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Mademoiselle La Quintinie

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– Je ne me laisserai entraîner à aucune controverse, dit l'abbé. Je suis venu ici avec le ferme dessein de ne blesser aucune opinion et de ne blâmer aucune personne. Vous me permettrez de garder mes convictions, puisque je refuse d'attaquer les vôtres.

– Ce n'est point là votre mission, reprit Lucie; vous devez chercher à persuader et ne pas tant ménager des amours-propres dont nous faisons tous si bon marché devant vous.

– Le fait est, ajouta M. de Turdy, que le capucin d'hier l'entendait mieux. Il nous a dit notre fait sans s'embarrasser d'être raillé ou jeté par les fenêtres. Il m'a fait rire; mais, en me traitant de charogne et de fumier, il ne m'a point fâché, et il a emporté mon estime, tant la bonne foi est une belle chose!»

L'abbé sentit le trait, il ne broncha pas, et chercha son chapeau pour se retirer.

«Encore un mot, monsieur l'abbé, dit le général, qui recommençait à s'effrayer de rester seul; ne désiriez-vous pas un entretien particulier avec M. de Turdy? Vous savez qu'il est assez bien portant pour s'y prêter, et qu'il ne refuse plus…

– Je sais que M. de Turdy a cette extrême bonté pour moi, répondit Moreali avec l'humilité hautaine dont il ne s'était pas départi un seul instant; mais cet entretien serait sans objet à présent. Il m'accusait… de fanatisme. Je suis heureux de lui avoir prouvé par ma réserve et de lui montrer par ma retraite que je n'entends pas livrer bataille contre les opinions qui prévalent ici.»

Il salua et partit. M. Lemontier sentit que l'ennemi se dérobait. Il espéra un instant que cette défection rendrait le général plus traitable. Ce fut le contraire. On lui avait fait la leçon, il se monta pour en finir plus vite, et signifia à Lucie que sa décision était inébranlable. Lucie s'anima et déclara encore de son côté que, si elle n'épousait point Émile, elle ne se marierait jamais.

«C'est comme il te plaira, répondit le général irrité. Tu attendras ma mort, et, comme j'ai l'intention de ne pas finir de sitôt, tu auras le temps de faire tes réflexions. Je regrette que tout cela se dise devant vous, monsieur Lemontier. Vous l'avez voulu, je n'en suis pas moins votre serviteur; mais je ne peux pas céder. Vous vous consulterez pour voir si vous pouvez céder vous-même. C'est l'unique solution possible.»

Il se retira, et Lucie, héroïque et tendre avec son grand-père, l'embrassa en souriant.

«Ne vous tourmentez pas, lui dit-elle; ceci est le paroxysme de l'énergie de mon père. Vous savez bien qu'après les grandes explosions, les grandes lassitudes le prennent. Encore quelques jours de patience, et il cédera.»

Mais, quand elle eut reconduit le vieillard à sa chambre, elle revint à M. Lemontier, et se jetant dans ses bras, elle fondit en larmes.

«Mon ami, je crois que tout est perdu, lui dit-elle. Si l'abbé est parti, c'est parce qu'il s'est assuré que mon père ne faiblirait plus.

– Courage! lui répondit M. Lemontier; je n'abandonne pas la partie, moi!»

Le général n'avait pas la dose de fermeté que lui attribuait Lucie, et l'abbé n'avait point compté qu'il l'aurait. Il avait tourné l'obstacle, il s'était réservé d'agir seul.

Le lendemain matin, Lucie apprit avec stupeur que son père était parti dans la nuit. On lui remit une lettre de lui ainsi conçue:

«Ces luttes me fatiguent et me dégoûtent. Je retourne à mon poste, où le devoir me réclame. Puisque vous avez disposé de votre cœur sans mon aveu, je cède, mais sous une condition expresse: M. Lemontier quittera le château de Turdy, et vous entrerez aux Carmélites. Vous y passerez un mois dans une claustration absolue. Si, après ce temps écoulé, à l'abri des mauvais conseils et des funestes influences, vous persistez dans votre choix, je vous donne ma parole de n'y plus apporter d'obstacles.

«A. – G. La Quintinie.»

Lucie eut d'abord un élan de joie ardente, puis une peur froide, sans pouvoir se rendre compte de ce qu'elle redoutait. Elle se débattit contre cet instinct de pusillanimité. Elle savait bien que son père était devenu un peu perfide; mais il engageait sa parole, il en remettait le gage entre ses mains, il signait sa lettre. Elle se reprocha son doute et courut trouver M. Lemontier.

«Cette épreuve ne serait rien pour moi seule, lui dit-elle, mais je la trouve atroce pour mon grand-père et pour Émile; mon père n'eût point imaginé cela. Ah! mon ami, l'abbé Fervet me fait peur! le voilà qui aime à faire souffrir!

– Lucie, répondit vivement M. Lemontier, qu'est-ce que c'est que cette claustration des carmélites? Les prêtres ont-ils le droit de franchir la grille?

– Non, aucun sans exception.

– Mais, le jour où vous chantiez dans cette chapelle, M. Moreali…

– Il était dans le chœur extérieur, séparé du nôtre par une grille et un voile.

– Mais au confessionnal?

– Un mur sépare la pénitente du prêtre. D'ailleurs, je ne me suis jamais confessée à l'abbé Fervet, et je ne me confesserai plus à aucun prêtre.

– Jamais?

– Jamais! cela ferait souffrir Émile. Mais pourquoi me faites-vous ces questions-là? Que craignez-vous pour moi?

– Je ne sais, répondit M. Lemontier, qui répugnait à soupçonner l'abbé, et qui ne voulait pas éclairer Lucie sur certains dangers dont elle n'avait certes jamais conçu la pensée; nous voici aux prises avec deux hommes bien différents l'un de l'autre, mais fanatiques tous deux: l'abbé qui regarde la souffrance comme un moyen de salut, le capucin qui dirait avec une parfaite douceur:

«Tuez-la, si elle est en état de grâce!» Ils ont peut-être des complices de leur folie et des ministres dévoués de leurs audaces. Je me demandais si, à l'insu de votre père, ils ne pourraient pas vous enlever et vous faire transférer dans un autre couvent qui serait pour vous une véritable prison où votre père lui-même aurait de la peine à vous découvrir. Je m'exagérais sans doute le danger. On n'enlève ainsi que les personnes qui s'y prêtent par leur faiblesse et leur crédulité. Pourtant… je ne suis pas tout à fait sans inquiétude. On peut vous obséder, vous irriter au point de vous rendre malade… et les malades sont sans défense.

– Oui! répondit Lucie: ma mère!..

– N'acceptez donc pas les conditions du général, reprit M. Lemontier; proposez-lui-en d'autres, auxquelles nous réfléchirons ensemble aujourd'hui. Gagnons du temps, et ne montrez pas l'impatience d'une solution trop prompte.

– Ah! mon ami, répondit Lucie, je vous remercie de ce conseil. Que deviendrait mon grand-père sans vous et sans moi? Je vous l'aurais laissé avec confiance… ou bien à Émile! Mais on exige que vous partiez, et certes on ne veut pas qu'Émile revienne. Émile cependant ne me trouvera-t-il pas bien lâche de reculer devant quelques semaines de prison quand le consentement de mon père est à ce prix?

– Émile pensera, comme moi, qu'en fait de couvent il faut se rappeler ces vers de La Fontaine:

 
Je vois fort bien comme on y entre,
Et ne vois point comme on en sort.
 

Ne parlez pas de cette lettre au grand-père; je vais tâcher de voir et de pénétrer M. Fervet.»

M. Lemontier se rendit à Aix et y trouva l'abbé avec le père Onorio. Ce dernier fut pour lui une providence. Incapable de mentir et de louvoyer, il déjoua toute l'habileté de Moreali, qui voulait se tenir sur la réserve, et il déclara qu'à la place du général (il était maintenant désabusé de son erreur de personnes) il aurait conduit sa fille au couvent de force, que là il l'aurait confiée aux carmélites et soumise chez elles à un régime analogue à la prison cellulaire, que l'on aurait bien vu alors si l'on n'avait pas les moyens d'éluder et de braver les lois révolutionnaires qui prétendent protéger et délivrer les filles majeures. Pour lui, il se souciait fort peu de ces lois païennes et socialistes; il était prêt à prendre toute la responsabilité de la révolte, de tous les prétendus crimes et délits que les tribunaux se flattent d'atteindre. Il ne s'en cacherait pas. On pouvait l'envoyer en prison, au bagne, à l'échafaud, il irait en riant; et, si cela ne servait à rien, si, après avoir gagné du temps et tenté de réduire le corps et l'esprit de la pénitente par des rigueurs salutaires, on n'avait pas fait sortir d'elle le démon qui l'obsédait; si enfin la force publique la réintégrait à son domicile, alors on s'en laverait les mains, on n'aurait rien négligé pour la sauver et pour être agréable à Dieu.

Il fit cette virulente sortie au grand déplaisir de l'abbé, qui voyait le danger de dévoiler ainsi ses plans; mais il la fit, et nul ne pouvait l'empêcher de la faire. Habitué à tonner du haut de la chaire et à voir son auditoire de paysans romains frissonner sous les foudres de son éloquence, le capucin n'admettait pas l'idée qu'il pût donner des armes contre lui, ou que l'on osât s'en servir.

M. Lemontier sourit de l'aplomb de ce Barbe-Bleue tonsuré qui comptait lui faire peur; mais ce qui le frappa, ce fut l'anéantissement de l'abbé, qui n'osait contredire son maître et qui s'efforçait à peine d'atténuer l'exubérance forcenée de ses menaces. Mis au pied du mur autant par le capucin que par M. Lemontier, il avoua qu'un austère régime de piété attendait mademoiselle La Quintinie aux Carmélites; mais il se défendit d'avoir tendu aucun piége. Le général n'avait-il pas annoncé à sa fille qu'elle aurait à subir l'épreuve d'une claustration absolue? Quant à la durée de l'épreuve, il ne partageait pas, il n'avait jamais partagé, disait-il, l'idée de la prolonger contrairement au gré du général. Il l'avait fixée à trois mois, et il se flattait qu'au bout de ce temps mademoiselle La Quintinie serait complétement revenue au sentiment de ses devoirs.

«Trois mois! s'écria M. Lemontier frappé de surprise. Le général a-t-il deux paroles? la sienne et la vôtre? Il n'a demandé qu'un mois, un seul, entendez-vous?

 

– Vous faites erreur, dit Moreali, vous avez mal lu.

– Non pas! l'écriture du général est fort lisible,» reprit M. Lemontier en tirant la lettre de sa poche.

La lettre ne présentait pas d'ambiguïté. Au moment d'écrire le chiffre convenu sans doute avec l'abbé, le courage avait manqué au général, l'amour paternel avait parlé plus haut que le prêtre, peut-être aussi la crainte que Lucie, épuisée par une lutte trop longue, ne reprît en désespoir de cause l'envie de se faire religieuse.

Cette défection de M. La Quintinie mortifia l'abbé, qui se mordit les lèvres. Le capucin haussa les épaules avec mépris et demanda qu'on lui traduisit la lettre. Quand il vit que le général y donnait sa parole d'honneur de céder au bout d'un temps déterminé, il fut indigné et demanda à l'abbé si cela était convenu avec lui. L'abbé avoua qu'il avait fait cette transaction avec les scrupules du général.

«Monsignore! lui dit Onorio en lui lançant un regard terrible, il y a des faibles, des impuissants et des tièdes jusque sur les marches de l'autel!»

Puis il tourna le dos et s'en alla prier, demander peut-être à son bon ami, le petit dieu de sa façon, une inspiration meilleure pour empêcher ce mariage, qu'il considérait comme un grand scandale religieux et comme un triomphe à arracher aux hérétiques.

M. Lemontier tenait enfin l'abbé tête à tête, et il tenait aussi le fond de sa pensée; mais il fallait saisir la véritable cause de ses desseins, fanatisme ou terreur religieuse, affection trop vive ou rancune de prêtre envers Lucie. Un autre soupçon encore avait traversé son esprit; mais il ne voulut pas s'y arrêter, craignant de céder à une interprétation préconçue de la conduite de l'abbé, et de perdre de vue l'objet plus pressant sur lequel Henri avait appelé la rectitude de son examen. Il profita de l'espèce de confusion où les paroles du capucin avaient jeté Moreali pour lui parler au contraire avec ménagement et douceur. Il lui dit qu'il avait assez fait pour seconder les vues du père Onorio et satisfaire sa propre conscience, et qu'il serait bien temps de songer aux malheurs qui pouvaient frapper M. de Turdy et Lucie dans cette lutte impitoyable. Il essaya d'émouvoir son cœur et d'y trouver ce qu'il contenait encore de sentiments humains, de quelque nature qu'ils fussent.

L'abbé fut impénétrable. S'il n'avait pas la hardiesse et la puissance d'initiative du capucin, il avait au besoin la réserve souveraine et opiniâtre du prêtre diplomate. Rien ne put l'entamer. Il plaignit en termes doucereux et glacés les chagrins auxquels s'exposait Lucie. Il prétendit avoir fait son possible pour concilier les devoirs de son ministère avec les exigences de la situation. Il conseillait à Lucie de se remettre avec confiance aux mains des saintes filles du Carmel, et même de s'exposer avec courage aux ennuis d'une retraite austère.

«Si elle est véritablement attachée à votre fils, ajouta-a-til, qu'elle le lui prouve en subissant cette épreuve si courte, et, si elle croit encore en Dieu, comme elle le prétend, qu'elle prouve à Dieu son désir de s'éclairer en s'enfermant seule à seule avec lui dans le sanctuaire.

– Je ne lui donnerai point ce conseil, répondit M. Lemontier. J'ai assez étudié sur pièce l'histoire des couvents pour savoir que, s'ils peuvent abriter des mysticismes sincères, ils peuvent cacher des fanatismes atroces. Lucie est d'une forte santé, d'un caractère bien trempé et d'un jugement parfaitement lucide; mais j'ignore jusqu'où peuvent aller les forces d'une femme aux prises avec l'isolement, les menaces et les persécutions. Si son père est assez imprévoyant pour l'y exposer, je sens qu'il est de mon devoir de la préserver, moi, et je m'oppose, au nom de mon fils et au mien, à ce qu'elle accepte le cruel défi qu'on lui jette. Je ne veux pas croire, monsieur, ajouta M. Lemontier, qu'un homme de votre science et de votre mérite ait, comme l'ont cru quelques personnes, troublé la raison de madame La Quintinie par la peur des supplices éternels; mais si, contrairement à vos conseils et à vos intentions, cette malheureuse personne était morte dans l'égarement du désespoir, un tel exemple devrait vous rendre plus prudent que vous ne semblez vouloir l'être à l'égard de sa fille.»

La figure de l'abbé eut une légère contraction de souffrance ou de dédain; mais il n'accepta en aucune façon le reproche.

«Est-il possible, monsieur, répondit-il, qu'on ait osé vous entretenir à Turdy de cette vieille histoire? S'il y avait là quelque chose de vrai, le général m'eût-il accordé sa confiance et son affection? Sachez donc la vérité. Madame la Quintinie… Mais j'ai été son confesseur, et vous pourriez croire que je vous raconte ce que tout le monde ne sait pas. Je dois me taire et laisser au temps et aux circonstances le soin de vous désabuser.»

M. Lemontier crut saisir quelque chose de volontaire dans cette réticence de l'abbé, et il lui sembla que celui-ci cherchait à lire dans ses yeux s'il savait autre chose de particulier sur la vie et la mort de madame La Quintinie. A son tour, il le regarda avec une attention déclarée. Il vit un nuage envahir ce front de marbre, et tout à coup, prenant le parti de l'attaque à tout hasard:

«Prenez garde, monsieur l'abbé, lui dit-il d'un ton froid et ferme, prenez bien garde!..

– A quoi, monsieur? s'écria le prêtre perdant soudainement tout empire sur lui-même. De quelle diffamation, de quelle calomnie me menace-t-on à Turdy? Quel libelle préparez-vous contre l'Église et contre moi?

– Si vous vous emportez ainsi, répondit M. Lemontier en souriant, nous ne pourrons plus nous entendre, et pourtant j'espérais qu'au lieu de nous invectiver, nous nous quitterions emportant l'estime l'un de l'autre. Vous me refusez la vôtre, et me traitez de libelliste, rien que cela, monsieur l'abbé?.. Je ne sais pas répondre, moi, à de telles accusations; je n'ai pas encore assez étudié le vocabulaire terrifiant du père Onorio!

– Mais que vouliez-vous dire, reprit l'abbé pâle et tremblant, en me jetant ce défi au visage: Prenez garde?

– N'était-ce pas la conclusion de mon plaidoyer pour Lucie? Prenez garde à sa raison, à sa santé, à sa vie! Rappelez-vous que sa mère avait l'esprit faible, et que…

– Et que quoi?.. N'ayez pas de restriction mentale, monsieur!

– Vous m'avez donné l'exemple, monsieur l'abbé! Permettez-moi d'en rester là et de remettre toute autre explication à un moment où vous vous sentirez plus bienveillant à mon égard.»

L'abbé, resté seul, se sentit baigné d'une sueur froide.

«Suis-je perdu, se demandait-il, ou ai-je seulement failli me perdre? Le moment d'agir à tout prix est-il arrivé?»

Il se demanda s'il consulterait le père Onorio, et il répondit:

«Non! il ne comprendrait pas, il ne voudrait ou ne saurait… S'il me blâme… Ah! quand j'aurai arraché ce fer de ma poitrine, je serai tout à Dieu et ne reculerai devant aucune pénitence.»

M. Lemontier trouva Henri à Turdy. On tint conseil. Lucie écrivit à son père pour lui dire qu'elle se soumettrait à de plus longues épreuves, pourvu qu'elle n'eût point à quitter son grand-père, qui n'était plus d'âge à se passer de ses soins. Elle ne parla pas de M. Lemontier, qui se réserva d'écrire lui-même au général dès qu'il pourrait lui fournir quelque preuve palpable des véritables intentions de l'abbé. On écrivit aussi à Émile de se rendre à la résidence militaire du général, de s'y faire voir, et de se tenir prêt à communiquer avec lui, si besoin était.

Après le dîner, le médecin ayant recommandé à M. de Turdy de faire un peu de promenade en voiture aux heures tièdes de la journée, Lucie et M. Lemontier l'emmenèrent du côté de La Motte et au delà, dans les gorges pittoresques qui conduisent aux riches plateaux herbus de Ronjoux, ombragés de châtaigniers séculaires. Henri, ayant à donner beaucoup de détails et d'instructions à Émile, resta à écrire dans la bibliothèque.

Quand la nuit le gagna, il se disposait à allumer les bougies; mais il crut entendre des pas furtifs dans la galerie qui conduisait aux appartements de Lucie et de son grand-père, voisins l'un de l'autre et communiquant ensemble à l'intérieur. Cette galerie était parquetée, le plancher craquait faiblement sous des pieds discrets. La lenteur et la précaution de cette marche dans l'obscurité trahissaient je ne sais quelle méfiance qui étonna Henri.

Il se tint immobile, jeta son cigare dans la cheminée, et attendit dans le grand fauteuil, dont le dossier dépassait sa tête. Il crut un instant à la tentative de quelque larron. Quelqu'un ouvrit doucement derrière lui la porte de la bibliothèque et s'arrêta au seuil, quelqu'un que Henri ne put voir, mais dont la respiration précipitée trahissait l'émotion. Une voix, qu'il reconnut pour celle de Misie, dit tout bas:

«Personne!»

On se retira, et on marcha plus vite et plus franchement vers l'appartement de M. de Turdy. Ces pas n'étaient plus ceux d'une seule personne. Henri les laissa s'éloigner un peu et sortit dans la galerie, qui était dans une obscurité complète. Il s'y tint aux écoutes. La voix de Misie disait, sans beaucoup de précautions:

«Entrez ici… Oui, c'est son boudoir. Elle est sortie. Ils sont tous dehors.»

Henri se rappela être sorti en effet du jardin pour voir monter la famille en voiture. Il avait fait quelques pas sur le chemin. On avait peut-être cru qu'il s'en allait à pied au Bourget, comme cela lui arrivait souvent. Il était rentré au manoir sans rencontrer aucun domestique. Le hasard avait fait que Misie ne le savait pas là.

Mais qui donc introduisait-elle ainsi secrètement dans l'appartement de sa maîtresse? Henri était trop porté à tout redouter de la part de Moreali pour ne pas supposer que lui seul, par l'ascendant de son ministère, pouvait entraîner cette pauvre femme à une trahison.

Surprendre les gens sur le fait était bien facile; mais Henri n'eût rien su ainsi de leur motif et de leurs desseins. Alors il alla écouter jusqu'à la porte de Lucie. Il y avait plusieurs pièces, et on ne s'était pas arrêté dans la première. Il n'entendit rien. Il essaya de se glisser dans l'appartement de M. de Turdy: Misie, peut-être dans la prévision de quelque surprise, en avait retiré la clef. Henri resta près d'une heure dans cette angoisse, souvent prêt à perdre patience, mais toujours retenu par l'espérance de pénétrer le mystère. Enfin il entendit Misie qui parlait dans l'antichambre de l'appartement de Lucie, où elle était restée selon toute apparence, et qui disait:

«Eh bien, monsieur l'abbé, est-ce fini? Ils vont rentrer.»

Henri recula lentement jusqu'à la bibliothèque, et, se plaçant derrière la porte, il recueillit l'entretien suivant dans le corridor:

«Avez-vous bien éteint les bougies, monsieur l'abbé?

– Parfaitement, mais je n'ai pas terminé… Croyez-vous qu'ils sortiront encore demain à pareille heure?

– Oui, je le crois.

– Pourrai-je revenir avec les mêmes précautions?

– C'est bien dangereux, monsieur l'abbé! Vous me ferez chasser!

– Écoutez! Si je peux revenir, mettez sécher du linge sur la terrasse, quelque chose de grand, des draps, que je verrai de loin: un quart d'heure seulement!

– Il faut bien que je fasse ce que vous commandez, monsieur l'abbé, puisque c'est pour le salut de cette chère maîtresse!

– Bien, Misie, Dieu vous en récompensera! Conduisez-moi par l'escalier du vieux château.»

Ils passèrent devant Henri; ils étaient arrêtés tout près de lui pour se consulter. Il attendit qu'ils fussent loin pour sortir de l'enclos par le fond du jardin et aller au-devant de la voiture qui ramenait les maîtres du manoir et M. Lemontier. Il invita ce dernier à descendre pour se dégourdir un peu les jambes, et, tout en suivant la voiture qui entrait au pas, il le mit au courant de ce qui venait de se passer.

«Ce n'est pas le moment des commentaires, lui répondit M. Lemontier, poursuivons ce que tu as mené avec tant de prudence. Observons, et ne laissons pas soupçonner que nous avons les yeux ouverts. Rentre avec nous au château et laisse-moi agir. Avant tout cependant, il faudrait savoir s'il n'y a personne de caché dans l'appartement de Lucie, et il faudrait s'en assurer à l'insu des domestiques.»

M. Lemontier prit Lucie à part dès qu'elle fut rentrée et lui demanda si Misie faisait le service de son appartement.

«Non, dit-elle; mais, chargée de la lingerie, elle entre souvent chez moi.

– Votre femme de chambre est-elle dévote?

– Louise? Pas du tout. Elle est en réaction contre Misie, dont elle est jalouse.

– Voulez-vous l'occuper ici, en bas, ainsi que Misie, et m'autoriser à visiter votre appartement?

 

– Certes! Mais croyez-vous donc qu'il y ait chez moi quelqu'un de caché?

– Non; mais je ne sais s'il n'y a pas quelque tentative de surprise, quelque préparatif d'enlèvement. Occupez vos femmes, soyez très-calme, et laissez-moi agir.»

Lucie obéit en tremblant un peu. M. Lemontier examina l'appartement avec le plus grand soin. Il s'assura qu'il n'y avait personne et qu'aucun meuble ne portait de traces d'effraction. Il regarda les serrures, les verrous, les croisées; tout fonctionnait bien.

Quand tout le monde se fut retiré, il resta dans la bibliothèque avec Henri, et ils y veillèrent à tour de rôle. Lucie, avertie par eux, examina minutieusement tous les objets de son appartement et n'y trouva rien qui ne fût intact et à sa place accoutumée. Elle remarqua seulement que les bougies qu'on mettait tout entières chaque soir sur sa cheminée avaient brûlé une heure environ. Elle visita tous ses papiers. Aucun ne manquait. On n'avait touché à rien. Qu'était-on venu faire chez elle? Sous le coup d'une inquiétude d'autant plus irritante qu'il était impossible d'en préciser la cause, Lucie dormit peu. La nuit pourtant se passa sans qu'aucun bruit insolite fît aboyer les chiens et troublât le sommeil du vieux Turdy.

Le lendemain, la famille monta en voiture après dîner sans marquer aucun soupçon à Misie, qui bien évidemment était seule complice du mystérieux projet de Moreali. Henri, qui avait fait semblant de s'en aller, rentra inaperçu comme la veille, mais cette fois à dessein et grâce à de grandes précautions. D'une des fenêtres du logis neuf, il vit Misie occupée à étendre sur la terrasse du vieux château le drap blanc qui devait servir de signal à Moreali. Alors il se glissa et s'enferma dans l'appartement de M. de Turdy. Il mit le verrou sur la porte qui communiquait avec le boudoir de Lucie, après s'être assuré qu'en retirant la clef il verrait et entendrait par le trou de la serrure tout ce qui se passerait dans ce boudoir. Bientôt après, il entendit entrer Misie, qui toussa pour avertir l'abbé, puis l'abbé parla sans baisser la voix. Misie lui ayant assuré que, cette fois, personne ne pouvait les surprendre, parce que le valet de chambre était sorti et que Louise avait la migraine.

«C'est bien, dit Moreali, laissez-moi seul.

– Pourtant, M. l'abbé pourrait avoir besoin de mon aide…

– Non, vous dis-je, j'ai tout ce qu'il me faut.»

Misie hésitait, comme si elle eût été retenue par un remords ou par la curiosité. L'abbé insista, elle sortit.

Aussitôt Henri entendit les bruits furtifs d'un travail inexplicable, et il dut attendre pour s'en rendre compte que Moreali fût rentré dans le petit espace que son œil pouvait embrasser. Il le vit alors, à la clarté de plusieurs bougies, interroger minutieusement un carré de lampas bleu qui remplissait un panneau de boiserie dont il avait en partie levé le cadre. Il était monté sur une chaise et atteignait sans peine le haut du carré. Quand il eut exploré tout l'intervalle entre la muraille et l'étoffe en déclouant et reclouant coin par coin, il se hâta de replacer les baguettes du cadre. Il fit ce travail avec une grande adresse et une promptitude surprenante; et, quand ce fut fini, il se laissa tomber sur un fauteuil, comme épuisé de fatigue et brisé par le désappointement.

Misie rentrait.

«Ah! mon Dieu! monsieur l'abbé, comme vous voilà blanc! dit-elle; est-ce que vous vous trouvez mal?

– Ce n'est rien, Misie, un peu de fatigue; mais je n'ai rien trouvé!

– Alors il faut qu'il n'y ait rien.

– Prenez garde, Misie! vous m'avez mis ici aux prises avec un danger sérieux. C'est vous qui avez pris l'initiative: auriez-vous parlé au hasard? seriez-vous folle?»

Misie, intimidée par le ton sec et mécontent de l'abbé, répondit en balbutiant:

«Mon Dieu, mon Dieu!.. je n'ai rien pris sur moi… Vous m'avez demandé des détails sur la mort de madame. Je vous ai dit ce que je croyais savoir. Je sais bien qu'elle rêvait souvent tout haut. Pourtant elle me l'a dit plus de trois fois, et sans paraître égarée: «C'est là, Misie! dans ce carré-là! dans dix ans d'ici, rappelle-toi bien, petite, tu chercheras, et tu trouveras. C'est mon vœu, mon seul et dernier vœu! C'est le repos de mon âme… J'ai confiance en toi, Misie! Toi seule ici as de la religion!»

– Mais, en vous disant: C'est là, vous disait-elle que ce fût dans cette tapisserie qui pouvait être enlevée, renouvelée?

– Elle ne voulait pas me dire son secret tout entier, ou elle ne savait plus, la pauvre dame! Aussitôt qu'elle avait dit: «C'est mon dernier vœu, c'est le repos de mon âme!» elle croyait voir l'enfer, jetait de grands cris et perdait la raison.»

Henri vit l'abbé essuyer son front baigné de sueur. C'était une sueur glacée, car il était toujours livide.

«Enfin est-elle morte calme? reprit-il; vous me l'avez assuré.

– Très-calme, monsieur l'abbé.

– Et sans vous reparler de l'objet caché?

– Non; elle paraissait l'avoir oublié.

– Et vous êtes bien sûre qu'on n'a jamais fouillé la tenture?

– Aussi sûre qu'on peut l'être quand on n'a pas quitté la maison plus de vingt-quatre heures depuis vingt ans.

– Et vous n'avez jamais vu l'objet auparavant?

– Jamais! Je n'ai jamais su ce que c'était.

– Ni à qui il était destiné?

– Non; elle disait: «Le nom est écrit dessus.»

– On n'a jamais déplacé ni réparé la boiserie de cette pièce?

– On a refait la peinture. J'y ai eu l'œil; on ne s'est aperçu d'aucun secret, et j'ai tant regardé avant et depuis!.. Vous avez regardé aussi, il n'y en a pas!..

– Misie! sur tout ce que vous avez de plus sacré, vous n'avez jamais parlé de cela à personne?

– Jamais, monsieur l'abbé; je vous l'ai juré, je le jure encore!

– Pas même à mademoiselle?

– Oh! pour cela, non! M. de Turdy m'avait dit que, le jour où je répéterais à mademoiselle un seul mot de ce que madame avait dit dans ses derniers temps, il me mettrait à la porte. Monsieur ne voulait pas que sa petite-fille eût l'esprit frappé de ces choses-là. J'avais juré à monsieur d'obéir, et la religion me défendait de me parjurer.

– C'est bien, Misie, vous avez fait votre devoir; mais vous aviez promis à madame de chercher l'objet, et vous êtes sûre d'avoir cherché partout?

– Oui, monsieur l'abbé, j'ai fait mon possible. Il n'y a pas un endroit de la tenture où je n'aie passé les mains, pas un coin des boiseries où je n'aie regardé et frappé. Je n'aurais jamais osé déclouer, par exemple, et, pour soulever les boiseries, il aurait fallu un ouvrier… Les maîtres auraient eu beau être absents… les autres domestiques m'auraient trahie. Et puis je n'y croyais plus, à ce que madame avait dit… Mais il est temps de vous en aller, monsieur l'abbé. Vous n'avez rien découvert, c'est qu'il n'y a rien, allez! Il ne faut pas s'en tourmenter, la pauvre dame rêvait…

– Et pourtant, Misie, vous pensiez que la découverte de ce vœu, comme elle disait, eût pu sauver l'âme égarée de sa fille?

– Je m'étais fait cette idée-là!.. Et, quand vous m'avez questionnée sur l'amitié de mademoiselle pour M. Émile, cela m'est revenu comme un rêve que j'avais oublié. Mais vrai, monsieur l'abbé, voilà neuf heures bien sonnées. Il me semble que la voiture gagne la côte. Venez, venez, reprenez vos outils; n'oubliez-vous rien?»

Dès qu'Henri eut rejoint M. Lemontier, il lui fit part de sa découverte. Il fut convenu que tout serait rapporté à Lucie, mais non à M. de Turdy, dont on avait jusque-là respecté la tranquillité d'esprit en ne l'initiant pas aux nouvelles crises de la situation.

Dès le lendemain, Lucie donna à Misie la commission d'un achat de linge à Lyon, et elle la conduisit elle-même au chemin de fer dans sa voiture. Elle emmenait le grand-père et sa femme de chambre dîner et coucher à Chambéry chez la vieille tante, après avoir donné à tous les domestiques diverses occupations au dehors. M. Lemontier resta donc seul à Turdy. Henri vint l'y rejoindre. Ils s'enfermèrent chez Lucie avec les outils nécessaires à une perquisition complète; mais ils commencèrent par raisonner leur exploration. Si madame La Quintinie avait fait murer l'objet, elle eût été forcée d'avoir recours à d'autres confidents de son secret que Misie, Misie eût su et eût dit à l'abbé cette circonstance si propre à donner de la réalité au dépôt: ou il n'y avait pas de dépôt, et tout s'était passé dans l'imagination de la malade, ou le dépôt avait été confié à la muraille au moyen d'un secret qu'on pouvait espérer trouver, même après les recherches de Misie et de l'abbé. Au bout de deux heures d'un examen minutieux, M. Lemontier ayant fait sauter avec une pointe le mastic dont les peintres avaient rempli une fente assez large entre deux baguettes sculptées, il remarqua au fond de cette fente un corps sans résistance qu'il put attirer avec l'outil. C'était de la ouate et non de l'étoupe ordinaire. Il introduisit une pince très-fine et retira un sachet de cuir de Russie cousu avec soin, comme une amulette, mais assez grand pour contenir plusieurs lettres ou une petite liasse de papiers bien serrés. En introduisant là cet objet, on avait simplement profité d'un accident de la boiserie, accident que les ouvriers avaient fait disparaître par la suite, sans rien soupçonner de ce qu'il recélait. M. Lemontier mit l'objet dans sa poche sans l'ouvrir.