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Nouvelles lettres d'un voyageur

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Après un mois d'excursions dans les environs du littoral, nous sommes revenus avec nos amis à Toulon, où d'autres amis nous attendaient, et j'ai voulu revoir avec eux toutes les régions montagneuses de la Provence où se brise le mistral et où la vraie beauté du climat donne asile à la flore de l'Afrique et à celle des Alpes de Savoie. C'était encore trop tôt. Les clématites qui revêtent des arbres entiers étaient encore sèches. Les belles plantes n'étaient pas fleuries. N'importe, le lieu était toujours ce qu'il est, un des plus beaux du monde.

Ce lieu s'appelle Montrieux, il est situé sur les hauteurs près des sources du Gapeau, à trente-deux kilomètres de Toulon. La route est belle, on va vite. On traverse des régions maigres et sèches, des collines pelées ou revêtues de terrasses d'oliviers petits et laids. Ce n'est pas avant Cannes qu'il faut voir l'olivier, on le prendrait en haine; mais là il est de plus en plus splendide jusqu'à Menton. On ne le taille pas, il devient futaie, il est monumental et primitif.

Il ne faut pas le regarder dans le pays qui nous conduit à Montrieux. A Belgentier, le pays devient charmant quand même. On avance dans une étroite vallée arrosée de mille ruisseaux qui descendent de la montagne et qui se laissent choir en cascades dans les prairies et les cultures pour se joindre en bondissant au Gapeau, qui bondit lui-même. On n'est plus dans le pays de la soif. La vue de tant d'eaux limpides, folles et gaies est un enchantement.

On voit se dresser bientôt devant soi, au dessus des bois, les dents blanches, bizarrement découpées et fouillées à jour, de la crête des montagnes calcaires de Montrieux. J'annonce à nos compagnons que nous allons grimper jusque-là. Comme il fait très chaud, on s'en effraie; mais, une demi-heure après, sans descendre de voiture, nous entrons dans ces dentelures fantastiques, nous sommes dans la forêt de Montrieux, un gracieux pêle-mêle de roches ardues, de vallons étroits, d'arbres magnifiques, de buissons épais et d'eaux frissonnantes. Nous traversons à gué le Gapeau, qui danse et chante sur du sable fin et doré, au milieu des herbes et des guirlandes de feuillage. C'est une oasis, un Éden.

Si tu y vas l'an prochain, repose-toi là. Cette entrée de forêt autour du gué de Gapeau est le plus bel endroit de la promenade. C'est que nous eussions dû déjeuner et ne point passer seulement; mais l'envie de revoir la source et d'arriver au but, qui est la chartreuse, nous a fait quitter un peu la proie pour l'ombre.

La chartreuse nouvelle est fort laide et sans intérêt aucun. Les débris de l'ancienne sont enfouis au fond d'une gorge encaissée et boisée où le roc montre ses flancs âpres à travers le revêtement de la forêt. C'est un de ces sites sauvages qu'en de nombreuses localités les gens intitulent emphatiquement le bout du monde, et qui, comme toutes les fins, est l'embranchement d'un monde nouveau. Si la montagne enferme la ruine et semble la séparer du reste de la terre, à cent pas au-dessous on voit la muraille faire un coude, une verte petite prairie s'ouvrir le long du ruisseau, se rétrécir pour s'entr'ouvrir plus loin et déboucher dans les larges vallées qui se succèdent et s'étagent jusqu'à la mer. L'endroit est frais, austère et riant à la fois.

– On y vivrait, me dit mon ami Talma, le capitaine de vaisseau. C'est une retraite, un nid, un asile. J'y passerais volontiers le reste de ma vie.

– En famille?

– Non, la famille s'y ennuierait. Je me suppose sans famille, seul au monde, las des voyages, revenu de la grande illusion du devoir. Vivre là d'étude et de rêverie…

– Oh! très-bien, vous rêvez ici, comme j'ai rêvé partout, l'insaisissable chimère du repos?

Mon fils nous apprit qu'un naturaliste avait fait de cette sauvage résidence le centre de son activité. M. de Cérisy était un entomologiste distingué. Il a vécu et il est mort ici, s'occupant à communiquer au monde savant le fruit de ses recherches et de ses explorations. Nous voyons encore dans un pavillon, à travers les vitres, une grande boîte de toile métallique qui a servi à l'élevage des chenilles ou à l'hivernage des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont dû lui donner de grandes jouissances et de grands enseignements. Un sentiment de respect s'empare de nous, et je ne sais comment je me surprends à penser à toi, à ta retraite, à tes courses, à tes occupations, et à me rappeler Maurice cherchant partout, il y a une vingtaine d'années, certaine phalène blanche que vous avez souvent trouvée depuis, mais que nous appelions alors desideratum Touranginii.

En ce moment, toute ta vie se présenta devant moi, résumée par une de ces rapides opérations de la pensée que les métaphysiciens, lents à penser, n'ont jamais su nous apprendre à expliquer et à exprimer en peu de mots. Je n'ai donc pas la formule pour dire en trois paroles tout ce qui m'apparut en trois secondes, et il me faudrait beaucoup de mots pour raconter ce que le souvenir me raconta instantanément. Je te vis d'abord adolescent, aussi mince, aussi chevelu, aussi calme que tu l'es aujourd'hui, avec de grands yeux clairs et je ne sais quoi d'ailé dans le regard et dans l'attitude qui te faisait ressembler à un de ces oiseaux de rivage, lents et paresseux d'aspect, infatigables en réalité. On disait de toi:

– Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il? disait ton père.

– Rien et tout, lui répondais-je.

Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux. C'est tout ce qu'on savait de tes occupations, et on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont les seuls que j'aie vus tromper les yeux au point de faire illusion. Ils avaient le mouvement, l'attitude vraie, la grâce essentiellement propre à leur espèce, outre que tu ne choisissais que des sujets intacts, lustrés, frais et en pleine toilette, selon la saison. C'étaient des chefs-d'oeuvre.

Tu préparas ensuite des papillons avec une perfection égale, cherchant à conserver avec pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles, les microscopiques enfin, d'où te vint le surnom de Micro, dont nous n'avons jamais su nous déshabituer.

Un jour, tu t'exerças à dessiner des oiseaux et à peindre des lépidoptères: autres merveilles! Tu étais décidément d'une adresse inouïe. Étais-tu artiste? étais-tu savant? Tes échantillons furent admirés, et, quand ta famille perdit une fortune qui t'eût permis de ne faire que ce qui te plaisait, tu entras comme préparateur au Muséum d'histoire naturelle sous les auspices de Geoffroy Saint-Hilaire. Il nous semblait que tu étais casé, comme on dit bourgeoisement, et que, ayant la passion exclusive des sciences naturelles, tu arriverais peu à peu à pouvoir la satisfaire en dehors d'une étroite spécialité; mais, au bout de quelques mois, tu nous revins dégoûté de ces arides commencements, affamé d'air rustique et de liberté. Tu étais souffrant. Ta soeur, l'être adorablement maternel, te reçut avec joie et ne te gronda pas.

Moi, j'étais affligé de ta désertion. L'illustre vieillard m'avait dit:

– Votre jeune frère a le pied à l'étrier. On arrive à tout quand on est doué comme lui.

Parlait-il ainsi pour m'être agréable, ou parce qu'il avait senti en toi un véritable amant de la nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre ta fuite. Arriver, voilà un grand mot, le mot, le but, le charbon ardent de la génération actuelle. Il n'a pas touché tes lèvres, tu n'y as pas cru, ou tu l'as trop analysé, ce charbon qui souvent n'allume rien, ce mot qui résume pour la plupart des hommes, un océan de déceptions. Je ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand ils sont riches ou influents. L'argent ou l'autorité, c'est le but du vulgaire; les esprits plus élevés ou plus aimants rêvent la gloire ou la satisfaction intérieure de se rendre utiles, de servir la science, la philosophie, le progrès, la patrie.

Une modestie excessive, farouche même, t'a persuadé que tu n'avais rien d'utile à communiquer personnellement, et, dédaignant de te résumer, tu as tout appris et tout donné, tes collections, tes observations, tes découvertes, à quiconque a bien voulu s'en servir. Ta vie s'est écoulée dans une sorte de contemplation attentive dont je ne comprends que trop les délices, mais que j'eusse voulu, dans ce temps-là, rendre féconde chez toi par une manifestation de ta volonté. Tu es resté inébranlable, je dirais impassible, si je ne connaissais la solidité de tes muettes affections et l'enthousiasme de tes admirations secrètes. Tu avais une philosophie pratique mieux formulée en toi-même que je ne le supposais: avais-je raison, avais-je tort de la combattre?

Assis un instant pour reprendre haleine sur une pierre du sentier de ce bout du monde fictif où s'enferma pour n'en plus sortir M. de Cérisy, je me demandais sérieusement si j'étais arrivé moi-même à une limite quelconque de mon activité, et si tu n'avais pas été beaucoup plus sage que moi en limitant la tienne dès ta jeunesse à l'exercice paisible et soutenu de ton intelligence, sans aucun souci de la faire connaître en dehors de l'intimité.

Si tu étais égoïste, je n'hésiterais pas à te donner tort. Ma raison – jamais mon coeur – t'a quelquefois blâmé. J'ai cru être dans le vrai en me persuadant qu'il fallait instruire les autres, et que le devoir de quiconque avait un don, grand ou petit, était impérieusement tracé: se communiquer à toutes les insultes, se révéler, se donner, s'immoler, s'exposer à toutes les injures, à toutes les calomnies, à tous les déboires de la notoriété, pour peu que l'on eût à dire, bien ou mal, quelque chose de senti, d'expérimenté ou de jugé au fond de soi. Si ma nature et mon éducation m'eussent permis d'acquérir la science, j'aurais voulu explorer le monde entier en savant et en artiste, deux fonctions intellectuelles dont je sentais en moi, je ne dis certes pas la puissance, mais l'appétence bien vive et le désir bien ardent. Une plus humble destinée m'ayant été faite, j'ai étudié, comme par hasard et faute de mieux, les sentiments et les luttes de l'être humain, et peu à peu j'ai pris à coeur ce métier des gens qui n'ont pas de métier, et que les personnes purement pratiques méprisent profondément ou ne comprennent pas du tout.

 

Engagé dans cette voie, et voyant le temps qu'il faut y consacrer, la dépense d'énergie vitale qu'il exige, j'ai pensé que ce n'était pas un vain travail, et, poursuivi par un type idéal applicable à l'être humain, j'ai cru parfois très-utile de tenter de le dégager de la fiction des entrailles de l'humanité présente, qui le porte en elle sans y croire, mais qui le fait vibrer et tressaillir par moments en le trouvant exprimé dans un livre, dans un tableau, dans un chant, dans une oeuvre d'art quelconque.

Je ne me suis pas fait de grandes illusions sur la portée de mon travail; mais, s'il a produit peu d'effet, la faute en est à mon peu de talent, non à mon but, qui était trop consciencieux pour ne pas me paraître sérieux. Ceci donné, je m'abandonnais au hasard de la fantaisie pour les sujets, ayant expérimenté que le bien, si bien il y a, me venait en dormant et que je ne savais pas composer d'avance. Dans cet emploi soutenu de la petite part d'énergie qui m'était dévolue j'ai senti pourtant, avec un regret quelquefois bien douloureux, combien sont à envier ceux qui, au lieu de produire sans relâche, se sont réservé le droit d'acquérir sans cesse: et souvent dans ta modeste fortune, dans tes longues claustrations d'hiver, dans tes courses solitaires des beaux jours, dans ton état d'absorption par l'examen et l'étude de la nature, tu m'as paru le plus sage de nous deux. Tu n'as pas eu besoin d'arriver, toi, tu n'es pas parti, et tu es heureux au port que tu n'as pas voulu quitter. Moi, j'ai eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens toujours vers les miens sans autre joie que celle de les retrouver. Ce n'était donc pas la peine de quitter la terre natale, puisque arriver, pour moi, c'est toujours revenir.

Je ne saurais me plaindre du sort. J'y aurais mauvaise grâce du moment que la faculté d'aimer et d'admirer ne s'est point amoindrie en moi dans mon combat avec la vie; mais, quand on pense à soi, quand on compare sa destinée avec d'autres destinées qui nous intéressent également, on est porté – c'est mon travers – à chercher l'idéal de la vie pour tous les êtres du présent et de l'avenir. C'est la pente que suivait ma pensée pendant que nous revenions à la nouvelle chartreuse.

Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un groupe de chartreux qui se promenaient: un gros vieux, court, qui s'appuyait sur une canne, cinq ou six autres moins frappants de type, et un jeune, grand, brun, d'une figure triste et d'une beauté remarquable dans son sévère costume de laine blanche, qui semblait fait pour s'harmoniser avec la roche calcaire, le sentier poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans ce pays des styrax et des clématites, ces personnages tomenteux3 semblaient un produit du sol.

On nous apprit que le beau chartreux était le héros de mille légendes dans la province, qu'un mystère impénétrable enveloppait le roman de sa vie, qu'on ne savait ni son vrai nom, ni son pays, que, selon les uns, il cachait là le remords d'un crime, et, selon les autres, une dramatique histoire d'amour. Nous n'avons pas voulu nous informer davantage. Eu égard à sa belle figure, nous lui devons de ne pas chercher la prose peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde forestier qui nous servait de guide nous dit que ces moines étaient paisibles et doux, très charitables, et faisaient beaucoup de bien.

Je me demandai quel bien on pouvait faire dans ce désert, à moins de le défricher et de le peupler. Pour le dernier point, les chartreux se sont mis officiellement hors de cause par leurs voeux, et, quant au premier, il est tout à fait illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes le sol qu'ils possèdent, rentrent dans la classe des propriétaires associés pour le grand bien de leur immeuble, et encore ne présentent-ils pas le modèle d'une bonne association, car la prière, la méditation, la pénitence et les offices absorbent la bonne moitié de leur existence. On ne fait pas un bien gros travail des bras et de l'intelligence quand l'esprit est ainsi plongé, à heures fixes, dans la stupeur du mysticisme.

Faire travailler, donner de l'ouvrage aux pauvres, c'est le classique devoir des propriétaires dans les pays habités; mais, en Provence, au coeur de ces roches revêches, où le petit propriétaire suffit tout au plus à sa tâche ingrate, il n'y a pas de bras à employer. Tous les travaux du littoral sont faits par des étrangers, et les forêts de l'État, qui remplissent les gorges de la montagne, seraient et sont probablement plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les terres arables des chartreux. Si leur établissement emploie quelques pauvres diables, c'est parce qu'il ne peut se passer de leur aide. En somme, leurs charités, que je ne nie point, seraient tout aussi bien répandues par de simples particuliers qui n'auraient pas la tête rasée en couronne et porteraient des souliers au lieu de porter des sandales. Le luxe archéologique de leur costume peut encore poser pour le peintre; voilà tout l'emploi qui lui reste.

En regardant ces beaux figurants s'éloigner et se perdre dans le décor de la chartreuse, je me demandai naturellement quel monde, sublime ou idiot, celui qui nous avait frappés portait sous ce crâne rasé, exposé aux morsures d'un soleil dévorant. Est-il arrivé, celui-là? A-t-il trouvé dans le cloître une solution à son existence? Poésie féconde ou anéantissement stérile, s'il possède l'une ou l'autre, il est entré au port; mais qui de nous voudrait l'y suivre? Certes ce lieu-ci est un Éden, et l'image divine y est revêtue de sublimité; mais le catholicisme n'a-t-il pas rompu avec la nature, et n'est-il pas défendu au mystique particulièrement de se plaire à la contemplation des choses extérieures? Quel enfer d'ailleurs que la promiscuité du communisme pratiqué dans ce sens étroit et sauvage du couvent? Les chartreux ont, il est vrai, des habitations séparées, mais qui se touchent en s'alignant dans une enceinte rectiligne. Ces petites maisons propres et nues, avec leur ton jaune et leur couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup à une maison de fous. Il y en a une douzaine, et toutes ne sont pas occupées. Je crois bien que le groupe de six ou sept religieux que nous avons rencontré compose toute la communauté. J'ignore s'ils observent bien strictement la règle austère de saint Bruno, s'ils se dispensent de la prison cellulaire, du silence et du salut classique: Frère, il faut mourir! Ils ont, ma foi, bien raison, les pauvres hères, et je ne les blâme point. Le catholicisme n'a plus rien à faire dans la vie cénobitique. Il s'y éteint sans retentissement et sans qu'on l'admire ou le plaigne.

Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté, le long de ces eaux limpides, au pied de ces roches théâtrales, sous l'ombre fraîche de ces beaux arbres, dans ces clairières baignées de soleil où croissent de si belles fleurs et de si sveltes graminées, une vie à vivre dans les délices de l'étude ou du recueillement. Cette oasis de la Provence n'existe pas pour rien, elle n'a pas été créée pour des chartreux, ni même pour des entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient au peintre, au poëte, au philosophe, à l'érudit, à l'amant et à l'ami, tout comme au botaniste et au géologue. Il faudrait être tout cela pour habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes dignes de s'y réfugier et de le posséder avec le respect qu'il inspire? Voilà ce que l'on se demande chaque fois que l'on rencontre un vestige du beau primitif, dans des conditions de douceur appropriées à l'existence humaine. On pourrait vivre ici de chasse et de pêche, de fruits et de légumes; le sol est excellent. On n'y serait pas enfermé et séparé du reste des hommes; les chemins sont beaux en toute saison, et il faudrait d'ailleurs y vivre en famille, car sans famille il n'y a rien à la longue qui vaille sous le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de choses tour à tour intellectuelles et pratiques, que le ménage occupât les femmes sans les abrutir, et que le travail passionnât les hommes sans les absorber et les rendre insociables.

Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la grande devise Fais ce que veulx! En possession de cette absolue liberté, l'homme rationnel est inévitablement porté par sa nature à ne vouloir que le bien. Dès lors je peuple cette solitude à ma guise; d'un coup de baguette, ma fantaisie fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse avec ses clochetons vernis, qui ressemblent à des parapluies fermés, et ces petites maisons, qui ressemblent à un hospice d'aliénés. Je restitue à la merveilleuse flore de cette région cette partie trop longtemps mutilée de son domaine. Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château, ni villa, ni chalet pour abriter les créatures d'élite que j'évoque. Je ne suis pas en peine du détail de leur vie pratique: elles ont l'intelligence et le goût, quelques-unes ont probablement le génie. Elles ont su se construire des habitations dignes d'elles et les placer de manière à ne pas faire tache dans le paysage. Je ne vois pas non plus quel costume elles ont revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble en rien à nos modes extravagantes ou hideuses. Il n'y a point de mode dans ce monde-là. Chacun marque ou adoucit son type avec art et discernement; tout y est harmonieux d'ensemble et ingénieux de détail comme la nature qui l'environne et l'inspire.

La langue que parlent ces êtres libres n'est pas la nôtre; elle est débarrassée de ses règles étroites et compliquées. Elle est aussi rapide que la pensée; l'emploi du verbe est simplifié, la nuance de l'adjectif est enrichie. Il ne faut pas des années, il faut des jours pour apprendre cette langue, parce que la logique humaine s'est dégagée, et que le langage humain s'en est imprégné naturellement. J'ignore le mode d'occupations de mes thélémites. Ils ont trouvé des lumières qui simplifient tous nos procédés; mais, quelle que soit leur étude, je les vois sinon réunis volontairement à de certaines heures, du moins groupés dans les plus beaux sites à certains moments et se communiquant leurs idées avec l'expansion fraternelle des sentiments libres. L'art est là en pleine expansion, et la nature inspire des chefs-d'oeuvre. Pauline Viardot chante au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix esquisse des profils de rochers où son génie évoque le monde fantastique. Nos maîtres aimés y conçoivent des livres sublimes; nos chers amis y rêvent des bonheurs réalisables, et nous deux, cher Micro, nous y cueillons des plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux qui sont à ceux qui ne sont plus et à ceux qui seront!

3On appelle plantes tomenteuses, en botanique, celles qui sont couvertes d'une sorte de duvet comme le bouillon blanc.