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Read the book: «Le notaire de Chantilly», page 20

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XXIV

Sous le prétexte fort plausible d'aller prendre des bains de Baréges à Paris, cette ordonnance de santé étant à peu près inexécutable dans les petites localités, Léonide avait quitté Chantilly depuis environ quinze jours. Le motif de son absence dans la saison où l'on entrait était trop naturel pour qu'il fût commenté au profit de la malice cantonale.

Maurice aurait retrouvé le repos dans cette trêve domestique, si le retour du repos avait été facile après les violences qui l'avaient écarté au delà de toute portée. Le repos, c'est la santé des idées; il n'est pas toujours temps de le faire renaître quand les excès l'ont ruiné. Maurice n'osait jeter la sonde au fond de toutes les plaies dont il gémissait. La disparition des papiers du colonel Debray, l'emploi si téméraire que Reynier avait fait des fonds déposés chez lui par Édouard, étaient deux cuisantes pensées qui le rongeaient au vif. Pour les prostituer à un amant, sa femme lui avait volé des papiers sacrés, et, quand il les avait réclamés de la trahison, l'adultère s'était levé avec audace et avait répondu: éclaircissements foudroyants dont il était encore ébranlé.

Ses affaires avaient pris une tournure sinon mauvaise, du moins extrêmement sérieuse, lancé qu'il était dans le champ illimité des spéculations. Il en était arrivé à ce point d'obscurité commun à tous ceux qui, comme lui, renoncent en affaires au chemin tracé de la routine pour opérer sur les éléments des probabilités. La terre a disparu pour ces navigateurs hardis; ils n'ont en perspective que le naufrage ou la conquête: les terres connues leur sont interdites. L'activité incessante de leurs spéculations dévore l'ordre qui avertit les sages du moment où il convient de s'arrêter. Maurice avait graduellement remplacé les belles qualités de prévoyance dont il était doué par l'esprit d'ambition, et, ce qu'il y avait de triste, par un esprit qui n'était pas le sien. Rarement avait-il encore des instants d'illusion à donner à l'espérance de reprendre un jour le passé au rivage paisible où il l'avait attaché. Mais le bonheur de ses premières années lui aurait-il suffi? l'imagination se ride comme le front; et c'est le premier crime des vanités de détruire d'abord les joies qu'elles ne suppléent point. Le notaire de Chantilly commençait à comprendre un peu mieux l'avantage d'avoir un centre d'opérations plus vaste qu'une étude de village. Malgré la simplicité de son cœur, il convenait avec lui-même, et d'après les leçons de Reynier, qu'une fois le parti pris d'entrer dans les affaires, inconséquent est celui qui les traite avec timidité. En guerre, il faut tuer; en affaires, s'enrichir: les demi-moyens prouvent l'impuissance unie à l'ambition. Maurice, en esprit, rigoureusement logique, acceptait la triste morale de sa position; dans les caractères bien soutenus, c'est une vérité, que le faux ne s'y introduit qu'à certaines conditions d'ordre.

Il était enfoui sous les calculs de sa vaste opération du chemin de fer, affaire devant laquelle disparaissaient toutes celles de ses clients, lorsqu'un clerc lui apporta une lettre timbrée de Compiègne.

– Je vous ai prié cent fois, lui reprocha-t-il, de ne pas me troubler à chaque instant pour des riens qui détournent mes idées et absorbent mon temps. Ne venez dans mon cabinet que lorsque je vous sonnerai, entendez-vous?

– C'est un ordre que nous avons assez strictement suivi depuis que vous l'avez enjoint, monsieur, quoique vos clients se soient plaints de cette consigne qui les oblige souvent à faire dix lieues sans parvenir à vous consulter.

L'observation du clerc surprit Maurice.

– Que dites-vous?

– Qu'un curé, dont j'ai oublié le nom, par exemple; que le maréchal-ferrant du château, que les petites ouvrières de Gouvieux, que Pierrefonds et beaucoup d'autres sont fort mécontents d'être venus chez vous ce matin, par un temps abominable, et d'être repartis sans avoir eu audience.

– Mais… mais pourquoi les avoir renvoyés?

– Vos ordres sont là, monsieur.

– Mais vous ne leur avez donc pas expliqué à ces gens que si je ne les recevais pas, – faut-il donc tout dire? – c'était tantôt à cause d'un héritage à régler sur les lieux, tantôt à cause d'un conseil de famille à assister de ma présence? ce qui est vrai; vous le voyez vous-même.

– Nous avons si souvent usé de ces prétextes, que vos clients n'y croient plus.

– Pourtant il n'y a rien d'inventé là-dedans; vous devriez les en convaincre. Ces accusations de négligence finiraient par me nuire si elles s'accréditaient dans l'arrondissement. A l'avenir, ne renvoyez personne sans m'avoir prévenu.

– Voilà, pensa le clerc en se retirant, deux ordres bien contradictoires. Le patron est diablement distrait.

La lettre de Compiègne était sous les yeux de Maurice, qui, à l'écriture, avait reconnu la main de Jules Lefort, vieil ami négligé depuis le commencement de l'hiver.

– Jules est encore une victime de mes préoccupations; je ne sais pas pour qui l'on existe lorsqu'on est dans les affaires.

Maurice décacheta lentement la lettre de Compiègne, l'étala en soupirant sur son bureau; mais, au lieu de lire, il s'abandonna malgré lui à d'autres pensées. Tout à coup, saisissant sa plume, il traça une colonne de chiffres, puis une autre colonne, et enfin il respira.

– Le sang m'a tourné en eau, je m'étais figuré une différence de quarante mille francs! Ce n'était qu'une erreur de mon imagination.

Voyons la lettre de Jules.

«Mon vieil ami,

»Que je loue ta prudence pour n'avoir pas engagé ta femme, la bonne Léonide, à aller au bal de Senlis, le carnaval dernier!»

Qu'a-t-il donc, pensa Maurice encore distrait en commençant la lecture de la lettre, pour revenir sur de pareilles futilités? Il a du temps à perdre apparemment, ce cher Jules. Il pense au carnaval! Enfin!

Maurice continua de lire:

«Que n'ai-je suivi ton exemple! je n'aurais pas à déplorer le malheur le plus grand de ma vie; malheur auquel tu t'intéresseras, j'en suis sûr, toi, le seul ami dont les consolations ne sont ni banales ni perdues. Tu me les dois toutes pour me dédommager de ton absence, car tu me serais ici d'un appui bien nécessaire, au milieu d'une foule de gens dont l'intérêt est tout en paroles, disposé à vous entendre dès qu'il y a quelque scandale pour les payer de leur attention.

»J'arrive au triste sujet de ma lettre. A ce bal de Senlis où Léonide a si sagement fait de ne pas se montrer, ma femme, ma chérie Hortense, a été insultée par une autre femme, mais insultée, Maurice, d'une manière odieuse; et, le croirais-tu jamais? à propos de notre enfant, de notre fille, née, – ceci n'a été un mystère que pour ceux qui l'ont voulu, – née avant mon mariage avec Hortense.

»Tu sais, sans que j'aie besoin de te le rappeler, toi l'ange discret de la famille, que, pour éviter une publicité toujours expliquée méchamment en province, j'ai négligé de mentionner dans mon contrat de mariage la naissance de cette enfant, à l'opposé de ce qui se pratique d'ordinaire. Mieux que personne, tu sais aussi que ce défaut de formalités n'a pas été un prétexte de ma part pour frustrer notre chère petite fille, dont j'ai assuré la fortune par une donation que tu tiens en ta possession.

»Infâme, instruite par le souffle empoisonné de je ne sais qui, par la lâcheté de quelqu'un des nôtres, la femme du bal a osé accuser Hortense en pleine assemblée, devant deux mille personnes, deux mille étrangers, d'avoir caché la naissance honteuse d'une bâtarde. Si le mot n'a pas été dit, un geste, je ne sais quoi, l'a révélé. Alors une scène dont je frémirai toute ma vie, Maurice, a éclaté publiquement. Je te fais grâce de la colère à laquelle je me suis livré. J'ai déchiré avec les ongles le visage de l'homme qui accompagnait le démon attaché aux pas d'Hortense; j'ai marché sur la poitrine nue de cette femme dont personne n'a pu m'apprendre le nom. Reposons-nous: j'étouffe.

»Depuis, et à force de renseignements, j'ai appris que le chevalier était un misérable réfractaire vendéen caché aux environs de Chantilly…»

Maurice se leva comme s'il eût été mordu au talon par une vipère. Il frappa son poing à se le briser sur le bois du bureau et cria plusieurs fois: Exécrable Léonide! exécrable Léonide! Oh! exécrable! exécrable!

Oui, c'est elle! elle seule qui a outragé Hortense! Lumière infernale! Édouard l'accompagnait! Et je n'assassinerai pas cet homme, moi? misérable destinée! je tenais là, j'avais, j'avais là l'arme sûre, infaillible pour le tuer, lui, sa race, son parti; et cette arme m'est volée, brisée. Léonide lui a livré les papiers de Debray. Je comprends à merveille et j'excuse et je bénis maintenant ceux qui tuent, ceux qui empoisonnent, ceux qui jettent leurs femmes dans les rivières et leur mettent ensuite une pierre sur le ventre: ceux-là sont des hommes! Ce que je ne comprends pas c'est que l'État n'accorde pas une récompense à ceux-là.

«Un réfractaire vendéen caché aux environs de Chantilly,» relut Maurice en reprenant la lettre et tremblant jusqu'à la pointe des cheveux.

«… Le procureur du roi est aux enquêtes dans ton arrondissement.

»Sois assez dévoué à ton ancien ami, perdu d'honneur si un rayon pur de justice ne touche pas sur cette affaire, pour l'aider à traîner l'insulteur, à défaut de sa compagne, aux pieds des tribunaux. Ce n'est que là que je dévoilerai la cause si simple, si facile et si naturelle de ma conduite; déclaration que je ne puis livrer à la publicité des journaux, ni porter au domicile de chacun. Aide-moi: voilà tout ce que j'ai à te dire, à toi qui peux deviner combien une pareille lettre me coûte à écrire, mais qui ne sais pas ce qu'elle coûte à terminer; son dernier mot est accablant. Hortense est devenue folle; sa raison n'a pas été assez forte pour écraser la calomnie comme j'ai écrasé la calomniatrice. Il y a plus; sa folie est de croire que sa fille est une véritable bâtarde, éternelle honte qu'elle aurait glissée à mon insu dans notre ménage. Je pleure, Maurice, à tout ce que j'écris; j'ignore même si ce que je t'écris a quelque suite, et la clarté nécessaire pour te faire sentir la nature du service que j'attends de toi. Ma femme folle, mon commerce suspendu, ma famille l'objet de la pitié ou de la raillerie publique, mon nom courant les tribunaux, tout cela sur la révélation d'un mensonge, sur un mot sorti d'une seule bouche! Sur quoi repose le bonheur, Maurice. Veille au tien, retiens-le comme un souffle près de s'échapper; lie-toi à ta femme, lie-la à son ménage; n'aie aucun secret dans ta vie, on le révélerait. Le secret le plus innocent qu'on cache, vois-tu, est plus dangereux en résultats, souvent, que la faute la plus grave ostensiblement commise. Réponds-moi. Si tu étais seul, libre, je te dirais: Viens! tu viendrais; mais tu ne l'es pas. Sers-moi, venge-moi – je serai vengé!

»JULES LEFORT.»

Maurice prit du papier et écrivit:

«Mon cher Jules,

»La femme qui a insulté la tienne, c'est la mienne, Léonide; l'homme qui était avec elle au bal, c'est M. de Calvaincourt, amant de ma femme. Envoie cette note au procureur du roi.

»Tu es vengé.

»MAURICE.»

La porte du cabinet fut poussée avec un grand éclat de rire: c'était Victor.

Il s'assit, se serrant les côtes pour ne pas étouffer de l'explosion du rire; il penchait la tête, éternuait, laissait tomber son chapeau qu'il ne ramassait pas; il était ivre de gaieté.

Maurice le regardait d'un air hébété, roulant entre les doigts sa réponse à Jules Lefort; attendant la fin de cet orage de bouffonnerie qui arrivait si mal à propos.

– Tu ne m'interroges pas, Maurice?

– Non!

– Diable! comme tu es sérieux! Quel non! Alors laisse-moi rire pour toi, pour moi, pour tout l'univers.

– Ris tout ton soûl.

– Puisque tu me le permets. – Et de nouveau Victor rit, se gaudit, éternua et si fort, qu'il faillit briser un dos de fauteuil en se renversant pour mieux rire.

Pour la première fois, Maurice éprouva du dégoût à être dans la société de Victor. En présence du frère, il froissait le nom de la sœur avant de l'envoyer aux assises. Il eut une espèce de répugnance à subir cette familiarité que, certes, il n'encourageait pas en ce moment.

Il était toujours debout devant Victor.

– Sais-tu de quoi je ris? de notre affaire, Maurice.

– Je la croyais plus sérieuse.

– Qui dit le contraire? écoute, et tu riras comme moi.

– Arrivé à Paris, – écoute-moi donc, – je suis allé au ministère, où notre protecteur m'a reçu dans son cabinet avec beaucoup de précaution. Là, il m'a dit: – L'affaire n'est plus en bon chemin. Dans dix jours, les travaux pourraient commencer, sans doute; mais je dois vous avertir qu'un concurrent se présente, un concurrent puissant, riche, appuyé du ministre, favorisé de la cour même.

– Que pourrait-il contre nous, ai-je répliqué aussitôt, toutes les maisons qui sont sur la ligne par où le chemin de fer passera nous appartiennent?

– Il pourrait, m'a répondu notre protecteur, obtenir l'exploitation du chemin de fer malgré vos maisons, qu'il achèterait.

– Mais nous en exigerions des prix fous.

– Pour cause d'utilité publique, on n'aurait aucun égard à vos prétentions outrées; on estimerait les immeubles, on vous les payerait, et l'on vous laisserait crier.

– Mais ne nous avez-vous pas promis, assuré, garanti que nous serions les seuls adjudicataires? – J'étais un peu en colère.

– Oui, tout autant que la cour ne s'en mêlerait pas. Luttez avec elle. – J'étais mort. Et, en vérité, je ne riais pas alors comme tout à l'heure.

– Rien n'est perdu, a repris l'impassible protecteur.

Juge si j'écoutais.

– Centuplez, m'a-t-il dit, la valeur de vos maisons, afin de décourager celui qui serait tenté de vous souffler l'exploitation; qu'il soit épouvanté de l'argent qu'il aurait à verser pour devenir en sous-œuvre l'adjudicataire préféré.

– Comment centupler la valeur des maisons?

– Les deux tiers des loyers sont vacants, n'est-ce pas? Vous avez congédié beaucoup de locataires; eh bien, sans perdre de temps, en sortant d'ici, établissez toutes sortes d'industries dans ces appartements vides. Si votre concurrent veut déplacer ces industries, il faudra qu'il les indemnise; ayez des baux supposés pour dix ans. Quelle fortune ne reculerait devant de pareils sacrifices d'indemnité? Votre concurrent reculera; et l'affaire vous reste. Mais de l'esprit, de la ruse, de la vitesse! courez!

J'ai couru.

Le lendemain, tous les appartements vides de nos maisons de La Chapelle s'étaient remplis de fabricants; et, sur les portes, aux croisées, à toutes les lucarnes, pendaient des enseignes, grandes, petites, noires, blanches, dorées. Ici: Fabrique de noir animal; ici: Atelier de fonderie; là: Manufacture de papiers peints; Manufacture de tapis; Dépôt de porcelaine; Raffinerie de sucre; Raffinerie de soufre; Ateliers d'ébénisterie, de bijouterie, de serrurerie.

L'arrondissement croyait voir un prodige. Dieu sait les fabricants que j'ai logés là! malheur à qui emploiera jamais leur industrie!

Trois jours après j'ai revu notre protecteur. – Venez, m'a-t-il dit, venez! la ruse est divine. Voyez, lisez! C'était le désistement de notre concurrent tracé tout au long; il avouait avec naïveté que, dans ses calculs d'acquisition, il n'avait pas prévu qu'une mauvaise rue de faubourg contînt tant de manufacturiers, de fabricants, de riches industriels; il se retirait devant les énormes débours qu'il lui faudrait faire pour les désintéresser.

J'ai sauté au cou de notre protecteur, le meilleur homme du monde; un homme de génie, Maurice!

Dans dix jours, je rendrai mes fabricants et mes manufacturiers à la société; ils sont nés pour en être l'ornement. Je souhaite de ne jamais les rencontrer au fond d'un bois.

Maurice ne trouva pas le moindre mot pour rire à l'histoire de son beau-frère; il s'en voulut au fond du cœur de s'être livré à l'étourderie de plus en plus flagrante d'un homme qui ne considérait que comme une émotion à traverser les plus saisissantes crises de la vie; espèce de héros en affaires, faisant jouer à l'imagination le rôle de la probité. Aussi eut-il besoin de tout son sang-froid pour se montrer reconnaissant de l'expédient de Victor, qui avait réellement sauvé l'opération du chemin de fer. Mais qu'est-ce qu'une vie, pensait Maurice, qui a besoin chaque jour, chaque instant, d'être sauvée? Est-ce exister que de flotter sans cesse entre le naufrage et le salut? N'existerait-on pas tout aussi content sans l'être au prix de la conquête? Oui! mais ce n'est pas à moi qu'il appartient de profiter de cette expérience de la vie. Je l'ai vendue, ma vie, à cet homme qu'il ne m'est plus permis de quitter, sous peine de rompre les fils embrouillés de ma fortune, roulés autour de son poing. Il me mène et je le suis. Et moi qui n'ai pas compris, en l'associant à mon sort, qu'il n'avait rien à perdre; qu'il n'avait ni famille dont la réputation lui fût chère, ni établissement, ni avenir! moi qui vois maintenant que je n'ai épousé la sœur qu'à la condition de vivre sous le régime d'une communauté fatale avec le frère! Je me suis engagé hautement à être le protecteur de celle-là, et tacitement à être l'esclave de celui-ci.

Ceci sonnait comme le tocsin à coups aigus et précipités dans sa tête, tandis qu'il cachetait sa réponse à Jules Lefort. Parfois il s'arrêtait pour serrer sous la table son poing jusqu'au sang, tout en ayant l'air d'écouter les paroles de son beau-frère avec beaucoup d'attention; parfois il fixait sa vue sur le visage de Victor, se plaisant à remarquer combien ce visage avait de ressemblance avec celui de sa femme: même ardeur de teint, même finesse de traits, même regard noir et assuré. Il était étonné que cette similitude s'étendît à deux âmes aussi ténébreuses l'une que l'autre.

Fatigué de l'inspection par trop énigmatique de Maurice, et étant d'ailleurs de ceux qui n'aiment pas les observations prolongées quand ils en fournissent le sujet, Victor se leva, se promena dans le cabinet, toujours dans l'attente que son beau-frère daignerait le remercier enfin de ce qu'il avait fait pour lui.

Maurice sonna.

– Affranchissez sur-le-champ cette lettre pour Compiègne, commanda-t-il à un clerc. Que tenez-vous là?

– C'est une lettre dont on attend la réponse.

Le clerc sortit.

– Je connais cette écriture.

Victor Reynier s'approcha.

Maurice retourna aussitôt la lettre pour que son beau-frère n'en vît pas la suscription.

Celui-ci s'éloigna.

– De la défiance! murmura-t-il.

– Quelle curiosité! pensa Maurice.

D'Édouard! une lettre d'Édouard! Maurice se mit dans un coin pour que Victor ne fût pas témoin de son trouble.

Livide, les traits bouleversés, Maurice, après avoir lu la lettre d'Édouard, courut vers son beau-frère, auquel il demanda d'un ton effrayant s'il espérait véritablement que dans dix jours la concession du chemin de fer leur serait acquise. Son attitude semblait ajouter: Sinon, c'en est fait de ma vie.

– Je n'en doute pas, Maurice.

– Oh! ne joue pas, je t'en supplie, avec ma confiance que je t'ai livrée tout entière. Plus de mensonges, plus d'illusions! plus rien! la vérité! J'en suis arrivé à ce point, Victor, songes-y, de n'avoir plus d'espérance qu'en cette affaire, où j'ai jeté mon bien et celui de tant d'autres que j'entraîne avec moi dans l'abîme si nous ne réussissons pas. Réussirons-nous, oui ou non?

– Oui! mille fois oui!

Maurice faisait pitié.

– Excellent Victor, je ne te blâme point de m'avoir inspiré l'orgueil des richesses, tu as cru que j'étais comme tout le monde, et ma faute est de ne t'avoir pas détrompé à propos; mais à l'avenir, et si nous sortons vivants de ce gouffre, ne m'associe plus à des entreprises où tu règnes, toi, parce que tu es né pour elles, mais étouffantes, mais mortelles pour moi.

– Calme toi, Maurice; cette lettre t'a exaspéré; si je savais ce qu'elle contient, j'aurais peut-être quelque sage avis à te donner et que l'emportement ne t'inspire pas dans ce moment; si…

Se frappant le front, Maurice s'écrie:

– Si j'étais encore à temps de retirer ma lettre pour Compiègne!

Il court à la poste.

Le paquet des lettres de Chantilly pour Compiègne était déjà parti.

Il rentre chez lui, mort.

Victor était descendu au jardin.

– Que répondre à Édouard? ai-je bien lu? Oui, j'ai bien lu.

«Je suis caché dans la forêt; pour sortir de la France, gagner la frontière, vivre à l'étranger pendant quelques années, j'ai besoin de cinquante mille francs. Prélève cette somme sur le dépôt de cent mille écus qui est chez toi, et remets-la au porteur chargé de t'attendre au carrefour des Lions. C'est un homme sûr; tu le menacerais de la mort qu'il ne révélerait pas à toi-même l'endroit de la forêt où je suis.»

Voilà donc la vie!

Je viens de dénoncer un homme à l'échafaud, cet homme était mon ami. Cet ami m'a volé mon honneur, et moi, je lui vole son argent.

Quel est donc le coupable?

Que Dieu le dise!

Dieu!

Maurice regarda le ciel avec ironie.

En retombant, ses yeux aperçurent, à travers les arbres, un homme, l'envoyé d'Édouard, qui se promenait lentement, les bras en croix, au carrefour des Lions.

Une poignée de cheveux dut blanchir sur la tête de Maurice.

– Cet homme est le remords, s'écria-t-il. Il y a un Dieu!

Cet homme se promena ainsi jusqu'au coucher du soleil, puis il disparut.