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Leone Leoni

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XXII

Je trouvai Leoni dans un état horrible, hâve, livide et presque fou. C'était la première fois que la misère et la souffrance l'avaient étreint réellement. Jusque-là il n'avait fait que voir crouler son opulence peu à peu, tout en cherchant et en trouvant les moyens de la rétablir. Ses désastres en ce genre avaient été grands; l'industrie et le hasard ne l'avaient jamais laissé longtemps aux prises avec les privations de l'indigence. Sa force morale s'était toujours maintenue, mais elle fut vaincue quand la force physique l'abandonna. Je le trouvai dans un état d'excitation nerveuse qui ressemblait à de la fureur. Je me portai caution de sa dette. Il me fut aisé de fournir les preuves de ma solvabilité, je les avais sur moi. Je n'entrai donc dans sa prison que pour l'en faire sortir. Sa joie fut si violente, qu'il ne put la soutenir, et qu'il fallut le transporter évanoui dans la voiture.

Je l'emmenai à Florence et l'entourai de tout le bien-être que je pus lui procurer. Toutes ses dettes payées, il me restait fort peu de chose. Je mis tous mes soins à lui faire oublier les souffrances de sa prison. Son corps robuste fut vite rétabli, mais son esprit resta malade. Les terreurs de l'obscurité et les angoisses du désespoir avaient fait une profonde impression sur cet homme actif, entreprenant, habitué aux jouissances de la richesse ou aux agitations de la vie aventureuse. L'inaction l'avait brisé. Il était devenu sujet à des frayeurs puériles, à des violences terribles; il ne pouvait plus supporter aucune contrariété; et ce qu'il y eut de plus affreux, c'est qu'il s'en prenait à moi de toutes celles que je ne pouvais lui éviter. Il avait perdu cette puissance de volonté qui lui faisait envisager sans crainte l'avenir le plus précaire. Il s'effrayait maintenant de la pauvreté, et me demandait chaque jour quelles ressources j'aurais quand celles que j'avais encore seraient épuisées. Je ne savais que répondre, j'étais épouvantée moi-même de notre prochain dénûment. Ce moment arriva. Je me mis à peindre à l'aquarelle des écrans, des tabatières et divers autres petits meubles en bois de Spa. Quand j'avais travaillé douze heures par jour, j'avais gagné huit ou dix francs. C'eût été assez pour mes besoins; mais pour Leoni c'était la misère la plus profonde. Il avait envie de cent choses impossibles; il se plaignait avec amertume, avec fureur de n'être plus riche. Il me reprochait souvent d'avoir payé ses dettes, et de ne pas m'être sauvée avec lui en emportant mon argent. J'étais forcée, pour l'apaiser, de lui prouver qu'il m'eût été impossible de le tirer de prison en commettant cette friponnerie. Il se mettait à la fenêtre et maudissait avec d'horribles jurements les gens riches qui passaient dans leurs équipages. Il me montrait ses vêtements usés, et me disait avec un accent impossible à rendre: «Tu ne peux donc pas m'en faire faire d'autres? Tu ne veux donc pas?» il finit par me répéter si souvent que je pouvais le tirer de cette détresse et que j'avais l'égoïsme et la cruauté de l'y laisser, que je le crus fou et que je n'essayai plus de lui faire entendre raison. Je gardais le silence chaque fois qu'il y revenait, et je lui cachais mes larmes, qui ne servaient qu'à l'irriter. Il pensa que je comprenais ses abominables suggestions, et traita mon silence d'indifférence féroce et d'obstination imbécile. Plusieurs fois il me frappa violemment et m'eût tuée si on ne fût venu à mon secours. Il est vrai que quand ces accès étaient passés, il se jetait à mes pieds et me demandait pardon avec des larmes. Mais j'évitais, autant que possible, ces scènes de réconciliation, car l'attendrissement causait une nouvelle secousse à ses nerfs et provoquait le retour de la crise. Cette irritabilité cessa enfin et fit place à une sorte de désespoir morne et stupide plus affreux encore. Il me regardait d'un air sombre et semblait nourrir contre moi une haine cachée et des projets de vengeance. Quelquefois, en m'éveillant au milieu de la nuit, je le voyais debout auprès de mon lit avec sa figure sinistre, je croyais qu'il voulait me tuer, et je poussais des cris de terreur. Mais il haussait les épaules et retournait à son lit avec un rire hébété.

Malgré tout cela, je l'aimais encore, non plus tel qu'il était, mais à cause de ce qu'il avait été et de ce qu'il pouvait redevenir. Il y avait des moments où j'espérais qu'une heureuse révolution s'opérerait en lui, et qu'il sortirait de cette crise, renouvelé et corrigé de tous ses mauvais penchants. Il semblait ne plus songer à les satisfaire, et n'exprimait plus ni regrets ni désirs de quoi que ce soit. Je n'imaginais pas le sujet des longues méditations où il semblait plongé. La plupart du temps ses yeux étaient fixés sur moi avec une expression si étrange, que j'avais peur de lui. Je n'osais lui parler, mais je lui demandais grâce par des regards suppliants. Alors il me semblait voir les siens s'humecter et un soupir imperceptible soulever sa poitrine; puis il détournait la tête comme s'il eût voulu cacher ou étouffer son émotion, et il retombait dans sa rêverie. Je me flattais alors qu'il faisait des réflexions salutaires, et que bientôt il m'ouvrirait son coeur pour me dire qu'il avait conçu la haine du vice et l'amour de la vertu.

Mes espérances s'affaiblirent lorsque je vis le marquis de… reparaître autour de nous. Il n'entrait jamais dans mon appartement, parce qu'il savait l'horreur que j'avais de lui; mais il passait sous les fenêtres et appelait Leoni, ou venait jusqu'à ma porte et frappait d'une certaine manière pour l'avertir. Alors Leoni sortait avec lui et restait longtemps dehors. Un jour je les vis passer et repasser plusieurs fois; le vicomte de Chalm était avec eux. – Leoni est perdu, pensai-je, et moi aussi; il va se commettre sous mes yeux quelque nouveau crime.

Le soir Leoni rentra tard; et, comme il quittait ses compagnons à la porte de la rue, je l'entendis prononcer ces paroles: – Mais vous lui direz bien que je suis fou; absolument fou, que, sans cela, je n'y aurais jamais consenti. Elle doit bien savoir que la misère m'a rendu fou. Je n'osai point lui demander d'explication, et je lui servis son modeste repas. Il n'y toucha pas et se mit à attiser le feu convulsivement; puis il me demanda de l'éther, et après en avoir pris une très forte dose, il se coucha et parut dormir. Je travaillais tous les soirs aussi longtemps que je le pouvais sans être vaincue par le sommeil et la fatigue. Ce soir-là, je me sentis si lasse, que je m'endormis dès minuit. A peine étais-je couchée, que j'entendis un léger bruit, et il me sembla que Leoni s'habillait pour sortir. Je l'appelai et lui demandai ce qu'il faisait. – Rien, dit-il, je veux me lever et t'aller trouver; mais je crains ta lumière, tu sais que cela m'attaque les nerfs et me cause des douleurs affreuses à la tête; éteins-la. – J'obéis. – Est-ce fait? me dit-il. Maintenant recouche-toi, j'ai besoin de t'embrasser, attends-moi. Cette marque d'affection, qu'il ne m'avait pas donnée depuis plusieurs semaines, fit tressaillir mon pauvre coeur de joie et d'espérance. Je me flattai que le réveil de sa tendresse allait amener celui de sa raison et de sa conscience. Je m'assis sur le bord de mon lit et je l'attendis avec transport. Il vint se jeter dans mes bras ouverts pour le recevoir, et, m'étreignant avec passion, il me renversa sur mon lit. Mais, au même instant, un sentiment de méfiance, qui me fut envoyé par la protection du ciel ou par la délicatesse de mon instinct, me fit passer la main sur le visage de celui qui m'embrassait. Leoni avait laissé croître sa barbe et ses moustaches depuis qu'il était malade; je trouvai un visage lisse et uni. Je fis un cri et le repoussai violemment.

– Qu'as-tu donc? me dit la voix de Leoni.

– Est-ce que tu as coupé ta barbe? lui dis-je.

– Tu le vois bien, me répondit-il.

Mais alors je m'aperçus que la voix parlait à mon oreille en même temps qu'une autre bouche se collait à la mienne. Je me dégageai avec la force que donnent la colère et le désespoir, et, m'enfuyant au bout de la chambre, je relevai précipitamment la lampe, que j'avais couverte et non éteinte. Je vis lord Edwards, assis sur le bord du lit, stupide et déconcerté (je crois qu'il était ivre), et Leoni, qui venait à moi d'un air égaré. – Misérable! m'écriai-je.

– Juliette, me dit-il avec des yeux hagards et une voix étouffée, cédez, si vous m'aimez. Il s'agit pour moi de sortir de la misère où vous voyez que je me consume. Il s'agit de ma vie et de ma raison, vous le savez bien. Mon salut sera le prix de votre dévouement; et quant à vous, vous serez désormais riche et heureuse avec un homme qui vous aime depuis longtemps, et à qui rien ne coûte pour vous obtenir. Consens-y, Juliette, ajouta-t-il à voix basse, ou je te poignarde quand il sera hors de la chambre.

La frayeur m'ôta le jugement: je m'élançai par la fenêtre au risque de me tuer. Des soldats qui passaient me relevèrent; on me rapporta évanouie dans la maison. Quand je revins à moi, Leoni et ses complices l'avaient quittée. Ils avaient déclaré que je m'étais précipitée par la fenêtre dans un accès de fièvre cérébrale, tandis qu'ils étaient allés dans une autre chambre pour me chercher des secours. Ils avaient feint beaucoup de consternation. Leoni était resté jusqu'à ce que le chirurgien qui me soigna eût déclaré que je n'avais aucune fracture. Alors Leoni était sorti en disant qu'il allait rentrer, et depuis deux jours il n'avait pas reparu. Il ne revint pas, et je ne le revis jamais.

Ici Juliette termina son récit, et resta accablée de fatigue et de tristesse. – C'est alors, ma pauvre enfant, lui dis-je, que je fis connaissance avec toi. Je demeurais dans la même maison. Le récit de ta chute m'inspira de la curiosité. Bientôt j'appris que tu étais jeune et digne d'un intérêt sérieux; que Leoni, après t'avoir accablée des plus mauvais traitements, t'avait enfin abandonnée mourante et dans la misère. Je voulus te voir; tu étais dans le délire quand j'approchai de ton lit. Oh! que tu étais belle, Juliette, avec tes épaules nues, tes cheveux épars, tes lèvres brûlées du feu de la fièvre, et ton visage animé par l'énergie de la souffrance! Que tu me semblas belle encore, lorsque, abattue par la fatigue, tu retombas sur ton oreiller, pâle et penchée comme une rose blanche qui s'effeuille à la chaleur du jour! Je ne pus m'arracher d'auprès de toi. Je me sentis saisi d'une sympathie irrésistible, entraîné par un intérêt que je n'avais jamais éprouvé. Je fis venir les premiers médecins de la ville; je te procurai tous les secours qui te manquaient. Pauvre fille abandonnée! je passai les nuits près de toi, je vis ton désespoir, je compris ton amour. Je n'avais jamais aimé, aucune femme ne me semblait pouvoir répondre à la passion que je me sentais capable de ressentir. Je cherchais un coeur aussi fervent que le mien. Je me méfiais de tous ceux que j'éprouvais, et bientôt je reconnaissais la prudence de ma retenue en voyant la sécheresse et la frivolité de ces coeurs féminins. Le tien me sembla le seul qui pût me comprendre. Une femme capable d'aimer et de souffrir comme tu avais fait était la réalisation de tous mes rêves. Je désirai, sans l'espérer beaucoup, obtenir ton affection. Ce qui me donna la présomption d'essayer de te consoler, ce fut la certitude que je sentis en moi de t'aimer sincèrement et généreusement. Tout ce que tu disais dans ton délire te faisait connaître à moi autant que l'a fait depuis notre intimité. Je connus que tu étais une femme sublime aux prières que tu adressais à Dieu à voix haute, avec un accent dont rien ne pourrait rendre la sainteté déchirante. Tu demandais pardon pour Leoni, toujours pardon, jamais vengeance! Tu invoquais les âmes de tes parents, tu leur racontais d'une voix haletante par quels malheurs tu avais expié ta fuite et leur douleur. Quelquefois tu me prenais pour Leoni et tu m'adressais des reproches foudroyants; d'autres fois tu te croyais avec lui en Suisse, et tu me pressais dans tes bras avec passion. Il m'eût été bien facile alors d'abuser de ton erreur, et l'amour qui s'allumait dans mon sein me faisait de tes caresses insensées un véritable supplice. Mais je serais mort plutôt que de succomber à mes désirs, et la fourberie de lord Edwards, dont tu me parlais sans cesse, me semblait la plus déshonorante infamie qu'un homme pût commettre. Enfin, j'ai eu le bonheur de sauver ta vie et ta raison, ma pauvre Juliette; depuis ce temps j'ai bien souffert et j'ai été bien heureux par toi. Je suis un fou peut-être de ne pas me contenter de l'amitié et de la possession d'une femme telle que toi, mais mon amour est insatiable. Je voudrais être aimé comme le fut Leoni, et je te tourmente de cette folle ambition. Je n'ai pas son éloquence et ses séductions, mais je t'aime, moi. Je ne t'ai pas trompée, je ne te tromperai jamais. Ton coeur, longtemps fatigué, devrait s'être reposé à force de dormir sur le mien. Juliette! Juliette! quand m'aimeras-tu comme tu sais aimer?

 

– A présent et toujours, me répondit-elle; tu m'as sauvée, tu m'as guérie et tu m'aimes. J'étais une folle, je le vois bien, d'aimer un pareil homme. Tout ce que je viens de te raconter m'a remis sous les yeux des infamies que j'avais presque oubliées. Maintenant je ne sens plus que de l'horreur pour le passé, et je ne veux plus y revenir. Tu as bien fait de me laisser dire tout cela; je suis calme, et je sens bien que je ne peux plus aimer son souvenir. Tu es mon ami, toi; tu es mon sauveur, mon frère et mon amant.

– Dis aussi ton mari, je t'en supplie, Juliette!

– Mon mari, si tu veux, dit-elle en m'embrassant avec une tendresse qu'elle ne m'avait jamais témoignée aussi vivement et qui m'arracha des larmes de joie et de reconnaissance.

XXIII

Je me réveillai si heureux le lendemain que je ne pensai plus à quitter Venise. Le temps était magnifique, le soleil était doux comme au printemps. Des femmes élégantes couvraient les quais et s'amusaient aux lazzi des masques qui, à demi couchés sur les rampes des ponts, agaçaient les passants et adressaient tour à tour des impertinences et des flatteries aux femmes laides et jolies. C'était le mardi gras; triste anniversaire pour Juliette. Je désirai la distraire; je lui proposai de sortir, et elle y consentit.

Je la regardais avec orgueil marcher à mes côtés. On donne peu le bras aux femmes à Venise, on les soutient seulement par le coude en montant et en descendant les escaliers de marbre blanc qui à chaque pas se présentent pour traverser les canaux. Juliette avait tant de grâce et de souplesse dans tous ses mouvements, que j'avais une joie puérile à la sentir à peine s'appuyer sur ma main pour franchir ces ponts. Tous les regards se fixaient sur elle, et les femmes, qui jamais ne regardent avec plaisir la beauté d'une autre femme, regardaient au moins avec intérêt l'élégance de ses vêtements et de sa démarche, qu'elles eussent voulu imiter. Je crois encore voir la toilette et le maintien de Juliette. Elle avait une robe de velours violet avec un boa et un petit manchon d'hermine. Son chapeau de satin blanc encadrait son visage toujours pâle, mais si parfaitement beau que, malgré sept ou huit années de fatigues et de chagrins mortels, tout le monde lui donnait dix-huit ans tout au plus. Elle était chaussée de bas de soie violets, si transparents qu'on voyait au travers sa peau blanche et mate comme de l'albâtre. Quand elle avait passé et qu'on ne voyait plus sa figure, on suivait de l'oeil ses petits pieds, si rares en Italie. J'étais heureux de la voir admirer ainsi; je le lui disais, et elle me souriait avec une douceur affectueuse. J'étais heureux!..

Un bateau pavoisé et plein de masques et de musiciens s'avança sur le canal de la Giadecca. Je proposai à Juliette de prendre une gondole et d'en approcher pour voir les costumes. Elle y consentit. Plusieurs sociétés suivirent notre exemple, et bientôt nous nous trouvâmes engagés dans un groupe de gondoles et de barques qui accompagnaient avec nous le bateau pavoisé et semblaient lui servir d'escorte.

Nous entendîmes dire aux gondoliers que cette troupe de masques était composée des jeunes gens les plus riches et les plus à la mode dans Venise. Ils étaient en effet d'une élégance extrême; leurs costumes étaient fort riches, et le bateau était orné de voiles de soie, de banderoles de gaze d'argent et de tapis d'Orient de la plus grande beauté. Leurs vêtements étaient ceux des anciens Vénitiens, que Paul Véronèse, par un heureux anachronisme, a reproduits dans plusieurs sujets de dévotion, entre autres dans le magnifique tableau des Noces, dont la république de Venise fit présent à Louis XIV, et qui est au musée de Paris. Sur le bord du bateau je remarquai surtout un homme vêtu d'une longue robe de soie vert-pâle, brodée de longues arabesques d'or et d'argent. Il était debout et jouait de la guitare dans une attitude si noble, sa haute taille était si bien prise, qu'il semblait fait exprès pour porter ces habits magnifiques. Je le fis remarquer à Juliette, qui leva les yeux sur lui machinalement, le vit à peine, et me répondit: «Oui, oui, superbe!» en pensant à autre chose.

Nous suivions toujours, et, poussés par les autres barques, nous touchions le bateau pavoisé du côté précisément où se tenait cet homme. Juliette était aussi debout avec moi et s'appuyait sur le couvert de la gondole pour ne pas être renversée par les secousses que nous recevions souvent. Tout à coup cet homme se pencha vers Juliette comme pour la reconnaître, passa la guitare à son voisin, arracha son masque noir et se tourna de nouveau vers nous. Je vis sa figure, qui était belle et noble s'il en fut jamais. Juliette ne le vit pas. Alors il l'appela à demi-voix, et elle tressaillit comme si elle eût été frappée d'une commotion galvanique.

– Juliette! répéta-t-il d'une voix plus forte.

– Leoni! s'écria-t-elle avec transport.

C'est encore pour moi comme un rêve. J'eus un éblouissement; je perdis la vue pendant une seconde, je crois. Juliette s'élança, impétueuse et forte. Tout à coup je la vis transportée comme par magie sur le bateau, dans les bras de Leoni; un baiser délirant unissait leurs lèvres. Le sang me monta au cerveau, me bourdonna dans les oreilles, me couvrit les yeux d'un voile plus épais; je ne sais pas ce qui se passa. Je revins à moi en montant l'escalier de mon auberge. J'étais seul; Juliette était partie avec Leoni.

Je tombai dans une rage inouïe, et pendant trois heures je me comportai comme un épileptique. Je reçus vers le soir une lettre de Juliette conçue en ces termes:

«Pardonne-moi, pardonne-moi, Bustamente; je t'aime, je te vénère, je te bénis à genoux pour ton amour et tes bienfaits. Ne me hais pas; tu sais que je ne m'appartiens pas, qu'une main invisible dispose de moi et me jette malgré moi dans les bras de cet homme. O mon ami, pardonne-moi, ne te venge pas! je l'aime, je ne puis vivre sans lui. Je ne puis savoir qu'il existe sans le désirer, je ne puis le voir passer sans le suivre. Je suis sa femme; il est mon maître, vois-tu: il est impossible que je me dérobe à sa passion et à son autorité. Tu as vu si j'ai pu résister à son appel. Il y a eu comme une force magnétique, comme un aimant qui m'a soulevée et qui m'a jetée sur son coeur; et pourtant j'étais près de toi, j'avais ma main dans la tienne. Pourquoi ne m'as-tu pas retenue? tu n'en as pas eu la force; ta main s'est ouverte, ta bouche n'a même pas pu me rappeler; tu vois que cela ne dépend pas de nous.

Il y a une volonté cachée, une puissance magique qui ordonne et opère ces choses étranges. Je ne puis briser la chaîne qui est entre moi et Leoni; c'est le boulet qui accouple les galériens, mais c'est la main de Dieu qui l'a rivé.

«O mon cher Aleo, ne me maudis pas! je suis à tes pieds. Je te supplie de me laisser être heureuse. Si tu savais comme il m'aime encore, comme il m'a reçue avec joie! quelles caresses, quelles paroles, quelles larmes!.. Je suis comme ivre, je crois rêver… Je dois oublier son crime envers moi: il était fou. Après m'avoir abandonnée, il est arrivé à Naples dans un tel état d'aliénation qu'il a été enfermé dans un hôpital de fous. Je ne sais par quel miracle il en est sorti guéri, ni par quelle protection du sort il se trouve maintenant remonté au faîte de la richesse. Mais il est plus beau, plus brillant, plus passionné que jamais. Laisse-moi, laisse-moi l'aimer, dussé-je être heureuse seulement un jour et mourir demain. Ne dois-tu pas me pardonner de l'aimer si follement, toi qui as pour moi une passion aveugle et aussi mal placée?

Pardonne, je suis folle; je ne sais ni de quoi je te parle, ni ce que je te demande. Oh! ce n'est pas de me recueillir et de me pardonner quand il m'aura de nouveau délaissée; non! j'ai trop d'orgueil, ne crains rien. Je sens que je ne te mérite plus, qu'en me jetant dans ce bateau je me suis à jamais séparée de toi, que je ne puis plus soutenir ton regard ni toucher ta main. Adieu donc, Aleo! Oui, je t'écris pour te dire adieu, car je ne puis pas me séparer de toi sans te dire que mon coeur en saigne déjà, et qu'il se brisera un jour de regret et de repentir. Va, tu seras vengé! Calme-toi maintenant, pardonne, plains-moi, prie pour moi; sache bien que je ne suis pas une ingrate stupide qui méconnaît ton caractère et ses devoirs envers toi. Je ne suis qu'une malheureuse que la fatalité entraîne et qui ne peut s'arrêter. Je me retourne vers toi, et je t'envoie mille adieux, mille baisers, mille bénédictions. Mais la tempête m'enveloppe et m'emporte. En périssant sur les écueils où elle doit me briser, je répéterai ton nom, et je t'invoquerai comme un ange de pardon entre Dieu et moi.

«JULIETTE.»

Cette lettre me causa un nouvel accès de rage; puis je tombai dans le désespoir; je sanglotai comme un enfant pendant plusieurs heures; et, succombant à la fatigue, je m'endormis sur ma chaise, seul, au milieu de cette grande chambre où Juliette m'avait conté son histoire la veille. Je me réveillai calme, j'allumai du feu; je fis plusieurs fois le tour de la chambre d'un pas lent et mesuré.

Quand le jour parut, je me rassis et je me rendormis: ma résolution était prise; j'étais tranquille. A neuf heures je sortis, je pris des informations dans toute la ville, et je m'enquis de certains détails dont j'avais besoin. On ignorait par quel procédé Leoni avait fait sa fortune; on savait seulement qu'il était riche, prodigue, dissolu; tous les hommes à la mode allaient chez lui, singeaient sa toilette et se faisaient ses compagnons de plaisir. Le marquis de… l'escortait partout et partageait son opulence; tous deux étaient amoureux d'une courtisane célèbre, et, par un caprice inouï, cette femme refusait leurs offres. Sa résistance avait tellement aiguillonné le désir de Leoni, qu'il lui avait fait des promesses exorbitantes, et qu'il n'y avait aucune folie où elle ne pût l'entraîner.

 

J'allai chez elle, et j'eus beaucoup de peine à la voir; enfin elle m'admit et me reçut d'un air hautain, en me demandant ce que je voulais du ton d'une personne pressée de congédier un importun.

– Je viens vous demander un service, lui dis-je. Vous haïssez Leoni?

– Oui, me répondit-elle, je le hais mortellement.

– Puis-je vous demander pourquoi?

– Il a séduit une jeune soeur que j'avais dans le Frioul, et qui était honnête et sainte; elle est morte à l'hôpital. Je voudrais manger le coeur de Leoni.

– Voulez-vous m'aider, en attendant, à lui faire subir une mystification cruelle?

– Oui.

– Voulez-vous lui écrire et lui donner un rendez-vous?

– Oui, pourvu que je ne m'y trouve pas.

– Cela va sans dire. Voici le modèle du billet que vous écrirez:

«Je sais que tu as retrouvé ta femme et que tu l'aimes. Je ne voulais pas de toi hier, cela me semblait trop facile; aujourd'hui il me paraît piquant de te rendre infidèle; je veux savoir d'ailleurs si le grand désir que tu as de me posséder est capable de tout, comme tu t'en vantes. Je sais que tu donnes un concert sur l'eau cette nuit; je serai dans une gondole et je suivrai. Tu connais mon gondolier Cristofano; tiens-toi sur le bord de ton bateau et saute dans ma gondole au moment où tu l'apercevras. Je te garderai une heure, après quoi j'aurai assez de toi peut-être pour toujours. Je ne veux pas de tes présents; je ne veux que cette preuve de ton amour. A ce soir, ou jamais.»

La Misana trouva le billet singulier, et le copia en riant.

– Que ferez-vous de lui quand vous l'aurez mis dans la gondole?

– Je le déposerai sur la rive du Lido, et le laisserai passer là une nuit un peu longue et un peu froide.

– Je vous embrasserais volontiers pour vous remercier, dit la courtisane; mais j'ai un amant que je veux aimer toute la semaine. Adieu.

– Il faut, lui dis-je, que vous mettiez votre gondolier à mes ordres.

– Sans doute, dit-elle; il est intelligent, discret, robuste: faites-en ce que vous voudrez.