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Nouvelles lettres d'un voyageur

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Les arbres sont très beaux dans l'Estérel, on y échappe à la monotonie des grands oliviers, bien beaux aussi, mais trop répétés dans le pays. Sauf le liége, les essences de la forêt de l'Estérel sont, à l'espèce près, celles de nos régions centrales. Les châtaigniers paraissent se plaire surtout vers le centre. C'est là que nous nous arrêtons au hameau des Adrets, toujours orné de son poste de gendarmerie, comme d'une préface de mélodrame. La route était dangereuse autrefois, mais Frédérick-Lemaître a tué à jamais sa poésie. Le lieu n'évoque plus que des souvenirs de tragédie burlesque.

Elle est pourtant sinistre, cette auberge des Adrets, et les auteurs du drame qui en porte le nom l'ont parfaitement choisie pour type de coupe-gorge. Elle en a tout le classique, surtout aujourd'hui que la cuisine est fermée et abandonnée. Pourquoi? On ne sait. A force d'entendre les voyageurs plaisanter sur la mort fictive de M. Germeuil, les propriétaires se sont imaginé qu'on leur attribuait un crime réel. La porte principale est barricadée, les habitants du hameau regardent avec défiance et curiosité les tentatives que l'on fait pour entrer. Ils sourient mystérieusement, ils affectent un air moqueur pour répondre aux moqueries qu'ils attendent de vous. Il faut que certains passants les aient cruellement mystifiés. On frappe longtemps en vain; enfin, les hôtes vous demandent sèchement ce que vous voulez et consentent à vous conduire dans une salle de cabaret véritablement hideuse. Elle est sombre, sale et barbouillée de fresques représentant des paysages, des scènes de pêche et de chasse d'un dessin si barbare et d'une couleur si féroce, qu'on est pris de peur et de tristesse devant cette navrante parodie de la nature. Ceci est la nouvelle auberge soudée à l'ancienne, que l'on ne vous ouvre qu'après bien des pourparlers et des questions.

– Que voulez-vous voir, là? Il n'y a rien de curieux. Il ne s'y est jamais rien passé.

Il faut répondre qu'on le sait bien; mais qu'on veut voir l'escalier de bois. On le voit enfin dressé en zigzag, au fond d'une salle nue et sombre à cheminée très ancienne. Il est assez décoratif et conduit à deux misérables petites chambres dans l'une desquelles ne fut pas assassiné M. Germeuil. Toute cette recherche du souvenir d'une fiction de théâtre est fort puérile, mais il faut rire en voyage, et, en sortant, on rit de la figure ahurie et soupçonneuse de ces bons habitants des Adrets.

Il fait beaucoup plus doux au golfe Juan qu'au golfe de Toulon. Le mistral y est moins rude, moins froid, plus vite passé; mais au baisser du soleil, l'air se refroidit plus vite et la soirée est véritablement froide, jusqu'au moment où la nuit est complète. Alors il y a un adoucissement remarquable de l'atmosphère jusqu'au retour du matin. En dépit de ces bénignes influences, la végétation est beaucoup plus avancée à Toulon: pourquoi?

Le lendemain, il faisait un vent assez aigre à l'île Sainte-Marguerite. La passerina hirsuta tapisse le rivage du côté ouest. Elle est en fleurs blanche et jaunes. On me dit qu'elle ne croît que là dans toute la Provence. Par exemple, elle abonde au Brusc, dans les petites anses qui déchiquettent le littoral, mais toujours tournée vers l'occident. Est-ce un hasard ou une habitude?

Je croyais trouver ici plus de plantes spéciales. Le sol que j'ai pu explorer en courant me semble très pauvre; pas l'ombre d'un tartonraire, pas de medicayo maritima, pas d'astragale tragacantha, rien de ce qui tapisse la plage des Sablettes et de ce qui orne les beaux rochers du cap Sicier. Ma seule trouvaille consiste dans un petit ornithogale à fleur blanche unique et à feuilles linéaires canaliculées, dont une démesurément longue. Je n'en trouve nulle part la description bien exacte, à moins que ce ne soit celui que mes auteurs localisent exclusivement sur le Monte-Grosso, en Corse. J'ai cueilli celui-ci sur le rocher qui porte le fort d'Antibes. Il y gazonnait sur un assez petit espace. De l'orchis jaune trouvé une seule fois à Tamaris, le 13 mars, point de nouvelles par ici; mais nous habitons une côte particulièrement aride, et les promenades en voiture ne sont pas favorables à l'exploration botanique.

Il faut donc s'en tenir au charme de l'ensemble et mettre les lunettes du peintre. Pour le peintre de grand décor de théâtre, ce pays-ci est typique. Les formes sont admirables, les masses sont de dimensions à être embrassées dans un beau cadre, et leur tournure est si fière, qu'elles apparaissent plus grandioses qu'elles ne le sont en effet. Ce trompe-l'oeil perpétuel caractérise au moral comme au physique la nature et l'homme du Midi; il est cause du reproche de blague adressé à la population, reproche non mérité en somme. Le Midi et le Méridional annoncent toujours et tiennent souvent. Ils sont éminemment démonstratifs, et, à un moment donné, ils semblent frappés d'épuisement; mais ils se renouvellent avec une facilité merveilleuse, et, comme la terre d'Afrique qui semble souvent morte et desséchée, ils refleurissent du jour au lendemain.

La transition de l'hiver à l'été n'est pourtant pas aussi belle et aussi frappante ici que chez nous. La végétation n'y éclate pas avec la même splendeur. L'absence de gelée sérieuse n'y fait pas ressortir le réveil de la vie, et on n'y sent guère en soi-même ce réveil si intense et si subit qui s'opère chez nous par crises énergiques. Le vent de mer contrarie l'essor général. Le mistral est un petit hiver qui recommence presque chaque semaine, et qui est d'autant plus perfide qu'il n'altère pas visiblement l'aspect des choses; mais, quoi qu'on en dise, il gèle ici blanc presque tous les matins, et les promesses du soleil de la journée ressemblent à une gasconnade. Est-ce à dire que la nature n'y soit pas généreuse et la vie intense? Certes non. C'est un beau pays, et les organisations qu'il développe sont résistantes et souples à la fois.

Malheureusement, dans ces stations consacrées par la mode, ce que l'on voit le moins, c'est le type local. Homme, animaux, plantes, coutumes, villas, jardins, équipages, langage, plaisirs, mouvement, échange de relations, c'est une grande auberge qui s'étend sur toute la côte. Si vous apercevez le paysan, l'industriel indigènes, soyez sûr qu'ils sont occupés à servir les besoins ou les caprices de la fourmilière étrangère.

Ceci, je l'avoue, me serait odieux à la longue, et, si j'avais une villa sur ce beau rivage, je la fuirais à l'époque où des quatre coins du monde s'abattent ces bandes d'oiseaux exotiques. C'est un tort d'être ainsi et de vouloir être seul ou dans l'intimité étroite de quelques amis au sein de la nature. Certes l'homme est l'animal le plus intéressant de la création; je dirai pour mon excuse que, dans certains milieux où tout est artificiel, l'art semble appeler les humains à se réunir et les inviter à l'échange de leurs idées. Au sein du mouvement qui est leur ouvrage, ils ont naturellement jouissance morale et avantage intellectuel à se communiquer l'activité qui les anime. Il y a aussi de délicieux milieux de villégiature où la sociabilité plus douce et un peu nonchalante peut réaliser des décamérons exquis; mais, en présence de la mer et des Alpes neigeuses, peut-on n'être point dominé par quelque chose d'écrasant dont la sublimité nous distrait de nous-mêmes et nous fait paraître misérable toute préoccupation personnelle?

Je fus frappé de cette sorte de stupeur où la grandeur des choses extérieures nous jette en parcourant un jardin admirablement situé et admirablement composé à la pointe d'Antibes. C'est, sous ces deux rapports, le plus beau jardin que j'aie vu de ma vie. Placé sur une langue de terre entre deux golfes, il offre un groupement onduleux d'arbres de toutes formes et de toutes nuances qui se sont assez élevés pour cacher les premiers plans du paysage environnant. Tous les noms de ces arbres exotiques, étranges ou superbes, car le créateur de cette oasis est horticulteur savant et passionné, je te les cacherai pour une foule de raisons: la première est que je ne les sais pas. Tu me fais grâce des autres, et même tu me pardonnes de n'avoir pas abordé la flore exotique, moi qui suis si loin de connaître la flore indigène, et qui probablement, si tu ne m'aides beaucoup, ne la connaîtrai jamais. Je me souviens d'une dame qui me disait de grands noms de plantes étrangères avec une épouvantable sûreté de mémoire, et qui me semblait si savante, que je n'osais lui répliquer. Pourtant je me hasardai à lui dire modestement:

– Madame, je ne sais pas tout cela. Je m'occupe exclusivement de l'étude du phaseolus.

Elle ne comprit pas que je lui parlais du haricot, et avoua qu'elle ne connaissait pas cette plante rare.

Pour ne point ressembler à cette dame, je ne me risquerai pas à te nommer une seule des merveilles végétales de l'Australie, de la Polynésie et autres lieux fantastiques que M. Turette a su faire prospérer dans son enclos: mais ce dont je peux te donner l'idée, c'est du spectacle que présente le vaste bocage où toutes les couleurs et toutes les formes de la végétation encadrent, comme en un frais vallon, les pelouses étoilées de corolles radieuses et encadrées de buissons chargés de merveilleuses fleurs. La villa est petite et charmante sous sa tapisserie de bignones et de jasmins de toutes nuances et de tous pays; mais c'est du pied de cette villa au sommet de la pelouse qui marque le renflement du petit promontoire, et qui, par je ne sais quel prodige de culture, est verte et touffue, que l'on est ravi par la soudaine apparition de la mer bleue et des grandes Alpes blanches émergeant tout à coup au-dessus de la cime des arbres. On est dans un Éden qui semble nager au sein de l'immensité. Rien, absolument rien entre cette immensité sublime et les feuillages qui vous ferment l'horizon de la côte, cachant ses pentes arides, ses constructions tristes, ses mille détails prosaïques; rien entre les gazons, les fleurs, les branches formant un petit paysage exquis, frais, embaumé, et la nappe d'azur de la mer servant de fond transparent à toute cette verdure, et puis au-dessus de la mer, sans que le dessin de la côte éloignée puisse être saisi, ces fantastiques palais de neiges éternelles qui découpent leurs sommets éclatants dans le bleu pur du ciel. Je ne chercherai pas de mots excentriques et peu usités pour te représenter cette magie. Les mots qui frappent l'esprit obscurcissent les images que l'on veut présenter réellement à la vision de l'esprit. Figure-toi donc tout simplement que tu es dans ce charmant vallon, «arrondi au fond comme une corbeille,» que tu me décris si bien dans ta dernière lettre, et que tu vois surgir de l'horizon boisé la Méditerranée servant de base à la chaîne des Alpes. Impossible de te préoccuper de la distance considérable qui sépare ton premier horizon du dernier. Il semble que ce puissant lointain t'appartienne, et que toute cette formidable perspective se confonde sans transition avec l'étroit espace que tes pas vont franchir, car tu es tenté de t'élancer à la limite de ton vallon pour mieux voir. – Ne le fais pas, ce serait beau encore, mais d'un beau réaliste, et tu perdrais le ravissement de cet aspect composé de trois choses immaculées, la végétation, la mer, les glaciers. Le sol, cette chose dure qui porte tant de choses tristes, est noyé ici pour les yeux sous le revêtement splendide des choses les plus pures. On peut se persuader qu'on est entré dans le paradis des poëtes… Pas une plante qui souffre, pas un arbre mutilé, pas une fortification, pas une enceinte, pas une cabane, pas une barque, aucun souvenir de l'effort humain, de l'humaine misère ni de l'humaine défiance. Les arbres de tous les climats semblent s'être donné rendez-vous d'eux-mêmes sur ce tertre privilégié pour l'enfermer dans une fraîche couronne, et ne laisser apparaître à ceux qui l'habitent que les régions supérieures où semblent régner l'incommensurable et l'inaccessible.

 

Le créateur de ce beau jardin a-t-il eu conscience de ce qu'il entreprenait? A-t-il vu dans sa pensée, lorsqu'il en a tracé le plan, le spectacle étrange et unique au monde qu'il offrirait lorsque ces plantes auraient atteint le développement qu'elles ont aujourd'hui? Si oui, voilà un grand artiste; si non, s'il n'a cherché qu'à acclimater des raretés végétales, disons qu'il a été bien récompensé de son intéressant labeur.

Mais tout passe ou change, et il est à craindre que dans quelques années les arbres, en grandissant, ne cachent la mer. Quelques années de plus, et ils cacheront les Alpes. Il faudra s'y résigner, car, si on émonde les maîtresses branches pour dégager l'horizon, leur souple feston de verdure perdra sa grâce riante et ses divins hasards de mouvement. Ce ne sera plus qu'un beau jardin botanique.

Ainsi du petit bois de pins, de liéges et de bruyères blanches en arbres qui s'élevait au-dessus de Tamaris, et d'où l'on voyait la mer et les collines à travers des rideaux de fleurs. J'y ai contemplé de petites plantes, le dorycnium suffruticosum et l'epipactis ancifolia, qui se donnaient des airs de colosses en se profilant sur les vagues lointaines de la pleine mer. Barbare qui les eût cueillies pour leur donner l'horizon d'un verre d'eau ou d'une feuille de papier gris!

– C'est moi, pensais-je en regardant le jardin de M. Turette, qui voudrais bien emporter cet horizon de flots et de neiges pour encadrer mon jardin de Nohant!

Mais bien vite cette ambitieuse aspiration m'effraya. Je suis un trop petit être pour vivre dans cette grandeur; j'y suis trop sensible, je me donne trop à ce qui me dépasse dans un sens quelconque, et, quand je veux me reprendre après m'être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas. Je deviendrais tellement contemplatif, que la réflexion ne fonctionnerait plus.

En effet, à quoi bon chercher la raison des choses quand elles vous procurent une extase plus douce que l'étude? On risque la folie à vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du Camp, dans son roman des Forces perdues, – un titre très profond! – raconte que deux âmes ivres de bonheur se sont épuisées et presque haïes sans autre motif que de s'être trop aimées. Peut-être, en se fixant au centre d'une oasis rêvée, deviendrait-on l'ennemi du beau trop senti et trop possédé, à moins que, sans retour et à tout jamais, on n'en devînt la victime. Pour habiter l'Éden, il faudrait donc devenir un être complètement paradisiaque. Adam en fut exilé, et s'en exila probablement de lui-même le jour où l'esprit de liberté le fit homme. Quelle irrésistible et décevante fascination ces Alpes et ces mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel, doivent exercer sur l'âme! Comme on oublierait volontiers que le mal et la douleur habitent la terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs sereines où l'on rêve la permanence et l'éternité! Le son de la voix humaine arriverait ici comme une fausse note. Le désir de peindre, le besoin d'exprimer, s'évanouiraient comme des velléités puériles. Le sentiment des relations sociales s'éteindrait, et la démence vous ferait payer cher quelques années d'un bonheur égoïste.

Voilà pourquoi j'arrive à comprendre ceux qui viennent sur ces rivages admirables pour ne rien voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et sentir à faux. S'ils étaient bien pénétrés de la grandeur qui les environne, ils n'oseraient pas vivre, ils ne le pourraient pas. Arrachons-nous au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt bêtes qu'égoïstes. Acceptons la vie comme elle est, la terre comme l'homme l'a faite. Le cruel, l'insensé! il l'a bien gâtée, et des artistes ont imaginé d'aimer sa laideur plutôt que de ne pas l'aimer du tout.

Un autre jour, nous voici sur la Corniche, trottant sur une route que surplombent et que supportent follement des calcaires en ruine. Ici, la France finit splendidement par une muraille à pic ou à ressauts vertigineux qui s'écroule par endroits dans la Méditerranée. On côtoie les dernières assises de cette crête altière, et pendant des heures l'oeil plonge dans les abîmes. Ici, la lumière enivre, car tout est lumière; l'immense étendue de mer que l'on domine vous renvoie l'éblouissement d'une clarté immense, et son reflet sur les rochers, les flots et les promontoires qu'elle baigne, produit des tons qui deviennent froids et glauques en plein soleil, comme les objets que frappe la lumière électrique. A la distance énorme qui vous élève au-dessus du rivage, vous percevez le moindre détail ainsi éclairé avec une netteté invraisemblable. C'est bien réellement une féerie que le panorama de la Corniche. Les rudes décombres de la montagne y contrastent à chaque instant avec la vigoureuse végétation des ses pentes et la fraîcheur luxuriante de ses fissures arrosées de fines cascades. L'eau courante manque toujours un peu dans ces pays de la soif; mais il y a tant d'oranges et de citrons sur les terrasses de l'abîme que l'on oublie l'aspect aride des sommets, et qu'on se plaît au désordre hardi des éboulements. Les sinuosités de la côte offrent à chaque pas un décor magique. Les ruines d'Eza, plantées sur un cône de rocher, avec un pittoresque village en pain de sucre, arrêtent forcément le regard. C'est le plus beau point de vue de la route, le plus complet, le mieux composé. On a pour premiers plans la formidable brèche de montagne qui s'ouvre à point pour laisser apparaître la forteresse sarrasine au fond d'un abîme dominant un autre abîme. Au-dessus de cette perspective gigantesque, où la grâce et l'âpreté se disputent sans se vaincre, s'élève à l'horizon maritime un spectre colossal. Au premier aspect, c'est un amas de nuages blancs dormant sur la Méditerranée; mais ces nuages ont des formes trop solides, des arêtes trop vives: c'est une terre, c'est la Corse avec son monumental bloc de montagnes neigeuses, dont trente lieues vous séparent; plus loin, vous découvrez d'autres cimes, d'autres neiges séparées par une autre distance inappréciable. Est-ce la Sardaigne, est-ce l'Apennin? Je ne m'oriente plus.

Il faisait un temps magnifique. Le ciel et la mer étaient si limpides, qu'on distinguait les navires à un éloignement inouï, et les détails du Monte-Grosso à l'oeil nu; mais passer, car il faut bien passer par là sans y planter sa tente, rend tout à coup mortellement triste.

La riante presqu'île de Monaco vous apparaît bientôt. On se demande par quel problème on y descendra des hauteurs de la Turbie. C'est bien simple: on tourne pendant une grande heure le massif de la montagne, et, d'enchantements en enchantements, de rampe en rampe, on descend par des lacets l'unique petite route assez escarpée de la principauté: on admire tous les profils du gros bloc de la Tête-du-Chien, qui surplombe la ville et la menace, et on arrive de plain-pied avec la rive dans un grand hôtel qui est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un casino et une maison de jeu.

Étrange opposition! au sortir de ces grandeurs de la nature, vous voilà jeté en pleine immondice de civilisation moderne. Au pâle clair de la jeune lune, au pied du gros rocher qui dort dans l'ombre, au mystérieux gémissement du ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe, succèdent et se mêlent la lueur blafarde du gaz, un caquetage de filles chiffonnées et fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre et le bruit implacable de la roulette. Il y a là de jeunes femmes qui jouent pendant que sur les sofas des nourrices allaitent leurs enfants. Une jolie petite fille de cinq à six ans s'y traîne et s'endort accablée de lassitude, de chaleur et d'ennui. Sa misérable mère l'oublie-t-elle, ou rêve-t-elle de lui gagner une dot? Des babies de tout âge, de vingt-cinq à soixante-et-dix ans, essuient en silence la sueur de leur front en fixant le tapis vert d'un oeil abruti. Une vieille dame étrangère est assise au jeu avec un garçonnet de douze ans qui l'appelle sa mère. Elle perd et gagne avec impassibilité. L'enfant joue aussi et très décemment, il a déjà l'habitude. Dans la vaste cour que ferme le mur escarpé de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées errent autour du café. On dirait qu'elles ont froid; mais peut-être regardent-elles avec convoitise le verre d'eau glacée qu'elles ne peuvent plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui s'en vont à pied, les poches vides; il y en a qui vous abordent et qui vous demandent presque l'aumône d'une place dans votre voiture pour regagner Nice. Les suicides ne sont point rares. Les garçons de l'hôtel ont l'air de mépriser profondément ceux qui ont perdu, et à ceux qui se plaignent d'être mal servis ils répondent en haussant les épaules:

– Ça n'a donc pas été ce soir?

On dîne comme on peut dans une salle immense encombrée de petites tables que l'on se dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles à la recherche d'un dîner et d'un ami qui le paie. On retourne un instant aux salles de jeu pour y guetter quelque drame. Moi, je n'y peux tenir; la puanteur me chasse. Nous courons au rivage, nous gagnons la ville qui s'élance en pointe sur une langue de terre délicieusement découpée au milieu des flots. Elle aussi, cette pauvre petite résidence, semble vouloir fuir le mauvais air du tripot et se réfugier sous les beaux arbres qui l'enserrent. Nous montons au vieux château sombre et solennel. La lune lui donne un grand air de tragédie. Le palais du prince est charmant et nous rappelle la capricieuse demeure moresque du gouverneur à Mayorque. La ville est déserte et muette, tout le monde paraît endormi à neuf heures du soir. Nous revenons par la grève, où la mer se brise par de rares saccades très brusques au milieu du silence. La lune est couchée. Le gaz seul illumine le pied du grand rocher et jette des lueurs verdâtres sur les rampes de marbre blanc et les orangers du jardin. La roulette va toujours. Un rossignol chante, un enfant pleure…

Pour gagner Menton, le lendemain matin, nous traversons une gorge qui ressemble aux plus fraîches retraites de l'Apennin du côté de Tivoli; les oliviers y sont superbes, les caroubiers monstrueux. Ceci doit être un nid pour la botanique; mais peu de fleurs sont écloses, et nous passons trop vite. Nous courons et ne voyageons pas. Il faudrait revenir seul au mois de juin. Nous sommes gais quand même, parce que nous nous aimons les uns les autres, et parce que voir ainsi défiler des merveilles comme dans la confusion d'un rêve est, sinon un plaisir vrai, du moins une ivresse excitante. On revient de la frontière d'Italie à Cannes en quelques heures. Route excellente, aucun danger et aucune interruption dans la splendeur des tableaux; mais trop de rencontres, trop d'Anglais, trop de mendiants, trop de villas odieusement bêtes ou stupidement folles, un pays sublime, un ciel divin, empestés de civilisation idiote ou absurde.

 

Mon cher ami, après avoir vu cette limite méridionale incomparablement belle de notre France, j'ai reporté ma pensée tout naturellement à la limite nord que je côtoyais l'automne dernier, et j'ai trouvé mon coeur plus tendre pour le pays des vents tièdes et des grands arbres baignés de brume. Le souvenir que l'on emporte des côtes de Normandie, c'est un parfum de forêts et d'algues qui s'attache à vous: ce qui vous reste des rivages de la Provence, c'est un vertige de lumière et d'éblouissements. Et ce qu'il y a encore de mieux, c'est notre France centrale, avec son climat souple et chaud, ses hivers rapidement heurtés de glace et de soleil, ses pluies abondantes et courtes, sa flore et sa faune variées comme le sol, où s'entre-croisent les surfaces des diverses formations géologiques, son caractère éminemment rustique, son éloignement des grands centres d'activité industrielle, ses habitudes de silence et de sécurité. Je l'ai passionnément aimé, notre humble et obscur pays, parce qu'il était mon pays et que j'avais reçu de lui l'initiation première; je l'aime dans ma vieillesse avec plus de tendresse et de discernement, parce que je le compare aux nombreuses stations où j'ai cherché ou rêvé un nid. Toutes étaient plus séduisantes, aucune aussi propice au fonctionnement normal et régulier de la vie physique et morale. Notre Berry a beau être laid dans la majeure partie de sa surface, il a ses oasis que nous connaissons et que les étrangers ne dénicheront guère. Un petit pèlerinage tous les ans dans nos granits et dans nos micaschistes vaut toutes les excursions dans le nord ou dans le midi de l'Europe pour qui sait apprécier le charme et se passer de l'éclat.

Le chemin de fer va nous supprimer plus d'un sanctuaire, ne le maudissons pas. Rien n'est stable dans la nature, même quand l'homme la respecte. Les arbres unissent, les rochers se désagrègent, les collines s'affaissent, les eaux changent leurs cours, et, de certains paysages aimés de mon enfance, je ne retrouve presque plus rien aujourd'hui. L'existence d'un homme embrasse un changement aussi notable dans les choses extérieures que celui qui s'opère dans son propre esprit. Chacun de nous aime et regrette ses premières impressions; mais, après une saison de dégoût des choses présentes, il se reprend à aimer ce que ses enfants embrassent et saisissent comme du neuf. En les voyant s'initier à la beauté des choses, il comprend que, pour être éternellement changeant et relatif, le beau n'en est pas moins impérissable. Si nous pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne pourrions plus nous diriger dans nos petits sentiers disparus. La culture toute changée nous serait peut-être incompréhensible, nous chercherions nos plaines sous le manteau des bois, et nos bois sous la toison des prairies. Comme de vieux druides ressuscités, nous demanderions en vain nos chênes sacrés et nos grandes pierres en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire, nos marécages féconds en plantes délicates et curieuses. Nous serions éperdus et navrés, et pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des poëtes, savoureraient la beauté de ce monde refait à leur image et selon les besoins de leur esprit.

Quels seront-ils, ces hommes de l'an 2500 ou 3000? Comprendrions-nous leur langage? Leurs habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles d'admiration ou de terreur? Par quels chemins ils auront passé! Que d'essais de société ils auront faits! L'individualisme effréné aura eu son jour. Le socialisme despotique aura eu son heure. Que de questions aujourd'hui insolubles auront été tranchées! que de progrès industriels accomplis! que de mystères dégagés dans les énigmes de la science! On ne se demandera plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous a tant préoccupé à Crevant et qui nous tourmente encore, ni si l'on doit sacrifier dans les guerres la moitié du genre humain pour assurer la vie de l'autre moitié. On ne croira plus qu'une nation doive obéir à un seul homme, ni qu'un seul homme doive être immolé au repos d'une nation. On saura peut-être ce que célèbre la grosse grive du gui dans son solo de contralto, et de quoi se moque la petite grive des vignes qui lui répond en fausset. On ne comptera peut-être plus cent vingt espèces de roses sauvages sur nos buissons. Peut-être en aura-t-on distingué cent vingt mille espèces; peut-être aussi paiera-t-on un impôt pour cultiver le drosera dans un pot à fleurs, peut-être n'en paiera-t-on plus pour cultiver sept pieds de tabac dans sa plate-bande. Peut-être aussi croira-t-on qu'il n'y a pas de Dieu logé dans les églises et qu'il y en a un logé partout, voire même dans l'âme de la plante.

Qu'est-ce que tu en dis, toi, de l'âme de la plante et de l'ouvrage2 qui porte ce joli nom? Ce n'est peut-être pas un livre de science proprement dit, mais c'est le développement d'une hypothèse charmante, c'est le sentiment d'un observateur que la poésie entraîne. – Et, après tout, quel être dans l'univers peut vivre sans ce que j'appelle une âme, c'est-à-dire la sensation de son existence? Que cette sensation devienne conscience chez l'homme, affaire de mots pour exprimer un degré supérieur atteint par une même et seule faculté. Où commence l'être et où finit-il? Ce n'est pas le mouvement, ce n'est pas la faculté de locomotion, premier degré de la liberté sacrée, qui le caractérise essentiellement. Dans certaines choses, le mouvement semble voulu; chez certains êtres, il semble fatal. La véritable vie commence où commence le sentiment de la vie, la distinction du plaisir et de la souffrance. Si la plante cherche avec effort et une merveilleuse apparence de discernement les conditions nécessaires à son existence – et cela est prouvé par tous les faits, – nous ne sommes pas autorisés à refuser une âme au végétal. Pour moi, je me définis la vie, le mariage de la matière avec l'esprit. C'est vieux, c'est classique; ce n'est pas ma faute si on ne me fournit pas une formule plus neuve et aussi vraie. Or, l'esprit existe partout où il fonctionne, si peu que ce soit. L'âme d'une huître est presque aussi élémentaire que celle d'un fucus. C'est une âme pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente au reste de l'univers que la nôtre. Si la nôtre se dissipe et s'éteint avec les fonctions de l'être matériel, nous ne sommes rien de plus que la plante et le mollusque; si elle est immortelle et progressive, le jour où nous serons anges, le mollusque et la plante seront hommes, car la matière est également progressive et immortelle.

Nous voici loin de la doctrine du jugement dernier et du drame fantastique de la vallée de Josaphat. Ce n'est pas que ces fictions me déplaisent; elles semblent indiquer un dogme de renouvellement, et elles sont en complet désaccord avec les décisions catholiques qui placent le jugement de l'âme au moment qui suit la mort de chacun de nous. Si nous devons attendre pour reprendre notre dépouille mortelle et pour marcher dans l'avenir terrible ou riant, suivant nos mérites, la fin du monde que nous habitons, c'est un sursis d'exécution qui a sa valeur. C'est aussi une concession temporaire à la croyance au néant dont il faut prendre note. Toute la doctrine du spiritualisme catholique repose ainsi sur une foule de notions et de symboles contradictoires que l'Église a fait entrer pêle-mêle et de force dans sa prétendue orthodoxie. Elle succombe à cette pléthore, recueillant aujourd'hui ceci, et rejetant demain cela, au hasard des circonstances et selon les besoins de la cause du moment. Elle a fait grand mal au spiritualisme, qu'elle n'a jamais compris, et qu'elle tue en irritant une réaction cruelle, mais légitime.

2Par M. Boscowitz.