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Le notaire de Chantilly

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– Alors, poursuivit Maurice, les rideaux rouges sont tirés; la lumière de la lampe adoucie; il n'y a de vivant dans le pavillon que deux corps qui ne font qu'une ombre.

Léonide eut froid; elle ne fut maîtresse du frisson qui la saisit qu'en serrant les poings et en pesant de toute son énergie morale sur son corps. Elle noua ses nerfs autour de sa peur.

– L'infâme, pensa-t-elle, il renouvelait donc avec elle la comédie qu'il avait jouée avec moi, si je n'étais moi-même pour lui l'occasion de répéter son rôle.

– Et qui vous a révélé cela? demanda-t-elle d'un ton impératif, et qui aurait dû mettre à nu, devant Maurice, l'amour qu'elle portait à Édouard; qui l'a vu pour le dire?

– Moi! Que trouvez-vous d'étonnant à ce que j'aie été témoin des preuves d'un amour dont vous étiez si bien convaincue vous-même, que vous accouriez tout exprès m'en apprendre l'existence? Les effets paraissent vous scandaliser beaucoup plus que la cause. Peut-être, et c'est tout ce que j'explique de votre surprise, ne comptiez-vous me révéler qu'un amour platonique, d'enfant, de chérubin, jouet d'ivoire des coquettes, avoué un beau jour, de peur que l'Almaviva du logis n'aille au-devant d'une enquête plus sérieuse. On risque une confession tronquée pour éviter le réquisitoire, n'est-ce pas? Tel n'est pas l'amour de cette femme pour Édouard, je vous l'assure; c'est une passion, honteuse comme tout ce qui est caché, qui n'a plus même le piquant du mystère, car celui à l'honneur duquel elle touche est instruit et n'a qu'à choisir entre les moyens de vengeance.

Les deux soupçons qui se disputaient l'esprit de Léonide l'emportaient l'un sur l'autre à chaque instant: tantôt elle croyait sincère l'indignation de son mari: alors elle rentrait dans sa première résolution de lui faire partager sa haine jalouse pour Édouard; elle s'oubliait même, dépassait le sang-froid du simple témoignage; et tantôt, croyant sentir des allusions directes sous chaque phrase de Maurice, elle se tenait sur la défensive, elle se retranchait derrière les dénégations comme une accusée. Sa dernière présomption fut que Maurice parlait d'elle. C'était l'outrage fait au mari et non la colère de l'hôte qui avait percé dans ses expressions.

– Mais pour être sûr, ainsi que vous l'affirmez, reprit-elle, que monsieur Édouard reçoit une femme dans le pavillon, avez-vous donc une conviction certaine, inébranlable, fondée et non puisée dans le doute que j'ai fait naître peut-être la première dans votre esprit? Croyez-vous, si une conviction telle vous manque, qu'une femme soit assez imprudente pour se hasarder la nuit dans les détours d'une maison étrangère, et pour y voir un jeune homme caché dans cette maison, sans craindre d'être aperçue en entrant ou en sortant? Le croyez-vous?

– Et vous, Léonide?

– Non, je ne le crois pas!

Quelque habile que soit la parole dans les moments où la colère se retire pour laisser sa chaleur à l'esprit, elle fut insuffisante ici à Maurice et à sa femme pour exprimer leur situation. Ils s'interrogeaient et se répondaient bien plus avec leurs gestes et leurs visages qu'avec la bouche.

Léonide s'était relevée par une dénégation audacieuse; c'était au tour de Maurice à fléchir. Était-il bien convaincu que la femme enfermée avec Édouard fût la sienne? Léonide, il est vrai, était absente de la chambre à coucher lorsqu'il était descendu dans le caveau; mais avait-il eu assez de sang-froid pour s'assurer que ce fût réellement elle et non une autre femme qui était dans le pavillon? L'aveu volontaire de Léonide était presque la preuve certaine d'une erreur. Pourquoi, bien que l'événement fût peu ordinaire, n'aurait-elle pas été en soirée chez une amie, quand il était rentré? On ne condamne pas sans retour une femme uniquement d'après la délation grossière d'une ombre sur le mur. Ce doute rafraîchit les sens de Maurice: un nuage sombre monta de son visage et ne dévoila un moment que des traits paisibles et bienveillants.

– Soyez persuadée comme de votre existence, reprit-il avec franchise, que j'ai entendu rire et causer hier dans le pavillon d'Édouard. Vous étiez probablement absente quand je rentrai pour chercher mes pistolets. Ayant vu la porte du caveau ouverte, j'y descendis, et je fus témoin de ce que je vous affirme maintenant.

Léonide, sentant que les forces lui manquaient pour faire face à la sincérité de cet aveu, employa sa défaillance à jouer la surprise. Son haleine brisée, sa parole courte, la décoloration de ses joues exprimaient à la rigueur une terreur comme une autre. L'essentiel était de mettre un corps sous ce masque.

– Ce que vous m'apprenez m'épouvante, m'anéantit. La porte du caveau ouverte! une femme chez monsieur Édouard, la nuit! Il descend donc à la rivière pour lui ouvrir, la nuit! Mais on sait donc qu'il se cache chez nous? Je ne croyais pas le mal si grand. Décidément c'est une raison pour que j'achève de vous communiquer le motif qui m'amène dans votre cabinet.

Ce que je vous demande est hardi, mais il faut y consentir: éloignez monsieur Édouard de Chantilly, de notre maison. Croyez-moi: à défaut de notre intérêt personnel qui exige ce sacrifice, le sien le commande. Sa passion est un péril permanent pour nous. – Répond-il du silence de cette femme à laquelle il ne doit rien taire? Qu'un frère soupçonneux, qu'un rival attentif, qu'un père ait épié ses pas, et tout le monde saura tôt ou tard qui vous recélez; tort très-grave pour vous, malheur incalculable pour monsieur Édouard. Les solitudes défendent mal: c'est au centre de Paris même qu'il trouvera un asile impénétrable. Sans blesser les lois de l'hospitalité, engagez-le à s'y rendre; une fois à Paris, nous serons plus tranquilles sur son sort, et une terrible responsabilité aura cessé de peser sur nous.

– Ma femme, pensa Maurice, sollicite le renvoi d'Édouard, elle qui, il y a quelques jours, me priait presque à genoux de ne pas le laisser partir pour Paris? Ce changement si brusque de résolution, d'où naît-il? Que s'est-il passé? Dans tous les cas, pourquoi m'effrayerais-je? Ce serait certes une singulière et nouvelle manière d'aimer que de renvoyer l'homme qu'on aime. Léonide craint-elle de succomber à une passion dont elle tient à écarter la cause? Appeler une explication là-dessus, c'est blesser sa délicatesse; il suffit, je crois, de consentir à sa proposition: c'est tout comprendre. Oui! mais n'est-ce pas me ramener à mes premiers doutes, m'obliger à les rattacher de nouveau à la scène du pavillon? Au fond, pourquoi? Il y a deux femmes compromises; c'est visible. De cette double passion, pourquoi Léonide n'aurait-elle pas éprouvé que la jalousie? Absurdes et lâches énigmes où j'embrouille ma vie et l'étrangle.

– Vous n'auriez pas de plus impérieux motifs, Léonide, pour me demander son renvoi?

– Pardon, j'en ai d'autres! mais je ne vous les dirai que lorsque M. Édouard ne sera plus ici.

– Vous désirez donc résolûment qu'il parte?

– Oui, et aujourd'hui même, avant la nuit.

Maurice réfléchit pendant quelques minutes, résuma avec promptitude la conversation qu'il venait d'avoir avec sa femme, et il répondit:

– Édouard sera à trois heures sur la route de Paris.

– Vous me le promettez, Maurice, vous me le jurez?

– Je vous le promets. Il ajouta intérieurement: Mes présomptions sont fondées; j'ai mis le doigt sur la vérité: Léonide n'a que le tort involontaire d'aimer Édouard. Quoiqu'il m'en coûte, ma prudence de mari sera sourde, dans cette occasion, à mes scrupules d'ami. Édouard partira; mais il quittera Chantilly non accompagné de mon ingratitude, mais de mes regrets. Je lui ménagerai à Paris une retraite; je l'y conduirai. Là, toujours entouré de mes soins, il attendra que ses amis et moi lui facilitions les moyens de passer en Angleterre ou en Allemagne.

Un poids horrible se détacha de la poitrine de Maurice. Il ressentit plus vivement les pertes d'argent qu'il avait éprouvées.

– J'attends votre frère, Léonide: je suis dans l'impatience de son retour. Dès qu'il sera rentré, faites-le passer aussitôt dans mon cabinet, je vous en prie. Allez dans votre appartement; moi je me rends de ce pas au pavillon d'Édouard, pour lui communiquer notre commune résolution.

– Commanderai-je des chevaux pour trois heures?

– Chargez-vous de ce soin, Léonide.

Léonide se retira.

Dès qu'elle fut partie, Maurice se dirigea vers le tambour des deux portes. Il se baissait pour soulever la trappe, lorsqu'il la vit s'élever et paraître Édouard, qui le suivit dans le cabinet.

– C'est chez le notaire que je viens, dit Édouard en s'asseyant: me promet-il d'être aussi bon pour moi que l'ami?

– S'il le peut, pourquoi non?

– Il le peut. Tu me dispenses des précautions oratoires usitées dans les romans: arrivons au fait tout de suite. Je suis fils unique, tu le sais; ma fortune est à moi, avec le droit d'en disposer à mon gré sans en référer à personne. Ceux qui auraient quelque prétention sur mes biens sont des parents éloignés et la plupart si riches, que sans injustice ma générosité peut les ignorer. Une condamnation à mort ne fut jamais un brevet de longévité. Qu'on m'arrête demain: dans trois jours je n'existe plus; et ce que je possédais ira grossir les fortunes déjà immenses de ces parents dont je te parlais. Il est prudent de se mettre en règle. Tu me vois chez toi pour toutes ces raisons. Décidé à partir demain pour Paris, c'est encore une raison, n'est-ce pas, pour hâter mes dispositions? Dresse donc un écrit simple et clair dans lequel tu stipuleras que je laisse mes biens à partager après ma mort en trois parties égales: la première partie reviendra à… le nom en blanc; la seconde aux paysans pauvres de ma commune en Vendée; la troisième à Louis-François Maurice, notaire à Chantilly.

– Tu es fou?

– Très-raisonnable, au contraire. Ajoute que si, dans six mois, à dater d'aujourd'hui, je n'ai pas rempli par le nom du premier légataire le blanc qui en occupe la place, son tiers sera reversible en proportions égales sur mes deux autres héritiers. Tourne cela en termes de notaire. Mes biens s'élèvent à quinze cent mille francs net, sur lesquels en voilà trois cent mille en billets de banque, que je te remets. Prends cela d'abord.

 

– Sauvé! pensa Maurice; sauvé! Ma grande affaire aura lieu, ou plutôt qu'ai-je besoin de m'embarrasser d'affaires? Me voilà riche. Oh! Léonide ne me persécutera plus. Se levant avec une joie indicible, il sauta au cou d'Édouard.

– Tu acceptes, n'est-ce pas, Maurice!

– Non.

– Allons donc! préfères-tu que mes biens passent à des indifférens? Où mets-tu la délicatesse? Que je me survive au moins dans le souvenir de ceux que j'ai aimés; ils m'oublieront moins vite en ayant sous les yeux ce qui m'aura appartenu. Et quelle raison as-tu pour me refuser?

– Ai-je fait assez, Édouard, pour que tu me donnes non ta fortune, – car j'espère que tu en jouiras seul et longtemps, et que tes enfants en jouiront après toi, – mais pour mériter cette preuve d'une reconnaissance qui me rend presque de ton sang?

– Faut-il que je te rappelle, Maurice, notre amitié d'enfance, tes services, ton hospitalité à cœur ouvert, ma vie jusqu'à ce jour sauvée par toi? Ce n'est pas de l'or que je te donne: c'est ce que je laisse sur la terre. Est-ce ma faute si le souvenir est gâté par son trop de valeur? j'aurais voulu être pauvre. Mais, parce que je suis riche, repousseras-tu mon héritage?

– Non, Édouard, et c'est parce que je t'ai rendu quelques services devenus peut-être plus importants par l'enchaînement des circonstances, que je n'accepterai point tes offres. Je me reprocherais de m'être fait payer en argent le saint droit d'asile. D'ailleurs, notre amitié est presque une parenté, et à ce titre la loi me défend de participer à de tels bénéfices testamentaires.

– Singulière objection! Parce que tu es mon ami et mon notaire, je dois être ingrat; et toujours attendu que tu es notaire, tu veux te regarder comme étranger à ce qui me touche.

A qui laissera-t-on ses biens? à ceux que l'on n'aime pas? La loi aurait-elle arrêté que les notaires n'auraient pas d'amis? Tes scrupules sont d'ailleurs faciles à lever.

Édouard prit une plume, une feuille de papier, et, en quelques minutes, il eut dressé un testament écrit de sa main, signé par lui, qu'il cacheta et remit à Maurice.

– Mais pourquoi cette précipitation, Édouard? vas-tu donc mourir dans la soirée? Tu ferais venir de sinistres pensées.

Maurice s'empara de la main d'Édouard.

– Quel projet roules-tu donc dans ta tête?

– Je te l'ai dit, Maurice; je pars pour Paris.

– Quelle obstination à nous quitter! pensa Maurice. Voilà qui est singulier: au moment où je vais chez lui, il se rend chez moi; et c'est lorsque je me prépare à lui dire la nécessité où nous sommes de nous séparer qu'il me signifie son départ. N'y a-t-il que du hasard là-dedans?

– Ainsi tu comprends, poursuivit Édouard, l'urgence de mes précautions. Oui, je vais à Paris, je vais une dernière fois me mêler à la politique active. Des espérances nouvelles m'ont fait rougir de mon inutilité au parti qui a mes affections; il a une dernière chance à courir, je prétends la partager. Pardonne-moi si je ne t'en confie pas davantage. Ta conviction répugnerait à croire à ces espérances; la mienne souffrirait à les entendre nier. Ma vie n'est déjà plus une question: je joue rien contre tout. Mort, mes mesures sont justifiées par l'événement, n'est-ce pas? Vivant et vainqueur, – pardonne-moi, Maurice, cette supposition, – je déchire ce testament, et reprends ma fortune; y consens-tu?

Maurice n'était plus du tout à ce que disait Édouard; il tenait machinalement le papier qu'il lui avait remis, et il rapprochait la prière de sa femme, de faire partir Édouard pour Paris, et la présence de celui-ci demandant avec instance à quitter Chantilly. Non, réfléchissait-il, il est impossible qu'ils ne soient pas d'accord pour s'être ainsi rencontrés. Que s'est-il donc passé entre elle et lui? Elle a été pourtant bien ferme; et Édouard est si noble… Joueraient-ils un rôle longtemps médité? Vingt fois, depuis qu'il est avec nous, les circonstances ont été aussi impérieuses sans qu'il ait demandé à partir. Je ne crois donc pas au prétexte politique d'Édouard; il est vague. Comment savoir la vérité?.. Mais Léonide n'a-t-elle pas insisté? – se demanda Maurice illuminé tout à coup, – pour qu'Édouard partît avant la nuit? N'a-t-elle pas là-dessus exigé ma parole, mon serment?.. N'a-t-elle pas couru commander des chevaux pour trois heures? Si cette précision cachait ce que je cherche à savoir!

– Eh bien, Édouard, mon ami, va où le ciel t'appelle; tu partiras pour Paris, où je t'accompagnerai, cet après-midi, à trois heures.

– Non, pas aujourd'hui, Maurice; mais demain…

– Je découvre tout; j'ai touché le fait personnel à Léonide et à Édouard. Ce départ est concerté; mais il y a désaccord entre eux sur le jour et sur l'heure. N'importe: il y a une détermination convenue, arrêtée à deux: qu'est-ce qui l'a précédée? qu'est-ce qui la nécessite?

– Pourquoi donc pas à trois heures, Édouard? nous ferions route pendant la nuit, ce qui nous convient parfaitement. Allons! cela nous arrange mieux; tu n'y avais pas songé. Je vais sonner pour qu'à trois heures les chevaux soient prêts.

Maurice alla vers la sonnette.

Édouard l'arrêta.

– Je t'en prie, consens à ce délai: pas aujourd'hui, demain. Au fond, que t'importe?

– Il me supplie de lui accorder ce délai: tout est là. Mais qu'est-ce qui est là? J'ai évoqué ce doute: il est venu. Quelle lumière en tirerai-je maintenant? il m'effraye.

– Non, Édouard, il faut que tu quittes Chantilly à trois heures. Je veille sur toi: je ne réponds de toi qu'à ce prix.

– Mais enfin, pourquoi exiges-tu que je parte aujourd'hui? me l'apprendras-tu, Maurice?

– Et enfin pourquoi ne partirais-tu pas aujourd'hui? me l'apprendras-tu, Édouard?

Ils marchèrent l'un sur l'autre, s'arrêtèrent à un pas de distance, et se regardèrent sans parler, maîtres tous deux de leur espèce de sang-froid. Ce n'étaient pas deux hommes cherchant à s'emparer de leur secret, mais plutôt se demandant: «Avons-nous un secret?» Quoi qu'il dût s'en suivre de ce choc, il n'en était pas moins résulté une première atteinte de défiance entre les deux amis: leur amitié avait sa souillure.

– Au moins une raison de ce refus, Édouard; une seule?

– Je ne le puis.

– Je t'en supplie.

– Non, Maurice.

– Mais si je l'exigeais?

– Je te refuserais encore, Maurice. Ma vie a été à toi pendant quatre mois; elle est encore entre tes mains; ma fortune t'appartient; mais ceci n'est pas à moi, je ne le confierai à personne.

– Chez moi un secret! un secret qu'on me tait!

– De quoi t'étonnes-tu, toi qui en reçois tant et qui n'en as jamais violé?

– J'ai peut-être tort, répondit Maurice avec une grande apparence de sincérité; j'aurais dû comprendre que ce que tu me caches, n'ayant aucun rapport à ta fortune et à tes opinions, était tout simplement une affaire de cœur où personne n'avait le droit de pénétrer…

Ces dernières paroles furent dites d'un ton si vrai, quoiqu'elles cachassent leur hypocrisie; elles furent accompagnées d'une étreinte si involontaire, quoique peu désintéressée, qu'Édouard y fut pris comme Maurice lui-même.

Il est des piéges d'instinct que l'on dresse par l'irrésistible logique de la situation, et que l'on arrange comme l'araignée tend ses fils; on ne songe pas à prendre: c'est la vie qui fait sa toile.

Au reste, si Maurice employait sans calcul dans ce moment la franchise comme adresse, Édouard, de son côté, allait se montrer enfin à cœur ouvert. Il supposa que son ami, craignant de l'effrayer en lui annonçant quelque nouveau péril dont il était menacé, hâtait ainsi le moment de leur séparation. Les suites du bal de Senlis pouvaient avoir déjà fait découvrir sa retraite; des émissaires rôdaient depuis plusieurs jours autour de Chantilly: Maurice en avait sans doute aperçu, et il n'y avait pas d'autre cause à son obstination mystérieuse. Voilà ce qu'Édouard imagina.

– Je te remercie de ta générosité, Maurice; tu me comprends enfin! Sois meilleur que je n'ai été sincère.

– Il est donc vrai qu'il l'aime! Je ne me suis pas trompé. Il me remercie encore de ma générosité! Mais qu'est-ce donc que le monde?

– Oui! Maurice, j'avais ici un attachement de cœur que j'emporte: un attachement si vif et si brûlant, que je n'ai jamais eu le sang-froid de le fixer ni de m'en rendre compte. Au moment de le vaincre peut-être par l'éloignement, je m'en accuse comme d'une faute.

– Mais, Édouard, Édouard! interrompit Maurice en marchant à grands pas dans le cabinet, tu te méprends sans doute sur le choix du confident; tu oublies à qui tu parles, chez qui tu es. Tu parles d'amour dans ma maison, et dans ma maison il n'y a qu'une femme, et cette femme est la mienne! Cet or, que tu enveloppes pour moi dans un testament, est-il pour payer l'hospitalité ou ma femme? Par quelle étrange erreur confies-tu au mari, que tu as trahi le mari; à l'hôte, que tu as souillé l'hôte? que veux-tu de plus?

– Est-ce une erreur, est-ce la connaissance entière de ma conduite qui le fait ainsi parler? eut à peine le temps de penser Édouard. Me croit-il l'amant de sa femme et de mademoiselle de Meilhan, ou de sa femme seulement?..

– Apprends tout, Maurice!

– Que me reste-t-il à savoir, malheureux?

– Mademoiselle de Meilhan sera bientôt mère!

Maurice tomba dans un fauteuil.

– Silence pour toi et pour moi, mon ami!

– Qu'ai-je dit, Édouard? qu'ai-je supposé? La révélation est si belle pour moi, que je n'ai plus le courage de te blâmer. Tu me rends ma femme, que tu n'as pas désirée, n'est-ce pas? Ce qu'elle a tant fait d'efforts pour me dire, c'est donc cela! Que ne l'ai-je comprise! Son énigme s'explique: vous en aviez chacun la moitié. Elle veut que tu partes, parce qu'elle craint pour cette enfant dont elle est l'amie, presque la mère. Elle a ses projets là-dessus: les tiens sont d'éclaircir nettement ton sort afin de pouvoir t'unir à Caroline. Oui! ce blanc laissé sur cet écrit tracé de ta main sera rempli par son nom. Mon Dieu! que la vérité est simple! quelle puissance infernale se plaît donc à la cacher? Un ami perdu, une réputation avilie, un ménage détruit, sur un mot! Ce mot prononcé, la paix descend du ciel. Viens, viens sur moi, Édouard; mais, avant tout, écris ce nom sur ce papier; que je le lise! Réparation pour tous, honneur rendu au mari, richesse à l'orpheline! reconnaissance à Dieu! Écris, écris!

Édouard, attendri jusqu'aux larmes, prit la plume et à la suite de ces mots: Je laisse mes biens à partager en trois parties égales: la première partie reviendra, il écrivit ceux-ci: à mademoiselle Caroline de Meilhan.

– Et, maintenant pars. Va, choisis le jour, l'heure; que m'importe l'heure? arrête ton sort. Reviens ensuite! reviens, Édouard! car ta femme t'attendra, mon ami, ta femme! Triomphe ta cause! si je ne dois te revoir qu'à ce prix.

Maurice avait presque oublié, dans son délire, qu'il était à demi ruiné s'il ne trouvait pas les trois cent mille francs pour acheter les dix maisons de la Chapelle.