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Nouvelles lettres d'un voyageur

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V
A PROPOS DE BOTANIQUE

Juillet 1868.

Puisque ces lettres, toujours commencées avec l'intention d'être particulières, ont pris chacune un développement qui me les a fait croire propres à être publiées, et puisqu'en leur donnant le titre de Lettres d'un voyageur, j'ai cru leur conserver le ton de modestie qui convient à des impressions toutes personnelles, il est temps peut-être que je les accompagne d'un mot de préface et d'explication.

Sommé plusieurs fois, par la bienveillance et par l'hostilité, de reprendre ce genre de travail qu'on disait m'avoir réussi jadis dans la période de l'émotion, je n'ai cédé, je l'avoue, qu'au besoin de me résumer un peu, et je n'ai point du tout cherché à mettre le passé de ma vie intellectuelle d'accord avec le présent. J'ignore si, dans des régions plus élevées que celle où je promène cette vie un peu aventureuse et toujours sincère, les penseurs se croient forcés d'expliquer leurs variations. Moi, j'ai la simplicité de regarder les miennes comme un progrès, et je n'attache pas assez d'importance à ma personnalité pour ne pas lui donner un démenti quand je pense qu'elle s'est trompée. Il y a des personnalités susceptibles qui répondent par un soufflet à ce démenti: c'est quand la personnalité nouvelle, vendue à quelque intérêt humain, s'efforce de renier son passé honnête et candide. Ce n'est point ici le cas. Mes défauts ont persisté, mon indépendance ne s'est point rangée au joug du convenu, je ne me suis pas réconcilié avec ce qui facilite la vie et allège le travail; j'ai cherché un chemin, je l'ai trouvé, perdu, retrouvé, et je peux le perdre encore. Si cela m'arrive, je le dirai encore, rien ne m'empêchera de le dire. La contrée idéale que j'appelais autrefois la verte bohème des poëtes s'est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais les fleurs fantastiques y ont fait de moins fréquentes apparitions. J'ai essayé de trouver le vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma protestation.

J'ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine avec d'autres yeux, et reconnu que, dans la période du doute et du découragement, je voyais mal parce que je ne voyais pas assez; mais je crois sentir avec le même coeur, penser avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas que l'ancien moi, qu'il s'incline ou non devant le nouveau, lui cherche querelle ou lui adresse un reproche.

En 1834, il y a trente-quatre ans, j'écrivais à mon cher Rollinat qui n'est plus:

«Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle pas? Oh! si j'y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans. Quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations découleront de ma plume! Comme je vous demanderai pardon d'avoir été jeune et malheureux! Comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que personne ne s'avise plus d'être malheureux dans ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement heureux4

Aujourd'hui, en 1868, il y a bien un vieux ermite qui se promène à travers mes romans; mais il n'a pas de barbe, il n'est pas stoïcien, et certes il n'est pas un philosophe bien profond, car c'est moi. Je ne sais s'il condamnerait et gourmanderait la jeunesse de son temps, si elle était jeune et malheureuse; mais, chose étrange, cette jeunesse nouvelle rit de tout, elle exorcise le doute au nom de la raison, elle ne comprend rien aux souffrances morales que les vieux ont traversées, elle s'en moque un peu, et un des plus naïfs; un des plus émus, un des plus jeunes de cette époque de refroidissement, c'est encore le vieux ermite qui la contemple avec surprise.

Le voyageur d'autrefois l'eût maudite, l'époque où nous voici! Je crois bien qu'il n'eût pas résisté aux tentations de suicide qui l'assiégeaient. Le vieux voyageur d'aujourd'hui la bénit quand même, croyant fermement qu'elle est une transition inévitable, peut-être nécessaire, un passage difficile, mais sûr, pour monter plus haut.

Quant à lui, jusqu'à sa dernière heure, il aura fantaisie de monter. Donnez-lui la main, vous qui pensez à peu près comme lui, et vous aussi qui pensez tout à fait autrement; ceux qui veulent rester en bas crieront après nous tous et nous envelopperont dans le même anathème. Que cette persécution nous unisse, car notre but est le même, et, si ce n'est la conviction, c'est du moins le sentiment de notre droit qui nous rend solidaires. Nous ferons tous effort pour gagner les hauteurs, chacun suivant ses moyens et ses procédés, et il est des étapes où nous ne pouvons manquer de nous rencontrer, des refuges où nous aurons à lutter ensemble contre l'ennemi commun. Monte, jeunesse, monte en riant si tu veux, pourvu que tu ne t'arrêtes pas trop sous les arbres du chemin, et qu'à l'heure du combat tu saches te défendre!

A MAURICE SAND.

Nohant, 15 juillet 1868.

Il fait sombre, l'orage s'amasse, et déjà vers l'horizon les hachures de la pluie se dessinent en gris de perle sur le gris ardoise du ciel. La bourrasque va se déchaîner, les feuilles commencent à frissonner à la cime des tilleuls, et la flèche déliée des cèdres oscille, incertaine de la direction que le vent va prendre. C'est le moment de rentrer les enfants, les petites chaises et les jouets fragiles. L'aînée voudrait jouer encore sur la terrasse, elle ne croit pas à la pluie; mais le vent vient brusquement gonfler les plis de sa petite jupe, une large goutte d'eau tombe sur sa main mignonne. Elle saisit sa chère Henriette, la poupée favorite, et vient se réfugier dans mon cabinet.

Alors commence un nouveau jeu: le jeu, la fiction, le drame de la pluie. L'enfant ouvre une ombrelle et marche effarée par la chambre; elle se livre à une pantomime charmante de grâce et de vérité. Elle se courbe sous les coups de l'aquilon, elle fuit devant la rivière qui déborde, elle avertit Henriette de tous les dangers qui la menacent, elle la préserve, elle la pelotonne sous son bras, enfin elle combat la tempête avec elle, et, toute souriante et palpitante, m'apporte son enfant, qu'il me faut essuyer, réchauffer et caresser comme un Moïse sauvé des eaux. Cette comparaison, qui ne peut pas être dans son esprit, perce aussitôt dans le mien.

La dualité de l'âme éclate dans cette puissance qu'un enfant de trente mois possède déjà de dédoubler dans son esprit la réalité et le simulacre; mais voici un autre phénomène. J'étais en train d'écrire; l'action scénique m'intéresse, je l'observe, j'y prends part. Je joue mon rôle dans le drame qu'elle improvise, et, entre chacune des répliques que nous échangeons, ma plume reprend sa course sur le papier, l'idée que j'exprimais se retrouve dans la case de mon cerveau où je l'ai priée d'attendre, mon être intellectuel a suivi l'opération que l'enfant a su faire, il s'est dédoublé; il y a en moi deux acteurs, l'un qui écrit sa pensée méditée, l'autre qui représente la fille des pharaons arrachant aux flots du Nil le berceau d'un pauvre enfant nouveau-né. Je ne suis pas moins saisi de la fiction que ne l'est ma petite-fille. Je le suis peut-être davantage, car je vois le paysage égyptien qui doit servir de cadre à l'épisode. J'aperçois la mère qui se cache dans les roseaux, pleine d'angoisse, jusqu'à ce que son fils soit recueilli et emmené par la princesse. Le sentiment maternel, plus développé en moi, rêve une émotion que je ressens presque…

Et pourtant mon travail, complètement étranger à ce genre d'impressions, va son train, et après chaque interruption de mon dialogue avec ta fille, dont la grâce me charme et m'occupe, il se trouve suffisamment élaboré pour que je le reprenne sans effort et sans hésitation. L'habitude de jouer ainsi avec elle, tout en faisant ma tâche quotidienne, a sans doute préparé et amené peu à peu ce résultat un peu exceptionnel; mais, comme il n'a rien du tout de prodigieux, il me donne à réfléchir sur les facultés de notre être intellectuel, et ces réflexions, je veux te les résumer à mesure quelles se succèdent et se groupent. Aussi bien l'orage redouble, l'enfant s'est endormie; voyageurs, nous ne voyageons pas: en ce moment, la nature nous chasse de es sanctuaires, la plante gonflée de pluie veut boire à l'aise, l'insecte s'est réfugié sous l'épaisse feuillée, le paysage s'est rempli de voiles où la couler pâlit et se noie; n'est-ce pas le moment d'entreprendre une petite excursion dans le domaine de l'invisible et de l'impalpable?

Essayons.

Bien que la botanique, qui me préoccupe cette année par son côté philosophique, ne soit pas le sujet direct de cette causerie, c'est elle qui m'y a conduit aussi par de longues rêveries sur l'âme de la plante, et je m'imagine avoir trouvé quelque chose pour ma satisfaction personnelle tout au moins. Cela se résume en quelques mots, mais il m'en faudra davantage pour y arriver; prends patience.

«Nous avons deux âmes: l'une préposée à l'entretien et à la conservation de la vie physique, l'autre au développement de la vie psychique. La première, involontaire, impersonnelle, qui tombe sous l'examen et l'appréciation de la science physiologique, est, avec plus ou moins d'intensité, identique chez tous les hommes. L'autre, dont l'étude est du ressort des sciences métaphysiques, c'est le moi personnel, l'homme affranchi de la fatalité, le souffle impérissable et mystérieux de la vie.»

 

Ainsi m'enseignait, il y a quelque vingt ans, un ami très-intelligent et très-modeste qui n'a jamais fait parler de lui comme philosophe.

Cette définition pouvait être forcée quant à l'expression: il donnait le même nom à l'instinct et à la réflexion; mais, dans son langage figuré, il résumait peut-être d'une façon pénétrante et saisissante le problème de l'humanité. Je n'ai jamais oublié cette formule qui m'a toujours paru résoudre admirablement le mystère de nos contradictions antérieures et les antinomies sans fin qui divisent les hommes à l'endroit de leurs croyances.

Voici ce que je lis dans un livre dernièrement publié:

«Les choses se passent dans l'être humain comme si, à côté du cerveau pensant, il y avait d'autres cerveaux pensant à notre insu, et commandant à tous les actes ce que j'appelle la vie spécifique. Le dualisme de l'homme et de l'animal, de l'ange et de la bête, n'est point chimère, antithèse, fantaisie. Voici le cerveau, le centre noble, et voilà les centres divers de la moelle et du système nerveux sympathique. Ici règne la volonté, là l'instinct. Quelle lumière se répand sur la vie humaine quand on se met à y démêler l'oeuvre de l'intelligence consciente et volontaire, et le travail lent, monotone et fatal de l'instinct, caché aux centres nerveux secondaires! Comme l'âme proprement dite se trouve parfois devant cette âme-instinct qui ne devrait être que servante5».

Voilà bien, en somme, la définition de mon vieux philosophe —sans le savoir: une âme libre, immatérielle, fonctionnant au sommet de l'être; une âme esclave, spécifique, c'est-à-dire commune à toute l'espèce, agissant dans les régions inférieures; ici la moelle épinière transmettant ses volitions à l'encéphale, là l'encéphale luttant avec la volonté, dont il est le siège, contre les volitions aveugles de l'instinct.

De là deux propositions contraires qui contiennent chacune une vérité incontestable.

«L'homme est toujours et partout le même, disent les uns: cruel, lascif, intempérant, paresseux, égoïste. Les mêmes causes produisent et produiront toujours les mêmes effets. L'homme ne progresse point.»

Cette opinion est fondée. Le rôle de l'instinct est fatal et ne s'épuise ni dans le temps ni dans l'espace. Vaincu, il n'est pas soumis et ne renonce jamais à la lutte.

«L'homme est essentiellement et nécessairement progressif, disent les autres. Chaque révolution sociale ou religieuse marque une étape de son perfectionnement, chaque effort de son intelligence amène une découverte, chaque instant de sa durée est un pas vers le mieux.»

Ceci est tout aussi vrai que l'assertion contraire. Aussitôt que l'on prend la peine de distinguer, on se trouve d'accord.

Nous arriverons, je pense, à savoir compter jusqu'à trois, qui est le nombre sacré, la clef de l'homme et celle de l'univers, et une bonne définition nous fera quelque jour reconnaître en nous, non pas seulement deux âmes aux prises l'une contre l'autre, mais trois âmes bien distinctes, une pour le domaine de la vie spécifique, une autre pour celui de la vie individuelle, une troisième pour celui de la vie universelle. Celle-ci, qui tiendra compte du droit inaliénable de la vie spécifique, mettra l'accord et l'équilibre entre cette vie diffuse chez tous les êtres et la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera te vrai lien, la vraie âme, la lumière, l'unité.

Chacun de nous, à un degré quelconque, porte en lui cette troisième et suprême puissance, puisqu'il l'entrevoit, l'interroge, lui cherche un nom, et s'inquiète de son emploi; mais l'éclair a bien des nuages à traverser encore, et peut-être faudra-t-il ces crises sociales terribles où s'amasse la foudre, pour que l'homme, frappé de la vérité comme d'une flèche divine, découvre sa vraie force et remplisse enfin son vrai rôle sur la terre.

L'excellent livre que je viens de te citer, et que tu voudras lire, est le développement analytique du dualisme où l'homme actuel est encore engagé entre ses deux âmes. Le tableau éloquent de cette lutte est navrant, mais il aboutit à des espérances d'un ordre supérieur. Il est plein d'épouvantes pour la destinée humaine livrée à l'instinct spécifique, plein d'enseignements et d'exhortations à l'homme individuel, qui est ardemment sollicité de dégager le principe impérissable de sa liberté du tourbillon des passions basses ou des fantaisies coupables. C'est un livre de morale et de philosophie écrit par un savant et un libre penseur, car il nous engage à rejeter ces vains termes de spiritualisme et de matérialisme qui nous éloignent de la recherche de la vérité. Funeste antagonisme, en effet! Il semble que l'humanité se condamne à marcher sur des lignes parallèles sans vouloir jamais les faire fléchir pour se rencontrer, et que, de cette stupide obstination, les individus se fassent un point d'honneur et un mérite personnel. Faudra-t-il en conclure que bien des gens n'auraient rien à dire, s'ils ne disaient pas d'injures aux autres?

La critique philosophique, dont le rôle est grand en ce moment-ci, est forte quand elle signale l'abus des mots et le vide des formules. C'est tout ce qu'elle a pu faire jusqu'à ce jour, et il semble qu'il ne soit pas encore de son ressort de chercher une solution. Les ignorants s'en impatientent; ils s'imaginent que leur sentiment personnel doit se manifester et se concentrer dans quelque aphorisme magique sanctionné par l'expérience et la raison. Faites place à ces ardeurs de la pensée, hommes de réflexion! elles vous donnent la mesure de nos tendances et de nos besoins. Ne les dédaignez pas, elles sont un thermomètre à consulter, une face de l'humanité à examiner. La preuve de ce besoin, c'est le catholicisme de pur sentiment qui se prêche avec succès aujourd'hui dans les salons et les églises, doctrine incapable de lutter contre la critique historique et habile à esquiver ses coups, mais forte de nos aspirations et adroite pour les accaparer au profit de sa cause. Faites-y grande attention, défenseurs de la doctrine expérimentale! Trouvez dans vos plus consciencieuses inductions un refuge pour notre idéalisme; autrement tous les faibles, tous les indécis, tous les illettrés passeront du côté du christianisme moderne, espérant y trouver la paix de l'esprit, et l'oubli du devoir de raisonner sa foi.

M. Vacherot, dans un solide et délicat travail récemment publié dans la Revue, nous trace une esquisse instructive de la situation du catholicisme actuel. Malgré son exquise courtoisie pour les lumières de la chaire et de la polémique religieuse, il met ces lumières au pied du mur, les sommant, le malin qu'il est, d'étudier les textes sacrés, de les mettre d'accord et de définir l'orthodoxie. L'Église répond in petto: Non possumus; mais elle continue à nous parler avec une éloquence plus ou moins entraînante (M. Vacherot a un peu exagéré le talent de ses adversaires par excès de générosité ou de finesse) des points lumineux que cherche à ressaisir l'humanité présente: l'âme immortelle, la divinité personnelle, l'avenir infini, les cieux ouverts, l'idéal en un mot.

Devant une critique et une philosophie qui ne peuvent sauver ouvertement ces trésors du naufrage, qui ne pensent pas même devoir trop affirmer qu'ils existent, l'Église invoque le sentiment, supérieur selon elle, à la raison, et les êtres de sentiment vont à elle.

Mal nécessaire, disent les gens calmes. J'avoue que je ne puis pousser jusque-là l'indifférence et la sérénité. Je vois l'âme supérieure s'atrophier dans ce divorce avec la logique et retourner à l'enfance de l'humanité, enfance sacrée, poétique, respectable en son temps, dans son premier développement normal; sénilité puérile et funeste, presque honteuse à l'heure que nous marque aujourd'hui l'aiguille du temps.

Eh quoi! nous ne sommes point mûrs pour une croyance qui réponde aux besoins de notre libre aspiration sans condamner à mort cet instinct spécifique, qui est le code imprescriptible de la nature animée? Et même dans le sanctuaire de l'encéphale, dont les opérations sont aussi multiples et aussi mystérieuses que la structure anatomique du cerveau est compliquée et insaisissable, il nous est impossible de marier la lucidité supérieure à la clairvoyance pratique? Nous sommes donc des infirmes, des êtres épuisés, à moins que nous ne soyons des intelligences qui n'ont encore rien commencé?

Levez-vous donc, éveiller-vous, nobles esprits qui sentez palpiter en vous la troisième âme, la grande, la vraie, celle qui n'affirme pas timidement l'idéal et qui le prouve par cela même qu'elle le possède, qui ne tressaille pas d'effroi devant l'épreuve scientifique parce qu'elle sait a priori que cette épreuve sera la sanction de sa foi aussitôt qu'elle sera complète et décisive. Cette âme a autre chose à faire que de vaincre les révoltes et les tyrannies de l'instinct. Elle éclora dans des organisations qui les auront vaincues; mais, sitôt qu'elle parlera, elle enseignera rapidement comment il est facile à tous de les vaincre. Elle résoudra ce formidable problème qui consterne notre élan philosophique vers la beauté morale; elle nous rendra moins sévères pour les obstinations de la vie spécifique. Ces tyrannies de la chair ne sont redoutables que parce que l'âme universelle n'a point clairement parlé en nous, et que l'âme personnelle n'a pas d'armes assez bien trempées pour le combat. Ces armes de la foi et de la grâce que les catholiques se vantent de posséder sont aussi faibles que celles du scepticisme, puisque les tentations sont plus âpres à mesure que le chrétien devient plus saint et plus mortifié. Ce n'est pas la haine et le mépris de la chair qui en imposent à cette sourde-muette que nous portons en nous. Ce n'est point assez d'une âme libre de ses propres mouvements pour combattre des mouvements qui ne sont pas libres de lui obéir. Il faut quelque chose de plus. Il faut l'éclat d'une vérité supérieur à toutes les individualités, et supérieure même à leur liberté, car toute liberté qui ne se soumet pas à l'évidence devient aberration ou tyrannie.

On nous dit que cette vérité de consentement, qui est la vraie discipline des intelligences, ne peut naître que d'une religion théologique ou sociale.

De généreux esprits, prenant un effet pour une cause, ont cru l'apercevoir dans des formes sociales à imposer à l'humanité; d'autre part, de nobles érudits, épris de leurs sujets d'étude, se persuadent encore aujourd'hui que, sans le prestige d'un culte et l'absolu d'un dogme, aucune vérité ne peut devenir commune à l'humanité.

A mes yeux, il y a erreur chez les uns comme chez les autres. Si l'humanité future confectionne des sociétés et construit des temples, l'individu sera libre sous la loi commune, et le mystère sera banni de l'autel.

Pour cela, il faut que l'homme sache Dieu et l'humanité. On croit à ce que l'on sait. Ouvrez la porte au savoir. Donnez-lui des instruments, des laboratoires et la liberté absolue; mais donnez-lui aussi des ailes. Apprenez-lui que chaque genre de certitude a son domaine, chaque vérité acquise sa case dans l'intelligence, mais qu'il en est une d'un ordre si élevé, qu'il faut l'accueillir et la posséder dans la plus haute région de l'âme pour qu'elle serve de criterium et de corollaire à toutes les autres.

18 juillet 1868.

… Tu me demandes ce que j'entends par l'âme universelle de l'homme. Mon mot est mauvais, je ne le défends pas. Il faudrait toujours prendre les mots pour ce qu'ils valent; ils sont les empreintes du moment qui les fait éclore, les symboles qui transmettent à notre esprit nos impressions passagères, toujours incomplètes. Peu de mots fixent assez une idée pour mériter d'être conservés toute une semaine. Prends le mien pour ce que je te le donne, et vois-y l'appel d'une relation à établir entre l'âme individuelle et l'âme de l'univers.

Tu vas me demander encore où est l'âme de l'univers, si elle est diffuse ou personnelle. Elle est partout selon moi, comme la matière est partout; elle est à la fois personnelle et diffuse, elle remplit le fini et l'infini. Je ne vois point d'obstacle à cette antithèse, puisque l'âme humaine a ces deux attributs bien distincts et cependant inséparables. A toute heure, notre esprit, enfermé en apparence dans le cercle étroit de nos besoins matériels ou de nos impressions passagères, peut s'élancer vers les sphères de l'infini, non pas seulement par la rêverie poétique, mais par les calculs précis de la mathématique et les certitudes idéales de la géométrie. Supposez que l'univers a une âme comme nous, mais une âme aidée de la connaissance d'elle-même, ce qui est la connaissance absolue de toutes choses; vous pouvez très-bien lui attribuer aussi la volonté de maintenir ses propres lois, puisque cette volonté est toujours en nous à un degré quelconque. Je ne vois rien là qui dépasse les perceptions de l'esprit humain. Il me semble au contraire, que cette vision de l'âme de l'univers nous est nécessaire, qu'elle prend sa source dans ce que nous avons de plus clair dans le cerveau, la logique, et de plus personnel dans le coeur, la conscience. Il nous est impossible d'attacher un sens aux mots de sagesse, d'amour et de justice, qui résument toute la raison d'être et toute l'aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas planer sur nous une idéale atmosphère composée de ces trois éléments abstraits, qui nous pénètre et nous anime. Il n'y a pas que l'air qui alimente nos poumons. Il y a celui que notre âme respire. Trop subtil pour tomber sous les sens, cet air divin a une vertu supérieure à nos volitions animales, il les dompte ou les régularise quand nous ne lui fermons pas nos organes supérieurs. La chimie ne trouvera jamais ce fluide sacré; raison de plus pour que le chimiste ne le nie pas. C'est par d'autres moyens, par d'autres méditations, par d'autres expériences, que le vrai métaphysicien devra s'en emparer.

 

Quels peuvent être ces moyens, me diras-tu? Ils sont bien simples et à la portée de tous, et même il n'y en a qu'un: passer à l'état de santé morale qui seule permet de saisir la véritable notion du divin. Je voudrais bien que l'on trouvât à l'âme de l'univers un autre nom que celui de Dieu, si mal porté depuis le temps des Kabires jusqu'à nos jours. J'aimerais encore mieux celui d'homme, le grand homme (comme qui dirait la grande personne universelle) de Swedenborg; mais qu'importe son nom? Elle en changera longtemps encore avant que nous lui-en ayons trouvé un définitif et convenable.

Ce Dieu, puisqu'il faut le désigner par un nom qui est tout aussi grossier que sublime, n'a pas seulement mis en nous, à l'heure de notre naissance spécifique, une parcelle de sa divinité; il nous la renouvelle et nous l'augmente quand nous naissons à la vie de raisonnement individuel. Il nous la concède réellement quand nous surmontons l'instinct aveugle assez pour mériter d'échapper à sa tyrannie. Je ne dirai pas avec Laugel qu'il faudra à l'homme de grands combats et des sacrifices immenses pour arriver à ce perfectionnement. Il les lui faut aujourd'hui parce qu'il doute. Le jour où il croira, avec ses deux âmes supérieures, à un idéal bien défini et bien évident, l'âme inférieure ne réclamera que la part de satisfaction qui lui est due. L'appétit ne sera plus la fureur, la passion ne sera plus le crime, la fantaisie ne sera plus le vice. L'âme personnelle, celle qui est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra – de l'âme vouée au culte de l'universel– une lumière assez frappante pour ne plus hésiter à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué à mesure qu'a diminué l'ignorance, qui peut le nier? Il disparaîtra progressivement à mesure que rayonnera l'astre intellectuel voilé en nous.

On opposera à cette espérance, je le sais, la brutalité de la nature, le déchaînement aveugle des désastres extérieurs ruinant à tout instant l'oeuvre du travail de l'homme, la férocité des animaux qui lui ont fait si longtemps une guerre sérieuse, le déchaînement des cyclones, les tremblements de terre, les épidémies foudroyantes, les maladies incurables, toutes les puissances ennemies que nous ne savons point encore conjurer ou éviter. Mais l'âme de l'univers a aussi sa dualité pour ne pas dire sa trinalité. Elle a, comme l'homme, une âme spécifique, instinctive, fatale, que l'âme libre et personnelle combat, et que l'âme universelle domine. L'âme spécifique, qui agit aveuglément dans tout être, peut-être dans toute chose, pousse sans cesse l'univers matériel vers le trop plein et le trop vivant. De cet excès naissent les éclatements, le vase trop rempli se brise, la force trop accumulée déchire ses enveloppes et se détruit elle-même en s'épanchant au dehors. Une montagne, une contrée, un monde, peuvent tomber en ruine sous les coups de l'agent indompté. L'âme céleste et personnelle de ce monde n'est pas détruite pour cela; elle va rejoindre le foyer de la vie céleste irréductible, et, dans ce foyer de l'infini psychique, elle se retrempe à la vie universelle, qui s'aperçoit peu des désastres partiels, ou qui s'en sert avec discernement pour reconstruire des mondes mieux équilibrés.

Mais les victimes, les millions d'individus plus ou moins intelligents que frappe un grand cataclysme, les compterons-nous pour rien? Si nous croyons que quatre-vingts ou cent ans d'existence sont toute l'aspiration, toute la conquête, toute la destinée de l'homme, ou que, surpris par la mort violente en état de péché, il ait une éternité d'inénarrable souffrance à endurer au sortir de la vie, certes Dieu est injuste, l'âme universelle est idiote et méchante, ou, pour mieux dire, elle n'existe pas. Nous sommes des chiffres… pas même! des accidents qui ne comptent point.

Ceux que domine l'âme spécifique sont bien libres de le croire, mais ils ne peuvent forcer ceux qui pensent à partager leur découragement. Sur quelque raisonnement que s'appuie la négation du moi éternel, il ne dépend pas de nous de nous sentir persuadés. A mesure que nos instincts se règlent et s'harmonisent doucement avec les instincts supérieurs, nous entrons dans une lucidité de l'esprit qui est l'état normal auquel l'homme doit parvenir.

19 juillet.

Te définirai-je l'état de santé morale, l'idéal tel que je l'entends? Il est relatif et se moule forcément sur la vertu la plus pure et la raison la plus haute qu'un homme puisse atteindre dans le temps et le milieu où il existe. – Tel saint très-respectable et très-sincère des anciennes religions ne serait plus aujourd'hui qu'un fou. Le cénobitisme serait l'égoïsme, la paresse, la lâcheté. Nous savons que la vie complète est un devoir, qu'on ne peut pas rompre avec l'instinct normal de la vie spécifique sans rompre avec les lois les plus élémentaires de la vie, et que l'infraction à une loi de l'univers est une sorte d'impiété toujours punie par le désordre des facultés supérieures. La mortification de la chair, par le célibat, le jeûne et les flagellations, était grossière et charnelle en ce sens qu'elle ne servait qu'à ranimer ses révoltes. En lui imposant des sacrifices, l'esprit tranquille et fort la mortifie surabondamment.

Mais les appétits déréglés, vicieux, immondes, sont-ils donc une loi de l'espèce? Si certains animaux, en se rapprochant de la forme humaine et du développement de l'encéphale, nous offrent le repoussant spectacle de la lubricité, de la cruauté, de la gourmandise; si l'homme sauvage lui-même, aux prises avec l'animalité, s'imprègne des instincts de la brute, résulte-il de cette confusion de limites entre l'homme et le singe que l'instinct humain ne soit pas modifiable? Il l'est à un point qui frappe de surprise et d'admiration, quand on ne voit que la surface des moeurs civilisées. Le respect d'une convention qui prend sa source dans le respect de soi et des autres est une victoire bien signalée de la volonté sur l'instinct.

Si c'est peu que cette décence extérieure qui, sous le nom de savoir-vivre, voile des abîmes de corruption, c'est déjà quelque chose. La sainteté pourrait consister dès aujourd'hui à identifier la vie secrète et cachée à ces apparences de pudeur, de bonté, d'hospitalité, de raison, qui sont le code de la bonne compagnie. Pourquoi non? Où est l'obstacle? Pourquoi toute parole aimable ne serait-elle pas l'expression d'une âme aimante? Pourquoi toute allure de pudeur ne serait-elle pas la manifestation d'une conscience épurée? Pourquoi tout simulacre d'obligeance ne prendrait-il pas sa source dans la joie d'assister son semblable? Pourquoi toute discussion de l'intelligence ne reposerait-elle pas avant tout sur le désir de s'instruire?

Avoue que, si nous arrivions à marier la politesse parfaite à une parfaite sincérité, nous serions déjà, sans sortir de nos lois et de nos usages, montés à un degré supérieur d'excellence et de joie intérieure.

4Lettres d'un voyageur.
5Auguste Laugel, des Problèmes de l'âme. Paris, 1868.