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Read the book: «Le notaire de Chantilly», page 11

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XIII

L'hiver était avancé. Déjà plusieurs soirées avaient eu lieu chez Maurice, ainsi qu'il l'avait arrêté avec sa femme dans les dernières promenades d'automne, aux étangs de Commelle.

Beaucoup de familles s'étaient fait une habitude de se rendre le vendredi de chaque semaine à ces paisibles réunions.

Après bien des résistances, toujours vaincues par les raisonnements de Maurice, M. Clavier avait consenti à conduire mademoiselle de Meilhan à ces soirées, auxquelles il ne prenait personnellement qu'un intérêt de complaisance. Sa présence y était à peine remarquée. Assis dans un coin, il lisait les colonnes du Moniteur ou causait à voix basse avec Maurice. Sa seule, sa véritable joie, était de voir Caroline, maîtresse de sa timidité, se mêler aux jeux avec abandon; car ce n'était certainement pas la prose du journal officiel qui l'obligeait de loin en loin à porter ses doigts tremblants à ses yeux et à les retirer humides. Honteux alors, il se cachait derrière toute la feuille déployée, sans être, après cette précaution, beaucoup plus attentif à sa lecture. Brisées, confuses, les lignes noires dansaient et pleuraient, s'émouvaient avec sa vieille âme, tout entière attachée aux lèvres rieuses, aux pas de sa Caroline, qui, quelquefois, en traversant la salle, posait sa petite tête au bord du journal, afin de voir si le vieillard ne dormait pas, ou pour lui dire si l'heure était avancée: «Quand vous serez fatigué nous partirons.»

Un frileux vendredi de janvier a rassemblé chez Maurice ses habitués de fondation.

– Je vous remercie pour elle, dit Maurice à M. Clavier, d'avoir renoncé à votre solitude pour venir à nos réunions. Vous l'avez remarqué, n'est-ce pas? mademoiselle de Meilhan a déjà plus d'usage, infiniment plus de maintien. Ma femme l'aime comme une sœur. Ici vous n'avez pas à craindre qu'elle gagne une de ces passions dangereuses si communes et si mortelles dans les salons de Paris. La bonne conduite des jeunes gens que nous recevons nous est connue; il n'en est pas un dont je ne répondisse au besoin; tous ont de l'avenir, l'envie de bien faire et de s'unir de bonne heure à quelque honnête famille. Depuis que je suis à Chantilly, il n'est pas encore venu à ma connaissance qu'une inclination ait été faussée par suite de ces malheurs qui naissent, et de la licence de tout demander, et de la faiblesse de tout accorder avant le mariage. Mademoiselle Caroline aura le loisir d'étudier parmi ces caractères, également simples et francs, celui qui s'assortira le mieux au sien. Comptez au surplus sur la clairvoyance de ma femme. Si le choix de Caroline était douteux, vous en seriez averti assez à temps; notre prudence devancera toujours la vôtre.

– J'y compte aussi, répond M. Clavier; car vous savez, mon ami, ma profonde inexpérience du monde. Ce sont deux enfants pour un que je vous ai chargés de conduire; le vieillard n'est guère plus habile que la jeune fille. Il me tarde, je vous l'avoue, de lui assurer un soutien après moi. Puis je crois m'être aperçu, si mes observations ne me trompent pas, et je ne m'abuse point sur leur peu de valeur, que Caroline devient de jour en jour plus inégale. Ses goûts changent; elle s'attendrit plus vivement à nos lectures de l'après-midi. J'ai surpris chez elle des tristesses sans sujet de douleur, qui tout à coup étaient suivies d'une gaîté folle. Parfois elle apporte à sa toilette, que nul ne remarquera, des prétentions minutieuses, et parfois elle la laisse des journées entières dans le plus étrange désordre. Cela signifierait-il quelque chose.

– Humeurs de jeune fille que l'oisiveté livre à ses caprices, assure Maurice. Serait-ce le cœur qui parlât en elle, il n'y aurait encore aucun danger à prévoir; mais de nouveau il faudrait nous applaudir d'avoir chassé de son imagination une foule de rêves exagérés, en l'appelant dans le monde réel.

La causerie des deux amis descend graduellement de ton, de quart d'heure en quart d'heure, la soirée enrichissant son personnel. Les groupes se forment, les tables de jeu sont déployées; bientôt l'équilibre s'établit entre ces voix que la familiarité, le voisinage, des rapports d'habitudes abaissent à la modulation amicale du tête-à-tête. Il neige au dehors; on a chaud au dedans; on cause; on est bien. On dirait, à cette clémence universelle, que Dieu dort et que les honnêtes gens veillent.

Il n'est rien comme les soirées, et comme les soirées de province surtout, pour ne donner qu'un âge à tout le monde, et cet âge, c'est cinquante ans, quarante-cinq ans plutôt. Ce qu'il y a de pesant dans la vieillesse se modifie, s'allége et vient flotter au niveau de l'âge mûr, et ce qu'il y a d'inconsistant dans la jeunesse descend, par besoin d'harmonie, entre un espace resserré, à la région du milieu. L'avantage reste à l'âge moyen. Tout le veut: les lourds canapés, les fauteuils à bras, les tabourets de laine; imaginés pour la maturité, les soirées en ont le caractère, personne n'y a quinze ans.

Ne demandez pas quel est ce meuble dont les angles tranchants luisent au fond de la pièce voisine, ce bloc glissant d'acajou, orné de têtes de monstres en cuivre ciselé, c'est le billard; le billard, meuble indispensable, inévitable à Chantilly; dieu domestique, vous le trouverez dans la maison du riche comme dans la cabane du pauvre. Il a sa pièce dans chaque maison, la plus belle pièce du logis. Hommes, femmes, enfants de Chantilly excellent au jeu de billard, les femmes surtout. A telle heure de l'après-dîner, le bourg entier fait la poule.

Après la musique, rien n'égalise et ne rallie comme le jeu; si Amphion bâtit une ville avec de la musique, il est plus que probable qu'il rassembla des habitants au moyen du jeu. Le boston, la bouillotte et l'écarté n'ont fait qu'une seule famille de tant de gens de professions et de caractères antipathiques réunis dans le salon de Maurice. Ils respirent en mesure; et leur sang reposé n'a qu'une même élévation de pouls. Le calme de la forêt a pénétré sous ces voûtes pacifiques.

Il est vrai que la nuit a une âme dont elle répand la molle lueur sur tout ce qu'elle enveloppe, caresse ou effleure. Les meubles sont sensibles à la présence de cette fée invisible et brune. Éteints et muets, les coins de l'appartement sommeillent; le plafond vacille comme une eau dormante; repliés sur eux-mêmes, les volets reposent; et les luisantes tapisseries, où sont représentées les pagodes indiennes, la chasse au tigre, les esclaves qui descendent les marches du palais de marbre de Calcutta pour aller puiser de l'eau au fleuve sacré, semblent, à la clarté des bougies, autant de ces changements éclos dans les Mille et Une Nuits. Il est nuit dans la salle, il est nuit sur la tapisserie; il est nuit en Europe, il est nuit dans l'Inde.

Tandis que l'attention générale se fixe sur un point, que la vie des assistants ne se révèle plus que par les articulations de leurs doigts, d'où tombent des cartes et des fiches, Léonide s'entretient tout bas avec Caroline, dont le regard et le silence attestent le recueillement le plus absolu.

– Vous êtes triste, Caroline.

– Non, madame.

– Vous avez de petits chagrins que vous avez tort de cacher à vos amis.

– Je n'ai aucun chagrin, madame, je vous jure.

– A votre âge, petite amie, je n'ignore pas que la plus légère contrariété paraît un malheur éternel, irréparable. Vous surtout, qui ne trouvez pas dans la vieillesse de monsieur Clavier un confident facile, vous devez sentir doublement l'ennui de l'isolement. L'expérience vous l'apprendra, Caroline, les maux qu'on raconte sont à demi consolés. Il vous manque une mère; vous n'avez pas de sœur: pourquoi ne vous feriez-vous pas une amie bien dévouée, bien attentive?..

Léonide prit affectueusement les deux mains de Caroline dans les siennes.

– Que dirais-je à cette amie?

– Tout, ou plutôt elle irait d'elle-même au-devant de vos pensées les plus lentes à naître; son indulgente amitié vous épargnerait la timidité des aveux. Au risque de s'égarer quelquefois dans ses prévisions, elle supposerait une cause à vos larmes quand vous en répandriez, un nom à l'objet qui les aurait fait couler. Vous ne lui en voudriez pas d'être plus franche dans ses conjectures que vous envers vous-même. Si cette amie devinait juste, si elle se trompait parfois, sa sollicitude serait toujours pardonnée. Et si, commençant son rôle dès à présent, elle vous disait que c'est peut-être un sentiment délicat, mais dangereux à cacher, celui dont vous lui faites un mystère, un sentiment qu'elle lit dans votre abattement, dans votre pâleur, dans votre silence, vous pourriez répondre à cette amie: «Non,» mais vous n'arracheriez pas votre main de la sienne.

C'était un monde nouveau pour la simplicité un peu sauvage de Caroline, que ce langage si plein de tendres insinuations; elle le savourait avec une innocence de bonheur qui eût rendu facile la tâche de toute autre, encore moins habile que Léonide.

– Je ne vous comprends pas, madame, murmura Caroline en laissant presque tomber sa tête sur l'épaule caressante de sa nouvelle amie.

– Pourquoi ne m'avoueriez-vous pas que vous aimez, si votre affection est digne de vous?

– Je n'ai pas d'affection… je ne sais…

– S'il a un nom, une fortune… nous éclaircirions d'ailleurs vos doutes. Ne suis-je pas votre amie? N'est-ce pas mon devoir de vous conseiller? Comme vous avez un sens droit, Caroline, une âme candide, je suis persuadée que votre attachement est bien placé, et qu'il ne reste, à monsieur Clavier qu'à confirmer votre choix.

– Oh! combien je crains monsieur Clavier, madame! presque autant que je vous aime.

– Vous avez tort. Monsieur Clavier sera le premier à se réjouir de votre inclination, si vous ne tardez pas trop à en faire l'aveu; car le mystère gâte les plus honnêtes sentiments. C'est un digne homme; il souffre, – il nous le confie chaque jour, – de penser qu'il peut vous laisser, par une mort trop prompte, seule et isolée au monde. Dût-il vivre encore de longues années, son arrière-vieillesse serait consolée d'avoir pour appui une nouvelle famille…

– Il vous a dit cela, madame?

– Mais sans doute. Ainsi, vous n'avez plus aucun motif, mon enfant, pour cacher si vous aimez, à moi surtout qui d'avance suis en position de vous dire la manière dont monsieur Clavier apprendra votre amour.

– Eh bien, madame, puisque vous êtes si bonne, puisque vous m'aimez tant…

Caroline rougit, ouvrit les lèvres pour parler et elle ne sut que rougir.

Elle n'avait pas encore vaincu sa contrainte à s'exprimer, que, bruyant comme la tempête, Victor accourut du fond de la salle de billard, d'une main agitant victorieusement une queue, tenant dans l'autre un verre de punch, et criant de manière à troubler le boston, l'écarté et le loto, trinité silencieuse et presque endormie, qu'il avait gagné la poule; une poule superbe! une poule de cinquante francs!

– Qu'est-ce que cela nous fait? eurent l'air d'exprimer toutes les figures de joueurs, vexées au plus haut point de l'exclamation de Victor.

– Mais que je ne dérange personne, ajouta-il en dérangeant chacun, en mouchant mal à propos les bougies, en marchant sur les fiches, en bouleversant les cartons du loto. Ce fut un coup de vent qui souffla des ternes où il n'y avait que des ambes, réduisit d'imminents tombola à la nudité de l'extrait, et mit à découvert des écarts sous lesquels reposait le sort de la partie.

Maudit de chacun, Victor poussa une table à échiquier près de M. Clavier, et lui proposa une partie.

Peu à peu l'orage se calma; il n'en resta plus que des échos lointains et perdus.

Les jeux recommencèrent.

Cette facilité de M. Clavier à se prêter à la fougue capricieuse de Victor serait un démenti à son caractère, si l'on ne tenait compte des progrès obtenus par Maurice sur la ténacité morale de son hôte. Il était parvenu à le rendre moins farouche à mesure qu'il avait gagné de l'opinion qu'elle serait moins hostile au vieillard. En se rapprochant, les préjugés réciproques s'étaient évanouis; un grand pas était fait.

Intéressée à ne pas perdre l'occasion de connaître à fond la passion de Caroline, Léonide reprit la conversation brisée un instant par la trouée de son frère.

– Auriez-vous remarqué, Caroline, les jeunes gens qui viennent à notre réunion?

– Oui, madame.

– Trouvez-vous de l'esprit à monsieur Alphonse?

– Beaucoup.

– Et monsieur Ernest?

– Je ne le connais pas.

– Monsieur Gustave vous semble-t-il aimable?

– Il est fort enjoué.

– Et que pensez-vous de Victor, mon frère? Croyez bien que vous n'êtes pas tenue, à cause de votre amitié pour moi, d'en faire l'éloge.

– Je l'estime beaucoup, madame.

– Il est un peu vif, grand parleur, brouillon, mais il a de l'avenir. C'est moi, je vous dirai, qu'il a chargée de le marier, s'il est possible, à Chantilly. J'aurai quelque difficulté, je crois, à remplir cette dernière clause de ses désirs. Sa commission m'effraye d'autant plus, qu'il a déjà dans son esprit celle, j'en suis sûr, dont il serait heureux d'obtenir la main.

Les convenances exigeant que Léonide ne prolongeât pas plus loin ses insinuations intéressées, elle embrassa Caroline et lui dit tout bas:

– Charmante enfant, vous avez déjà justifié les espérances de l'amitié.

Rien n'égalait le contentement de Maurice. Si la félicité domestique avait cherché dans ce moment à se personnifier, elle n'aurait pas revêtu un visage plus plein de sérénité que le sien. Sa joie coulait à pleins bords: il allait au billard, où il poussait sa bille, à la table d'écarté pour tenir les paris; il volait ensuite de sa femme, dont il baisait la main, au dossier de la chaise de Caroline, sérieuse enfant à laquelle il conseillait l'enjouement par son exemple; et on le voyait encore courir des jeunes gens, qu'il ranimait par un sujet de discussion lancé au milieu de leurs groupes, à M. Clavier, pour lui crier: Garde à vous! échec à la dame!

Dès qu'il s'aperçut que l'ardeur du jeu baissait avec la hauteur des bougies, il proposa l'amusement qu'il tenait en réserve pour ranimer la soirée et faire diversion.

– Devine qui pourra, cria-t-il! mon jeu va s'ouvrir.

– Est-ce le loto? s'informa-t-on de toutes parts.

– Mieux que cela, répondit-il, mieux que cela!

Les mamans souriaient avec finesse.

– Est-ce le nain jaune?

– Non, messieurs, mieux que cela.

– Est-ce l'as courant?

– Vous ne devinez pas, mesdemoiselles?

– Ah! c'est aux gages touchés, et l'on ne s'embrassera pas.

– Vous n'y êtes pas encore.

– Allons, Maurice, ne faites pas souffrir davantage ces demoiselles.

– Voyons, parlez, lui dit Léonide.

– Eh bien! agrandissez le cercle; place! place! et du silence.

Maurice sonna.

Un domestique apporta une corbeille voilée.

Quand il la découvrit, ce fut un murmure universel d'enchantement. La corbeille contenait des gants, des éventails, des écrans, des étuis d'ivoire, des ciseaux, des petits métiers à broder, des raquettes, des dessins, des livres, des boîtes de couleur, mille petits bijoux de quincaillerie.

– Mesdames, mesdemoiselles, mon jeu, c'est une loterie. Une loterie tolérée par le gouvernement, qui ne l'imitera pas; car on y gagne toujours, et l'enjeu, c'est la bonne grâce.

– Oh! c'est charmant, quel bonheur!

Toutes les demoiselles sautèrent au cou de Léonide, et les mères payèrent de cet inexprimable sourire que Dieu a mis sur leurs lèvres la complaisance de Maurice.

– De la place, ai-je demandé. Je demande maintenant de la résignation à celles qui ne seraient pas favorisées par le sort autant qu'elles le mériteraient.

– Nous serons toutes contentes, monsieur Maurice.

– Nous verrons cela.

– Approchez, monsieur Clavier, glissez votre main sous ce tapis, touchez dans la corbeille l'objet qui vous plaira; vous, Léonide, je vous charge de nommer la personne à qui cet objet, invisible à tous, sera dévolu. Du silence!

C'était un grand sacrifice demandé à la timidité de jeune fille de M. Clavier. Il céda pourtant aux sollicitations qui l'entouraient, et, soutenu par Caroline et par Victor qui se trouvait là, car il était partout, il s'assit au milieu de la salle, à côté de la corbeille.

Léonide commença à nommer les lots.

Qu'on imagine les transports que causaient les bonnes chances. On courait examiner de plus près à la lumière l'objet gagné; on le retournait de cent façons. Des cœurs battaient, des applaudissements accompagnaient les meilleurs lots.

Caroline n'avait encore gagné que des lots insignifiants. – Le regard de monsieur Clavier semblait lui dire: «Nous ne sommes pas heureux, mon enfant, vous le savez.»

Son nom ayant été proclamé vers la fin de la loterie, quand le voile étendu sur la corbeille creusait déjà beaucoup dans le vide, M. Clavier amena avec peine pour elle un lot plus volumineux que les autres. On vit d'abord paraître un manche d'ivoire, ensuite une baguette d'ébène, enfin une étoffe de soie blanche et verte: c'était une ombrelle.

C'est le plus beau lot: les bravos retentissent. Toutes les jeunes demoiselles, oubliant avec héroïsme qu'elles ont été moins bien partagées par le sort, félicitent, embrassent Caroline, qui, avec un tremblement nerveux mis naturellement sur le compte de la joie, reçoit l'ombrelle des mains de Léonide et va se rasseoir, tremblante et décolorée, auprès de M. Clavier.

– Voilà justement, Caroline, de quoi remplacer celle que vous perdîtes l'automne dernier dans la forêt. On dirait la même.

La remarque est faite par M. Clavier: elle achève l'abattement de Caroline.

Heureusement la soirée est finie. On se lève pour partir.

Tandis que les mamans déploient des châles et des manteaux sur les épaules de leurs filles, service qu'à leur tour celles-ci rendent à leurs mères, les domestiques allument leurs falots dans l'antichambre.

Un quart d'heure après la petite fête de famille, tout repose dans Chantilly: on entend la neige bondir mollement sur la pelouse.

Debout contre la cheminée, près des dernières lueurs de la bougie mourante, Léonide réfléchit profondément.

Caroline de Meilhan non plus ne dort pas.

XIV

Quelques semaines après cette soirée, M. Clavier s'acheminait selon son habitude vers la grille du jardin pour la fermer, quand l'afficheur public vint coller un placard contre l'un des piliers de la porte.

Comme la vue de M. Clavier était faible, et que, d'ailleurs, il allait être nuit, il fut obligé, pour savoir le contenu de l'affiche, d'avoir recours à sa lectrice ordinaire, à l'officieuse Caroline.

A la voix qui l'appelait, Caroline accourut, ouvrit la grille, et lut d'abord, avec la profonde indifférence qu'on a pour la littérature municipale, ces premières lignes:

«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort le nommé Édouard de Calvaincourt…»

Caroline s'arrête, sa vue se trouble, ses genoux fléchissent: elle est obligée de recommencer une lecture dont l'impression, quoique profonde, s'explique en pareil cas par la sensibilité la plus commune:

– Ne vous effrayez point, Caroline; cet arrêt n'a pas encore reçu peut-être son exécution.

Elle reprend:

«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort le nommé Édouard de Calvaincourt pour avoir attisé la guerre civile en Vendée, et conspiré à main armée contre l'État.»

Le poignard entra deux fois dans le cœur de Caroline, de plus en plus défaillante, près de se trahir par l'excès de la douleur.

Ce qui suivait ce terrible préambule énonçait qu'il était de notoriété publique que le condamné était, depuis plusieurs mois, caché dans l'arrondissement de Chantilly, et que tout habitant devait s'attendre à l'estime du gouvernement et de ses concitoyens s'il découvrait le coupable dans sa retraite pour le livrer à la justice.

– L'estime de ses concitoyens, s'écrie monsieur Clavier, pour dénoncer un condamné! un proscrit! cela ne s'appelle donc plus aujourd'hui mettre une tête à prix! le prix du sang s'appelle estime!

Des pleurs! – sans doute, c'est noble! c'est dû au malheur! – Pleurez, mon enfant! J'aime à vous voir ainsi; quand on donne des larmes à ceux qui ne nous sont rien, on répandrait son sang pour ceux qu'on aime.

Mais ils le dénonceront! on a toujours dénoncé: plaie humaine impossible à fermer. Ce soir, avant demain, le bruit courra dans les campagnes que le gouvernement donne un million à qui ramènera le fugitif. Un million! on vous jettera six francs, misérables! comme pour une tête de loup. – A tout prendre, six francs valent encore mieux que l'estime des gouvernements et des citoyens qui encouragent les délateurs.

Qu'il vienne ici! que le sort le pousse à notre porte. – Je veux qu'elle reste ouverte désormais – et il verra le cas qu'on fait ici des ordres du gouvernement. Le dénoncer! mais la maison sera à lui, notre table, mon lit, notre vie pour le défendre. Oh! qu'il vienne! qu'il vienne!

Pas de pleurs! pas de pleurs! Caroline! du mépris, – pas du mépris, – il va faire nuit, suivez-moi! Commençons notre tâche.

Prenant Caroline dans ses bras et l'élevant jusqu'à la hauteur de l'affiche, il lui dit: – Déchirez sans peur, mon enfant, déchirez!

L'affiche fut enlevée.

– Aux autres maintenant.

Partout où il y avait une affiche, partout elle fut déchirée. Au bout d'une demi-heure il n'en restait pas une seule dans tout le bourg.

Quand ils rentrèrent, la fièvre brillait dans les yeux de Caroline; pendant longtemps elle fut saisie d'un tremblement convulsif qui ne cessa que par l'épanchement de ses sanglots et de ses larmes.

M. Clavier ne se coucha pas. Après avoir ouvert les portes du jardin et du salon, il passa la nuit à écouter si aucun pas ne foulait en fuyant le chemin tracé par son inquiète générosité.