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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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XLII

Bois-Doré raconta succinctement toute l'histoire et montra les preuves.

Le conseiller paraissait toujours impatient et distrait.

Cependant son attention parut se fixer sur un point. C'est lorsqu'il entendit le récit des prédictions de La Flèche à la Motte-Seuilly.

Bois-Doré, ayant à produire le cachet de son frère comme une dernière preuve de son identité avec la victime de d'Alvimar, crut devoir mentionner cette circonstance; mais, avant qu'il eût eu le temps d'expliquer précisément le peu de sorcellerie de maître La Flèche, il fut interrompu par le conseiller.

– Attendez, dit celui-ci, je me souviens d'une accusation dont j'oubliais de vous parler. On vous soupçonne d'être adonné à la magie, monsieur de Bois-Doré! Et, sur ce chef, je vous absous d'avance, car je ne crois pas à l'art des devins et n'y vois qu'un amusement d'esprit. Voulez-vous bien me dire si le hasard fit que ces bohémiens vous prédirent quelque chose de vrai?

– Leur prédiction fut de tous points réalisée, monsieur Lenet! Ils m'annoncèrent qu'avant trois jours je serais père et vengé. Ils annoncèrent à l'assassin de mon frère qu'avant trois jours il serait puni, et ces choses arrivèrent comme ils l'avaient dit; mais…

– Et dites-moi où sont ces bohémiens?

– Je l'ignore. Je ne les ai point revus. Mais il me reste à vous dire…

– Non. C'est assez, dit M. Lenet sans se départir de son ton doucereux et de son air riant; la cause est entendue. Je vous crois innocent; mais vous fûtes mal avisé de cacher le fait. Les soupçons ne seront point aisés à effacer; on se demandera, comme moi, pourquoi, au lieu de publier le châtiment de l'assassin de votre frère comme une chose qui vous faisait honneur, vous l'avez celé comme vous eussiez fait d'un guet-apens. Je ne pourrai point faire entendre à M. le Prince…

Ici, Bois-Doré fut tenté d'interrompre le conseiller par un mouvement d'indignation; car il devenait évident pour lui que cet homme, après avoir annoncé ses pleins pouvoirs, afin de le faire parler, feignait de ne pouvoir l'absoudre lui-même, afin de lui vendre son appui.

– Je conviens, dit-il, qu'en cachant la mort de d'Alvimar, j'ai suivi un mauvais conseil et fort contraire à mon propre avis. On m'a représenté que M. le Prince était grand catholique, et que j'étais accusé d'hérésie…

– Et la chose est vraie, mon pauvre monsieur. Vous passez pour un grand hérétique, et je ne vous cache point que M. le Prince est mal disposé pour vous.

– Mais vous, monsieur, qui me semblez moins rigoureux en vos idées, et qui me marquez avoir pris confiance en mes paroles, ne puis-je point compter que vous plaiderez ma cause et rendrez bon témoignage de moi?

– J'y ferai mon possible, mais je ne vous réponds de rien, quant au prince.

– Que dois-je donc faire pour me le rendre favorable? dit le marquis, résolu à connaître les conditions du marché.

– Je ne sais! répondit le conseiller. On lui a dit que vous aviez chez vous un Italien… un hérétique de la pire espèce, qui pourrait bien, à ce qu'il semble, être un certain Lucilio Giovellino, condamné à Rome comme partisan des doctrines infâmes de Giordano Bruno.

Le marquis pâlit: il était resté calme devant son propre péril; celui de son ami l'effraya.

– Vous en convenez? dit le conseiller d'un ton léger. Quant à moi, je trouve ce malheureux assez puni et ne lui veux d'autre mal que celui qu'on lui a infligé. Vous pouvez tout me dire. J'essayerai de détourner les soupçons du prince.

– Monsieur Lenet, répondit Bois-Doré obéissant à une soudaine inspiration, l'homme dont vous parlez n'est point un hérétique, c'est un astrologue de la plus haute science. Il n'a recours à aucune magie et lit dans les constellations les destinées humaines avec une si grande habileté que les événements de la vie semblent se soumettre à des décisions écrites dans les cieux. Il n'y a rien dans ses opérations qui ne soit d'un honnête homme et d'un bon chrétien, et vous savez aussi bien que moi que M. le Prince, qui est le plus orthodoxe catholique du royaume, consulta assidûment les astrologues, ainsi que l'ont fait, de tout temps, les personnages les plus illustres, voire les têtes couronnées.

– Je ne sais où vous prenez ce que vous dites, monsieur, répondit la conseiller en levant les épaules; j'ai vécu et je vis dans l'intimité du prince, et ne l'ai jamais vu s'adonner à ces pratiques.

– Et pourtant, monsieur, reprit le marquis avec assurance, j'ai la certitude qu'il ne blâmerait en rien celles de mon ami, et je vous prie de lui dire que, s'il veut éprouver son savoir, il en sera fort satisfait.

– Le prince rira de votre confiance; mais je ne refuse point de lui en parler. Songeons au plus pressé, qui est de vous tirer d'affaire. Je ne vous cache point qu'il m'est commandé de faire une perquisition en votre logis.

– Une perquisition? dit le marquis stupéfait; et à quelles fins, monsieur, une perquisition?

– À seules fins de vérifier précisément si vous n'avez point chez vous des livres et instruments de cabale; car vous êtes accusé de pratiquer la magie, non point tant par l'amusement du calcul des nombres et de l'observation des astres, que par des accointements suspects et une sorte de culte rendu à l'esprit du mal.

– Vraiment, monsieur le conseiller, vous me gardiez ceci pour la bonne bouche! Est-ce tout ce dont je suis accusé, et ne me faudra-t-il point défendre de quelque chose de pis?

– Ne vous en prenez point à moi, dit le conseiller en se levant. Je ne crois pas à de telles noirceurs de votre part; c'est pourquoi je vous engage à me montrer en détail votre maison, afin que je puisse dire et jurer n'y avoir rien trouvé qui ne soit honnête et convenable. Songez que je vous peux forcer à m'obéir; mais, voulant agir civilement avec vous, je vous prie de prendre un flambeau et m'éclairer vous-même, sans appeler aucun de vos gens, car je me verrai forcé d'appeler tous les miens, et j'ai l'intention de n'en mener avec moi que cinq ou six, lesquels sont à la porte de cette chambre.

Un rayon de lumière traversa l'esprit du marquis; c'était à son trésor qu'on en voulait.

Il en prit son parti sur-le-champ. Bien qu'il aimât tous ces jouets luxueux qu'il considérait comme des trophées légitimes et d'agréables souvenirs de ses vieux exploits, il n'y tenait point en avare, et, quelque regret qu'il dût éprouver de ne pouvoir les faire servir plus longtemps au luxe de son cher Mario, il n'hésita point entre ce sacrifice et le salut de Lucilio, dont il était beaucoup plus inquiet que du sien propre.

– Qu'il soit fait comme vous voulez, monsieur! dit-il avec un magnanime sourire. Par où voulez-vous commencer?

Le conseiller fit, de l'œil, le tour du salon.

– Vous avez là, dit-il avec aisance, force choses galantes et riches; mais je n'y vois rien de blâmable, et je sais que ce n'est pas dans des salles ouvertes à tout venant que vous cacheriez vos diableries. On m'a parlé d'une chambre fermée que vous appelez votre magasin, et où vous n'admettez pas tout le monde. C'est là que je souhaite aller, et que vous devez me conduire sans résistance ni tromperie; car, outre que j'ai le plan de votre maison, qui n'est pas grande, j'ai le moyen d'y tout bouleverser, et je serais marri d'avoir à me porter à cette extrémité.

– Ce ne sera pas nécessaire, répondit le marquis en prenant un flambeau; me voilà prêt à vous satisfaire. Ah! pourtant, ajouta-t-il en s'arrêtant, je n'ai point les clefs de cette chambre, et ne saurais vous y faire entrer sans l'assistance de mon vieux domestique. Vous plaît-il que je l'appelle?

– Je le ferai venir, dit le conseiller en ouvrant la porte.

Et s'adressant à ses gens, qui se tenaient sur le palier:

– Qu'un de vous, leur dit-il, obéisse à M. de Bois-Doré. – Donnez vos ordres, marquis. Comment se nomme votre valet?

Le marquis, voyant qu'il était gardé à vue et entièrement au pouvoir de son hôte, se résigna, et, ne montrant aucun dépit inutile, il allait nommer Adamas, lorsqu'il vit la figure de celui-ci apparaître derrière celles des piquiers qui gardaient la porte.

– Adamas, lui dit-il, apportez-moi les clefs du magasin.

– Oui, monsieur, répondit Adamas, je les ai sur moi; les voici; mais…

– Entrez, dit le conseiller à Adamas.

Et, dès que celui-ci eut obéi, il ajouta:

– Donnes-moi les clefs, et restez en cette chambre.

Adamas paraissait bouleversé. Il fouilla dans la poche de son justaucorps, et, en proie à une préoccupation surprenante, il répondit au conseiller:

– Oui, sire.

À ce mot, le conseiller, saisi comme d'un vertige et quittant son air badin, bondit par la chambre et poussa vivement la porte qui était restée ouverte entre lui et ses gens.

– À qui croyez-vous parler? s'écria-t-il, et pourquoi m'appelez-vous ainsi?

Adamas resta comme étourdi, et son trouble était bizarre au dernier point.

Le marquis avait vu trop souvent le roi dans son enfance et les portraits qu'on en avait faits depuis, pour croire un seul instant que le personnage qui était devant lui fût le jeune Louis XIII. Il pensa que son pauvre Adamas était en proie à un accès de folie.

– Répondez donc! reprit le conseiller avec impatience. Pourquoi me traitez-vous de Majesté?

– Je ne sais pas, monsieur, répondit le rusé Adamas. Je ne sais ce que je dis, ni où je suis. J'ai la tête à l'envers, d'une étonnante nouvelle que je viens d'apprendre, et que je vous demande la permission de dire à mon maître.

– Dites! parlez! allons! s'écria le conseiller d'un ton d'autorité extraordinaire.

– Eh bien, mon maître, dit Adamas en s'adressant au marquis, sans paraître remarquer l'agitation du conseiller, apprenez que le roi est mort!

– Le roi est mort? s'écria de nouveau M. Lenet en s'élançant encore vers la porte, comme pour sortir sans dire adieu à personne.

 

Mais il s'arrêta, saisi de méfiance.

– D'où tenez-vous cette nouvelle? dit-il en examinant Adamas avec des yeux ardents.

– Je la tiens des arrêts de la destinée… Je la tiens du ciel même, dit Adamas d'un air inspiré.

– Que veut dire cet homme? reprit M. Lenet. Qu'il s'explique, monsieur de Bois-Doré; je le veux, entendez-vous? et, si c'est une fausse nouvelle qu'il me donne, malheur à lui comme à vous!

– Vraie ou fausse, monsieur, répondit le marquis attentif à l'émotion de son hôte, la nouvelle me surprend et me trouble autant que vous-même. Explique-toi, Adamas; d'où sais-tu que le roi est mort?

– Je le sais par l'astrologue, monsieur! Il m'a montré les chiffres, et je les connais. J'ai vu, j'ai compris, j'ai lu clairement que le personnage le plus puissant de l'État venait de mourir.

– Le personnage le plus puissant de l'État!.. dit le conseiller pensif: ce n'est peut-être pas le roi!

– Vous avez raison, monsieur, fit Adamas d'un air ingénu; c'est peut-être M. le connétable. Je ne connais pas assez les signes… J'ai pu me tromper;… mais, enfin, c'est le roi ou M. de Luynes: j'en réponds sur ma vie!

– Où est cet astrologue? dit vivement le conseiller; qu'il vienne ici, je veux le voir!

– Oui, sire! répondit Adamas, encore troublé et affairé, en courant vers la porte.

– Attendez, dit Lenet en l'arrêtant. Je veux savoir pourquoi vous m'appelez ainsi. Dites-le, ou je vous casse la tête!

– Ne cassez rien, monsieur! reprit Adamas; je ne l'ai pas, ma tête; ne le voyez-vous point? Ce mot me vient sur les lèvres je ne sais comment; aussi vrai que Dieu est au ciel, c'est la première fois que je vois votre figure. Dois-je quérir l'astrologue?

– Oui, courez! et gare à vous tous, s'il y a ici un leurre ou un piége! je mets le feu à votre taudis!

Bois-Doré ne pouvait que protester de sa parfaite ignorance des faits. Il ne comprenait rien du tout à la conduite d'Adamas, et il en était même fort inquiet.

Il voyait bien que le fidèle serviteur avait entendu la conversation qu'il venait d'avoir avec le conseiller, et qu'il se servait, pour sauver Lucilio, du moyen imaginé par lui de le faire passer pour astrologue, sachant, comme tout le monde, le respect que le prince de Condé avait pour la prétendue science des devins. Mais le grave Lucilio se prêterait-il à cette ruse? Saurait-il jouer son rôle?

– Enfin, pensait Bois-Doré, comptons sur la Providence et sur le génie d'Adamas! Il ne s'agit que de faire sortir d'ici l'ennemi, sans qu'il s'empare de la personne de mon ami et de la mienne; nous aviserons ensuite à notre sûreté.

XLIII

Au bout de peu d'instants, Lucilio parut avec Adamas.

Il était calme et souriant comme à l'ordinaire. Il salua légèrement le conseiller, profondément le marquis, et présenta à celui-ci un papier chargé d'hiéroglyphes.

– Hélas! mon ami, dit Bois-Doré, je n'y connais rien.

– Parlez! cria Lenet au muet, qui lui fit signe que cela lui était impossible. Écrivez, au moins!

Lucilio s'assit et écrivit:

«Je n'ai de comptes à rendre ici qu'au marquis de Bois-Doré; je ne vous connais pas. Sortez de cette chambre; je n'écrirai pas devant vous.»

– Si, mordieu! s'écria la conseiller hors de lui. Je veux tout savoir, et vous répondrez!

– Pardonnez-lui, monsieur, dit Adamas; il est, comme les grands savants, très-étrange et fantasque. Si vous voulez qu'il révèle ses secrets, parlez-lui doucement.

– Il veut de l'argent? dit le conseiller; il en aura: qu'il parle!

Lucilio secoua la tête en signe de refus.

Le conseiller semblait être sur des charbons allumés.

– Voyons, dit-il après un instant de silence agité, je saurai bien si vous êtes un savant ou un fou! Voyez ma main, et dites-moi quelque chose.

Lucilio regarda la main du conseiller, se leva et, montrant son grimoire à Adamas, il lui fit signe de parler à sa place.

– Oui! je le vois bien, dit Adamas. Ces signes disent qu'il y a un homme, un prince… qui veut mettre sur sa tête la couronne de France; mais où est l'homme qui a ce signe dans la main? Je ne le connais point.

Lucilio montra la main du conseiller.

– Qui suis-je donc? dit celui-ci très-surpris.

Lucilio écrivit trois mots que le conseiller lut seul avec émotion. Sa figure changea et son ton s'adoucit.

– Et le roi est mort? dit-il en tremblant de tous ses membres, comme de terreur ou de joie. Vous voyez qu'il faut me répondre, à présent?

Lucilio écrivit:

«Le roi se porte bien; mais M. de Luynes est mort à la lueur des flammes, le 15 de ce mois, à onze heures du soir.»

Le prétendu conseiller Lenet n'eut pas plus tôt lu ces paroles que, sans montrer aucun doute, il enfonça son chapeau sur sa tête, s'élança sur l'escalier, et, sans dire d'autre parole que celle-ci, adressée à ses gens: «Toi, en route!» il remonta à cheval et partit bride avalée avec tout son monde, sans songer à faire aux hôtes de Briantes ni remerciment, ni excuse, ni promesse, ni menace.

Adamas, le marquis et Lucilio, qui les avaient reconduits en silence jusqu'à la dernière porte, pour bien s'assurer qu'il ne restait rien de suspect dans la château ni dans le village, remontèrent au salon, où ils trouvèrent Lauriane et Mario.

Ils étaient tous si émus qu'ils restèrent quelques instants sans se rien dire.

Enfin le marquis, rompant le silence:

– C'était donc M. le Prince?

– Oui, dit Lauriane. Je l'ai vu à Bourges, il y a trois mois, et je l'ai reconnu tout de suite, lorsque j'ai traversé ici pour le saluer. Et vous, mon marquis, vous ne l'aviez donc jamais vu?

– Une ou deux fois je le vis dans son jeune âge, à Paris, mais jamais depuis. Cependant, lorsqu'il nomma le prince de Condé en se disant attaché à sa personne, ce nom se plaça sur la figure du faux conseiller Lenet, et, à chaque moment, je m'assurais davantage que j'avais affaire au maître en personne. Voilà pourquoi j'ai été fort patient; et bien m'en a pris, Seigneur! Mais comment se fait-il que vous ayez imaginé?..

– M. de Luynes est mort, en effet, de la fièvre rouge, le 15 de ce mois, pendant que les troupes du roi pillaient et brûlaient la pauvre place de Monheur, sur la Garonne. Voici une lettre de mon père qui me l'annonce, et qu'un de ses gens, arrivé en courrier justement derrière la suite du prince, a pu me faire remettre sans bruit par Clindor.

– Voilà une grande nouvelle, mes enfants, et qui va encore une fois bouleverser toute la politique! Mais qui de vous a eu l'idée?..

– C'est moi, monsieur, dit Adamas triomphant; dès que madame Lauriane eut dit: «Cet étranger qui est enfermé là avec M. le marquis est le prince et non pas un autre,» nous nous cachâmes tous les quatre dans le petit couloir que vous savez.

– Nous étions inquiets pour vous, dit Mario, à cause de cette grosse suite de gens qui avaient l'air de se méfier et de menacer. C'est Adamas qui a inventé tout d'un coup ce qu'il a fait et ce qu'il a dit.

– Maître Jovelin ne se souciait pas trop de s'y prêter, ajouta Adamas; mais il fallait vous sauver, il n'y avait pas à réfléchir, et il a joué son rôle en habile homme, n'est-ce pas, monsieur? À présent, il tient sa fortune, et s'il veut remplacer, ou tout au moins égaler en faveur le fameux astrologue du prince, celui qui lui a prédit qu'il serait roi de France à trente-quatre ans…

– J'ai remarqué, dit le marquis à Jovelin, que vous ne pouviez prendre sur vous de lui faire cette promesse. Vous lui avez seulement dit qu'il avait cette ambition. Mais, à présent, que ferons-nous, mes amis? car, vous le voyez, nous sommes trahis vilainement, et nous courons bien des dangers auxquels nous ne songions point.

– Il ne faut rien faire, et nous tenir tranquilles, répondit Lauriane avec décision. Le prince galope, à cette heure, sur la route du Midi, et ne songera plus à nous de sitôt.

– Il est vrai, dit le marquis, que le voilà dévorant les chemins, pour arriver le premier auprès du roi et s'emparer, sinon de la faveur, du moins de la puissance dont jouissait M. de Luynes. Ceci lui sera bien contesté! Retz, Schomberg et Puisieux voudront leur part du gâteau, sans compter que madame la reine-mère et son petit évêque de Luçon vont leur donner du fil à retordre! Allons! nos petites affaires sont déjà sorties de la tête de notre bon prince, et n'y rentreront peut-être jamais. Pourvu qu'il n'ait pas donné d'ordres contre nous, auparavant que de venir céans!

– Non, monsieur, il n'y a point de risques! dit Adamas. Il voulait votre trésor, dont on lui a bien grossi la conséquence, puisque, pour si peu, un si riche prince nous a fait l'honneur de venir chez nous. Nous voilà avertis; nous saurons cacher notre petit avoir, et laisser à la disposition des curieux des malles pleines de rebuts. La sortie secrète du château sera tenue en bon état, et l'on se méfiera des gens qui viennent se réfugier contre la pluie. Mais soyez assuré que, si le prince n'y reparaît en personne, nul autre ne s'en avisera; car, s'il a donné des ordres, c'est pour que nul ne vienne mettre la main sur le plat où il a étendu sa maîtresse griffe.

Le raisonnement d'Adamas était fort juste. Il termina en proférant mille malédictions contre la Bellinde, qui seule pouvait avoir surpris et divulgué le vrai nom de maître Jovelin, la mort de d'Alvimar et l'existence du trésor.

Il fut résolu que l'on se consulterait avec Guillaume d'Ars sur l'opportunité de taire ou de proclamer la mort de d'Alvimar, et, à cet effet, le marquis se rendit chez lui, le lendemain dans l'après-midi.

Guillaume était absent et ne devait rentrer que le soir.

Le marquis envoya un exprès pour dire à Briantes que l'on ne fût point inquiet s'il rentrait tard, et il alla rendre visite à M. Robin de Coulogne, qui se trouvait alors de passage en sa terre du Coudray, jolie capitainerie sur les hauteurs de Verneuil, à une lieue environ du château d'Ars.

Robin, vicomte de Coulogne, receveur-général des finances en Berry et fermier-général des gabelles, était un des ennemis naturels de l'ex faux-saulnier Bois-Doré; et cependant ils étaient liés d'une étroite amitié depuis l'affaire de Florimond Dupuy, seigneur de Vatan.

Ceux qui connaissent l'histoire du Berry se souviendront qu'en 1611, ce Florimond Dupuy, grand huguenot et grand contrebandier, avait, en haine de la gabelle, enlevé un des enfants de M. Robin. Le marquis s'employa généreusement de sa personne pour ramener l'enfant à son père, au risque de se brouiller avec Florimond, qui était, au dire de ses amis et de ses ennemis, «un fort mauvais coucheur.»

Après cette aventure, la rébellion prit des proportions si graves, que, pour réduire M. Dupuy dans son château, il fallut y envoyer douze cents hommes d'infanterie, une compagnie de Suisses et six canons.

Vingt-neuf de ses gens furent pendus sur place, aux arbres environnants, et il eut lui-même la tête tranchée en place de Grève. Le jeune Robin fut par la suite abbé de Sorrèze. M. Robin père resta l'obligé reconnaissant et dévoué de M. de Bois-Doré, et l'on peut croire que c'est grâce à cette amitié que le marquis ne fut jamais recherché pour ses vieux actes de complicité dans les délits de faux-saulnage.

Bois-Doré s'ouvrit donc à cet ami fidèle d'une partie des embarras dont l'avait menacé la visite du prince, et lui avoua qu'il était particulièrement inquiet pour le bon Lucilio, que les zélés cagots du pays voyaient chez lui de mauvais œil.

– Vos craintes me paraissent exagérées, lui dit le vicomte. M. de Groot, que les savants appellent Grotius, et qui était condamné en son pays à la prison perpétuelle, ne vient-il pas de s'évader, caché en un coffre, grâce au grand cœur et génie de sa femme, et ne s'est-il point réfugié à Paris, où il n'est tourmenté ni molesté de personne? Pourquoi votre Italien ne jouirait-il pas en France des mêmes priviléges?

– Parce que le gouvernement de France, qui se soucie fort peu de déplaire aux gomaristes de Hollande et à Maurice de Nassau, se montrera jaloux de plaire au pape en persécutant une de ses victimes. Il y a vingt ans que Campanella est en prison, et, bien qu'on le plaigne et l'estime en France, on ne fait rien pour le tirer des mains de ses bourreaux; Dieu sait si, en ce moment, on lui donnerait asile, à leur barbe!

– Vous avez peut-être raison, reprit M. de Coulogne. Eh bien, j'approuve votre idée de faire évader votre ami, au moindre danger qui menacerait votre château; mais je pense que vous lui devriez chercher un asile où il se pourrait rendre en cas d'alerte. Y avez-vous songé?

– Oui bien, répondit le marquis, et je vous veux consulter sur ce point. Vous possédez ici près un vieux manoir inhabité qui m'a paru encore fort logeable, bien que je n'y sois jamais entré. L'endroit est assez voisin de chez moi pour qu'en une heure de marche un homme pressé s'y puisse réfugier. Cette ruine est proche d'une petite ferme qui est à vous, et, si vous donniez des ordres aux métayers, ils seraient prêts, à tout événement, à cacher et à nourrir mon pauvre fuyard. Me voulez-vous rendre ce bon office?

 

– Marquis, répondit le vicomte, demandez-moi ma vie, si vous voulez: elle est à vous. À meilleures enseignes, mes biens, mes gens, mes maisons sont-ils à votre service. Laissez-moi pourtant réfléchir à la convenance du lieu que vous avez en vue, car c'est de mon vieux manoir de Brilbault qu'il est question.

– Justement!

– Eh bien, voyons, il est fort isolé dans les terres, et les chemins y sont détestables; c'est bien. Il n'est sur le passage d'aucune ville ou bourgade; c'est encore bien. Le lieu m'appartient, et la prévôté ne se permettrait point d'en violer le seuil. De plus, la masure passe pour être hantée par les plus turbulents et plaintifs esprits qu'il y ait, ce qui est cause qu'aucun paysan maraudeur n'est curieux d'y entrer, aucun passant de s'y arrêter. C'est de mieux en mieux. Allons, je vois que vous choisissez bien, et je veux, dès ce soir, m'y rendre avec vous pour donner au métayer les ordres nécessaires.

Bois-Doré ayant réfléchi de son côté, jugea qu'il ferait mieux d'y aller seul pour ne pas éveiller de soupçons.

– Vos métayers ne me sont point inconnus, dit-il. Ils ont été de ma clientèle autrefois pour… ce que vous savez!

– Oui, oui, méchant homme! dit en riant le vicomte; ils ont eu par vous le sel à bon compte! Eh bien; prenez ce chemin pour vous en retourner; les eaux ne sont pas encore grandes, et vous pouvez passer sans risque. Vous direz, comme par occasion, à Jean Faraudet, le métayer, de me venir trouver demain de grand matin; vous donnerez un coup d'œil à la masure et regarderez bien les alentours, afin de pouvoir renseigner votre ami; et même il fera bien d'y venir secrètement la nuit prochaine pour connaître et les chemins et les entrances. De cette manière, s'il venait à être obligé de s'y réfugier, il le pourrait faire sans s'égarer ni se méprendre.

– Voilà qui est convenu, dit le marquis, et recevez mille grâces pour le repos que vous donnez à mon esprit.

Le vicomte retint le marquis à souper; après quoi, celui-ci, remontant dans son carrosse, reprit, à la nuit tombée, le chemin d'Ars, qui ne valait guère mieux que celui de Brilbault; la raison de cette direction, c'est qu'il ne voulait pas montrer son carrosse, qui faisait toujours événement, aux environs de cette ruine.

Plus avisé que M. Robin ne lui avait conseillé de l'être, il mit pied à terre à un quart de lieue de l'endroit qu'il voulait visiter, ordonna à ses gens de se rendre doucement à Ars, et, s'engageant dans un de ces mille petits sentiers où M. de Coulogne n'avait peut-être jamais mis les pieds, mais qui étaient aussi familiers au vieux contrebandier que les allées de sa garenne, il disparut seul dans les prés humides, après avoir relevé ses grandes bottes jusqu'au-dessus du genou.