des femmes portant des chapeaux de paille, des marmottes d'indienne ou des visières de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par terre – et à l'autre bout de la plaine, auprès des meules, on jetait des bottes vivement dans une longue charrette, attelée de trois chevaux. M. le Comte s'avança suivi de son régisseur.

Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en côtelette, l'air à la fois d'un magistrat et d'un dandy. Les traits de sa figure, même quand il parlait, ne remuaient pas.

Les premières politesses échangées, il exposa son système relativement aux fourrages; on retournait les andains sans les éparpiller, les meules devaient être coniques, et les bottes faites immédiatement sur place, puis entassées par dizaines. Quant au râteleur anglais, la prairie était trop inégale pour un pareil instrument.

Une petite fille les pieds nus dans des savates, et dont le corps se montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en versant du cidre d'un broc, qu'elle appuyait contre sa hanche. Le comte demanda d'où venait cet enfant; on n'en savait rien. Les faneuses l'avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa les épaules, et tout en s'éloignant proféra quelques plaintes sur l'immoralité de nos campagnes.

Bouvard fit l'éloge de sa luzerne. Elle était assez bonne, en effet, malgré les ravages de la cuscute; les futurs agronomes ouvrirent les yeux au mot cuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il s'appliquait aux prairies artificielles; c'était d'ailleurs un bon précédent pour les autres récoltes, ce qui n'a pas toujours lieu avec les racines fourragères. – Cela du moins me paraît incontestable.

Bouvard et Pécuchet reprirent ensemble: Oh! incontestable.

Ils étaient sur la limite d'un champ tout plat, soigneusement ameubli. Un cheval que l'on conduisait à la main traînait un large coffre monté sur trois roues. Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèlement des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux descendant jusqu'au sol.

– Ici dit le comte je sème des turneps. Le turnep est la base de ma culture quadriennale et il entamait la démonstration du semoir. Mais un domestique vint le chercher. On avait besoin de lui, au château.

Son régisseur le remplaça, homme à figure chafouine et de façons obséquieuses.

Il conduisit ces messieurs vers un autre champ, où quatorze moissonneurs, la poitrine nue et les jambes écartées, fauchaient des seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait à droite. Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle, et tous sur la même ligne, ils avançaient en même temps. Les deux Parisiens admirèrent leurs bras et se sentaient pris d'une vénération presque religieuse pour l'opulence de la terre.

Ils longèrent ensuite plusieurs pièces en labour. Le crépuscule tombait; des corneilles s'abattaient dans les sillons.

Puis ils rencontrèrent le troupeau. Les moutons, çà et là, pâturaient et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un tronc d'arbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien près de lui.

Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils traversèrent deux masures, où des vaches ruminaient sous les pommiers.

Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois côtés de la cour. Le travail s'y faisait à la mécanique, au moyen d'une turbine, utilisant un ruisseau qu'on avait, exprès, détourné. Des bandelettes de cuir allaient d'un toit dans l'autre, et au milieu du fumier une pompe de fer manoeuvrait.

Le régisseur fit observer dans les bergeries de petites ouvertures à ras du sol, et dans les cases aux cochons, des portes ingénieuses, pouvant d'elles mêmes se fermer.

La grange était voûtée comme une cathédrale avec des arceaux de briques reposant sur des murs de pierre.

Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des poignées d'avoine. L'arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils montèrent dans le pigeonnier. La laiterie spécialement les émerveilla. Des robinets dans les coins fournissaient assez d'eau pour inonder les dalles; et en entrant, une fraîcheur vous surprenait. Des jarres brunes, alignées sur des claires-voies étaient pleines de lait jusqu'aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crème. Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d'une colonne de cuivre, et de la mousse débordait les seaux de fer-blanc, qu'on venait de poser par terre.

Mais le bijou de la ferme c'était la bouverie. Des barreaux de bois scellés perpendiculairement dans toute sa longueur la divisaient en deux sections, la première pour le bétail, la seconde pour le service. On y voyait à peine, toutes les meurtrières étant closes. Les boeufs mangeaient attachés à des chaînettes et leurs corps exhalaient une chaleur, que le plafond bas rabattait. Mais quelqu'un donna du jour. Un filet d'eau, tout à coup se répandit dans la rigole qui bordait les râteliers. Des mugissements s'élevèrent. Les cornes faisaient comme un cliquetis de bâtons. Tous les boeufs avancèrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement.

Les grands attelages entrèrent dans la cour et des poulains hennirent. Au rez-de-chaussée, deux ou trois lanternes s'allumèrent, puis disparurent. Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots sur les cailloux – et la cloche pour le souper tinta.

Les deux visiteurs s'en allèrent.

Tout ce qu'ils avaient vu les enchantait. Leur décision fut prise. Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes de la Maison Rustique, se firent expédier le cours de Gasparin, et s'abonnèrent à un journal d'agriculture.

Pour se rendre aux foires plus commodément, ils achetèrent une carriole que Bouvard conduisait.

Habillés d'une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des guêtres jusqu'aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils rôdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs, et ne manquaient pas d'assister à tous les comices agricoles.

Bientôt, ils fatiguèrent maître Gouy de leurs conseils, déplorant principalement son système de jachères. Mais le fermier tenait à sa routine. Il demanda la remise d'un terme sous prétexte de la grêle. Quant aux redevances, il n'en fournit aucune. Devant les réclamations les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard déclara son intention de ne pas renouveler le bail.

Dès lors maître Gouy épargna les fumures, laissa pousser les mauvaises herbes, ruina le fonds. Et il s'en alla d'un air farouche qui indiquait des plans de vengeance.

Bouvard avait pensé que vingt mille francs, c'est-à-dire plus de quatre fois le prix du fermage, suffirait au début. Son notaire de Paris les envoya.

Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies, vingt-trois en terres arables, et cinq en friche situés sur un monticule couvert de cailloux et qu'on appelait la Butte.

Ils se procurèrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux, douze vaches, six porcs, cent soixante moutons – et comme personnel, deux charretiers, deux femmes, un valet, un berger, de plus un gros chien.

Pour avoir tout de suite de l'argent ils vendirent leurs fourrages; – on les paya chez eux; l'or des napoléons comptés sur le coffre à l'avoine leur parut plus reluisant qu'un autre, extraordinaire et meilleur.

Au mois de novembre ils brassèrent du cidre. C'était Bouvard qui fouettait le cheval et Pécuchet monté dans l'auge retournait le marc avec une pelle. Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient les bondes, portaient de lourds sabots, s'amusaient énormément.

Partant de ce principe qu'on ne saurait avoir trop de blé, ils supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles, et comme ils n'avaient pas d'engrais ils se servirent de tourteaux qu'ils enterrèrent sans les concasser, – si bien que le rendement fut pitoyable.

L'année suivante, ils firent les semailles très dru. Des orages survinrent. Les épis versèrent.

Néanmoins, ils s'acharnaient au froment; et ils entreprirent d'épierrer la Butte; un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l'année, du matin jusqu'au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait l'éternel banneau avec le même homme et le même cheval, gravir, descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait derrière, faisant des haltes à mi-côte pour s'éponger le front.

Ne se fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes les animaux, leur administraient des purgations, des clystères.

De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint enceinte. Ils prirent des gens mariés; les enfants pullulèrent, les cousins, les cousines, les oncles, les belles-soeurs. Une horde vivait à leurs dépens; – et ils résolurent de coucher dans la ferme, à tour de rôle.

Mais le soir, ils étaient tristes. La malpropreté de la chambre les offusquait; – et Germaine qui apportait les repas, grommelait à chaque voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange fourraient du blé dans leur cruche à boire. Pécuchet en surprit un, et s'écria, en le poussant dehors par les épaules:

– Misérable! tu es la honte du village qui t'a vu naître!

Sa personne n'inspirait aucun respect. – D'ailleurs, il avait des remords à l'encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop pour le tenir en bon état. – Bouvard s'occuperait de la ferme. Ils en délibérèrent; et cet arrangement fut décidé.

Le premier point était d'avoir de bonnes couches. Pécuchet en fit construire une, en briques. Il peignit lui-même les châssis, et redoutant les coups de soleil barbouilla de craie toutes les cloches.

Il eut la précaution pour les boutures d'enlever les têtes avec les feuilles. Ensuite, il s'appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe herbacée, greffe anglaise. Avec quel soin, il ajustait les deux libers! comme il serrait les ligatures! quel amas d'onguent pour les recouvrir!

Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s'il les eût encensées. À mesure qu'elles verdissaient sous l'eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et renaître avec elles. Puis cédant à une ivresse il arrachait la pomme de l'arrosoir, et versait à plein goulot, copieusement.

Au bout de la charmille près de la dame en plâtre, s'élevait une manière de cahute faite en rondins. Pécuchet y enfermait ses instruments; et il passait là des heures délicieuses à éplucher les graines, à écrire des étiquettes, à mettre en ordre ses petits pots. Pour se reposer, il s'asseyait devant la porte, sur une caisse, et alors projetait des embellissements.

 

Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de géraniums; entre les cyprès et les quenouilles, il planta des tournesols; – et comme les plates-bandes étaient couvertes de boutons d'or, et toutes les allées de sable neuf, le jardin éblouissait par une abondance de couleurs jaunes.

Mais la couche fourmilla de larves; – et malgré les réchauds de feuilles mortes, sous les châssis peints et sous les cloches barbouillées, il ne poussa que des végétations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas; les greffes se décollèrent; la sève des marcottes s'arrêta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines; les semis furent une désolation. Le vent s'amusait à jeter bas les rames des haricots. L'abondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le défaut de pinçage aux tomates.

Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets – et du cresson de fontaine, qu'il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous les artichauts étaient perdus.

Les choux le consolèrent. Un, surtout, lui donna des espérances. Il s'épanouissait, montait, finit par être prodigieux, et absolument incomestible. N'importe! Pécuchet fut content de posséder un monstre.

Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l'art: l'élève du melon.

Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies de terreau, qu'il enfouit dans sa couche. Puis, il dressa une autre couche; et quand elle eut jeté son feu repiqua les plants les plus beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les préceptes du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres; et dès qu'ils eurent la grosseur d'une noix, il glissa sous leur écorce une planchette pour les empêcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aérait, enlevait avec son mouchoir la brume des cloches – et si des nuages paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n'en dormait pas. Plusieurs fois même, il se releva; et pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller mettre sur les bâches la couverture de son lit.

Les cantaloups mûrirent.

Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le troisième non plus; Pécuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle, jusqu'au dernier qu'il jeta par la fenêtre, déclarant n'y rien comprendre.

En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces différentes, les sucrins s'étaient confondus avec les maraîchers, le gros Portugal avec le grand Mogol – et le voisinage des pommes d'amour complétant l'anarchie, il en était résulté d'abominables mulets qui avaient le goût de citrouilles.

Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de bruyère et se mit à l'oeuvre résolument.

Mais il planta des passiflores à l'ombre, des pensées au soleil, couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lys après leur floraison, détruisit les rhododendrons par des excès d'abattage, stimula les fuchsias avec de la colle forte, et rôtit un grenadier, en l'exposant au feu dans la cuisine.

Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de papier fort enduits de chandelle; cela faisait comme des pains de sucre, tenus en l'air par des bâtons. Les tuteurs des dahlias étaient gigantesques; – et on apercevait, entre ces lignes droites les rameaux tortueux d'un sophora-japonica qui demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser.

Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les jardins de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles? et Pécuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et l'Eucalyptus, alors dans la primeur de sa réputation. Toutes les expériences ratèrent. Il était chaque fois fort étonné.

Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient que résoudre devant la divergence des opinions.

Ainsi, pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la combat.

Quant au plâtre, malgré l'exemple de Franklin, Rieffel et M. Rigaud n'en paraissent pas enthousiasmés.

Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant, Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin cite un Lyonnais qui pendant un demi-siècle a cultivé des céréales sur le même champ; cela renverse la théorie des assolements. Tull exalte les labours au préjudice des engrais; et voilà le major Beatson qui supprime les engrais, avec les labours!

Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages d'après la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s'allongent comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux qu'on prendrait pour des montagnes de neige – tâchant de distinguer les nimbus des cirrus, les stratus des cumulus; les formes changeaient avant qu'ils eussent trouvé les noms.

Le baromètre les trompa; le thermomètre n'apprenait rien; et ils recoururent à l'expédient imaginé sous Louis XV, par un prêtre de Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau fixe, s'agiter aux menaces de la tempête. Mais l'atmosphère presque toujours contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres, avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent différemment.

Après force méditations, Bouvard reconnut qu'il s'était trompé. Son domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille francs.

Excité par Pécuchet, il eut le délire de l'engrais. Dans la fosse aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu'il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le lisier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tâcha d'en fabriquer – et poussant jusqu'au bout ses principes, ne tolérait pas qu'on perdit l'urine; il supprima les lieux d'aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d'animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient l'air dégoûté, il disait: Mais c'est de l'or! c'est de l'or. – Et il regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où l'on trouve des grottes naturelles pleines d'excréments d'oiseaux!

Le colza fut chétif, l'avoine médiocre; et le blé se vendit fort mal, à cause de son odeur. Une chose étrange, c'est que la Butte enfin épierrée donnait moins qu'autrefois.

Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et le grand araire de Mathieu de Dombasle. Le charretier le dénigra.

– Apprends à t'en servir!

– Eh bien, montrez-moi!

Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.

Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans cesse, il criait derrière eux, courait d'un endroit à l'autre, notait ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n'y pensait plus – et sa tête bouillonnait d'idées industrielles. Il se promettait de cultiver le pavot en vue de l'opium, et surtout l'astragale qu'il vendrait sous le nom de café des familles.

Afin d'engraisser plus vite ses boeufs, il les saignait tous les quinze jours.

Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d'avoine salée. Bientôt la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient les clôtures, mordaient le monde.